Mémoires (Vidocq)/Chapitre 1

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Tenon (Tome Ip. 1-39).
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CHAPITRE PREMIER.


Ma naissance. — Dispositions précoces. — Je suis mitron. — Un premier vol. — La fausse clé. — Les poulets accusateurs. — L’argenterie enlevée. — La prison. — La clémence maternelle. — Mon père ouvre les yeux. — Le grand coup. — Départ d’Arras. — Je cherche un navire. — Le courtier d’un musicos. — Le danger de l’ivresse. — La trompette m’appelle. — M. Comus, premier physicien de l’univers. — Le précepteur du général Jacquot. — Les acrobates. — J’entre dans la banque. — Les leçons du petit diable. — Le sauvage de la mer du Sud. — Polichinel et le théâtre des variétés amusantes. — Une scène de jalousie, ou le sergent dans l’œil. — Je passe au service d’un médecin nomade. — Retour à la maison paternelle. — La connaissance d’une comédienne. — Encore une fugue. — Mon départ dans un régiment. — Le camarade précipité. — La Désertion. — Le franc Picard et les assignats. — Je passe à l’ennemi. — Une schlag. — Je reviens sous mes anciens drapeaux. — Un vol domestique et la gouvernante d’un vieux garçon. — Deux duels par jour. — Je suis blessé. — Mon père fonctionnaire public. — Je fais la guerre. — Changement de corps. — Séjour à Arras.


Je suis né à Arras : mes travestissements continuels, la mobilité de mes traits, une aptitude singulière à me grimer, ayant laissé quelques incertitudes sur mon âge, il ne sera pas superflu de déclarer ici que je vins au monde le 23 juillet 1775, dans une maison voisine de celle où, seize ans auparavant, était né Robespierre. C’était la nuit : la pluie tombait par torrents ; le tonnerre grondait ; une parente, qui cumulait les fonctions de sage-femme et de sybille, en conclut que ma carrière serait fort orageuse. Il y avait encore dans ce temps de bonnes gens qui croyaient aux présages : aujourd’hui qu’on est plus éclairé, combien d’hommes qui ne sont pas des commères, parieraient pour l’infaillibilité de Mademoiselle Lenormand !

Quoi qu’il en soit, il est à présumer que l’atmosphère ne se bouleversa pas tout exprès pour moi, et bien que le merveilleux soit parfois chose fort séduisante, je suis loin de penser que là-haut on ait pris garde à ma naissance. J’étais pourvu d’une constitution des plus robustes, l’étoffe n’y avait pas été épargnée ; aussi, dès que je parus, on m’eût pris pour un enfant de deux ans, et j’annonçais déjà ces formes athlétiques, cette structure colossale, qui depuis ont glacé d’effroi les coquins les plus intrépides et les plus vigoureux. La maison de mon père étant située sur la place d’armes, rendez-vous habituel de tous les polissons du quartier, j’exerçai de bonne heure mes facultés musculaires, en rossant régulièrement mes camarades, dont les parents ne manquaient pas de venir se plaindre aux miens. Chez nous, on n’entendait parler que d’oreilles arrachées, d’yeux pochés, de vêtements déchirés : à huit ans, j’étais la terreur des chiens, des chats et des enfants du voisinage ; à treize, je maniais assez bien un fleuret pour n’être pas déplacé dans un assaut. Mon père, s’apercevant que je hantais les militaires de la garnison, s’alarma de mes progrès, et m’intima l’ordre de me disposer à faire ma première communion : deux dévotes se chargèrent de me préparer à cet acte solennel. Dieu sait quel fruit j’ai tiré de leurs leçons ! Je commençais, en même temps, à apprendre l’état de boulanger : c’était la profession de mon père, qui me destinait à lui succéder, bien que j’eusse un frère plus âgé que moi.

Mon emploi consistait principalement à porter du pain dans la ville. Je profitais de ces courses pour faire de fréquentes visites à la salle d’armes ; mes parents ne l’ignoraient pas mais les cuisinières faisaient de si pompeux éloges de ma complaisance et de mon exactitude, qu’ils fermèrent les yeux sur mainte escapade. Cette tolérance dura jusqu’à ce qu’ils eussent constaté un déficit dans le comptoir, dont ils ne retiraient jamais la clé. Mon frère, qui l’exploitait concurremment avec moi, fut pris en flagrant délit, et déporté chez un boulanger de Lille. Le lendemain de cette exécution, dont on ne m’avait pas confié le motif, je me disposais à explorer, comme de coutume, le bienheureux tiroir, lorsque je m’aperçus qu’il était soigneusement fermé. Le même jour mon père me signifia que j’eusse à mettre plus de célérité dans mes tournées, et à rentrer à heure fixe. Ainsi il était évident que désormais je n’aurais plus ni argent ni liberté : je déplorai ce double malheur, et m’empressai d’en faire part à l’un de mes camarades, le nommé Poyant, qui était plus âgé que moi. Comme le comptoir était percé pour l’introduction des monnaies, il me conseilla d’abord de passer dans le trou une plume de corbeau enduite de glu ; mais cet ingénieux procédé ne me procurait que des pièces légères, et il fallut en venir à l’emploi d’une fausse clé, qu’il me fit fabriquer par le fils d’un sergent de ville. Alors je puisai de nouveau dans la caisse, et nous consommâmes ensemble le produit de ces larcins dans une espèce de taverne où nous avions établi notre quartier-général. Là se réunissaient, attirés par le patron du lieu, bon nombre de mauvais sujets connus, et quelques malheureux jeunes gens qui, pour avoir le gousset garni, usaient du même expédient que moi. Bientôt je me liai avec tout ce qu’il y avait de libertins dans le pays, les Boudou, les Delcroix, les Hidou, les Franchison, les Basserie, qui m’initièrent à leurs déréglements. Telle était l’honorable société au sein de laquelle s’écoulèrent mes loisirs, jusqu’au moment où mon père m’ayant surpris un jour, comme il avait surpris mon frère, s’empara de ma clé, m’administra une correction, et prit des précautions telles qu’il ne fallut plus songer à m’attribuer un dividende dans la recette.

