Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/6

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CHAPITRE VI.


Mort et caractère de M. le prince de Conti. — Pensions à la princesse et au prince de Conti. — Deuil du roi et ses visites. — Eau bénite du prince de Conti. — Friponnerie débitée sur moi, bien démentie. — Adresse trop orgueilleuse de M. le Duc, découverte et vaine. — Entreprises inutiles de M. le Duc, forcé d’avouer et de donner des fauteuils aux ducs pareils au sien, au service du prince de Conti, où les évêques n’en purent obtenir.


M. le prince de Conti mourut, le jeudi 21 février, sur les neuf heures du matin, après une longue maladie qui finit par l’hydropisie. La goutte l’avoit réduit au lait pour toute nourriture, qui lui avoit réussi longtemps. Son estomac s’en lassa ; son médecin s’y opiniâtra et le tua. Quand il n’en fut plus temps, il demanda et obtint de faire venir de Suisse un excellent médecin françois réfugié, nommé Trouillon, qui le condamna dès en arrivant. Il n'avoit pas encore quarante-cinq ans.

Sa figure avoit été charmante. Jusqu’aux défauts de son corps et de son esprit avoient des grâces infinies. Des épaules trop hautes, la tête un peu penchée de côté, un rire qui eût tenu du braire dans un autre, enfin une distraction étrange. Galant avec toutes les femmes, amoureux de plusieurs, bien traité de beaucoup, il étoit encore coquet avec tous les hommes. Il prenoit à tâche de plaire au cordonnier, au laquais, au porteur de chaise, comme au ministre d’État, au grand seigneur, au général d’armée, et si naturellement, que le succès en étoit certain. Il fut aussi les constantes délices du monde, de la cour, des armées, la divinité du peuple, l’idole des soldats, le héros des officiers, l’espérance de ce qu’il y avoit de plus distingué, l’amour du parlement, l’ami avec discernement des savants, et souvent l’admiration de la Sorbonne, des jurisconsultes, des astronomes et des mathématiciens les plus profonds. C’étoit un très bel esprit, lumineux, juste, exact, vaste, étendu, d’une lecture infinie, qui n’oublioit rien, qui possédoit les histoires générales et particulières, qui connoissoit les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, qui savoit où il avoit appris chaque chose et chaque fait, qui en discernoit les sources, et qui retenoit et jugeoit de même tout ce [que] la conversation lui avoit appris, sans confusion, sans mélange, sans méprise, avec une singulière netteté.

M. de Montausier et M. de Meaux, qui l’avoient vu élever auprès de Monseigneur, l’avoient toujours aimé avec tendresse, et lui eux avec confiance. Il étoit de même avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et avec l’archevêque de Cambrai, et les cardinaux d’Estrées et de Janson. M. le Prince le héros ne se cachoit pas d’une prédilection pour lui au-dessus de ses enfants ; il fut la consolation de ses dernières années. Il s’instruisit dans son exil et sa retraite auprès de lui ; il écrivit sous lui beaucoup de choses curieuses. Il fut le cœur et le confident de M. de Luxembourg dans ses dernières années.

Chez lui, l’utile et le futile, l’agréable et le savant, tout étoit distinct et en sa place. Il avoit des amis ; il savoit les choisir, les cultiver, les visiter, vivre avec eux, se mettre à leur niveau sans hauteur et sans bassesse. Il avoit aussi des amies indépendamment d’amour. Il en fut accusé de plus d’une sorte, et c’étoit un de ses prétendus rapports avec César.

Doux jusqu’à être complaisant dans le commerce, extrêmement poli, mais d’une politesse distinguée selon le rang, l’âge, le mérite, et mesuré avec tous. Il ne déroboit rien à personne. Il rendoit tout ce que les princes du sang doivent, et qu’ils ne rendent plus ; il s’en expliquoit même et sur leurs usurpations et sur l’histoire des usages et de leurs altérations. L’histoire des livres et des conversations lui fournissoit de quoi placer, avec un art imperceptible, ce qu’il pouvoit de plus obligeant sur la naissance, les emplois, les actions. Son esprit étoit naturel, brillant, vif ; ses reparties, promptes, plaisantes, jamais blessantes ; le gracieux répandu partout sans affectation ; avec toute la futilité du monde, de la cour, des femmes, et leur langage avec elles, l’esprit solide et infiniment sensé ; il en donnoit à tout le monde ; il se mettoit sans cesse et merveilleusement à la portée et au niveau de tous, et parloit le langage de chacun avec une facilité nonpareille. Tout en lui prenoit un air aisé. Il avoit la valeur des héros, leur maintien à la guerre, leur simplicité partout, qui toutefois cachoit beaucoup d’art. Les marques de leur talent pourroient passer pour le dernier coup de pinceau de son portrait, mais comme tous les hommes il avoit sa contrepartie.

