Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/11

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CHAPITRE XI.


L’archiduc en Hollande, non reconnu du pape. — Marcilly à Lyon, dégradé à Vienne. — Bataille de Spire gagnée sur les Impériaux. — Landau rendu à Tallard, qui met sont armée en quartiers d’hiver. — Tessé à Chambéry ; conduite de Vaudémont ; Tessé destiné à commander son armée. — Vendôme, refusé du bâton, tente en vain de commander les maréchaux de France, mais [il l’obtient pour] ses cadets de lieutenant général. — La Feuillade en Dauphiné. — Retour du comte de Toulouse et du maréchal de Cœuvres. — Retour de Villars. — Retour de Tallard. — Retour du cardinal d’Estrées. — Retour de Rouillé ; son caractère. — Berwick général en Espagne. — Puységur y va ; son caractère. — Troupes françaises en Espagne. — Nouvelle junte en Espagne. — Caractère de l’abbé d’Estrées. — Quatre compagnies et quatre capitaines des gardes du corps en Espagne. — Duc d’Albe ; son extraction ; son caractère ; ambassade en France. — Sa première réception particulière et de la duchesse sa femme. — Étrange singularité du duc d’Albe, père de l’ambassadeur.


L’archiduc étoit arrivé en Hollande, reconnu par cette république, l’Angleterre, le Portugal, Brandebourg, Savoie et Hanovre, comme roi d’Espagne, sous le nom de Charles III, et bientôt après par presque toutes les autres puissances de l’Europe. Le pape, à qui l’empereur donna part de cette déclaration par une lettre, ayant su ce qu’elle contenoit, la renvoya à son ministre sans l’avoir ouverte. Landau se défendoit vigoureusement. La dégradation des armes prononcée contre Marcilly, pour avoir rendu Brisach, par le conseil de guerre, et cet officier en fuite et réfugié à Lyon, fut une vive leçon au gouverneur de la place assiégée pour se bien défendre. Tout étoit en mouvement pour son secours. Le prince aîné de Hesse, depuis roi de Suède, y menoit vingt-trois bataillons et trente escadrons des troupes du landgrave, son père et de ce qui s’y étoit joint. Pracontal y marchoit de Flandre avec vingt et un bataillons, et vingt-quatre escadrons, et le comte de Roucy fut détaché du siège avec deux mille chevaux et cinq cents hommes de pied, pour garder les passages du Spirebach et empêcher la surprise, et qui fut rappelé au camp dès qu’il parut des ennemis auxquels se joignirent ce qu’il y avoit de troupes palatines dans les lignes de Stollhofen, et de celles qui voltigeoient en deçà du Rhin.