Il ne me restait plus que la ressource de prélever en nature la dîme sur les fournées. De temps à autre, j’escamotais quelques pains ; mais comme, pour m’en défaire, j’étais obligé de les donner à vil prix, à peine, dans le produit de la vente, trouvais-je de quoi me régaler de tartes et d’hydromel. La nécessité rend actif : j’avais l’œil sur tout ; tout m’était bon, le vin, le sucre, le café, les liqueurs. Ma mère n’avait pas encore vu ses provisions s’épuiser si vîte ; peut-être n’eût-elle pas découvert de sitôt où elles passaient, lorsque deux poulets que j’avais résolu de confisquer à mon profit élevèrent la voix pour m’accuser. Enfoncés dans ma culotte, où mon tablier de mitron les dissimulait, ils chantèrent en montrant la crête, et ma mère, avertie ainsi de leur enlèvement, se présenta à point nommé pour l’empêcher. Il me revint alors quelques soufflets, et j’allai me coucher sans souper. Je ne dormis pas, et ce fut, je crois le malin esprit qui me tint éveillé. Tout ce que je sais, c’est que je me levai avec le projet bien arrêté de faire main basse sur l’argenterie. Une seule chose m’inquiétait : sur chaque pièce le nom de Vidocq était gravé en toutes lettres. Poyant, à qui je m’ouvris à ce sujet, leva toutes les difficultés, et le jour même, à l’heure du dîner, je fis une rafle de dix couverts et d’autant de cuillers à café. Vingt minutes après, le tout était engagé, et, dès le surlendemain, je n’avais plus une obole des cent cinquante francs que l’on m’avait prêtés.

Il y avait trois jours que je n’avais pas reparu chez mes parents, lorsqu’un soir je fus arrêté par deux sergents de ville, et conduit aux Baudets, maison de dépôt où l’on renfermait les fous, les prévenus et les mauvais sujets du pays. L’on m’y tint dix jours au cachot, sans vouloir me faire connaître les motifs de mon arrestation ; enfin le geôlier m’apprit que j’avais été incarcéré à la demande de mon père. Cette nouvelle calma un peu mes inquiétudes : c’était une correction paternelle qui m’était infligée, je me doutais bien qu’on ne me tiendrait pas rigueur. Ma mère vint me voir le lendemain, j’en obtins mon pardon ; quatre jours après j’étais libre, et je m’étais remis au travail avec l’intention bien prononcée de tenir désormais une conduite irréprochable. Vaine résolution !

Je revins promptement à mes anciennes habitudes, sauf la prodigalité, attendu que j’avais d’excellentes raisons pour ne plus faire le magnifique ; mon père, que j’avais vu jusqu’alors assez insouciant, était d’une vigilance qui eût fait honneur au commandant d’une grand’-garde. Était-il obligé de quitter le poste du comptoir, ma mère le relevait aussitôt : impossible à moi d’en approcher, quoique je fusse sans cesse aux aguets. Cette permanence me désespérait. Enfin, un de mes compagnons de taverne prit pitié de moi : c’était encore Poyant, fieffé vaurien, dont les habitants d’Arras peuvent se rappeler les hauts faits. Je lui confiai mes peines. « Eh quoi ! me dit-il, tu es bien bête de rester à l’attache, et puis ça n’a-t-il pas bonne mine, un garçon de ton âge, n’avoir pas le sou ? va ! si j’étais à ta place, je sais bien ce que je ferais. – Eh ! que ferais-tu ? – Tes parents sont riches, un millier d’écus de plus ou de moins ne leur fera pas de tort : de vieux avares, c’est pain béni, il faut faire une main-levée. – J’entends, il faut empoigner en gros ce qu’on ne peut pas avoir en détail. – Tu y es : après l’on décampe, ni vu ni connu. – Oui, mais la maréchaussée. – Tais-toi : est-ce que tu n’es pas leur fils ? et puis ta mère t’aime bien trop. » Cette considération de l’amour de ma mère, joint au souvenir de son indulgence après mes dernières fredaines, fut toute-puissante sur mon esprit ; j’adoptai aveuglément un projet qui souriait à mon audace ; il ne restait plus qu’à le mettre à exécution ; l’occasion ne se fit pas attendre.

Un soir que ma mère était seule au logis, un affidé de Poyant vint l’avertir, jouant le bon apôtre, qu’engagé dans une orgie avec des filles, je battais tout le monde, que je voulais tout casser et briser dans la maison, et que si l’on me laissait faire, il y aurait au moins pour 100 fr. de dégât, qu’il faudrait ensuite payer.

En ce moment, ma mère, assise dans son fauteuil, était à tricoter ; son bas lui échappe des mains ; elle se lève précipitamment et court tout effarée au lieu de la prétendue scène, qu’on avait eu le soin de lui indiquer à l’une des extrémités de la ville. Son absence ne devait pas durer long-temps : nous nous hâtâmes de la mettre à profit. Une clef que j’avais escamotée la veille nous servit à pénétrer dans la boutique. Le comptoir était fermé ; je fus presque satisfait de rencontrer cet obstacle. Cette fois, je me rappelai l’amour que me portait ma mère, non plus pour me promettre l’impunité, mais pour éprouver un commencement de remords. J’allais me retirer, Poyant me retint, son éloquence infernale me fit rougir de ce qu’il appelait ma faiblesse, et lorsqu’il me présenta une pince dont il avait eu la précaution de se munir, je la saisis presque avec enthousiasme : la caisse fut forcée ; elle contenait à peu près deux mille francs, que nous partageâmes, et une demi-heure après j’étais seul sur la route de Lille. Dans le trouble où m’avait jeté cette expédition, je marchai d’abord vite, de sorte qu’en arrivant à Lens j’étais déjà excédé de fatigue ; je m’arrêtai. Une voiture de retour vint à passer, j’y pris place, et en moins de trois heures j’arrivai dans la capitale de la Flandre française, d’où je partis immédiatement pour Dunkerque, pressé que j’étais de m’éloigner le plus possible pour me dérober à la poursuite.