Cet homme si aimable, si charmant, si délicieux, n’aimoit rien. Il avoit et vouloit des amis, comme on veut et comme on a des meubles. Encore qu’il se respectât, il étoit bas courtisan, il ménageoit tout et montroit trop combien il sentoit ses besoins en tout genre de choses et d’hommes ; avare, avide de biens, ardent, injuste. Le contraste de ses voyages de Pologne et de Neuchâtel ne lui fit pas d’honneur. Ses procès contre Mme de Nemours, et ses manières de les suivre, ne lui en firent pas davantage, bien moins encore sa basse complaisance pour la personne et le rang des bâtards qu’il ne pouvoit souffrir, et pour tous ceux dont il pouvoit avoir besoin, toutefois avec plus de réserve, sans comparaison, que M. le Prince.

Le roi étoit vraiment peiné de la considération qu’il ne pouvoit lui refuser, et qu’il étoit exact à n’outrepasser pas d’une ligne. Il ne lui avoit jamais pardonné son voyage de Hongrie. Les lettres interceptées qui lui avoient été écrites et qui avoient perdu les écrivains, quoique fils de favoris, avoient allumé une haine dans Mme de Maintenon, et une indignation dans le roi, que rien n’avoit pu effacer. Les vertus, les talents, les agréments, la grande réputation que ce prince s’étoit acquise, l’amour général qu’il s’étoit concilié, lui étoient tournés en crimes. Le contraste de M. du Maine excitoit un dépit journalier dans sa gouvernante et dans son tendre père, qui leur échappoit malgré eux. Enfin la pureté de son sang, le seul qui ne fût point mêlé avec la bâtardise, étoit un autre démérite qui se faisoit sentir à tous moments. Jusqu’à ses amis étoient odieux, et le sentoient.

Toutefois, malgré la crainte servile, les courtisans même aimoient à s’approcher de ce prince. On étoit flatté d’un accès familier auprès de lui ; le monde le plus important, le plus choisi, le couroit. Jusque dans le salon de Marly il étoit environné du plus exquis. Il y tenoit des conversations charmantes sur tout ce qui se présentoit indifféremment ; jeunes et vieux y trouvoient leur instruction et leur plaisir, par l’agrément avec lequel il s’énonçoit sur toutes matières, par la netteté de sa mémoire, par son abondance sans être parleur. Ce n’est point une figure, c’est une vérité cent fois éprouvée, qu’on y oublioit l’heure des repas. Le roi le savoit, il en étoit piqué, quelquefois même il n’étoit pas fâché qu’on pût s’en apercevoir. Avec tout cela on ne pouvoit s’en déprendre ; la servitude si régnante jusque sur les moindres choses y échoua toujours.

Jamais homme n’eut tant d’art caché sous une simplicité si naïve, sans quoi que ce soit d’affecté en rien. Tout en lui couloit de source ; jamais rien de tiré, de recherché ; rien ne lui coûtoit. On n’ignoroit pas qu’il n’aimoit rien ni ses autres défauts. On les lui passoit tous, et on l’aimoit véritablement, quelquefois jusqu’à se le reprocher, toujours sans s’en corriger.

Monseigneur, auprès duquel il avoit été élevé, conservoit pour lui autant de distinction qu’il en étoit capable, mais il n’en avoit pas moins pour M. de Vendôme, et l’intérieur de sa cour étoit partagé entre eux. Le roi porta toujours en tout M. de Vendôme. La rivalité étoit donc grande entre eux. On a vu quelques éclats de l’insolence du grand prieur. Son acné, plus sage, travailloit mieux en dessous. Son élévation rapide, à l’aide de sa bâtardise et de M. du Maine, surtout la préférence au commandement des armées, mit le comble entre eux, sans toutefois rompre les bienséances.