Sur ces nouvelles, Tallard résolut d’aller au-devant d’eux, et de ne les point attendre dans ses lignes. Il remit la conduite du siège et de ce qu’il y laissoit de troupes au plus ancien lieutenant général, qui étoit Laubanie, et sur lequel on pouvoit sûrement se reposer ; choisit quarante-quatre escadrons et vingt bataillons dans son armée avec lesquels il campa hors de ses lignes, dès le mercredi au soir, 14 novembre, et manda à Pracontal, arrivé à portée, de le joindre le lendemain de bonne heure avec sa cavalerie seulement, si son infanterie ne pouvoit arriver, qui l’exécuta ainsi le jeudi 15, à la pointe du jour. Ils trouvèrent le prince de Hesse qui commandoit en chef entre la petite Hollande et Spire, dont toute l’armée n’étoit pas tout à fait encore en bataille. On ne tarda pas à se charger ; la cavalerie de leur droite mena assez mal celle de notre gauche, mais celle de la leur ne tint pas. Leur infanterie fit bonne contenance après sa première décharge, mais elle ne put résister à celle de Tallard, qui la chargea la baïonnette au bout du fusil avec tant de vigueur, que quantité de soldats ennemis furent tués dans les rangs et qu’ils ne purent résister. Outre ces vingt-trois bataillons qui plièrent, ils en avoient encore cinq autres qui se retirèrent sans avoir presque combattu. La victoire fut complète et surprit agréablement le maréchal de Tallard, qui étoit fort étourdi vers notre gauche à rétablir l’ébranlement qui y étoit arrivé, et qui apprit ce grand succès de notre cavalerie de la droite et de toute l’infanterie au moment qu’il n’espéroit rien moins. Il accourut à la victoire et y donna ses ordres partout. Il avoit plus de cavalerie qu’eux et un bataillon de moins. On leur prit tout leur canon, presque tous leurs drapeaux et quantité d’étendards. Le soir même Laubanie manda à Tallard, qui étoit sur le champ de bataille, que la chamade étoit battue, mais qu’il lui conseilloit de ne rien précipiter pour la capitulation. Labaume, fils du maréchal, arriva le 20 novembre, sur les cinq heures à Versailles, avec cette grande nouvelle que le roi manda aussitôt à Monseigneur, qui étoit à Paris à l’Opéra. Ce prince fit cesser les acteurs pour l’apprendre aux spectateurs. Pracontal, lieutenant général et gendre de Montchevreuil, y fut tué. C’étoit un homme fort appliqué, avec de la valeur et de la capacité, et qui auroit justement fait une fortune. Il s’étoit fort attaché au maréchal de Boufflers, et Mme de Maintenon le protégeoit particulièrement. Sa femme eut le gouvernement de Menin à vendre que Pracontal avoit acheté. Meuse, colonel de cavalerie de la maison de Choiseul, Calvo, colonel du régiment Royal infanterie et brigadier, neveu du lieutenant général et chevalier de l’ordre, garçon de beaucoup de valeur et d’entendement et fort bien voulu de tout le monde, Beaumanoir, qui venoit d’épouser une fille du duc de Noailles, y furent aussi tués avec force autres moins distingués. Ce dernier ne porta pas loin la malédiction que son père lui donna en mourant au cas qu’il fît ce mariage, comme je l’ai rapporté en son temps. Il ne laissa point d’enfants, et en lui finit cette maison ancienne et illustre. Sa lieutenance générale de Bretagne fut quelque temps après donnée au maréchal de Châteaurenauld, et servit bientôt après pour une seconde fois de dot à une autre Noailles que son fils épousa. Le régiment Royal infanterie fut donné à Denonville, fils aîné d’un sous-gouverneur des enfants de France, pour qui Mgr le duc de Bourgogne avoit beaucoup de bonté. Ce prince parut douloureusement affligé en cette occasion de ce que le roi ne lui avoit jamais voulu permettre d’achever la campagne, qu’on lui fit croire finie après la prise de Brisach. Le chevalier de Croissy, qui vint apporter les drapeaux et le détail, rapporta que les ennemis avoient perdu six mille hommes, outre quatre mille prisonniers, parmi lesquels trois officiers généraux et six colonels. Le jeune comte de Frise, qui en fut du nombre, fut envoyé le soir même de la bataille par le maréchal de Tallard coucher à Landau, dont son père étoit gouverneur, pour lui apprendre la vérité de cette journée. On prétendit que l’armée ne perdit pas plus de quatre ou cinq cents hommes, mais beaucoup plus à proportion d’officiers.

Landau reçut une capitulation honorable de quatre mille hommes qui étoient dedans il n’en sortit que mille sept cents sous les armes, et fort peu d’officiers qui furent conduits à Philippsbourg, et on assura qu’on n’avoit pas eu plus de mille hommes tués ou blessés au siège. Le prince de Hesse fit merveille de tête et de valeur. Il devoit être joint le lendemain par six mille hommes, à qui on avoit donné des chariots pour arriver plus diligemment. On sut après qu’il y avoit eu deux princes de Hesse de tués. Labaume fut fait brigadier, et Laubanie eut le gouvernement de Landau. Peu après l’armée du Rhin entra dans ses quartiers d’hiver, ainsi que celle de Flandre, où les ennemis avoient pris Limbourg.

Tessé étoit dans Chambéry et avoit occupé presque toute la Savoie. Avant de partir il avoit été destiné à commander l’armée de M. de Vaudemont, qui, prévoyant les difficultés que la défection de M. de Savoie alloit apporter à la guerre d’Italie, ne vouloit pas s’exposer aux événements problématiques entre ses anciens protecteurs et ses nouveaux maîtres, et avoit pris son parti de se retirer à Milan et de s’y préparer à en emporter les dépouilles si nous le perdions ou à y demeurer le maître si ce duché restoit au roi d’Espagne. L’état de sa santé, dont il a tiré dans tous les divers temps un merveilleux parti, lui servit de prétexte, et Tessé, son ami, pour ne pas dire son client, eut ordre d’aller prendre le commandement de son armée quand il en seroit temps.