J’avais l’intention d’aller faire un tour dans le Nouveau-Monde. La fatalité déjoua ce projet : le port de Dunkerque était désert ; je gagnai Calais, afin de m’embarquer sur-le-champ ; mais on me demanda un prix qui excédait la somme que je possédais. On me fit espérer qu’à Ostende le transport serait meilleur marché, vu la concurrence ; je m’y rendis, et n’y trouvai pas les capitaines plus traitables qu’à Calais. À force de désappointements j’étais tombé dans cette disposition aventureuse où l’on se jette volontiers dans les bras du premier venu, et je ne sais trop pourquoi je m’attendais à rencontrer quelque bon enfant qui me prendrait gratis à son bord, ou du moins ferait un rabais considérable en faveur de ma bonne mine, et de l’intérêt qu’inspire toujours un jeune homme. Tandis que j’étais à me promener, préoccupé de cette idée, je fus accosté par un individu dont l’abord bienveillant me fit croire que ma chimère allait se réaliser. Les premières paroles qu’il m’adressa furent des questions : il avait compris que j’étais étranger ; il m’apprit qu’il était courtier de navires, et quand je lui eus fait connaître le but de mon séjour à Ostende, il me fit des offres de service. « Votre physionomie me plaît, me dit-il ; j’aime les figures ouvertes ; il y a dans vos traits un air de franchise et de jovialité que j’estime : tenez, je veux vous le prouver, en vous faisant obtenir votre passage presque pour rien. » Je lui en témoignai ma reconnaissance. « Point de remerciement, mon ami ; quand votre affaire sera faite, à la bonne heure ; ce sera bientôt, j’espère ; en attendant, vous devez vous ennuyer ici ? » Je répondis qu’en effet je ne m’amusais pas beaucoup. « Si vous voulez venir avec moi à Blakemberg, nous y souperons ensemble chez de braves gens qui sont fous des Français. Le courtier me fit tant de politesses, il me conviait de si bonne grâce qu’il y aurait eu de la malhonnêteté à me faire prier ; j’acceptai donc : il me conduisit dans une maison où des dames fort aimables nous accueillirent avec tout l’abandon de cette hospitalité antique, qui ne se bornait pas au festin. À minuit, probablement, je dis probablement, car nous ne comptions plus les heures, j’avais la tête lourde, mes jambes ne pouvaient plus me porter ; il y avait autour de moi un mouvement de rotation générale, et les choses tournèrent de telle sorte que, sans m’être aperçu que l’on m’eût déshabillé, il me sembla être en chemise sous le même édredon qu’une des nymphes blakembergeoises : peut-être était-ce vrai ; tout ce que je sais, c’est que je m’endormis. À mon réveil, je sentis une vive impression de froid… Au lieu des vastes rideaux verts qui m’avaient apparu comme dans un songe, mes yeux appesantis entrevoyaient une forêt de mâts, et j’entendais ce cri de vigilance qui ne retentit que dans les ports de mer ; je voulus me lever sur mon séant, ma main s’appuya sur un tas de cordages auxquels j’étais adossé. Rêvais-je maintenant ou bien avais-je rêvé la veille ? Je me tâtai, je me secouai, et quand je fus debout, il me fut démontré que je ne rêvais pas et, qui pis est, que je n’étais pas du petit nombre de ces êtres privilégiés à qui la fortune vient en dormant. J’étais à demi vêtu, et, à part deux écus de six livres que je trouvai dans une des poches de ma culotte, il ne me restait pas une pièce de monnaie. Alors il me devint trop clair que, suivant le désir du courtier, mon affaire avait été bientôt faite. J’étais transporté de fureur ; mais à qui m’en prendre : il ne m’aurait pas même été possible d’indiquer l’endroit où l’on m’avait dépouillé de la sorte ; j’en pris mon parti, et je retournai à l’auberge, où quelques hardes que j’avais encore pouvaient combler le déficit de ma toilette. Je n’eus pas besoin de mettre mon hôte au fait de ma mésaventure. « Ah ! ah ! me dit-il, d’aussi loin qu’il put m’apercevoir, en voilà encore un. Savez-vous, jeune homme, que vous en êtes quitte à bon compte ? vous revenez avec tous vos membres, c’est bien heureux quand on va dans des guêpiers pareils : vous savez à présent ce qu’est un musicos ; il y avait au moins de belles sirènes ! tous les flibustiers, voyez-vous, ne sont pas sur la mer, ni les requins dedans ; je gage qu’il ne vous reste pas une plaquette. » Je tirai fièrement mes deux écus pour les montrer à l’aubergiste. « Ce sera, reprit-il, pour solder votre dépense. » Aussitôt il me présenta ma note ; je le payai et pris congé de lui, sans cependant quitter la ville.

Décidément, mon voyage d’Amérique était remis aux calendes grecques, et le vieux continent était mon lot ; j’allais être réduit à croupir sur les plus bas degrés d’une civilisation infime, et mon avenir m’inquiétait d’autant plus, que je n’avais aucune ressource pour le présent. Chez mon père, jamais le pain ne m’aurait manqué : aussi regrettais-je le toit paternel ; le four, me disais-je, aurait toujours chauffé pour moi comme pour tous les autres. Après ces regrets, je repassai dans mon esprit toute cette foule de réflexions morales qu’on a cru fortifier en les ramenant à des formes superstitieuses : Une mauvaise action ne porte pas bonheur ; le bien mal acquis ne profite pas. Pour la première fois je reconnaissais, d’après mon expérience, un fond de vérité dans ces sentences prophétiques, qui sont des prédictions perpétuelles plus sûres que les admirables centuries de Michel Nostradamus. J’étais dans une veine de repentir, que ma situation rend très concevable. Je calculais les suites de ma fugue et des circonstances aggravantes, mais ces dispositions ne furent qu’éphémères ; il était écrit que je ne serais pas lancé de sitôt dans une bonne voie. La marine était une carrière qui m’était ouverte, je me résolus d’y prendre du service ; au risque de me rompre le cou trente fois par jour, à grimper pour onze francs par mois dans les haubans d’un navire. J’étais prêt à m’enrôler comme novice, lorsqu’un son de trompette attira tout à coup mon attention : ce n’était pas de la cavalerie, c’était paillasse et son maître, qui, devant une baraque tapissée des enseignes d’une ménagerie ambulante, appelaient un public qui ne siffle jamais à assister à leurs grossiers lazzis ; j’arrivai pour voir commencer la parade, et tandis qu’un auditoire assez nombreux manifestait sa gaîté par de gros éclats de rire, il me vint le pressentiment que le maître de paillasse pourrait m’accorder quelque emploi. Paillasse me paraissait un bon garçon, je voulus m’en faire un protecteur, et, comme je savais qu’une prévenance en vaut une autre, quand il descendit de ses tréteaux pour dire suivez le monde, pensant bien qu’il était altéré, je consacrai mon dernier escalin à lui offrir de prendre sa moitié d’une pinte de genièvre. Paillasse, sensible à cette politesse, me promit aussitôt de parler pour moi, et dès que notre pinte fut finie, il me présenta au directeur. Celui-ci était le célèbre Cotte-Comus ; il s’intitulait le premier physicien de l’univers et pour parcourir la province, il avait mis ses talents en commun avec le naturaliste Garnier, le savant précepteur du général Jacquot, que tout Paris a vu dans la cour des Fontaines avant et depuis la restauration. Ces messieurs s’étaient adjoint une troupe d’acrobates. Comus, dès que je parus devant lui, me demanda ce que je savais faire. Rien, lui répondis-je. – « En ce cas, me dit-il, on t’instruira ; il y en a de plus bêtes, et puis, d’ailleurs, tu ne m’as pas l’air maladroit ; nous verrons si tu as des dispositions pour la banque ; alors je t’engagerai pour deux ans ; les premiers six mois tu seras bien nourri, bien vêtu ; au bout de ce temps tu auras un sixième de la manche (la quête), et l’année d’ensuite, si tu es intelligent, je te donnerai ta part comme aux autres ; en attendant, mon ami, je saurai t’occuper. »