Mgr le duc de Bourgogne, élevé de mains favorables au prince de Conti, étoit au dehors fort, mesuré avec lui ; mais la liaison intérieure d’estime et d’amitié étoit intime et solidement établie. Ils avoient l’un et l’autre mêmes amis, mêmes jaloux, mêmes ennemis, et sans un extérieur très uni l’union étoit parfaite.

M. le duc d’Orléans et M. le prince de Conti n’avoient jamais pu compatir ensemble ; l’extrême supériorité de rang avoit blessé par trop les princes du sang. M. le prince de Conti s’étoit laissé entraîner par les deux autres. Lui et M. le Duc l’avoient traité un peu trop en petit garçon à sa première campagne, et à la seconde, avec trop peu de déférence et de ménagement. La jalousie d’esprit, de savoir, de valeur les écarta encore davantage. M. le duc d’Orléans, qui ne sut jamais se rassembler le monde, ne se put défaire du dépit de le voir bourdonner sans cesse autour du prince de Conti. Un amour domestique acheva de l’outrer. Conti charma [une personne] qui, sans être cruelle, ne fut jamais prise que pour lui. C’est ce qui le tenoit sur la Pologne, et cet amour ne finit qu’avec lui. Il dura même longtemps après dans l’objet qui l’avoit fait naître, et peut-être y duret-il encore après tant d’années, au fond d’un cœur qui n’a pas laissé de s’abandonner ailleurs. M. le Prince ne pouvoit s’empêcher d’aimer son gendre, qui lui rendoit de grands devoirs. Malgré de grandes raisons domestiques, son goût et son penchant l’entraînoient vers lui. Ce n’étoit pas sans nuages. L’estime venoit au secours du goût, et presque toujours ils triomphoient du dépit. Ce gendre étoit le cœur et toute la consolation de Mme la Princesse.

Il vivoit avec une considération infinie pour sa femme, même avec amitié, non sans être souvent importuné de ses humeurs, de ses caprices, de ses jalousies. Il glissoit sur tout cela et n’étoit guère avec elle. Pour son fils, tout jeune qu’il étoit, il ne pouvoit le souffrir, et le marquoit trop dans son domestique. Son discernement le lui présentoit par avance tel qu’il devoit paroître un jour. Il eût mieux aimé n’en avoir point, et le temps fit voir qu’il n’avoit pas tort, sinon pour continuer la branche. Sa fille, morte duchesse de Bourbon, étoit toute sa tendresse ; l’autre, il se contentoit de la bien traiter.

Pour M. le Duc, et lui, ils furent toujours le fléau l’un de l’autre et d’autant plus fléau réciproque que la parité de l’âge et du rang, la proximité la plus étroite redoublée, tout avoit contribué à les faire vivre ensemble à l’armée, à la cour, presque toujours dans les mêmes lieux, quelquefois encore à Paris. Outre les causes les plus intimes, jamais deux hommes ne furent plus opposés. La jalousie dont M. le Duc fut transporté toute sa vie étoit une sorte de rage qu’il ne pouvoit cacher, de tous les genres d’applaudissements qui environnoient son beau-frère. Il en étoit d’autant plus piqué que le prince de Conti couloit tout avec lui, et l’accabloit de devoirs et de prévenances. Il y avoit vingt ans qu’il n’avoit mis le pied chez Mme la Duchesse, lorsqu’il mourut. Elle-même n’osa jamais envoyer savoir de ses nouvelles ni en demander devant le monde pendant sa longue maladie. Elle n’en apprit qu’en cachette, le plus souvent par Mme la princesse de Conti sa soeur. Sa grossesse et sa couche de M. le comte de Clermont lui vinrent fort à propos pour cacher ce qu’elle auroit eu trop de peine à retenir. Cette princesse de Conti et son beau-frère vécurent toujours avec union, amitié et confiance. Elle entendit raison sur la Choin, que le prince de Conti courtisa comme les autres, et qu’il n’y avoit pas moyen de négliger.