M. de Vendôme, avant de parvenir au généralat en chef, avoit fort pressé le roi de le faire maréchal de France. Le roi, sur le point de le faire, en fut retenu par la grandeur de ses bâtards et la similitude qu’il avoit avec eux. Il lui dit donc qu’après y avoir mieux pensé il trouvoit que le bâton ne lui convenoit point, et en même temps l’assura qu’il n’y perdroit rien. En effet, on a vu qu’il sut bien lui tenir parole ; ancré à la tête de l’armée d’Italie, et se voyant par son rang à un comble inespéré, il essaya d’obtenir une patente pour commander les maréchaux de France ; le roi, qui n’a élevé ses bâtards que par degrés, et qui de l’un n’a jamais imaginé de les porter à l’autre, se choqua de la proposition à ne laisser pas d’espérance la plus légère. Au commencement de cette campagne, Vendôme, jugeant que le mécontentement que sa demande avoit donné au roi étoit passé, en hasarda une autre modifiée. Il proposa une patente qui, sans être maréchal de France, puisque le roi avoit jugé qu’il ne lui convenoit pas de l’être, le remît au même droit que s’il l’avoit été, puisque Sa majesté lui avoit promis qu’il ne perdroit rien à ne l’être pas, c’est-à-dire qu’il le laissât obéir aux maréchaux de France plus anciens lieutenants généraux que lui, mais qu’il le fît commander à ceux d’entre eux qui étoient ses cadets, et à qui il auroit commandé sans difficulté si le roi l’avoit fait maréchal de France en son rang.

Quelque plausible que fût cette proposition, le roi ne put se résoudre à lui laisser commander aucun maréchal de France par voie d’autorité. Il en parla au maréchal de Villeroy, au mieux alors avec lui, qui se récria contre, émut les maréchaux de France et l’empêcha ; en sorte que Vendôme en fut refusé. Villeroy lui-même me l’a conté en s’en applaudissant. Tessé le savoit comme les autres, mais, en courtisan qui ne vouloit rien hasarder, il en reparla au roi en recevant ses ordres pour le Dauphiné et l’Italie, et lui proposa, en homme qui vouloit plaire et ne se pas attirer les bâtards, d’éviter de se trouver avec M. de Vendôme, et de ne prendre que la plus petite armée, qui avoit été commandée un temps par le grand prieur comme le plus ancien des lieutenants généraux. Le roi lui répondit en ces mêmes termes : qu’il ne falloit pas accoutumer ces messieurs-là à être si délicats, qu’il avoit trouvé très mauvais que M. de Vendôme eût osé songer à commander des maréchaux de France, et qu’en deux mots il ne vouloit point de ménagements là-dessus ni pour prendre le commandement de la principale armée ni pour se trouver avec M. de Vendôme et le commander lui-même ; que ces messieurs-là en avoient bien assez, et qu’il ne falloit ni lui ne vouloit les gâter davantage ; qu’ils l’étoient bien assez ; qu’ainsi sans avoir aucun égard à cette considération-là, il fit tout ce qu’il croiroit devoir faire pour le bien de la chose et pour l’utilité de ses affaires en Italie. Tessé, qui me l’a plus d’une fois raconté, en fut surpris au dernier point, mais, en nez fin, il ne laissa pas de biaiser pour plaire à M. de Vendôme et encore plus à M. du Maine. M. de Vendôme, de sa part, ne lui disputa rien, et il évita sagement d’en être obombré. On verra que M. du Maine, par Mme de Maintenon et par tout ce qu’elle sut employer, ne laissa pas longtemps le roi dans cette humeur. Pour M. de Vaudemont, gouverneur général du Milanois avec patente de général des armées du roi d’Espagne, il ne commandoit ni obéissoit aux maréchaux de France ni à M. de Vendôme. Ils vivoient ensemble et agissoient de concert en partité[1] de commandement, presque jamais ensemble que peu de jours, et en passant, et Vaudemont toujours à Milan ou avec un corps séparé.