Me voilà introduit, je vais partager le grabat de l’obligeant paillasse. Au point du jour, nous sommes éveillés par la voix majestueuse du patron, qui me conduit dans une espèce de bouge : « Toi, me dit-il, en me montrant des lampions et des girandoles de bois, voilà ta besogne, tu vas m’approprier tout ça, et le mettre en état comme il faut, entends-tu ? Après tu nettoieras les cages des animaux, et tu balaieras la salle. » J’allais faire un métier qui ne me plaisait guère : le suif me dégoûtait, et je n’étais pas trop à mon aise avec les singes, qui, effarouchés par un visage qu’ils ne connaissaient pas, faisaient des efforts incroyables pour m’arracher les yeux. Quoi qu’il en soit, je me conformai à la nécessité. Ma tâche remplie, je parus devant le directeur, qui me déclara que j’étais son affaire, en ajoutant que si je continuais à montrer du zèle, il ferait quelque chose de moi. Je m’étais levé matin, j’avais une faim dévorante, il était dix heures, je ne voyais pas qu’il fût question de déjeuner, et pourtant il était convenu qu’on me donnerait le logement et la table ; je tombais de besoin, quand on m’apporta enfin un morceau de pain bis, si dur, que, ne pouvant l’achever, bien que j’eusse des dents excellentes et un rude appétit, j’en jetai la plus grande partie aux animaux. Le soir, il me fallut illuminer ; et comme, faute d’habitude, je ne déployais pas dans ces fonctions toute la célérité convenable, le directeur, qui était brutal, m’administra une petite correction qui se renouvela le lendemain et jours suivants. Un mois ne s’était pas écoulé, que j’étais dans un état déplorable ; mes habits tachés de graisse et déchirés par les singes, étaient en lambeaux ; la vermine me dévorait ; la diète forcée m’avait maigri au point qu’on ne m’aurait pas reconnu ; c’est alors que se ranimèrent encore avec plus d’amertume les regrets de la maison paternelle, où l’on était bien nourri, bien couché, bien vêtu, et où l’on n’avait pas à faire des ménages de singes.

J’étais dans ces dispositions, lorsqu’un matin Comus vint me déclarer qu’après avoir bien réfléchi à ce qui me convenait, il s’était convaincu que je ferais un habile sauteur. Il me remit en conséquence dans les mains du sieur Balmate, dit le petit diable, qui eut ordre de me dresser. Mon maître faillit me casser les reins à la première souplesse qu’il voulut me faire faire ; je prenais deux ou trois leçons par jour. En moins de trois semaines, j’étais parvenu à exécuter dans la perfection le saut de carpe, le saut de singe, le saut de poltron, le saut d’ivrogne, etc. Mon professeur, enchanté de mes progrès, prenait plaisir à les accélérer encore… cent fois je crus que, pour développer mes moyens, il allait me disloquer les membres. Enfin nous en vînmes aux difficultés de l’art, c’était toujours de plus en plus fort. Au premier essai du grand écart, je manquai de me pourfendre ; au saut de la chaise, je me rompis le nez. Brisé, moulu, dégoûté d’une si périlleuse gymnastique, je pris le parti d’annoncer à M. Comus, que décidément je ne me souciais pas d’être sauteur. Ah ! tu ne t’en soucies pas, me dit-il et sans rien m’objecter il me repassa force coups de cravache ; dès ce moment Balmate ne s’occupa plus de moi, et je retournai à mes lampions.

M. Comus m’avait abandonné, ce devait bientôt être au tour de Garnier de s’occuper de me donner un état : un jour qu’il m’avait rossé plus que de coutume (car c’était un exercice dont il partageait le plaisir avec M. Comus), Garnier, me toisant de la tête aux pieds, et contemplant avec une satisfaction trop marquée le délabrement de mon pourpoint, qui montrait les chairs : « Je suis content de toi, me dit-il, te voilà précisément au point où je te voulais ; à présent, si tu es docile, il ne tiendra qu’à toi d’être heureux ; à dater d’aujourd’hui, tu vas laisser croître tes ongles ; tes cheveux sont déjà d’une bonne longueur, tu es presque nu, une décoction de feuilles de noyer fera le reste. » J’ignorais où Garnier voulait en venir, lorsqu’il appela mon ami Paillasse, à qui il commanda de lui apporter la peau de tigre et la massue : Paillasse revint avec les objets demandés. « À présent, reprit Garnier, nous allons faire une répétition. Tu es un jeune sauvage de la mer du Sud, et, qui plus est, un anthropophage ; tu manges de la chair crue, la vue du sang te met en fureur, et quand tu as soif, tu t’introduis dans la bouche des cailloux que tu broies ; tu ne pousses que des sons brusques et aigus, tu ouvres de grands yeux, tes mouvements sont saccadés, tu ne vas que par sauts et par bonds ; enfin, prends exemple sur l’homme des bois qui est ici dans la cage no 1. » Pendant cette instruction, une jatte pleine de petits cailloux parfaitement arrondis était à mes pieds, et tout près de là un coq qui s’ennuyait d’avoir les pattes liées ; Garnier le prit et me le présenta en disant : « Mords là-dedans. » Je ne voulus pas mordre ; il insista avec des menaces ; je m’insurgeai et fis aussitôt la demande de mon congé ; pour toute réponse, on m’administra une douzaine de soufflets ; Garnier n’y allait pas de main morte. Irrité de ce traitement, je saisis un pieu, et j’aurais infailliblement assommé monsieur le naturaliste, si toute la troupe, étant venue fondre sur moi, ne m’eût jeté à la porte au milieu d’une grêle de coups de pieds et de coups de poings.