Avec M. du Maine, il n’y avoit que la plus indispensable bienséance ; pareillement avec la duchesse du Maine, peu de crainte d’ailleurs. M. le prince de Conti en savoit et en sentoit trop là-dessus pour ne pas s’accorder quelque liberté, qui lui étoit d’autant plus douce qu’elle étoit applaudie.

Quelque courtisan qu’il fût, il lui étoit difficile de se refuser toujours de toucher par l’endroit sensible, et qu’on n’osoit guère relever, le roi, qu’il n’avoit jamais pu se réconcilier, quelque soin, quelque humiliation, quelque art, quelque persévérance qu’il y eût si constamment employés, et c’est de cette haine si implacable qu’il mourut à la fin, désespéré de ne pouvoir atteindre à quoi que ce fût, moins encore au commandement des armées, et [d’être] le seul prince sans charge, sans gouvernement, même sans régiment, tandis que les autres, et plus encore les bâtards, en étoient accablés.

À bout de tout il chercha à noyer ses déplaisirs dans le vin et dans d’autres amusements qui n’étoient plus de son âge et pour lesquels son corps étoit trop foible, et que les plaisirs de sa jeunesse avoient déjà altéré. La goutte l’accabla. Ainsi, privé des plaisirs et livré aux douleurs du corps et de l’esprit, il se mina, et, pour comble d’amertume, il ne vit un retour glorieux et certain que pour le regretter.

On a vu qu’il fut choisi pour commander en chef toutes les diverses troupes de la ligue d’Italie. Ce projet, qui ne fut jamais bien cimenté ici, n’y subsista pas même longtemps en idée. Chamillart, qui, trop gouverné, trop entêté avec des lumières trop courtes, avoit le cœur droit et françois, alloit toujours au bien autant qu’il le voyoit, sentoit le désordre des affaires, les besoins pressants de la Flandre, et se servit de ce premier retour forcé vers le prince de Conti sur l’Italie, pour porter Mme de Maintenon et le roi par elle à sentir la nécessité de relever l’état si fâcheux de cette frontière et de l’armée qui la défendoit, par ce même prince dont la naissance même cédoit à la réputation. Il l’emporta enfin, et il eut la permission de l’avertir qu’il étoit choisi pour commander l’armée de Flandre.

Conti en tressaillit de joie ; il n’avoit jamais trop compté sur l’exécution de la ligue d’Italie, il en avoit vu le projet s’évanouir peu à peu. Il ne comptoit plus d’être de rien, il se laissa donc aller aux plus agréables espérances. Mais il n’étoit plus temps : sa santé étoit désespérée ; il le sentit bientôt ; et ce tardif retour vers lui ne servit qu’à lui faire regretter la vie davantage. Il périt lentement dans les regrets d’avoir été conduit à la mort par la disgrâce, et de ne pouvoir être ramené à la vie par ce retour inespéré du roi et par l’ouverture d’une brillante carrière.

Il avoit été, contre l’ordinaire de ceux de son rang, extrêmement bien élevé, il étoit fort instruit. Les désordres de sa vie n’avoient fait qu’offusquer ses connoissances sans les éteindre ; il n’avoit pas laissé même de lire souvent de quoi les réveiller.

Il choisit le P. de La Tour, général de l’Oratoire, pour le préparer et lui aider à bien mourir. Il tenoit tant à la vie et venoit encore d’y être si fortement rattaché, qu’il eut besoin du plus grand courage ; trois mois durant, la foule remplit toute sa maison, et celle du peuple la place qui est devant. Les églises retentissoient des vœux de tous, des plus obscurs comme des plus connus, et il est arrivé plusieurs fois aux gens des princesses sa femme et ses filles d’aller d’église en église de leur part, pour faire dire des messes, et de les trouver toutes retenues pour lui. Rien de si flatteur n’est arrivé à personne : à la cour, à la ville, on s’informoit sans cesse de sa santé. Les passants s’en demandoient dans les rues. Ils étoient arrêtés, aux portes et aux boutiques, où on en demandoit à tous venants.

Un mieux fit plutôt respirer que rendre l’espérance tandis qu’il dura, on l’amusa de toutes les curiosités qu’on put ; il laissoit faire, mais il ne cessoit pas de voir le P. de La Tour et de penser à lui. Mgr le duc de Bourgogne l’alla voir et le vit seul longtemps. Il y fut fort sensible. Cependant le mal redoubla et devint pressant. Il reçut plus d’une fois les sacrements avec les plus grands sentiments.

