Mémoires (Vidocq)/Chapitre 35

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Tenon (Tome IIIp. 102-121).


CHAPITRE XXXV.


Un habitué de la Petite Chaise. — Je ne suis pas trop calé. — Une chambre à dévaliser. — Les oranges du père Masson. — Le tas de pierres. — Il ne faut pas se compromettre. — Un déménagement nocturne. — Le voleur bon enfant. — Chacun son goût. — Ma première visite à Bicêtre. — À bas Vidocq ! — Superbe discours. — Il y a de quoi frémir. — L’orage s’apaise. — On ne me tuera pas.


Souvent les voleurs tombaient sous ma coupe à l’instant où je m’y attendais le moins : on eût dit que leur mauvais génie les poussait à venir me trouver. Ceux qui se jetaient ainsi dans la gueule du loup étaient, il faut en convenir, terriblement chanceux, ou diablement stupides. À voir avec quelle facilité la plupart d’entre eux s’abandonnaient, j’étais toujours étonné qu’ils eussent choisi une profession dans laquelle, pour écarter les périls, tant de précautions sont nécessaires : quelques-uns étaient d’une bonhomie telle, que je regardais presque comme miraculeuse l’impunité dont ils avaient joui jusqu’au moment où ils m’avaient rencontré pour leurs péchés. Il est incroyable que des individus, créés exprès pour donner dans tous les panneaux, aient attendu ma venue à la police pour se faire prendre. Avant moi, la police était donc faite en dépit du bon sens, ou bien encore, j’étais favorisé par de singuliers hasards ; dans tous les cas, il est, comme on dit, des hasards qui valent du neuf : on en jugera par le récit suivant.

Un jour vers la brune, vêtu en ouvrier des ports, j’étais assis sur le parapet du quai de Gèvres, lorsque je vis venir à moi un individu que je reconnus pour être un des habitués de la Petite Chaise et du Bon Puits, deux cabarets fort renommés parmi les voleurs.

— « Bon soir, Jean Louis, me dit cet individu en m’accostant.

— » Bon soir, mon garçon.

— » Que diable fais-tu là ? t’as l’air triste à coquer le taffe (à faire peur).

— » Que veux-tu, mon homme ? quand on cane la pégrène (crève de faim), on rigole pas (on ne rit pas).

— » Caner la pégrène ! c’est un peu fort, toi qui passe pour un ami (voleur).

— » C’est pourtant comme ça.

— » Allons, viens que nous buvions une chopine chez Niguenac ; j’ai encore vingt Jacques (sous), il faut les tortiller (manger). »

Il m’emmène chez le marchand de vin, demande une cholette (un demi-litre), me laisse seul un instant, et revient avec deux livres de pommes de terre : « Tiens, me dit-il, en les déposant toutes fumantes sur la table, en voilà des goujons pêchés à coups de pioche dans la plaine des Sablons, ils ne sont pas frits ceux-là.

— » C’est des oranges, si tu demandais du sel…

— » De la morgane ! mon fils, ça coûte pas cher ».

Il se fait apporter de la morgane, et bien qu’une heure auparavant j’eusse fait un excellent dîner chez Martin, je tombai sur les pommes de terre, et les dévorai comme si je n’eusse pas mangé de deux jours.

« C’est affaire à toi, me dit-il, comme tu joues des dominos (des dents), à te voir, on croirait que tu morfiles (mords) dans de la crignole (viande).

» Eh ! mon dieu, tout ce qui passe par la gargoine (bouche) emplit le beauge (ventre).

» — Je sais bien, je sais bien ».

Les bouchées se succédaient avec une prodigieuse rapidité ; je ne faisais que tordre et avaler ; je ne conçois pas comment je n’en fus pas étouffé, mon estomac n’avait jamais été plus complaisant. Enfin je suis venu à bout de ma ration : ce repas terminé, mon camarade m’offre une chique, et me parle en ces termes :

« Foi d’ami, et comme je m’appelle Masson, qui est le nom de mon père et du sien, je t’ai toujours regardé comme un bon enfant ; je sais que t’as eu de grands malheurs, on me l’a dit, mais le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme, et si tu veux, je puis te faire gagner quelque chose.