Depuis quelques jours, je m’étais rencontré dans le même cabaret avec un bateleur et sa femme, qui faisaient voir des marionnettes en plein vent. Nous avions fait connaissance, et j’étais certain de leur avoir inspiré de l’intérêt. Le mari me plaignait beaucoup d’être condamné, disait-il, au supplice des bêtes. Parfois, il me comparait plaisamment à Daniel dans la fosse aux lions. On voit qu’il était érudit et fait pour quelque chose de mieux que pour le drame de polichinel ; aussi, devait-il, plus tard, exploiter une direction dramatique en province : peut-être l’exploite-t-il encore ; je tairai son nom. Le futur directeur était très spirituel, madame ne s’en apercevait pas ; mais il était fort laid, et elle le voyait bien ; madame était en outre une de ces brunes piquantes, à longs cils, dont le cœur est inflammable au plus haut degré, dût-il ne s’y allumer qu’un feu de paille. J’étais jeune, madame l’était aussi ; elle n’avait pas seize ans, monsieur en avait trente-cinq. Dès que je me vis sans place, j’allai trouver les deux époux ; j’avais dans l’idée qu’ils me donneraient un conseil utile ; ils me donnèrent à dîner, et me félicitèrent d’avoir osé m’affranchir du joug despotique de Garnier, qu’ils appelaient le cornac. « Puisque tu es devenu ton maître, me dit le mari, il faut venir avec nous, tu nous seconderas ; au moins, quand nous serons trois il n’y aura plus d’entre-actes, tu me tendras les acteurs pendant qu’Élisa fera la manche ; le public, tenu en haleine, ne filera pas, et la recette en sera plus abondante. Qu’en dis-tu, Élisa ? » Élisa répondit à son mari qu’il ferait à cet égard tout ce qu’il voudrait, qu’au surplus elle était de son avis, et en même temps elle laissa tomber sur moi un regard qui me prouva qu’elle n’était pas fâchée de la proposition, et que nous nous entendrions à merveille. J’acceptai avec reconnaissance le nouvel emploi qui m’était offert, et, à la prochaine représentation, je fus installé à mon poste. La condition était infiniment meilleure qu’auprès de Garnier. Élisa, qui, malgré ma maigreur, avait découvert que je n’étais pas si mal bâti que mal habillé, me faisait en secret mille agaceries auxquelles je répondais ; au bout de trois jours, elle m’avoua que j’étais sa passion, et je ne fus pas ingrat : nous étions heureux, nous ne nous quittions plus. Au logis, nous ne faisions que rire, jouer, plaisanter : le mari d’Élisa prenait tout cela pour des enfantillages. Pendant le travail, nous nous trouvions côte à côte sous une étroite cabane formée de quatre lambeaux de toile, décorée du titre pompeux de Théâtre des Variétés amusantes. Élisa était à la droite de son mari, et moi j’étais à la droite d’Élisa, que je remplaçais lorsqu’elle n’était plus là pour surveiller les entrées et les sorties. Un dimanche, le spectacle était en pleine activité, il y avait foule autour de l’échoppe, Polichinel avait battu tout le monde ; notre bourgeois n’ayant plus que faire d’un de ses personnages (c’était le sergent du guet), veut qu’on le mette au rancart, et demande le commissaire ; nous n’entendons pas : le commissaire ! le commissaire ! répète-t-il avec impatience, et à la troisième fois il se retourne et nous aperçoit l’un et l’autre dans une douce étreinte. Élisa, surprise, cherche une excuse, mais le mari, sans l’écouter, crie encore : le commissaire ! et lui plonge dans l’œil le crochet qui sert à suspendre le sergent. Au même instant le sang coule, la représentation est interrompue, une bataille s’engage entre les deux époux, l’échoppe est renversée, et nous restons à découvert au milieu d’un cercle nombreux de spectateurs auxquels cette scène arrache une salve prolongée de rires et d’applaudissements.