Il arriva que Monseigneur, allant à l’Opéra, passa d’un côté de la rivière le long du Louvre, en même temps que le saint sacrement étoit porté, vis-à-vis, sur l’autre quai, au prince de Conti. Mme la duchesse de Bourgogne sentit le contraste : elle en fut outrée, et, en entrant dans la loge, le dit à la duchesse du Lude. Paris et la cour en furent indignés. Mlle de Melun, que Mme la princesse de Conti d’abord, puis Mme la Duchesse avoient mise dans la familiarité de Monseigneur, aidée de Mme d’Espinoy, sa belle-soeur, fut la seule qui osa lui rendre le service de lui apprendre le mauvais effet d’un Opéra si déplacé, et de lui conseiller d’en réparer le scandale par une visite à ce prince, chez qui il n’avoit pas encore imaginé d’aller. Il la crut, sa visite fut courte.

Elle fut suivie d’une autre de Mgrs ses fils. Mme la Princesse y passoit les nuits depuis longtemps. M. le Prince n’étoit pas en état de le voir ; M. le Duc garda quelque sorte de bienséance, surtout les derniers jours ; M. du Maine fort peu ; M. le prince de Conti avoit toujours vu quelques amis, et les soirs, touché de l’affection publique, se faisoit fendre compte de tout ce qui étoit venu.

Sur la fin, il ne voulut plus voir personne, même les princesses, et ne souffrit que le plus étroit nécessaire pour son service, le P. de La Tour, M. Fleury, qui avoit été son précepteur, depuis sous-précepteur des enfants de France, qui s’est immortalisé par son admirable Histoire ecclésiastique, et deux ou trois autres gens de bien. Il conserva toute sa présence d’esprit jusqu’au dernier moment, et en profita. Il mourut au milieu d’eux, dans son fauteuil, dans les plus grands sentiments de piété, dont j’ai ouï raconter au P. de La Tour des choses admirables.

Les regrets en furent amers et universels. Sa mémoire est encore chère. Mais disons tout : peut-être gagna-t-il par sa disgrâce. La fermeté de l’esprit, cédoit en lui à celle du cœur ; il fut très grand par l’espérance ; peut-être eût-il été timide à la tête d’une armée, plus apparemment encore dans le conseil du roi, s’il y fût entré.

Le roi se sentit fort soulagé, Mme de Maintenon aussi, M. le Duc infiniment davantage ; pour. M. du Maine, ce fut une délivrance, et pour M. de Vendôme, un soulagement à l’état où il commençoit à s’apercevoir que sa chute étoit possible ; Monseigneur apprit sa mort à Meudon, partant pour la chasse. Il ne parut pas en lui la moindre altération.

Son fils, qui avoit déjà une pension du roi de quarante mille livres, en eut une augmentation de trente mille livres, et Mme la princesse de Conti en eut une de soixante mille livres. Le testament parut fort sage ; le domestique médiocrement récompensé. Ces pensions furent données le lendemain de la mort.

Le surlendemain le roi alla chez Mme la princesse de Conti et chez Mme du Maine, toutes deux belles-soeurs, et Mme la duchesse de Bourgogne ensuite, et prit le deuil en noir le jour suivant pour quinze jours. Il envoya Seignelay, maître de sa garde-robe, faire les compliments de sa part à l’hôtel de Conti, et à M. le Prince et à Mme la Princesse. M. le Prince, depuis longtemps malade et renfermé dans sa chambre, reçut le message ; il chargea Seignelay de son très humble remercîment, et surtout de dire au roi de sa part qu’en tout temps il auroit fait une grande perte, que lui-même en tout temps en auroit été fort touché, mais qu’en ce temps-ci il l’étoit doublement, où ce prince eût été d’une si grande ressource s’il eût plu à Sa Majesté de se servir de lui ; liberté fort nouvelle pour M. le Prince, si mesuré courtisan. Il ne l’eût pas apparemment prise, s’il n’avoit pas été instruit de ce qui s’étoit passé là-dessus.