— » Ça ne serait pas sans faute, car je suis panné, dieu merci ! ni peu ni trop.

— » Mais assez… Je le vois, je le vois (il regarde mes habits, qui sont passablement déguenillés) ; ça s’aperçoit que pour le quart-d’heure tu n’es pas heureux.

— » Oh ! oui ; j’ai fièrement besoin de me recaler.

— » En ce cas, viens avec moi, je suis maître d’une cambriole (je puis ouvrir une chambre), que je rincerai (dévaliserai) ce soir.

— » Conte-moi donc ça, car pour entrer dans l’affaire, il faut que je la connaisse.

— » Que t’es sinve (simple) c’est pas nécessaire pour faire le gaffe (pour guetter.)

— » Oh ! si ce n’est que ça, je suis ton homme, seulement tu peux bien me dire en deux mots…

— » Ne t’inquiète pas, te dis-je, mon plan est tiré, c’est de l’argent sûr ; la fourgatte (receleuse) est à deux pas. Sitôt servi, sitôt bloqui (sitôt volé, sitôt vendu), il y a gras, je t’en fais bon.

— » Il y a gras ? Eh bien ! marchons. »

Masson me conduit sur le boulevard Saint-Denis, que nous longeons jusqu’à un gros tas de pierres. Là, il s’arrête, regarde autour de lui pour s’assurer que personne ne nous observe, puis s’étant approché du tas, il dérange quelques moellons, plonge son bras dans la cavité qu’ils fermaient, et en ramène un trousseau de clefs. « J’ai maintenant toutes les herbes de la Saint-Jean, me dit-il, » et nous prenons ensemble le chemin de la Halle au Blé. Parvenus dans le pourtour, il m’indique à peu de distance, et presque en face du corps-de-garde, une maison dans laquelle il doit s’introduire. « À présent, mon ami, ajoute-t-il, ne vas pas plus loin, attends-moi, et ouvre l’œil, je vais voir si la larque est décarée, (si la femme qui occupe la chambre est sortie) ».

Masson ouvre la porte de l’allée, mais il ne l’a pas plutôt refermée sur lui, que je cours au poste où, m’étant fait reconnaître du chef, je l’avertis à la hâte qu’un vol est au moment de se commettre, et qu’il n’y a pas de temps à perdre, si l’on veut saisir le voleur nanti des objets qu’il emporte. L’avis donné, je me retire et retourne à l’endroit où Masson m’avait laissé. À peine y suis-je, quelqu’un s’avance vers moi : « Est-ce toi Jean Louis P

— » Oui, c’est moi, répondis-je, en exprimant mon étonnement de ce qu’il revenait les mains vides.

— » Ne m’en parle pas ! un diable de voisin qui est arrivé sur le carré m’a dérangé dans mon opération ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Minute, minute ! laisse bouillir le mouton, tu verras tout à l’heure ; il ne faut pas se compromettre. »

Bientôt il me quitte de nouveau, et ne tarde pas à reparaître chargé d’un énorme paquet, sous le poids duquel il semble s’affaisser. Il passe devant moi sans dire mot ; je le suis ; et marchant en serre-files, deux hommes de garde, armés seulement de leur baïonnette, l’observent en faisant le moins de bruit possible.

