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Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-05

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Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 47-68).
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CHAPITRE CINQUIÈME

Au fil de l’eau. Balthasar et la Berrichonne.
La famille Boulard. Rixe avec Balthasar.
J’abandonne la marine.

La Mère-Picarde et l’Avalanche devaient rallier, à Orléans, la troisième péniche de mon oncle, la Ville-de-Nevers. Elles portaient un chargement de vins. La Mère-Picarde était le bateau patronal. Il s’y trouvait une cabine-bureau dont je pris aussitôt possession, afin d’affirmer devant l’équipage mes fonctions d’homme de plume. Après quoi, jusqu’à la nuit, j’allai rêver et rager sur le pont.

Mon oncle, tout à son foie, qui le torturait, laissait le gouvernement de ses bateaux à un certain Balthasar, dit Nom-de-Dieu, un rustre barbu et poilu, d’une humeur de garde-chiourme, et qui dès le premier abord me dévisagea de travers. Du matin au soir il grondait et sacrait. En dehors de son service il était préposé à la cuisine, qu’il expédiait sommairement et salement. Le lit qu’on m’avait préparé voisinait avec le sien, dans l’Avalanche. J’allai droit à lui, qui me vit venir, et je lui plantai mon regard dans le blanc de l’œil.

— Nous sommes de la même chambrée, Balthasar. J’espère que nous ferons bon ménage.

Ses yeux ronds flambèrent. Il maniait une longue perche. Avec violence il la projeta loin de lui.

— J’ai pas pour habitude de faire mauvais ménage, grogna-t-il. Pourquoi que vous me dites ça ?

— Parce que ça me plaît.

— Je n’ai rien à voir avec vous. Laissez-moi tranquille.

— Vous avez mauvais caractère, Balthasar. Il faudra vous guérir de ça.

Il saisit une autre perche, qu’il projeta plus violemment encore.

— Bon Dieu de bon Dieu ! J’ai quarante ans et vous n’êtes qu’un galopin. Tâchez voir à me foutre la paix !

— Le galopin vous emmerde ! répliquai-je.

Nous avions crié très fort. L’équipage levait le nez. Mon oncle se montrait. Balthasar s’éloigna, roulant des jurons dans sa barbe. Notre querelle, ce jour-là, n’alla pas plus avant.

Je m’installai. Rageant toujours, je dépêchais les écritures du bord, je parcourais à pas nerveux le pont de la Mère-Picarde. Je regardais s’approcher, s’étendre, s’éloigner les villages. Des péniches amies croisaient les nôtres. Aux écluses, je descendais à terre, heureux de reprendre contact avec la vie extérieure. Un jupon ne pouvait passer sans que je ressentisse une commotion galvanique. Une femme ! Quand en aurais-je une, toute à moi, dont je pourrais me rassasier sans qu’aucune mère Lureau vint se placer entre nous ? J’avais hâte d’être à Orléans. J’étais si aigrement disposé qu’un matin mon oncle m’ayant fait je ne sais plus quelle observation bénigne — le pauvre cher homme ! — j’allai m’enfermer dans la cabine de l’Avalanche et ne reparus qu’à l’heure du déjeuner. Je me tenais prêt à sauter à la gorge de Balthasar, pour peu qu’il eût esquissé quelque geste équivoque. Mais il se gardait bien de broncher, et nous dormions presque côte à côte sans échanger le moindre mot.

