Aller au contenu

Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-02

La bibliothèque libre.
Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 19-27).
◄  I
III  ►

CHAPITRE DEUXIÈME

Mes vacances. Je m’ennuie.
Rencontre d’Hubertine. Le bal des mariniers.
L’amoureuse morsure.

On me fit faire deux vêtements, l’un de gros drap bleu, pour tout aller, l’autre de fin drap noir, pour le dimanche. Je me réacclimatai rapidement. Le vieux curé venait de trépasser. Cela me priva d’une joie. Je m’étais promis de lui infliger l’impertinence d’une rupture. J’affectais un irrespect des choses religieuses qui choqua ma mère, mais dont mon père s’égaya. Honteux, presque, de ma piété passée, j’en gardais rancune aux prêtres, peut-être parce qu’au fond de moi la peur des châtiments chrétiens survivait à la foi. Je ne remis pas les pieds à l’église. Je stationnais devant le porche, ironique. Et je ricanais aux dévotes. Puérile manifestation de demi-libéré.

Mes vacances furent mornes. Le désœuvrement me pesa bientôt. Je tuais le temps en faisant de somnolentes parties de cartes à l’auberge Lureau. La pêche ne m’attirait pas. Mon père m’ayant offert une carabine, je massacrai quelques alouettes, abattis deux corbeaux, des geais, un martin-pêcheur. Puis je laissai là mon arme. On me prêta des romans. Je bâillai sur Eugène Sue et sur Paul de Kock. Dumas seul m’amusa, dont la gloire était aux nues. Enfin, je rimai des stances lamartiniennes, des scènes de tragédies, des églogues, des vers de toutes mesures, qui me délassèrent un peu de mon ennui. Car je m’ennuyais au long de chaque jour, sans même entrevoir une évasion possible vers le plaisir.

On était en octobre. À l’été recuit succédait un bel automne. Des vendanges copieuses avaient réjoui le vigneron. Dans tous les logis sonnait la gaîté, tandis que sur les tables coulait le vin d’un an, incitant aux propos salés et aux farces grasses. Saint-Brice, en outre, s’animait du chômage annuel de la batellerie. Trois semaines durant, plus de cent péniches stationnaient là, côte à côte, péniches du Centre, de l’Est et des Flandres, camp flottant, grouillant et bariolé, où la tribu pénichienne, hommes, femmes, enfants, vivait autonome, emplissant les auberges dont elle était le profit attendu. C’était un moment de grande activité pour mon père. J’aimais alors les berges du canal. J’y saluais des demoiselles de mariniers, qui me connaissaient toutes. On me hélait de vingt bateaux : « Hé ! monsieur Félicien ! Vous passez bien fier ! » J’abordais, je descendais dans la cabine, toujours d’une propreté flamande, où bouillotait le coquemar à café. Ces braves gens m’intéressaient par une sorte d’exotisme. Je les questionnais sur les pays par eux traversés. Ils connaissaient Paris, pour la plupart, et j’enviais ceux d’entre eux qui se dirigeaient vers la belle capitale. Aussi disaient-ils, se méprenant sur mes interrogations : « On voit que vous êtes fils de marinier par votre mère. Vous avez ça dans le sang, monsieur Félicien. » Hélas ! J’avais surtout le désir d’échapper à l’ennui, et j’aurais voulu voyager comme eux, d’un horizon de clocher à l’autre horizon, saluer sans cesse de nouveaux paysages. Pour peu qu’on me l’eût offert, partant sans hésiter sur l’un de ces bateaux, je me serais confié au fil doré de l’aventure…

Ainsi, Saint-Brice était partagé entre la goguette des lendemains de vendanges et le repos périodique de la batellerie, véritable kermesse que marquaient des veillées joyeuses dont le village gardait fidèlement la tradition. Mais j’étais trop jeune encore pour jouer mon rôle dans la liesse commune. On me traitait en gamin, nonobstant ma moustache naissante et ma haute stature, et je ne tentais même pas de me faire prendre au sérieux, tant je subissais placidement ma lassitude. Les êtres et les choses, je les considérais avec une amère indifférence. J’avais, me semblait-il, vidé la coupe de la vie — la vie ! pauvre écolier que j’étais, la vie, dont je ne connaissais que les drames de collège, les émotions d’enfant de chœur, les grimaces de fillettes à poupées !