Il importait de savoir où il allait déposer son fardeau : il entra rue du Four, chez une marchande (la Tête-de-Mort), où il ne resta que peu de temps. « C’était lourd, me dit-il en sortant, et pourtant j’ai encore un bon voyage à faire. »

Je le laisse agir ; il remonte dans la chambre dont il effectuait le déménagement : dix minutes à peine se sont écoulées, il redescend portant sur sa tête un lit complet, matelas, coussins, draps et couverture. Il n’avait pas eu le temps de le défaire ; aussi sur le point de franchir le seuil, gêné par la porte qui était trop étroite, et ne voulant pas lâcher sa proie, faillit-il tomber à la renverse ; mais il reprit promptement son équilibre, se mit en marche et me fit signe de l’accompagner. Au détour de la rue, il se rapproche de moi, et me dit à voix basse :

— « Je crois que j’y retournerai une troisième fois, si tu veux tu monteras avec moi, tu m’aideras à décrocher les rideaux du lit et les grands de la croisée.

— » C’est entendu, lui répondis-je, quand on couche sur la plume de la Beauce (la paille), des rideaux, c’est du luxe.

— » Oui, c’est du lusque, reprit-il, en souriant ; par ainsi, assez causé, ne vas pas plus loin, je te prendrai en repassant. »

Masson poursuit son chemin, mais à deux pas de là l’on nous arrête l’un et l’autre. Conduits d’abord au corps-de-garde et ensuite chez le commissaire, nous sommes interrogés.

— « Vous êtes deux, dit l’officier public à Masson (me désignant), quel est cet homme ? Sans doute un voleur comme toi.

— » Quel est cet homme ? Est-ce que je le sais ? demandez-lui ce qu’il est ; quand je l’aurai vu encore une fois et puis celle-là, ça fera deux.

— » Vous ne me direz pas que vous n’êtes pas de connivence, puisque l’on vous a rencontrés ensemble.

— » Il n’y a pas de connivence, mon respectable commissaire : il allait d’un côté, je venais par l’autre, voilà tout à coup quand il passe à fleur de moi, je sens quelque chose qui me glisse, c’était un auryer (oreiller). Je lui dis comme ça : je crois qu’il va prendre un billet de parterre, ça serait de le relever, il le relève : là dessus la garde est arrivée, on nous a paumé tous les deux ; c’est ce qui fait que je suis devant vous, et que je veux mourir si ce n’est pas la pure vérité. Demandez-lui plutôt. »

La fable était assez bien trouvée, je n’eus garde de démentir Masson, j’abondai au contraire dans son sens ; enfin le commissaire parut convaincu. « Avez-vous des papiers ? me dit-il. » J’exhibe un permis de séjour, qui est jugé fort en règle, et mon renvoi est aussitôt prononcé. Une satisfaction bien marquée se peignit dans les traits de Masson, lorsqu’il entendit ces mots : Allez vous coucher, qui m’étaient adressés : c’était la formule de ma mise en liberté, et il en était si joyeux, qu’il fallait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir.

On tenait le voleur, il ne s’agissait plus que de saisir la receleuse avant qu’elle eût fait disparaître les objets déposés chez elle : la perquisition eut lieu immédiatement, et surprise au milieu de témoignages matériels dont l’évidence l’accablait, la Tête-de-Mort fut enlevée à son commerce au moment où elle s’y attendait le moins.

Masson fut conduit au dépôt de la préfecture. Le lendemain, suivant un usage établi de temps immémorial, parmi les voleurs, lorsqu’un de leurs collaborateurs est enflacqué, je lui envoyai une miche ronde de quatre livres, un jambonneau, et un petit écu. On me rapporta qu’il avait été sensible ·à cette attention, mais il ne soupçonnait pas encore que celui qui lui faisait tenir le denier de la confraternité, était la cause de sa mésaventure. Ce fut seulement à la Force qu’il apprit, que Jean-Louis et Vidocq étaient le même individu : alors il imagina un singulier moyen de défense : il prétendit que j’étais l’auteur du vol dont il était accusé, et qu’ayant eu besoin de lui pour le transport des effets, j’étais allé le chercher ; mais ce conte longuement développé devant la cour, ne fit pas fortune, Masson eut beau se prévaloir de son innocence, il fut condamné à la réclusion.