M. le prince de Conti avoit choisi sa sépulture à Saint-André des Arcs, auprès de sa vertueuse mère, pour laquelle il avoit toujours conservé beaucoup de respect et de tendresse. Il avoit aussi défendu toute la pompe dont il seroit possible de se passer. Je me doutai que l’orgueil de M. le Duc ne se renfermeroit pas dans des bornes si étroites ; je priai donc Desgranges, maître des cérémonies, Dreux, grand maître, étant absent, de faire en sorte que je ne fusse de rien de tout ce qui se feroit en cette occasion : je ne me trompai pas.

 M. le duc obtint l’eau bénite en la forme réservée au seul premier prince du sang, qui l’est aussi pour ce qui est au-dessus et non pour aucun autre prince du sang : ainsi le mercredi 27 février, M. le duc d’Enghien, vêtu en pointe avec le bonnet carré nommé pour représenter la personne du roi, et le duc de La Trémoille, nommé par le roi comme duc, et averti de sa part par Desgranges pour accompagner le représentant, se rendirent, chacun de leur côté, dans la grande cour des Tuileries, où ils trouvèrent un carrosse du roi, de ses pages et de ses valets de pied, douze gardes du corps et quelques-uns, des Cent-Suisses avec quelques-uns de leurs officiers. M. de La Trémoille, en long manteau, se mit sur le derrière du carrosse du roi, à côté du prince représentant ; Desgranges sur le devant, servant en l’absence du grand maître des cérémonies, les pages du roi montés devant et derrière le carrosse, qui n’étoit point drapé et seulement à deux chevaux ; environné des Suisses à pied avec leurs hallebardes, et des valets de pied du roi, aussi à pied aux portières, suivi du carrosse du duc d’Enghien, son gouverneur et ses gentilshommes dedans, et de celui du duc de La Trémoille avec les siens. Le marquis d’Hautefort, en manteau long, nommé par le roi pour porter la queue du prince représentant, étoit aussi dans le carrosse du roi sur le devant ; les gardes du corps à cheval marchoient immédiatement devant et derrière. Ils arrivèrent ainsi à l’hôtel de Conti, tout tendu de deuil. M. le Duc et le nouveau prince de Conti, accompagnés des ducs de Luxembourg et de Duras, qu’ils avoient invités comme parents, tous quatre en manteaux longs, tous quatre de front, tous quatre leur queue portée chacun par un gentilhomme en long manteau, reçurent le prince représentant à sa portière, lequel reçut les mêmes honneurs qu’on eût faits à la personne même du roi ; la queue du manteau du duc de La Trémoille toujours portée par un gentilhomme en manteau long. L’abbé de Maulevrier, aumônier du roi, en rochet, et lors en quartier, présenta le goupillon au prince représentant ; un autre, mais le même, le présenta à M. le Duc, à M. le prince de Conti, et aux ducs de La Trémoille, de Luxembourg et de Duras. Les prières achevées, la conduite se fit comme la réception, le retour comme on étoit venu. M. de La Trémoille et M. d’Hautefort prirent congé de M. le duc d’Enghien dans la cour des Tuileries, d’où chacun reprit son carrosse et s’en alla chez soi. J’oublie de dire que, pendant cette eau bénite, d’autres gardes du corps et Cent-Suisses avec leurs officiers gardèrent et garnirent l’hôtel de Conti, comme il se pratique dans les maisons où le roi va.

Le même jour huit archevêques ou évêques en rochet et camail, députés par tous les prélats qui se trouvèrent à Paris, allèrent donner de l’eau bénite après que tous les gardes furent retirés. Le lendemain M. le Duc, M. le duc d’Enghien, M. le duc du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent donner l’eau bénite, reçus par M. le prince de Conti, tous en long manteau, et quelques heures après le parlement y fut aussi et les autres cours supérieures. M. le duc d’Orléans et les fils de France n’y furent point, comme n’étant pas de même rang ; mais le cardinal de Noailles y fut à la tête du chapitre de Notre-Dame.