Un soir que je jouais aux cartes dans une péniche, une jeune fille entra soudain, en coup de vent. À travers la fumée des pipes, j’admirai son délicat profil de brune aux yeux noirs, sa bouche écarlate et ses dents, qu’elle fit parader dans un éclat de rire. Élancée et souple, on devinait tout son corps sous le jupon de laine et le méchant casaquin qui l’habillaient. Elle devait avoir quinze ans. Elle m’aperçut, cessa de rire, parut gênée. Elle s’assit dans le coin le plus obscur de la cabine sans me quitter des yeux. Le marinier me dit : « C’est notre nièce, la fille de mon frère, qui a son bateau près d’ici. » J’osai la regarder. Mon cœur précipita ses battements. Elle me fixait, à la fois effrontée et confuse, muette et intriguée, se demandant apparemment à quelle catégorie sociale j’appartenais. Lors le marinier reprit : « Approche-toi de la table, Hubertine. Ce monsieur ne te mangera pas. C’est le fils Fargèze, des chantiers à bateaux. Allons, tu vas faire une partie avec nous. » Elle eut une décision brusque, s’approcha vivement, vint prendre place en face de moi. Elle continuait de me fixer, silencieuse. Et puis, m’ayant sans doute assez observé : « Je vais vous gagner tous ! » s’écria-t-elle d’une voix chantonnante, en s’emparant des cartes, qu’elle battit, fit couper, distribua. Sa main toucha la mienne et ce fut pour moi la déroute. En vain m’efforçais-je de reconnaître mon jeu. L’esprit ailleurs, les oreilles tintantes, je ne distinguais plus entre les as et les dix, et je venais de perdre deux parties dans des conditions ridicules, je m’engageais de façon désordonnée dans une troisième, lorsqu’un appel venant de la berge m’apporta l’excuse d’une retraite immédiate. C’était mon père qui me réclamait pour quelques écritures. D’un bon je fus dehors, après un « au revoir » écourté. Jamais je n’avais obéi si promptement à un ordre paternel. Il me fallut près d’une heure pour expédier une tâche qui, normalement, ne m’eût pris que dix minutes. Je n’arrivais pas à tracer mes lettres. Quand j’eus fini, je ne pus tenir en place. Je voulais revenir à la péniche. Ce fut irrésistible et j’y courus. D’une main tremblante j’ouvris la porte de la cabine, où l’on me revit sans surprise. Mais la jolie nièce du marinier ne s’y trouvait plus.

Je rentrai, me mis au lit, et je sus ce qu’est une nuit sans sommeil. J’évoquais le visage d’Hubertine ; je sentais sur ma main le frôlement de la sienne ; je la revoyais descendre l’escalier de la péniche avec un dodelinement de tout son corps gracieux, dont chaque mouvement était une caresse. Même, par instants, j’eus cette sensation que la mignonne reposait auprès de moi. Jusqu’au matin je remuai, si bien que ma mère vint dans ma chambre, craignant que je ne fusse malade. J’écoutais sonner d’heure en heure la grande horloge de la salle à manger. Puis la fatigue l’emporta et je m’endormis comme un enfant, bercé par des rêves d’homme. Il faisait grand jour quand je me réveillai.

D’ordinaire, dès mon lever, j’établissais rapidement les comptes de mon père ; après quoi j’étais libre jusqu’à midi. Mais ce matin-là ce fut à peine si je pris le temps de boire une bolée de café au lait. Nu-tête, je me dirigeai vers la flottille des péniches, qui profilaient à perte de vue leurs flancs bruns sous le vieil or de l’automne. Je voulais revoir Hubertine. Quel était le bateau de sa famille ? J’en explorai de l’œil un grand nombre. Chacun d’eux portait un nom, peint à l’avant : la Belle Jeanne, le Souvenir du Havre, l’Ardennais, Ma Campagne. Je feignais de scruter la rive du canal, tel un pêcheur se préparant à immerger des nasses. Je croisai plusieurs mariniers qui me saluèrent, mais je n’osai me renseigner auprès d’eux. Aussi passai-je vainement en revue tous les bateaux. L’animation du matin s’éveillait sur les ponts. Une marmaille sortant du lit trottinait pieds nus dans les jambes des pénichiens, qui lampaient leur première tasse en disant bonjour au soleil. Des femmes puisaient de l’eau avec des seaux déroulant une corde. D’autres étendaient du linge. Dans des cages picoraient des poules, roucoulaient pigeons et tourterelles, jacassaient des pies apprivoisées. Je détaillais furtivement ce spectacle, dont le pittoresque n’apprenait rien à mes yeux. Quand j’eus atteint la dernière péniche, je retournai sur mes pas, observant avec plus d’attention les visages féminins. Je n’aperçus pas Hubertine.