Peu de temps après j’assistais au départ de la chaîne, Masson, qui ne m’avait pas vu depuis son arrestation, m’aperçoit à travers la grille.

— « Hé bien ! me dit-il, vous voilà monsieur Jean Louis ; c’est pourtant vous qui m’avez emballé. Ah ! si j’avais su que vous étiez Vidocq, je vous en aurais payé des oranges !

— » Tu m’en veux donc bien, n’est-ce pas ? toi qui m’as proposé de t’accompagner ?

— » C’est vrai, mais vous ne m’avez pas dit que vous étiez raille (mouchard).

— » Si je te l’avais dit, j’aurais trahi mon devoir, et ça ne t’aurait pas empêché de rincer la cambriole, tu aurais seulement remis la partie.

— » Vous n’en êtes pas moins un fichu coquin. Moi qui étais de si bon cœur ! Tenez, j’aimerais mieux rester ici tant que l’âme me battra dans le corps, que d’être libre comme vous et de m’avoir déshonoré.

— » Chacun son goût.

— » Il est joli, votre goût !… un mouchard ! c’est-ti pas beau ?

— » C’est toujours aussi beau que de voler ; d’ailleurs, sans nous que deviendraient les d’honnêtes gens ? »

À ces mots, il partit d’un grand éclat de rire. « Les honnêtes gens ! répéta-t-il, tiens, tu me fais rire que je n’en ai pas l’envie ( l’expression dont il se servit, était un peu moins congrue.) Les honnêtes gens ! ce qui deviendraient ?… tais-toi donc, ça ne t’inquiète guère ; quand t’étais au pré, tu chantais autrement.

— » Il y reviendra, dit un des condamnés qui nous écoutaient.

— » Lui ! s’écria Masson, on n’en voudrait pas ; à la bonne heure un brave garçon ! ça peut aller partout. »

Toutes les fois que l’exercice de mes fonctions m’appelait à Bicêtre, j’étais sûr qu’il me faudrait essuyer des reproches de la nature de ceux qui me furent adressés par Masson. Rarement j’entrais en discussion avec le prisonnier qui m’apostrophait ; cependant je ne dédaignais pas toujours de lui répondre, dans la crainte qu’il ne lui vînt à l’idée, non que je le méprisais, mais que j’avais peur de lui. En me trouvant en présence de quelques centaines de malfaiteurs qui avaient tous plus ou moins à se plaindre de moi, puisque tous m’avaient passé par les mains ou par celles de mes agents, on sent qu’il m’était indispensable de montrer de la fermeté ; mais cette fermeté ne me fut jamais plus nécessaire que le jour où je parus pour la première fois au milieu de cette horrible population.

Je ne fus pas plutôt l’agent principal de la police de sûreté, que, jaloux de remplir convenablement la tâche qui m’était confiée, je m’occupai sérieusement d’acquérir toutes les notions dont je pensais avoir besoin pour mon état. Il me parut utile de classer dans ma mémoire, autant que possible, les signalements de tous les individus qui avaient été repris de justice. J’étais ainsi plus apte à les reconnaître, si jamais ils venaient à s’évader, et à l’expiration de leur peine, il me devenait plus facile d’exercer à leur égard la surveillance qui m’était prescrite. Je sollicitai donc de M. Henry l’autorisation de me rendre à Bicêtre avec mes auxiliaires, afin d’examiner pendant l’opération du ferrement, et les condamnés de Paris et ceux de province, qui d’ordinaire venaient prendre le collier avec eux. M. Henry me fit de nombreuses observations pour me détourner d’une démarche dont les avantages ne lui semblaient pas aussi bien démontrés que l’imminence du danger auquel j’allais m’exposer.

« Je suis informé, me dit-il, que les détenus ont comploté de vous faire un mauvais parti. Si vous vous présentez au départ de la chaîne, vous leur offrez une occasion qu’ils attendent depuis long-temps ; et ma foi ! quelque précaution que l’on prenne, je ne réponds pas de vous. » Je remerciai ce chef de l’intérêt qu’il me témoignait, mais en même temps j’insistai pour qu’il m’accordât l’objet de ma demande, et il se décida enfin à me donner l’ordre qu’il m’importait d’obtenir.