Deux jours après cette eau bénite, je sus qu’il s’étoit débité que j’avois trouvé mauvais de n’avoir pas été nommé au lieu du duc de La Trémoille, et dit qu’il y feroit quelque sottise faute de savoir ; que ce propos avoit été tenu chez M. de Bouillon, à Versailles, en présence de M. de La Trémoille, qui sourit et s’en moqua, et qui, sur ce qu’on le lui soutint, tira quatre pistoles de sa poche, et fit taire en offrant le pari que personne ne voulut accepter ; il leur demanda si eux-mêmes me l’avoient ouï dire et les confondit : cette justice et cette marque d’amitié me fut très-sensible. J’étois en effet très éloigné de soupçonner M. de La Trémoille de se mal conduire, plus encore de le dire, et hors de portée de trouver mauvais que mon ancien m’eût été préféré, quand même j’aurois eu envie de faire cette fonction, et je me sus bon gré de ma précaution avec Desgranges, que je répandis et fis répandre par lui. Je ne pus savoir qui l’avoit dit, mais en général je m’expliquai durement sur quiconque ; personne n’osa s’en fâcher.

Le corps de M. le prince de Conti demeura quelques jours exposé chez lui, en attendant que tout fût prêt à Saint-André des Arcs. M. le Duc, ardent à empiéter d’adresse où il ne pouvoit de vive force, fit cependant insinuer par ses principaux domestiques et par ceux de l’hôtel de Conti, aux amis du feu prince et aux siens qui étoient ducs, que bien des gens alloient donner de l’eau bénite et prier Dieu quelque temps près du corps ; que cette piété étoit une marque d’amitié qu’on s’étonnoit qu’ils n’eussent pas encore rendue et que le manteau long étoit l’habit le plus décent pour ce devoir funèbre. Rien de si aisé à attraper que les ducs, ni de si hors de garde en tout et pour tout, malgré les expériences. Le duc de Sully et le duc de Villeroy donnèrent dans ce panneau, le maréchal de Choiseul aussi et d’autres. Saintrailles, premier écuyer de M. le Duc, homme fort du grand monde et ami du duc de Villeroy, l’avoit tonnelé, et allégué l’exemple du duc de Sully. Il me le conta, et que son père, piqué au vif, ne verroit jamais Saintrailles. La juste confiance en la facilité des ducs avoit fait commencer par eux, pour venir après, aux princes étrangers sur cet exemple ; mais le bruit que fit le maréchal de Villeroy éventa la mèche et arrêta tout tout court. M. le Duc n’osa se fâcher, parce qu’au murmure se joignit le ridicule d’avoir tenté par là de vouloir faire garder le corps de M. le prince de Conti.

Il y avoit un temps infini qu’il n’étoit mort de prince du sang. Le dernier prince de Conti étoit mort à Fontainebleau, de la petite vérole qu’il avoit gagnée de Mme sa femme en 1685, 9 novembre, à vingt-cinq ans, sans postérité ; M. son père, à Pézenas, en 1666, 11 février, à trente-sept ans ; M. le Prince, 11 décembre 1686, à soixante-cinq ans, à Fontainebleau, où il étoit allé de Chantilly sur la petite vérole de Mme la duchesse de Bourbon. Cette garde en effet avoit été l’objet de M. le Duc. Il se souvenoit que la reine, les filles et les petites-filles de France étoient gardées par des duchesses et des princesses étrangères alternativement, et par des dames de qualité avec les unes et les autres ou toutes se relevoient ; il se souvenoit aussi qu’à la mort de Mlle de Condé sa sœur, en 1700, ils avoient essayé de la faire garder par des dames non titrées dont presque aucunes n’avoient voulu tâter, et qu’ils n’avoient osé le proposer aux titrées ; mais il ignoroit ou il avoit oublié que cette garde n’est que pour les princesses, et non pour les princes, pas même pour les rois, près du corps desquels il ne reste que leurs principaux officiers. On se moqua, donc du peu de dupes qui s’étoient laissé persuader, qui crièrent fort haut, et la chose en demeura là.

Mais M. le Duc n’en fut pas moins ardent à tenter des entreprises. Il imagina de faire porter le corps en carrosse là-dessus force discussions. Il n’y eut pas moyen d’y réussir ; il s’en tira par la défense que le prince défunt avoit faite de toutes les cérémonies qui se pouvoient supprimer. C’étoit à quoi il auroit dû penser plus tôt.