Notre itinéraire se déroulait avec une régularité monotone. Tonnerre dépassé, nous avions touché Laroche. Nous quittions le canal de Bourgogne pour descendre la rivière d’Yonne. Nous entrâmes dans les eaux de la Seine, et je ne songeai pas sans émotion, quand nos bateaux atteignirent le Loing, que nous n’étions qu’à quinze lieues de Paris. Ce fut ensuite le canal d’Orléans, où nous nous engageâmes non sans difficulté. Lorsque la cathédrale d’Orléans se profila dans le lointain poudreux, je ne retins pas l’éclat de ma joie. Enfin ! J’allais voir quelques visages nouveaux. Nous venions, après Combleux, d’arriver en jonction de la Loire. Il était quatre heures de l’après-midi quand nous fûmes à quai. Immédiatement je pris licence de visiter la ville. J’allai devant moi, de rue en rue. Les monuments ? Je les regardais à peine. Je n’avais d’yeux que pour les filles, qui toutes me paraissaient jolies. Que faire ? J’observai bien quelques agaceries, mais de promeneuses que je n’osais suivre. Je ne savais rien des maisons closes. J’errai ainsi jusqu’à la venue de la nuit, qui ramena ma déception lasse aux péniches. Et que vis-je, alors ? Au bord du canal, qu’éclairait la lune, Balthasar était assis en compagnie d’une femme assez jeune, une boulotte rousse au visage avenant. Ils se tenaient amoureusement enlacés. Ironique, il me signala ; elle me regarda, souriante. Je détournai la tête. Filant d’un trait sur la Mère-Picarde, j’avalai ma soupe et gagnai mélancoliquement mon lit, dans l’Avalanche. Je me trouvais très malheureux.

Je m’endormis, pourtant. Mais quoi ? Dans la torpeur du premier sommeil, je percevais un étrange rythme de bruits. On eût dit qu’on faisait grincer, crisser une mécanique. C’étaient aussi des souffles âpres, coupés d’ahans. Ne rêvais-je pas ? Tout à coup ce fut un cri de femme, aigu, suivi de gémissants « ha ! ha ! » et je me réveillai, me soulevai, jetai de droite et de gauche des regards clignotants. Les pâleurs de la lune éclairaient la cabine. Et ce que je vis m’est resté nettement écrit dans la mémoire, après tant d’années d’une extravagante existence : Balthasar faisait l’amour, dans son lit que six pas séparaient du mien ! Balthasar animait de trépidations son petit lit de fer, en bourrant rudement la boulotte rousse, dont les grasses épaules s’agitaient ! Tous deux s’occupaient avec tant d’ardeur qu’ils ne s’avisèrent pas de mon alerte. Je me rengonçai dans l’ombre de mes draps, où je demeurai coi, témoin muet de leurs empoignades. Un moment, je les vis prendre une posture de bêtes. Ils ne s’endormirent que tard dans la nuit, ronflant l’un contre l’autre. Mais, pour moi, la stupeur tenait mes yeux grands ouverts, et je ne parvins pas à retrouver le sommeil.

Balthasar commençait sa journée dès quatre heures. Il se leva, ouvrit le hublot pour pisser dans le canal, s’habilla, monta sur le pont, et je l’entendis s’éloigner du côté de la Mère-Picarde. Ainsi, ce jean-foutre laissait sa maîtresse, nue et seule, à quelques pas de moi ! Était-il possible qu’il me prêtât si peu d’importance ? Je sautai hors du lit. La femme dormait. Sans me vêtir j’escaladai l’escalier, soulevai légèrement le châssis. Je vis Balthasar à vingt mètres de là, se rendant à notre nouveau bateau, la Ville-de-Nevers. Mon oncle était auprès de lui. Redescendant vivement, je me glissai dans le lit du marinier aux côtés de la dormeuse. Mes mains palpèrent la plantation des seins, explorèrent l’étendue des fesses. Elle continuait de dormir profondément, roulée en boule. Je la déroulai sans qu’elle s’éveillât et l’envahis doucement. L’enivrante audace ! Je la foulais à grande force quand elle ouvrit enfin les yeux. Elle sursauta, parcourut d’un regard circulaire la cabine, reporta sa vue étonnée sur moi. N’allait-elle pas crier ? « Taisez-vous, taisez-vous », murmurai-je sur sa bouche. Elle plongea ses yeux dans les miens, reculant un peu la tête, et puis ses cils battirent, elle se laissa retomber, s’abandonnant à l’inconnu que j’étais, comme si de toute éternité nos chairs se fussent mariées sous les draps. Elle me serrait à m’étouffer, et bientôt nous connûmes la suffocation d’une commune jouissance.

— Je vous ai vu passer hier soir, me dit-elle. Que vous êtes jeune et bien fait !