Je m’en revins tristement, retenant mal des larmes. Ma mère me trouva pâlot, me conseilla de me reposer. Je la rabrouai d’un geste maussade. « Félicien n’est pas bien » fit-elle, indulgente. Mon père jugea que c’était la dernière croissance qui me travaillait. J’étais pourtant déjà d’une belle taille. Encore quelques centimètres et j’aurais atteint les cinq pieds six pouces paternels. Je répliquai nettement à tous deux que je m’ennuyais, et qu’il ne fallait pas chercher d’autre cause à ma mauvaise mine. Ce qui fit rire mon père, qui s’écria : « Tu t’ennuies ? La bonne histoire ! À ton âge, moi, je savais bien trouver de la distraction » — boutade qui faillit fâcher ma mère. Je demeurai muet et m’assis dans un coin, où je feuilletai des livres à gravures. Pour la première fois de ma vie, je boudais.

Ma journée se passa dans ce noir. À peine sortis-je quelques instants au cours de l’après-midi. Nous allions nous attabler pour le repas du soir quand une musique bruyante, où stridulaient les notes d’une flûte, se fit entendre dans le lointain. Je sursautai. Qu’était-ce ? « D’où sors-tu donc ? fit mon père. Oublies-tu le bal des mariniers ? Je ne l’oubliais pas, moi, quand j’étais jeune ! » Le bal des mariniers ! C’était aujourd’hui le dernier jour du chômage, et tout à l’heure un bal rassemblerait la marine en une dernière bamboche, avant le départ vers d’autres horizons. Chaque année, cette sauterie était l’événement de Saint-Brice, et il fallait que je fusse bien étourdi pour l’avoir oublié. Que de fois, enfant, j’avais rôdé aux alentours, ému d’une curiosité frénétique ! Le bal des mariniers ! À coup sûr, Hubertine allait s’y rendre, et là, sans doute, il me serait facile de l’approcher…

Vite, je me levai de table, gagnai ma chambre et fis une toilette de galantin, lustrant mes cheveux, grattant mes ongles. Ma mère s’inquiétait, mais mon père sourit : « Tiens fiston, voilà cent sous. Amuse-toi bien et reviens-nous plus gai. » Je partis d’un pas leste. Le bal se tenait dans une auberge à l’écart de Saint-Brice, « Au Rendez-vous des Mariniers ». Des groupes de jeunes gens stationnaient devant l’entrée, qu’encombraient d’insolents morveux, et je me revis quelques années auparavant, coulant des regards émerveillés dans l’entrebâillement de la porte. J’hésitai. Je redevins gosse. Et peut-être eussé-je rebroussé chemin si de l’obscurité n’avaient surgi trois hommes, qui me dirent bonsoir. Il y avait l’oncle d’Hubertine, dans la péniche duquel j’avais rencontré la fillette, et puis, un rire clair s’égrenant, Hubertine elle-même parut, jolie comme l’amour sous un bonnet blanc tuyauté d’où s’échappaient de lutines boucles brunes. Sans doute riait-elle en pensant à ma défaite aux cartes. Elle me salua par mon nom en continuant de rire, et je me redressai, je pris un air avantageux, je dirigeai tout le monde vers l’entrée de l’auberge, en affectant la crâne assurance d’un habitué de l’endroit. Or, je claquais des dents comme un fiévreux, je sentais le rouge m’envahir les joues et me chauffer les oreilles.

Dans une salle rectangulaire, qu’éclairaient chichement une demi-douzaine de quinquets fumeux, cent couples se trémoussaient aux sons d’une clarinette, d’une flûte et d’un violon, qu’on n’entendait que par échappées tant les danseurs exagéraient les tapements de bottes et de sabots. Des bancs longeaient les murs. Des tables étaient installées pêle-mêle. On servait à boire sur les bancs plus encore que sur les tables. Des compagnons en tablier distribuaient les bouteilles. On buvait debout, un verre unique s’emplissant à la ronde. Les bouchons de limonade pétaradaient. Je fis asseoir mes invités et commandai du vin, du rouge à la bouteille, et du meilleur.

Hélas ! ma timidité d’échappé de collège allait reparaître ! J’avais beau me contraindre à une attitude dégagée, je sentais peser sur moi les regards d’Hubertine, et j’évitais de diriger les miens vers elle. Les deux mariniers qui se trouvaient en compagnie de son oncle étaient des lurons de vingt ans, qui, sitôt attablés, la prirent à partie, lui chatouillant la nuque et jouant avec ses franfreluches. J’aurais dû rire de ces agaceries, et cependant je fus assez sot pour m’en émouvoir comme d’une profanation. Des bouffées de chaleur me suffoquèrent. Le sang me sifflait aux tempes. Hubertine, qui se trémoussait sous les chatouilles, eut certainement conscience de mon désarroi, car elle fit cesser le jeu des galants par des tapes d’abord amicales, et qui devinrent impératives. Alors j’osai la regarder et ses yeux rieurs s’arrêtèrent sur moi. Je penchai la tête, saisis mon verre qu’on venait d’emplir et le vidai d’un trait.