Lorsque Tessé, après avoir commandé peu de temps en Dauphiné, et occupé la Savoie, fut sur le point de passer à Milan, on vit un prodige de la faveur de Chamillart. On a vu en plus d’un endroit de ces Mémoires quelle avoit été la conduite de La Feuillade, et quel étoit l’éloignement du roi pour lui, jusqu’à avoir été empêché avec peine de le casser. Il faut se rapprocher encore ce qui se passa entre le roi et Chamillart, lorsqu’il eut défense de plus penser à ce mariage pour un homme qui ne le faisoit que par ambition, et pour qui le roi étoit déterminé à ne jamais rien faire, enfin avec quelle mauvaise grâce il consentit enfin par importunité que Chamillart en fît son gendre sans se départir de sa résolution. Le ministre aidé de sa toute-puissante protectrice, et du foible que le roi eut toujours pour ses ministres et pour lui plus que pour aucun qu’il ait jamais eu, si on en excepte le Mazarin, tourna si bien que, sous prétexte que La Feuillade avoit le gouvernement de Dauphiné, il lui en procura le commandement, et que de colonel réformé qu’il étoit trois mois auparavant, lorsqu’il fut fait maréchal de camp avec les autres, il le poussa au commandement en chef de deux provinces frontières, et d’un corps d’armée complet. Pour faire un peu moins crier, il ne mit sous lui que deux maréchaux de camp, ses cadets ; la surprise de la cour fut extrême, celle des troupes ne fut pas moindre, ni l’étonnement amer des premiers officiers généraux. La Feuillade prit Annecy avec quelques volées de canon, et nettoya quelques petits postes que Tessé avoit exprès laissés pour faire sa cour au ministre, et il ne resta au duc de Savoie en deçà des Alpes que la vallée de Tarentaise, où le marquis de Sales s’étoit retiré avec ses troupes. On peut juger combien on fit valoir ces bagatelles. Chamillart enivré de son gendre étoit dans le ravissement, et La Feuillade en partant ne tenoit pas dans sa peau.

Le comte de Toulouse revint à la cour, et peu de jours après le maréchal de Cœuvres ; ils avoient passé un long temps à Toulon, leurs forces n’étant pas bastantes pour se mesurer avec les Anglois et les Hollandois. Quand ces flottes se furent éloignées, ils firent un tour à la mer, où le comte commandoit au maréchal comme amiral, et non comme bâtard à un maréchal de France, toutefois et avec raison soumis à son conseil, et ayant défense du roi de rien faire que de son avis.

Villars arriva aussi, et ce fut à Marly, mais sans y coucher : il étoit trop appuyé pour n’être pas bien reçu. Le roi lui fit même une honnêteté sur ce qu’il n’y avoit aucun logement de vide. Il parut avec sa confiance accoutumée pour ne pas dire son audace, et il eut la hardiesse, en rendant compte au roi chez Mme de Maintenon à Versailles, de toucher l’étrange corde des contributions : il fit valoir celles qu’il avoit fait payer au profit du roi ; puis ajouta qu’il étoit trop bon maître pour vouloir qu’on se ruinât à son service ; qu’il savoit qu’il étoit né sans bien ; qu’il ne lui dissimuloit pas qu’il s’étoit un peu accommodé, mais que c’étoit aux dépens de ses ennemis, se gardant bien d’avouer rien de la Bavière, et qu’il regardoit cela comme une grâce pécuniaire que Sa Majesté lui faisoit sans qu’elle lui coûtât rien. Avec cette pantalonnade et le sourire gracieux de Mme de Maintenon tout passa de la sorte, et ces démêlés si indécents avec l’électeur de Bavière, et si funestes aux succès, furent comptés pour rien.

Tallard, à mains plus nettes, salua le roi plus modestement ; ce fut peu de jours après. Il arriva comme le roi s’habilloit après dîner, ayant pris médecine. Au lieu de s’en approcher, il gagna par derrière le monde la porte du cabinet, et y fit sa révérence comme le roi y passa. Le roi le reçut comme il méritoit de l’être, le fit entrer avec lui, l’entretint peu avant le conseil, et le remit au lendemain chez Mme de Maintenon.

Le cardinal d’Estrées arriva presque en même temps et salua le roi sortant de chez Mme de Maintenon pour aller à son souper. Il l’embrassa par deux fois, lui fit un grand accueil, et l’entretint à quelques jours de là dans son cabinet. Quelques jours après, Louville arriva à Paris, où je causai avec lui tout à mon aise et à beaucoup de longues reprises.