Cet esclandre me mit de nouveau sur le pavé ; je ne savais plus où donner de la tête. Si encore j’avais eu une mise décente, j’aurais pu obtenir du service dans quelque bonne maison ; mais j’avais une mine si pitoyable que personne n’aurait voulu de moi. Dans ma position, je n’avais qu’un parti à prendre, c’était de revenir à Arras ; mais comment vivre jusque-là ? J’étais en proie à ces perplexités, lorsque passa près de moi un homme qu’à sa tournure je pris pour un marchand colporteur ; j’engageai avec lui la conversation, et il m’apprit qu’il allait à Lille, qu’il débitait des poudres, des opiats, des élixirs, coupait les cors au pied, enlevait les durillons, et se permettait quelquefois d’arracher les dents. « C’est un bon métier, ajouta-t-il, mais je me fais vieux, et j’aurais besoin de quelqu’un pour porter la balle, c’est un luron comme vous qu’il me faudrait : bon pied, bon œil, si vous voulez, nous ferons route ensemble. – Je le veux bien », lui dis-je, et sans qu’il y eût entre nous de plus amples conventions, nous poursuivîmes notre chemin. Après huit heures de marche, la nuit s’avançait, et nous voyions à peine à nous conduire, quand nous fîmes halte devant une misérable auberge de village. « C’est ici, dit le médecin nomade, en frappant à la porte. – Qui est là ? cria une voix rauque. – Le père Godard, avec son pitre, répondit mon guide » ; et la porte s’ouvrant aussitôt, nous nous trouvâmes au milieu d’une vingtaine de colporteurs, étameurs, saltimbanques, marchands de parapluies, bateleurs, etc., qui fêtèrent mon nouveau patron et lui firent mettre un couvert. Je croyais qu’on ne me ferait pas moins d’honneur qu’à lui, et déjà je me disposais à m’attabler, quand l’hôte, me frappant familièrement sur l’épaule, me demanda si je n’étais pas le pitre du père Godard. – « Qu’appelez-vous le pitre ? m’écriai-je avec étonnement. – Le paillasse donc. » J’avoue, que malgré les souvenirs très récents de la ménagerie et du théâtre des Variétés amusantes, je me sentis humilié d’une qualification pareille ; mais j’avais un appétit d’enfer, et comme je pensais que la conclusion de l’interrogatoire serait le souper, et qu’après tout, mes attributions près du père Godard n’avaient pas été bien définies, je consentis à passer pour son pitre. Dès que j’eus répondu, l’hôte me conduisit effectivement dans une pièce voisine, espèce de grange, où une douzaine de confrères fumaient, buvaient et jouaient aux cartes. Il annonça qu’on allait me servir. Bientôt après, une grosse fille m’apporta une gamelle de bois sur laquelle je me jetai avec avidité. Une côte de brebis y nageait dans de l’eau de vaisselle, avec des navets filandreux : j’eus fait disparaître le tout en un clin d’œil. Ce repas terminé, je m’étendis avec les autres pitres sur quelques bottes de paille que nous partagions avec un chameau, deux ours démuselés et une meute de chiens savants. Le voisinage de tels camarades de lit n’était rien moins que rassurant ; cependant, il fallut s’en accommoder ; tout ce qu’il en advint, c’est que je ne dormis pas : les autres ronflèrent comme des bienheureux.

J’étais défrayé par le père Godard ; quelque mauvais que fussent les gîtes et l’ordinaire, comme chaque pas me rapprochait d’Arras, il m’importait de ne pas me séparer de lui. Enfin, nous arrivâmes à Lille ; nous y fîmes notre entrée un jour de marché. Le père Godard, pour ne pas perdre de temps, alla droit à la grande place, et m’ordonna de disposer sa table, sa cassette, ses fioles, ses paquets, puis il me proposa de faire la parade. J’avais bien déjeuné, la proposition me révolta : passe pour avoir porté le bagage comme un dromadaire depuis Ostende jusqu’à Lille, mais faire la parade ! à dix lieues d’Arras ! j’envoyai promener le père Godard, et pris aussitôt mon essor vers ma ville natale, dont je ne tardai pas à revoir le clocher. Parvenu aux pieds des remparts, avant la fermeture des portes, je tressaillis à l’idée de la réception qu’on allait me faire ; un instant je fus tenté de battre en retraite, mais je n’en pouvais plus de fatigue et de faim ; le repos et la réfection m’étaient indispensables : je ne balance plus, je cours au domicile paternel. Ma mère était seule dans la boutique ; j’entre, je tombe à ses genoux, et en pleurant je demande mon pardon. La pauvre femme, qui me reconnaissait à peine, tant j’étais changé, fut attendrie : elle n’eut pas la force de me repousser, elle parut même avoir tout oublié, et me réintégra dans mon ancienne chambre, après avoir pourvu à mes besoins. Il fallait néanmoins que mon père fût prévenu de ce retour ; elle ne se sentait pas le courage d’affronter les premiers éclats de sa colère : un ecclésiastique de ses amis, l’aumônier du régiment d’Anjou, en garnison à Arras, se chargea de porter des paroles de paix, et mon père, après avoir jeté feu et flammes, consentit à me recevoir en grâce. Je tremblais qu’il ne fût inexorable ; quand j’appris qu’il s’était laissé fléchir, je sautai de joie ; ce fut l’aumônier qui me donna cette nouvelle, en l’accompagnant d’une morale sans doute fort touchante, dont je ne retins pas un mot ; seulement, je me souviens qu’il me cita la parabole de l’Enfant prodigue ; c’était à peu près mon histoire.

Mes aventures avaient fait du bruit dans la ville, chacun voulait en entendre le récit de ma bouche ; mais personne, à l’exception d’une actrice de la troupe qui résidait à Arras, ne s’y intéressant davantage que deux modistes de la rue des Trois-Visages ; je leur faisais de fréquentes visites. Toutefois, la comédienne eut bientôt le privilège exclusif de mes assiduités ; il s’ensuivit une intrigue, dans laquelle, sous les traits d’une jeune fille, je renouvelai auprès d’elle quelques scènes du roman de Faublas. Un voyage impromptu à Lille avec ma conquête, son mari et une fort jolie femme de chambre, qui me faisait passer pour sa sœur, prouva à mon père que j’avais bien vite oublié les tribulations de ma première campagne. Mon absence ne fut pas de longue durée : trois semaines s’étaient à peine écoulées, que, faute d’argent, la comédienne renonça à me traîner parmi ses bagages. Je revins tranquillement à Arras, et mon père fut confondu de l’aplomb avec lequel je lui demandai son consentement pour entrer au service. Ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de l’accorder ; il le comprit, et le lendemain j’avais sur le corps l’uniforme du régiment de Bourbon. Ma taille, ma bonne mine, mon adresse dans le maniement des armes, me valurent l’avantage d’être immédiatement placé dans une compagnie de chasseurs. Quelques vieux soldats s’en étant formalisés, j’en envoyai deux à l’hôpital, où j’allai bientôt les rejoindre, blessé par l’un de leurs camarades. Ce début me fit remarquer : on prenait un malin plaisir à me susciter des affaires, si bien qu’au bout de six mois, Sans Gêne, c’était le surnom que l’on m’avait donné, avait tué deux hommes et mis quinze fois l’épée à la main. Du reste, je jouissais de tout le bonheur que comporte la vie de garnison ; mes gardes étaient toujours montées aux dépens de quelques bons marchands dont les filles se cotisaient pour me procurer des loisirs. Ma mère ajoutait à ces libéralités, mon père me faisait une haute-paie, et je trouvais encore le moyen de m’endetter ; aussi je faisais réellement figure, et ne sentais presque pas le poids de la discipline. Une seule fois, je fus condamné à quinze jours de prison, parce que j’avais manqué à trois appels. Je subissais ma peine dans un cachot creusé sous un des bastions, lorsqu’un de mes amis et compatriotes y fut enfermé avec moi. Soldat dans le même régiment, il était accusé d’avoir commis plusieurs vols, et il en avait fait l’aveu. À peine fûmes-nous ensemble, qu’il me raconta le motif de sa détention. Nul doute, le régiment allait l’abandonner ; cette idée, jointe à la crainte de déshonorer sa famille, le jetait dans le désespoir. Je le pris en pitié, et ne voyant aucun remède à une situation si déplorable, je lui conseillai de se dérober au supplice, ou par une évasion ou par un suicide ; il consentit d’abord à tenter l’une avant d’essayer de l’autre ; et, avec un jeune homme du dehors, qui venait me visiter, je me hâtai de tout disposer pour sa fuite. À minuit, deux barreaux de fer sont brisés ; nous conduisons le prisonnier sur le rempart, et là je lui dis : « Allons ! il faut sauter ou être pendu. Il calcule la hauteur, il hésite, et finit par déclarer qu’il courra les chances du jugement plutôt que de se casser les jambes. Il se dispose à regagner son cachot ; mais au moment où il s’y attend le moins, nous le précipitons ; il pousse un cri, je lui recommande de se taire, et je rentre dans mon souterrain, où, sur ma paille, je goûtai le repos que procure la conscience d’une bonne action. Le lendemain, on m’interrogea, et j’en fus quitte pour répondre que je n’avais rien vu. Plusieurs années après, j’ai rencontré ce malheureux, il me regardait comme son libérateur. Depuis sa chute, il était boiteux, mais il était devenu honnête homme.