Le jour fixé pour le ferrement, je me transporte à Bicêtre, avec quelques-uns de mes agents. J’entre dans la cour, soudain des hurlements affreux se font entendre, des cris : à bas les mouchards ! à bas le brigand ! à bas Vidocq ! partent de toutes les croisées où les prisonniers, montés sur les épaules les uns des autres et la face collée contre les barreaux, sont rassemblés en groupe. Je fais quelques pas, les vociférations redoublent ; de toutes parts l’air retentit d’invectives et de menaces de mort, proférées avec l’accent de la fureur : c’était un spectacle vraiment infernal que celui de ces visages de cannibales, sur lesquels se manifestaient par d’horribles contractions la soif du sang et le désir de la vengeance. Il se faisait dans toute la maison un vacarme épouvantable ; je ne pus une défendre · d’une impression de terreur, je me reprochais mon imprudence, et peu s’en fallut que je ne prisse le parti de battre en retraite ; mais tout à coup je sens renaître mon courage. « Eh quoi ! me dis-je, tu n’as pas tremblé lorsque tu attaquais ces scélérats dans leurs repaires ; ils sont ici sous les verrous et leur voix t’effraie ! allons, dussions-nous périr, faisons tête à l’orage, et qu’ils ne puissent pas croire t’avoir intimidé ! »

Ce retour à une résolution plus conforme à l’opinion que je devais donner de moi, fut assez prompt pour ne pas laisser le temps de remarquer ma faiblesse : bientôt j’ai recouvré toute mon énergie ; ne redoutant plus rien, je promène fièrement mes regards sur toutes les croisées, je m’approche même de celles du rez-de-chaussée. À ce moment, les prisonniers éprouvent un nouvel accès de rage ; ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes féroces qui rugissent ; c’est une agitation, un bruit, on eut dit que Bicêtre allait s’arracher de ses fondements et que les murs de ses cabanons allaient s’entr’ouvrir. Au milieu de ce brouhaha, je fais signe que je veux parler ; un morne silence succède à la tempête, on écoute : « Tas de canaille, m’écriai-je, que vous sert de brailler ? C’est quand je vous ai emballés qu’il fallait, non pas crier, mais vous défendre. En serez-vous plus gras, pour m’avoir dit des injures ? Vous me traitez de mouchard, eh bien ! oui, je suis mouchard, mais vous l’êtes aussi, puisqu’il n’est pas un seul d’entre vous qui ne soit venu offrir de me vendre ses camarades, dans l’espoir d’obtenir une impunité que je ne puis ni ne veux accorder. Je vous ai livrés à la justice parce que vous étiez coupables. — Je ne vous ai pas épargnés, je le sais ; quel motif aurais-je eu de garder des ménagement ? Y a-t-il ici quelqu’un que j’aie connu libre et qui puisse me reprocher d’avoir jamais travaillé avec lui ? Et puis, lors même que j’aurais été voleur, dites-moi ce que cela prouverait, sinon que je suis plus adroit ou plus heureux que vous, puisque je n’ai jamais été pris marron. — Je défie le plus malin de montrer un écrou qui constate que j’aie été accusé de vol ou d’escroquerie. Il ne s’agit pas d’aller chercher midi à quatorze heures, opposez-moi un fait, un seul fait, et je m’avoue plus coquin que vous tous. — Est-ce le métier que vous désapprouvez ? que ceux qui me blâment le plus sous ce rapport me répondent franchement, ne leur arrive-t-il pas cent fois le jour de désirer être à ma place ? »