Lorsqu’il vit qu’il falloit se réduire à l’usage ordinaire, il proposa nettement aux ducs qui seroient invités au convoi d’y être en manteau long. MM. de Luxembourg et de La Rocheguyon ; amis intimes de feu M. le prince de Conti, et fort bien avec les princes du sang, le refusèrent encore plus net, dont M. le Duc s’aigrit jusqu’à s’emporter avec menaces. Dépité de la sorte, et déjà un peu brouillé avec Mme sa sœur, il prit prétexte de se dispenser du convoi sur ce qu’un rhume empêchoit M. le prince de Conti de s’y trouver, et il envoya M. le duc d’Enghien en long manteau. Personne ne fut invité. Qui voulut, ducs et autres, se trouvèrent à l’arrivée du corps à Saint-André, mais en deuil, sans manteau. Achevons tout de suite cette triste matière pour n’avoir pas à y revenir.

On fit dans la même église un superbe service, où les évêques et les parents seuls furent invités par la famille, mais où tout abonda. Un prélat officia, le P. Massillon de l’Oratoire, depuis l’évêque de Clermont, fit une admirable oraison funèbre. M. le Duc, M. le duc d’Enghien et M. le prince de Conti firent le deuil. Les évêques se formalisèrent de n’avoir point de fauteuils. Ils se fondoient sur ce qu’ils étoient dans l’église, ils ne se vouloient point souvenir des exemples de la même prétention dans les derniers temps qui n’a pas été admise, si ce n’est pour les évêques-pairs, mais hors de rang d’avec le clergé et à part. Néanmoins après quelques mouvements les évêques demeurèrent sur leurs formes [1]. La règle est constante que personne en ces cérémonies n’a que le même traitement qu’il auroit chez le prince dont on fait les obsèques s’il étoit vivant.

Par cela même les ducs y devoient avoir des fauteuils, en tout pareils à ceux des princes du sang. M. le Duc, toujours entreprenant, les avoit tous supprimés. Il ne s’en trouva que trois pour les trois princes du deuil, et une forme joignant le dernier fauteuil et plusieurs autres formes de suite. Les premiers arrivés s’en aperçurent et s’en plaignirent tout haut. M. le Duc fit la sourde oreille. Bientôt après MM. de Luxembourg, La Meilleraye et La Rocheguyon arrivèrent, ils lui en parlèrent ; il s’excusa sur ce qu’il n’y avoit point de fauteuils et qu’il ne savoit où en prendre. Sur quoi ces trois ducs lui déclarèrent qu’ils alloient donc sortir avec tous les autres. Cette prompte résolution étonna M. le Duc. Il ne s’y étoit pas attendu. Il vouloit faire un exemple par adresse, mais de refuser les fauteuils, il le sentit insoutenable ; il protesta qu’il n’avoit jamais imaginé de ne leur pas donner des fauteuils, qu’il ne savoit comment faire ; puis voyant que ces messieurs lui faisoient déjà la révérence pour se retirer, il les arrêta, et dit qu’il falloit pourtant trouver moyen de les satisfaire. Alors la ruse parut tout entière. Sur-le-champ il vint des fauteuils par derrière. M. le Duc fit excuse de ce qu’il ne s’en trouvoit pas assez pour tous les ducs, et par composition on en mit un joignant celui de M. le prince de Conti, tout pareil au sien, et sur même ligne, et quatre ou cinq autres de suite, puis tant qu’il y en eut d’espace en espace, et un pour le dernier duc, afin que tout ce qui étoit entre deux fût réputé fauteuil et tous les ducs y être assis. On vit ainsi qu’il y en avoit en réserve pour une dernière nécessité, dont outre l’entreprise manquée M. le Duc fut outré.

Qui que ce soit n’eut là de manteaux longs que les princes du deuil et leur maison ; aussi n’osèrent-ils le proposer à personne après ce qui s’étoit passé là-dessus lors du convoi. Les princes étrangers se tinrent adroitement à l’écart pour ne rien perdre et ne se point commettre. Je me suis étendu sur ces obsèques pour faire voir que quelque grand solide et juste que soit le rang des princes du sang, ils en veulent encore davantage, et n’épargnent ni ruses ni violences pour usurper, en quoi ils ont réussi, et depuis sans cesse à se faire des droits de leurs usurpations.




  1. Stalles de choeur.