Rouillé, revenant de l’ambassade de Portugal d’où il étoit parti avant la rupture, fut aussi très bien reçu. C’étoit un homme fort sage, fort avisé et fort instruit, qui avoit conclu le traité qu’on ne put tenir. Châteauneuf, qui avoit été ambassadeur à Constantinople, étoit allé le relever, et alla par l’Espagne jusqu’aux frontières de Portugal, où il trouva qu’il n’avoit plus rien à faire.

La guerre devenant très prochaine en Espagne du côté du Portugal, le roi d’Espagne fit venir de Flandre le comte de Serclaës pour y commander ses troupes avec quelques autres officiers généraux sous lui, que le roi gracieusa fort en passant. Il résolut aussi d’y envoyer un corps d’armée, et choisit le duc de Berwick pour le commander, et Puységur pour y servir sous lui d’une façon principale, et y être le directeur unique de l’infanterie, cavalerie et dragons. C’étoit un simple gentilhomme de Soissonnois, mais de très bonne et ancienne noblesse, du père duquel il y a d’excellents Mémoires imprimés, et qui étoit pour aller fort loin à la guerre et même dans les affaires. Celui-ci avoit percé le régiment du roi infanterie jusqu’à en devenir lieutenant-colonel ; le roi, qui distinguoit ce régiment sur toutes ses autres troupes, et qui s’en mêloit immédiatement comme un colonel particulier, avoit connu Puységur par là. Il avoit été l’âme de tout ce que M. de Luxembourg avoit fait de beau en ses dernières campagnes en Flandre, où il étoit maréchal des logis de l’armée, dont il étoit le chef et le maître pour tous les détails de marches, de campements, de fourrages, de vivres, et très ordinairement de plans. M. de Luxembourg se reposoit de tout sur lui avec une confiance entière, à laquelle Puységur répondit toujours avec une capacité supérieure, une activité et une vigilance surprenante, et une modestie et une simplicité qui ne se démentit jamais dans aucun temps de sa vie ni dans aucun emploi. Elle ne l’empêcha pourtant, par aucune considération que ce pût être, de dire la vérité tout haut, et au roi qui l’estimoit fort et qui l’entretenoit souvent tête à tête, et quelquefois chez Mme de Maintenon, et il sut très bien résister au maréchal de Villeroy et à M. de Vendôme, malgré toute leur faveur, et montrer qu’il avoit raison. On l’a vu ci-dessus succéder avec Montriel, aussi capitaine au régiment du roi, aux deux gentilshommes de la manche qui furent chassés d’auprès de Mgr le duc de Bourgogne, à la disgrâce de l’archevêque de Cambrai. Nous verrons désormais nager Puységur en plus grande eau. Le roi lui fit quitter sa lieutenance colonelle pour s’en servir plus utilement et plus en grand. À la fin il est devenu maréchal de France avec l’applaudissement public, malgré le ministre qui le fit, et qui, après une longue résistance, n’osa se commettre au cri public et au déshonneur qu’il auroit fait au bâton, s’il ne le lui avoit pas donné, et par le bâton il le fit après chevalier de l’ordre avec les mêmes délais et la même répugnance. À la valeur, aux talents et à l’application dans toutes les parties militaires, Puységur joignit toujours une grande netteté de mains, une grande équité à rendre justice par ses témoignages, un cœur et un esprit citoyen qui le conduisit toujours uniquement et très souvent au mépris et au danger de sa fortune avec une fermeté dans les occasions qui la demandèrent souvent qui ne faiblit jamais, et qui jamais aussi ne le fit sortir de sa place. Vingt bataillons, sept régiments de cavalerie et deux de dragons marchèrent en même temps en Espagne, où plusieurs officiers généraux eurent ordre de se rendre en même temps que Villadarias, commandant en Andalousie, inquiétoit fort les Portugois dans les Algarves, où il étoit entré avec six mille hommes, avant qu’il fût encore arrivé rien en Portugal de ce que ses nouveaux alliés avoient promis.