C’était une aimable fille, et point sotte. Elle s’appelait Maria, surnommée la Berrichonne. Elle connaissait Balthasar depuis cinq ans, et à chacun de ses passages il la voyait et lui remettait ses économies. Elle crut devoir me dire qu’elle n’avait jamais eu d’autre amant.

— Vous êtes le second, mais je sens que vous serez le premier dans mon cœur, ajouta-t-elle en me caressant le visage.

Je remontai l’escalier, inspectai le pont et les alentours. Balthasar était avec ses hommes sur la Ville-de-Nevers. Cependant cinq heures sonnaient et je devais prendre mon travail. Je fis ma toilette, Maria me suivant des yeux avec une amoureuse attention. Elle avait rejeté ses draps ; elle se tenait genoux dressés, cuisses entrouvertes. J’étais prêt à partir, mais comment ne pas obéir à l’appel de tant de choses ? Déjà j’étais sur elle quand des pas se firent entendre, battant le plancher du pont. Un bond violent, et je fus près de mon lit, réordonnant mon vêtement. Elle feignit de dormir. L’instant d’après Balthasar apparaissait au bas de l’escalier, chargé de pelles et de pioches qu’il se mit à ranger dans un coin de la cabine.

Le marinier n’eut soupçon de rien, et le matin suivant ce fut Maria qui vint se couler auprès de moi. Repu, il ne l’avait que peu chevauchée, assez néanmoins pour me mettre à la torture. Allais-je donc, toutes les nuits, subir le spectacle de leurs accouplements ? J’eus une tactique de jaloux : je repoussai la belle.

— Le partage avec Balthasar me dégoûte, lui dis-je. Et je lui tournai le dos.

Elle s’en revint pleurer dans son lit. Je brûlais d’y aller, mais je me contins. Je m’habillai vite et montai sur le pont de l’Avalanche.

Les repas en commun étaient ignorés à bord. Chacun mangeait à sa guise, à son heure et dans son coin, la ratatouille que préparait Balthasar. Mais la venue de la Berrichonne modifiait les marinières habitudes. Elle cuisinait, et les hommes des trois péniches battaient de la cuiller en même temps, mon oncle et moi faisant table à part, servis très proprement par l’aguichante fille. Ce matin-là, elle se montra soucieuse, et comme je m’attardais à siroter mon gloria, elle se carra devant moi tout en essuyant une assiette :

— Vous savez, monsieur Félicien, j’ai dit à Nom-de-Dieu que c’était vilain de coucher dans le bateau, à cause de vous. Il a haussé les épaules. Alors, comme ça, je lui ai dit de renoncer à me voir ou de venir coucher en ville.

Il avait haussé les épaules ! Je bondis. La Berrichonne se crut menacée et recula. J’en voulais finir sur l’heure avec cette brute à barbe longue. Je courus à la Ville-de-Nevers, sautant d’un bateau sur l’autre. Il était occupé à mettre en tas de grosses planches. Déjà je me trouvais devant lui, lorsque m’apparut le ridicule de ma colère. Qu’allais-je faire ? Je m’arrêtai court, et comme il me regardait en dessous, j’eus l’air de chercher mon oncle pour un renseignement pressé.

— Il est chez l’éclusier, votre oncle, grommela-t-il.

Ce ton rogue ranima mon irritation. Je me retins pour ne pas m’élancer sur lui. À ce moment même il s’employait à soulever un énorme madrier de chêne. Il fit appel à un compagnon et tous deux, crachant dans leurs paumes, se penchèrent sur le pesant quartier.

Que me passa-t-il par la tête ? Je m’avançai, j’écartai Balthasar et son aide.

— Vous n’allez pas vous mettre à deux pour enlever ça, je suppose ?

Et je ceignis le bloc. Soulèverais-je un tel poids ? Je m’arc-boutai, bandant mes muscles. La masse remua, s’éleva jusqu’à hauteur de mes genoux, et en trois pas rigides je la portai sur le tas, où je lui fis place avec méthode. Nom-de-Dieu ricanait, mais d’un groupe de mariniers des acclamations partirent. Je méprisai le ricanement, satisfait d’avoir montré ce qu’un galopin de ma trempe était capable de faire.