Je ne pouvais rester éternellement à Arras : la guerre venait d’être déclarée à l’Autriche, je partis avec le régiment, et bientôt après j’assistai à cette déroute de Marquain, qui se termina à Lille par le massacre du brave et infortuné général Dillon. Après cet événement, nous fûmes dirigés sur le camp de Maulde, et ensuite sur celui de la Lune, où, avec l’armée infernale, sous les ordres de Kellermann, je pris part à l’engagement du 20 octobre, contre les Prussiens. Le lendemain je passai caporal de grenadiers : il s’agissait d’arroser mes galons, et je m’en acquittais avec éclat à la cantine, lorsque, je ne sais plus à quel propos, j’eus une querelle avec le sergent-major de la compagnie d’où je sortais : une partie d’honneur que je proposai fut acceptée ; mais une fois sur le terrain, mon adversaire prétendit que la différence de grade ne lui permettait pas de se mesurer avec moi ; je voulus l’y contraindre en recourant aux voies de fait ; il alla se plaindre, et le soir même on me mit à la garde du camp avec mon témoin. Deux jours après on nous avertit qu’il était question de nous traduire devant un conseil de guerre ; il était urgent de déserter, c’est ce que nous fîmes. Mon camarade en veste, en bonnet de police, et dans l’attitude d’un soldat en punition, marchait devant moi, qui avait conservé mon bonnet à poil, mon sac et mon fusil, à l’extrémité duquel était en évidence un large paquet cacheté de cire rouge, et portant une suscription : Au citoyen commandant de place à Vitry-le-Français : c’était là notre passeport ; il nous fit arriver sans encombre à Vitry, où un Juif nous procura des habits bourgeois. À cette époque, les murs de chaque ville étaient couverts de placards, dans lesquels on conviait tous les Français à voler à la défense de la patrie. Dans de telles conjonctures, on enrôle les premiers venus : un maréchal-des-logis du 11e de chasseurs reçut notre engagement ; on nous délivra des feuilles de route, et nous partîmes aussitôt pour Philippeville, où était le dépôt.

Mon compagnon et moi, nous avions fort peu d’argent ; heureusement, une bonne aubaine nous attendait à Châlons. Dans la même auberge que nous, logeait un soldat de Beaujolais ; il nous invita à boire : c’était un franc Picard, je lui parlai le patois du pays, et insensiblement le verre à la main, il s’établit entre nous une si grande confiance, qu’il nous montra un porte-feuille rempli d’assignats qu’il prétendait avoir trouvé aux environs de Château-l’Abbaye. « Camarades, nous dit-il, je ne sais pas lire, mais si vous voulez m’indiquer ce que ces papiers valent, je vous donnerai votre part. » Le Picard ne pouvait pas mieux s’adresser : sous le rapport du volume, il eut le plus gros lot ; mais il ne soupçonnait pas que nous nous étions adjugé les neuf dixièmes de la somme. Cette petite subvention ne nous fut pas inutile pendant le cours de notre voyage, qui s’acheva le plus gaîment du monde. Parvenus à notre destination, il nous resta de quoi graisser généreusement la marmite. En peu de temps nous fûmes assez forts sur l’équitation pour être dirigés sur les escadrons de guerre ; nous y étions arrivés depuis deux jours, lorsqu’eut lieu la bataille de Jemmapes : ce n’était pas la première fois que je voyais le feu ; je n’eus pas peur, et je crois même que ma conduite m’avait concilié la bienveillance de mes chefs, quand mon capitaine vint m’annoncer que, signalé comme déserteur, j’allais être inévitablement arrêté. Le danger était imminent ; dès le soir même je sellai mon cheval pour passer aux Autrichiens ; en quelques minutes j’eus atteint leurs avant-postes ; je demandai du service, et l’on m’incorpora dans les cuirassiers de Kinski. Ce que je redoutais le plus, c’était d’être obligé de me sabrer le lendemain avec les Français ; je me hâtai d’échapper à cette nécessité. Une feinte indisposition me valut d’être évacué sur Louvain, où, après quelques jours d’hôpital, j’offris aux officiers de la garnison de leur donner des leçons d’escrime. Ils furent enchantés de la proposition ; aussitôt l’on me fournit des masques, des gants, des fleurets ; et un assaut, dans lequel je pelotai deux ou trois prétendus maîtres allemands, suffit pour donner une haute opinion de mon habileté. Bientôt j’eus de nombreux élèves, et je fis une ample moisson de florins.