Cependant Mme des Ursins, embarrassée de l’éclat de la retraite des deux cardinaux et de l’expulsion de tous les anciens ministres qui avoient mis la couronne sur la tête de Philippe V, par le testament de Charles II, fit une vraie espièglerie. Ce fut une nouvelle junte qu’elle composa de don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, qu’elle retint par l’autorité du roi, comme il partoit pour son archevêché de Séville ; du marquis de Mancera, dont j’ai assez parlé ailleurs pour qu’il ne me reste rien à y ajouter ; et de l’abbé d’Estrées comme ambassadeur de France ; elle la conserva tant qu’elle se la crut nécessaire pour apaiser le bruit. En attendant elle sut bien empêcher qu’il ne s’y fît rien de sérieux. Elle ne la laissoit s’occuper que des amusettes d’un bas conseil, tandis que les véritables affaires se délibéroient et se décidoient chez la reine, fort souvent chez elle entre elles deux et Orry avec le roi ; puis on faisoit expédier, par Rivas et par les autres secrétaires d’État de la guerre et des affaires étrangères, ce qui étoit résolu et qui avoit besoin d’expédition. Arias seul l’embarrassoit par son poids et sa capacité ; de l’abbé elle s’en jouoit après s’être délivrée de son oncle. C’étoit un homme bien fait, galant, d’un esprit très médiocre, enivré de soi, de ses talents, des grands emplois, et du lustre de sa famille et de ses ambassades jusqu’à la fatuité, et qui, avec de l’honneur et grande envie de bien faire, se méprenoit souvent et se faisoit moquer de lui. Ses mœurs l’avoient exclu de l’épiscopat ; la considération des siens, surtout du cardinal, son oncle, couvrirent ce dégoût par des emplois étrangers qu’il ne tint pas à lui qu’on ne crût fort importants, et où néanmoins il y avoit peu et souvent rien à faire. Il n’étoit pas riche, et regardoit fort à ses affaires. Il évita de faire son entrée étant ambassadeur en Portugal, et le cardinal d’Estrées, qui ne retenoit pas volontiers ses bons mots, même sur sa famille, disoit plaisamment de lui qu’il étoit sorti de Portugal sans y être entré. Pour Mancera, sa grande vieillesse mettoit la princesse des Ursins fort à l’aise avec lui. On verra bientôt comme elle sut se défaire de ce reste d’image de conseil.

Ce fut dans ce même temps, peut-être quinze jours après l’établissement de cette junte, que le roi d’Espagne établit quatre compagnies des gardes du corps, précisément sur le modèle en tout de celles de France, excepté qu’il les distingua par nations : deux espagnoles, les premières, qu’il donna au connétable de Castille et au comte de Lémos que j’ai fait connoître ailleurs ; l’italienne au duc de Popoli, chevalier du Saint-Esprit, dont j’aurai lieu de parler ; la wallonne ou flamande, qui fut la dernière, à Serclaës, que nous venons de voir passer de Flandre par Paris, en Espagne, pour y aller commander les troupes espagnoles. Cette nouveauté fit grand bruit à Madrid, où on ne les aime pas. Les rois d’Espagne jusqu’alors n’avoient jamais eu de gardes, que quelques méchants lanciers déguenillés qui ne les suivoient guère, et en très petit nombre, et qui demandoient à tout ce qui entroit au palais comme de vrais gueux qu’ils étoient, et qui furent cassés, et une espèce de compagnie de hallebardiers, qui étoit l’ancienne garde de tout temps, et qui fut conservée, qui ne peut être plus justement comparée qu’à la compagnie des Cent-Suisses de la garde du roi. On choisit exprès des seigneurs les plus élevés et les plus distingués des trois nations pour ces quatre charges, afin de les faire passer moins difficilement ; et ce fut à cette occasion qu’arriva l’affaire du banquillo, que j’ai expliquée d’avance en parlant des grands d’Espagne, lors de l’exil en France des ducs d’Arcos et de Baños pour leur mémoire contre la réciprocité des rangs, honneurs, etc., des ducs de France et des grands d’Espagne, presque aussitôt que Philippe V fut monté sur le trône.

Le duc d’Albe, nommé ambassadeur en France, au lieu de l’amirante de Castille, étoit arrivé à Paris avec la duchesse sa femme, et son fils unique encore enfant, qu’il faisoit appeler le connétable de Navarre. Ce nom est devenu si célèbre sous Charles-Quint et sous Philippe II, par le fameux duc d’Albe, que je crois lui devoir une légère digression. Henri IV, roi de Castille, fit, en 1469, duc d’Albe don Garcia Alvarez de Tolède, troisième comte d’Albe, qui est une terre fort considérable et fort étendue vers Salamanque, que le roi Jean II donna en titre de comté en 1430 à don Gutierez Gomez de Tolède, successivement évêque de Palencia et archevêque de Séville et de Tolède. Ce prélat donna ce comté au fils de son frère, père du premier duc d’Albe, et ce premier duc d’Albe fut bisaïeul de mâle en mâle du fameux duc d’Albe. Celui-ci mourut en janvier 1582. Son fils aîné, qui fut aussi premier duc d’Huesca, mourut sans enfants, et laissa le fils de son frère son héritier, qui par sa mère doña Briande de Beaumont hérita aussi du comté de Lérin, qui est une grandesse, et des titres héréditaires de grand connétable et de grand chancelier du royaume de Navarre. Ce cinquième duc d’Albe fut père du septième, et celui-là du huitième, dont le fils unique est le duc d’Albe, ambassadeur en France.