Je n’étais qu’au début de mes tribulations. L’un après l’autre, les deux jeunes gars l’entraînèrent pour une contredanse, et j’eus le dépit de la voir mêlée à des virevoltes qui la laissaient ravie. Je ne savais pas danser. À tout prendre, je n’aurais pas eu de peine à surpasser en pirouettes ces rustauds qui réduisaient la chorégraphie à des ronds de bras et des appels de pieds. Mais la crainte niaise d’être plaisanté me retint. « À qui le tour ? Je cherche un cavalier », s’écria Hubertine lorsque, les contredanses finies, elle vint se rasseoir en tapotant son cotillon. C’était une invitation directe. Je m’excusai, prétendant ne connaître que les danses parisiennes, celles des bals de Dijon. « Quéque ça fait ? répliqua-t-elle. Allons, à qui le tour ? » Et comme un grand dadais roussâtre, aux dents brèches sous des lèvres en bourrelets, venait lui offrir la main pour une valse, elle se leva pimpante, souriant à ce monstre, qui l’emporta collée à lui dans le tournoiement des couples.

C’en était trop. Je prétextai l’oubli d’une commission pressée, payai les deux bouteilles servies et gagnai la porte. Je traversai les groupes sans voir personne, dégringolai la route et regagnai la maison. Mon père, surpris, me cria de son lit : « Déjà de retour ? Ben, tu n’as guère eu le temps d’user tes semelles », plaisanterie à laquelle je ne me sentis pas en humeur de répondre. Je défaillais. Je me couchai sans lumière et, la tête enfouie sous les couvertures, je sanglotai silencieusement.

Le lendemain, dès l’aube, j’étais debout. Je savais que le départ de toute la flotte de péniches aurait lieu de bonne heure, le bief du canal ayant été rempli dans la nuit. Je courus à l’écluse. J’avais appris le nom du père d’Hubertine, Isidore Caplin, et celui de son bateau, la Brise de Mai. Je découvris le bateau et, dissimulé derrière un bouquet de saules, je guettai l’apparition de celle qui, depuis deux jours, me possédait tout entier.

J’attendis un peu. Une forme blanche, bonichon, camisole et jupe, s’échappa de la cabine. Je reconnus Hubertine et mon émoi fut au comble. Elle vint jeter du grain à des poules qui piaulaient sous une mue placée à la poupe. Elle était seule. Je fis un énergique effort sur moi-même et, franchissant le rideau des saules, je descendis au bord du canal. Elle leva la tête, me vit, me fit un salut amical et disparut.

Anxieux, mais résolu au pire, je me dissimulai de nouveau. Une demi-heure s’écoula. On allait et venait sur le pont. Sans doute préparait-on le départ. Soudain reparut Hubertine, juponnée de bleu, un panier au bras. Légère, elle s’avança sur la planche qui la séparait de la berge. Aussitôt je me découvris et, sans nulle gêne, toute souriante, elle me tendit la main. On pouvait nous voir du bateau, sans compter que mariniers et haleurs étaient nombreux le long de la berge. Mais que m’importait ! J’attirai la chérie, la baisai goulûment sur la bouche, tandis que mes impatientes mains pressaient ses hanches. Elle pâlit ; ses yeux noirs s’éteignirent. À son tour elle m’enlaçait, me baisait le visage. Et comme se faisaient plus ardents mes témoignages attoucheurs, elle jeta un cri, me mordit à la lèvre, s’échappa de mes bras et galopa vers le village, à sabots tapants, sans se retourner.

J’étais radieux. Je revins à la maison, avalai mon déjeuner, rédigeai quelques lettres. Il était huit heures. Quand à neuf heures, je pus retourner au canal, je ne trouvai plus la Brise de Mai. Tout là-bas, au long de la lumineuse ligne droite du bief, les files de péniches se mouvaient lentement, halées par des mulets ou par des hommes. Longtemps, longtemps mon avide regard les suivit, et je les vis se fondre dans le lointain, jusqu’à n’être plus qu’une vague estompe, puis s’effacer, disparaître derrière l’épaule d’une colline. Alors, encore tout enivré des baisers que j’avais reçus, le cœur lourd de bonheur et de tristesse, je laissai de douces larmes noyer mes yeux.