J’étais tout fier de mes succès, lorsqu’à la suite d’un démêlé un peu trop vif avec un brigadier de service, je fus condamné à recevoir vingt coups de schlag, qui, selon la coutume, me furent distribués à la parade. Cette exécution me transporta de fureur ; je refusai de donner leçon ; on m’ordonna de continuer en me laissant l’option entre l’enseignement et une correction nouvelle, je choisis l’enseignement ; mais la schlag me restait sur le cœur, et je résolus de tout braver pour m’en affranchir. Informé qu’un lieutenant se rendait au corps d’armée du général Schroeder, je le suppliai de m’emmener comme domestique ; il y consentit dans l’espoir que je ferais de lui un Saint-Georges ; il s’était trompé : aux approches du Quesnois, je lui brûlai la politesse et me dirigeai sur Landrecies, où je me présentai comme un Belge qui abandonnait les drapeaux de l’Autriche. On me proposa d’entrer dans la cavalerie : la crainte d’être reconnu et fusillé si jamais je me trouvais de brigade avec mon ancien régiment, me fit donner la préférence au 14e léger (anciens chasseurs des barrières). L’armée de Sambre-et-Meuse marchait alors sur Aix-la-Chapelle ; la compagnie à laquelle j’appartenais reçoit l’ordre de suivre le mouvement Nous partons : en entrant à Rocroi j’aperçois des chasseurs du 11e ; je me croyais perdu, quand mon ancien capitaine, avec qui je ne pus éviter d’avoir une entrevue, se hâta de me rassurer. Ce brave homme, qui me portait de l’intérêt depuis qu’il m’avait vu tailler des croupières aux hussards de Saxe-Teschen, m’annonça qu’une amnistie me mettant désormais à l’abri de toute poursuite, il me verrait avec plaisir revenir sous ses ordres. Je lui témoignai que je n’en serais pas fâché non plus ; il prit sur lui d’arranger l’affaire, et je ne tardai pas à être réintégré dans le 11e. Mes anciens camarades m’accueillirent avec plaisir, je ne fus pas moins satisfait de me retrouver avec eux, et rien ne manquait à mon bonheur, lorsque l’amour, qui y était aussi pour quelque chose, s’avisa de me jouer un de ses tours. On ne sera pas surpris qu’à dix-sept ans j’eusse captivé la gouvernante d’un vieux garçon. Manon était le nom de cette fille ; elle était au moins le double de mon âge ; mais elle m’aimait beaucoup, et pour me le prouver, elle était capable des plus grands sacrifices, rien ne lui coûtait ; j’étais à son gré le plus beau des chasseurs, parce que j’étais le sien, et elle voulait encore que j’en fusse le plus pimpant ; déjà elle m’avait mis la montre au côté, et j’étais tout fier de me parer de quelques précieux bijoux, gages du sentiment que je lui inspirais, lorsque j’appris que, sur la dénonciation de son maître, Manon allait être traduite pour vol domestique. Manon confessait son crime, mais en même temps, pour être bien certaine qu’après sa condamnation, je ne passerais pas dans les bras d’une autre, elle me désignait comme son complice : il y avait de la vraisemblance ; je fus impliqué dans l’accusation, et j’aurais été assez embarrassé de me tirer de ce mauvais pas, si le hasard ne m’eût fait retrouver quelques lettres desquelles résultait la preuve de mon innocence. Manon confondue se rétracta. J’avais été enfermé dans la maison d’arrêt de Stenay, je fus élargi et renvoyé blanc comme neige. Mon capitaine, qui ne m’avait jamais cru coupable, fut très content de me revoir, mais les chasseurs ne me pardonnèrent pas d’avoir été soupçonné : en butte à des allusions et à des propos, je n’eus pas moins de dix duels en six jours. À la fin, blessé grièvement, je fus transporté à l’hôpital, où je restai plus d’un mois avant de me rétablir. À ma sortie, mes chefs, convaincus que les querelles ne manqueraient pas de se renouveler si je ne m’éloignais pour quelque temps, m’accordèrent un congé de six semaines : j’allai le passer à Arras, où je fus fort étonné de trouver mon père dans un emploi public ; en sa qualité d’ancien boulanger, il venait d’être préposé à la surveillance des ateliers du munitionnaire ; il devait s’opposer à l’enlèvement du pain ; dans un moment de disette, de telles fonctions, bien qu’il les remplît gratis, étaient fort scabreuses, et sans doute elles l’eussent conduit à la guillotine, sans la protection du citoyen Souham[1], commandant du 2e bataillon de la Corrèze, dans lequel je fus mis provisoirement en subsistance.

Mon congé expiré, je rejoignis à Givet, d’où le régiment partit bientôt pour entrer dans le comté de Namur. On nous cantonna dans les villages des bords de la Meuse, et comme les Autrichiens étaient en vue, il n’y avait pas de jour où l’on n’échangeât quelques coups de carabine avec eux. À la suite d’un engagement plus sérieux, nous fûmes repoussés jusque sous le canon de Givet, et, dans la retraite, je reçus à la jambe un coup de feu qui me força d’entrer à l’hôpital, puis de rester au dépôt ; j’y étais encore lorsque vint à passer la légion germanique, composée en grande partie de déserteurs, de maîtres d’armes, etc. Un des principaux chefs, qui était Artésien, me proposa d’entrer dans ce corps, en m’offrant le grade de maréchal des logis. « Une fois admis, me dit-il, je réponds de vous, vous serez à l’abri de toutes les poursuites. » La certitude de ne pas être recherché, jointe au souvenir des désagréments que m’avait attirés mon intimité avec mademoiselle Manon, me décida : j’acceptai et le lendemain j’étais avec la légion sur la route de Flandre. Nul doute qu’en continuant de servir dans ce corps, où l’avancement était rapide, je ne fusse devenu officier ; mais ma blessure se rouvrit, avec des accidents tellement graves, qu’il me fallut demander un nouveau congé ; je l’obtins, et six jours après je me retrouvai encore une fois aux portes d’Arras.



  1. Aujourd’hui lieutenant-général.