Son père, qui mourut en novembre 1701, avoit épousé la tante paternelle des ducs d’Arcos et de Baños, c’est-à-dire une Ponce de Léon ; il étoit veuf, chevalier de la Toison d’or, avoit eu des emplois distingués, et été enfin conseiller d’État. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, avec du savoir, mais fort extraordinaire. Lorsque Philippe V arriva en Espagne, il en témoigna beaucoup de joie et lâcha force traits plaisants et mordants sur la maison d’Autriche et sur quelques seigneurs qu’on lui croyoit attachés. Louville fut convié de l’aller voir à Madrid. Il le trouva assez malproprement entre deux draps, couché sur le côté droit, où il étoit sans avoir changé de place, ni laissé faire son lit depuis plusieurs mois ; il se disoit hors d’état de remuer et se portoit pourtant très bien. Le fait étoit qu’il entretenoit une maîtresse qui, lasse de lui, avoit pris la fuite. Il en fut au désespoir, la fit chercher par toute l’Espagne, fit dire des messes et d’autres dévotions pour la retrouver, tant la religion des pays d’inquisition est éclairée, et finalement fit vœu de demeurer au lit et sans bouger de dessus le côté droit, jusqu’à ce qu’elle fût retrouvée. Il avoua enfin cette folie à Louville comme une chose forte, capable de lui rendre sa maîtresse, et tout à fait raisonnable. Il recevoit chez lui grand monde, et la meilleure compagnie de la cour, étant lui-même d’excellente conversation. Avec ce vœu, il ne fut de rien à la mort de Charles II ni à l’avènement de Philippe V, qu’il ne vit jamais, et à qui il fit faire toutes sortes de protestations, et il poussa l’extravagance jusqu’à sa mort, sans être jamais levé ni branlé de dessus son côté droit. Cette manie est si inconcevable, et pourtant si certaine, que je l’ai crue digne d’être remarquée d’un homme sage d’ailleurs, sensé et plein d’esprit dans tout le reste.

Son fils unique, don Antoine Martin de Tolède, ambassadeur en France, qu’il n’appeloit jamais que Martin, qui est assez la façon des Espagnols, étoit un homme de mine assez basse, mais beaucoup d’esprit et fort instruit, très sage, très mesuré, poli avec dignité et qui exerça son ambassade dans les temps les plus tristes avec beaucoup de courage et de jugement, à la satisfaction de sa cour et de la nôtre, qui eut pour lui une véritable estime et une considération très marquée. Sa femme, sœur des ducs d’Arcos et de Baños, extrêmement vive, encore plus laide, divertit un peu le monde qui à la fin s’y accoutuma. L’un et l’autre dans une grande dévotion, le mari plus solide, la femme plus à l’espagnole, vivoient ici avec magnificence. Le duc d’Albe salua le roi en particulier dans son cabinet en arrivant. Sa femme fut présentée au roi dans son cabinet après son souper, en arrivant aussi, par la duchesse du Lude qu’il avoit nommée pour cela. Le roi demeura debout et l’entretint longtemps. La duchesse du Lude la conduisit de là par la galerie chez Mme la duchesse de Bourgogne, où tout étoit plus éclairé qu’à l’ordinaire, laquelle, après le souper du roi, au lieu de le suivre à l’ordinaire dans son cabinet, étoit allée attendre chez elle. Elle la reçut debout et la baisa en entrant et en sortant. Le roi ne la baisa qu’en entrant ; de là elle fut chez Madame sans la duchesse du Lude et chez Mme la duchesse d’Orléans. On fut bien aise de lui faire cette réception extraordinaire d’autant plus que le duc d’Harcourt avoit rendu compte, dès qu’il étoit en Espagne, de son inclination française marquée en plusieurs occasions.




  1. Partage du commandement.