— À votre service ! criai-je, en regagnant l’Avalanche.

La Berrichonne, rivée sur place, avait suivi la scène. Je la rejoignis.

— J’ai à vous dire deux mots, venez !

Docile, elle me suivit dans la cabine. Je n’avais rien à lui dire, bien sûr, mais je voulais savourer jusqu’au bout mon triomphe, et je la ployai sur son lit, le lit de Balthasar.

— Prenez garde, il peut venir ! implorait-elle.

Deux minutes à peine, et nous reparaissions sur le pont. Je sifflotais un air de danse. Elle fit semblant de balayer l’escalier de la cabine. La silhouette de Balthasar se dessinait au loin.

Le soir, je me retrouvai seul dans l’Avalanche. Balthasar et la Berrichonne avaient pris chambre à l’auberge. Il me fut difficile de clore l’œil, et à quatre heures du matin j’étais debout.

— Vous avez bien dormi ? me demanda la friponne en me servant, peu après, mon petit déjeuner.

Un hargneux « et vous ? » fut ma réponse. Elle se retira sans insister. Pendant toute une semaine je n’eus ni un mot ni un regard pour elle, qui ne tentait pas de rompre ce mutisme. Cependant je sentais s’exaspérer ma fringale d’amour. Je ne dormais plus ni ne mangeais. La constante présence de ce cotillon qui ballait autour de moi m’imposait l’idée fixe de la possession. Je n’y pus tenir. Un matin, grimpant en chemise l’escalier, je guettai l’arrivée de la Berrichonne, qui suivait de peu celle de Balthasar, et je l’appelai d’un « psitt ! psitt ! » discret, comme elle s’apprêtait à vaquer au ménage, sur le pont. Elle fit semblant de ne pas entendre. Je l’appelai de nouveau, nommément et à voix haute : « Maria ! » Elle ne bougea pas plus. Mes appels s’enrouèrent. Je rampai jusqu’à elle, oui, je rampai, en chemise ! Elle n’en croyait pas ses yeux et ne fit pas un mouvement pour m’échapper. Rampant toujours, je l’empoignai par un pied, la fis choir derrière des cages à poules et une niche à chiens. Et je la possédai. Affolée, elle gémissait « mon Dieu ! mon Dieu ! » en dirigeant des regards chargés d’effroi du côté de la Ville-de-Nevers, où Balthasar, si près de nous que je pouvais lire le nom de « Maria » tatoué sur son bras, puisait de l’eau dans le canal.

— Je t’attendrai dans mon lit tous les matins, lui dis-je, en reprenant ma marche rampante jusqu’à l’escalier.

Mais je ne pus patienter jusqu’au lendemain, et vers le soir je l’entraînai dans la cabine. La double rencontre devint notre règle quotidienne. Elle me témoignait une passion croissante et nous ne nous désenlacions qu’à regret.

De tels arrangements défiaient la plus sommaire prudence. Les mariniers durent observer quelque chose, et sans doute eurent-ils devant Balthasar, qu’ils détestaient, des allusions gouailleuses dont il s’émut, sans savoir au juste de quoi il retournait. Il y avait plus d’un solide gars sur les bateaux, et de tous j’étais probablement celui dont il se méfiait le moins. Je reconnus qu’il se livrait à une surveillance étrangère à son emploi. Il rôdait dans des coins où n’allait personne. Trois jours d’affilée il me fut impossible d’approcher Maria. Elle me télégraphiait des signaux d’alarme. Peut-être l’avait-il interrogée, menacée, battue ? Je vivais sur des charbons ardents.

Sur ces entrefaites, mon oncle se rendit à Nevers, appelé par les débats d’un procès. Il devait y rester deux ou trois semaines. J’espérais que Balthasar, chargé de responsabilités durant cette absence, et souvent obligé de quitter le bateau, renoncerait à surveiller sa maîtresse, et je m’en réjouissais. Mais je comptais sans sa ruse de jaloux. Sous prétexte de faciliter le service, il décida que la Berrichonne se tiendrait sur la Ville-de-Nevers, et qu’à l’heure des repas un mousse apporterait la popote pour tout le monde sur l’Avalanche. Et dès le premier jour il en fut ainsi.