Cette harangue pendant laquelle on ne m’interrompit pas fut couverte de huées. Bientôt les vociférations et les rugissements recommencèrent ; mais je n’éprouvais plus qu’un seul sentiment, celui de l’indignation : transporté de colère, je devins d’une audace presque au-dessus de mes forces. On annonce que les condamnés vont être amenés dans la cour des fers : je vais me poster sur leur passage, au moment où ils se présentent à l’appel, et résolu à vendre chèrement ma vie, j’attends là qu’ils osent accomplir leurs menaces. Je l’avoue, intérieurement je désirais que l’un d’eux tentât de porter la main sur moi, tant m’animait le désir de la vengeance. Malheur à qui m’eût provoqué ! mais aucun de ces misérables ne fit le moindre mouvement, et j’en fus quitte pour essuyer de foudroyants regards, auxquels je ripostai avec cette assurance qui déconcerte un ennemi. L’appel terminé, un bourdonnement sourd est le prélude d’un nouveau tumulte : on vomit des imprécations contre moi, qu’il vienne donc ! il reste à la porte, répètent les condamnés en accolant à mon nom les épithètes les plus grossières. Poussé à bout par cette espèce de défi injurieux, j’entre avec un de mes agents, et me voilà au milieu de deux cents brigands, la plupart arrêtés par moi : allons, amis ! courage ! leur criaient des cabanons où ils étaient enfermés les condamnés à la réclusion, cernez le gros cochon, tuez-le, qu’il n’en soit plus parlé.

C’était le cas ou jamais de payer de front : « Allons, messieurs, dis-je aux forçats, tuez-le, on dira qu’il est venu au monde comme ça. Vous voyez qu’on vous donne de bons conseils : essayez. » Je ne sais quelle révolution s’opéra alors dans leur esprit, mais plus je me trouvais en quelque sorte à leur discrétion, plus ils paraissaient s’apaiser. Vers la fin du ferrement, ces hommes, qui avaient juré de m’exterminer, s’étaient tellement radoucis que plusieurs d’entr’eux me prièrent de leur rendre quelques légers services. Ils n’eurent pas à se repentir d’avoir compté sur mon obligeance, et le lendemain, à l’heure du départ, après m’avoir adressé leurs remercîments, ils me firent des adieux pleins de cordialité. Tous étaient changés du noir au blanc ; les plus mutins de la veille étaient devenus souples, respectueux, du moins dans l’apparence, et presque rampants.

Cette expérience fut pour moi une leçon dont je n’ai jamais perdu le souvenir : elle me démontra qu’avec des gens de cette trempe, on est toujours fort quand on déploie de la fermeté : pour les tenir éternellement en respect, il suffit de leur en avoir imposé une seule fois. À partir de cette époque, je ne laissai plus passer un départ de la chaîne sans aller voir ferrer les condamnés ; et, sauf quelques exceptions, il ne m’arriva plus d’être insulté. Les condamnés s’étaient accoutumés à me voir, si je ne fusse pas venu, il semblait qu’il leur eût manqué quelque chose ; et en effet presque tous avaient des commissions à me donner. Au moment où ils tombaient sous l’empire de la mort civile, j’étais, pour ainsi dire, leur exécuteur testamentaire. Chez le plus petit nombre, les ressentiments n’étaient pas effacés, mais rancune de voleur ne dure pas. Pendant dix-huit ans que j’ai fait la guerre aux grinches, petits ou grands, j’ai été souvent menacé ; bien des forçats renommés pour leur intrépidité, ont fait le serment de m’assassiner aussitôt qu’ils seraient libres, tous ont été parjures et tous le seront. Veut-on savoir pourquoi ? C’est que la première, la seule affaire pour un voleur, c’est de voler ; celle-là l’occupe exclusivement. S’il ne peut faire autrement, il me tuera pour avoir ma bourse, ceci est du métier ; il me tuera pour anéantir un témoignage qui le perdrait, le métier le permet encore ; il me tuera pour échapper au châtiment ; mais quand le châtiment est subi, à quoi bon ? Les voleurs n’assassinent pas à leur temps perdu.