J’étais déçu. J’avais beau guetter la minute propice, je parvenais tout au plus à glisser quelques paroles à Maria, qui, terrorisée, ne se risquait pas à me répondre. Je m’avisai de la joindre quand elle irait en commissions. Je descendis à terre, feignis de me rendre en ville et me tins dans une encoignure, vers le milieu d’une ruelle déserte qu’elle suivait le plus souvent. Je m’y morfondais quand je vis arriver quelqu’un dont je me serais bien passé : Balthasar en personne. Il me regardait en se dandinant sur ses lourdes pattes, et il avait son ricanement de l’autre jour.

— C’est-y votre bonne amie que vous attendez là ?

Je rougis jusqu’aux oreilles. « Occupez-vous de ce qui vous regarde ! » lui jetai-je sèchement.

Il passa, ricanant encore, et j’attendis qu’il eût disparu pour quitter la place. J’étais tout tremblant de dépit. Un instant je songeai à le rattraper pour lui crier que Maria le cocufiait avec moi. Mais soudain j’eus la surprise de le revoir à peu de distance et cherchant à se dissimuler. Il observait mes mouvements. Je pris à gauche et il se déplaça pour m’observer mieux. Il croyait n’être pas vu. Je m’arrêtai, il s’arrêta. Ne venait-il pas de se dire, la réflexion cheminant lentement en lui, que mon attente à cet endroit n’était pas naturelle, cette ruelle où l’on ne passait guère étant justement celle que suivait toujours sa maîtresse ? Je craignais alors que Maria ne survînt, qui ne se méfierait pas, et je tournai dans une rue adjacente où, tout à mon aise, je pus méditer sur la ruine de mes projets amoureux.

Il pouvait être onze heures. Je décidai de ne pas revenir aux bateaux et d’aller déjeuner dans une auberge du port, où j’avais déjà choqué le verre. Mais comme je m’y rendais, j’aperçus, venant par là, un certain M. Boulard, fort marchand de bois d’Orléans, depuis longtemps en relations d’affaires avec mon oncle et mon père, et qui presque chaque jour venait bavarder avec moi sur la Mère-Picarde. Tout soufflé de graisse, il portait une longue blouse indigo sur son costume bourgeois, coiffait une haute casquette de chasse. D’aussi loin qu’il me vit, il s’exclama :

— Monsieur Fargèze fils ! Quel hasard ! Bien content de vous voir, monsieur Fargèze. Où diable allez-vous comme ça ?

Je balbutiai, car j’étais mal remis de ma déconvenue de tout à l’heure. Mais M. Boulard ne m’écoutait pas.

— Bon ! bon ! Je vous emmène. Vous déjeunerez à la maison. Sans façons, là. À la fortune du pot, comme on dit chez nous.

Il me prit le bras, en camarade, m’entraîna tout en me racontant une histoire de bois flotté et de justice de paix à laquelle je n’entendis pas grand-chose. Il puait l’eau-de-vie. Brèche-dent, il émettait des postillons qui me grêlaient le visage. Par bonheur, sa maison n’était pas loin. Elle s’annonçait cossue, s’ornait de balcons en encorbellement dont les balustres étaient fouillés de fines sculptures. Une importante scierie s’y annexait, où s’animaient vingt scieurs de long. Je fus présenté à Mme Boulard, grande bringue osseuse, ocreuse, outrageusement poudrée sur ces os et sur cette ocre, qu’un décolletage accusait jusqu’à l’hémisphère inférieur, puis au jeune Boulard, quatorze ans, tout fleuri de boutons et d’une gentillesse de jeune singe, qu’il me manifesta sur-le-champ par des transports d’allégresse. Il décréta qu’il s’assoirait auprès de moi, que nous jouerions ensemble, que nous ne nous quitterions plus. Il était aussi bouffi que son père et postillonnait non moins que lui.

Or, ce repas à la fortune du pot fut un repas excellent, d’une abondance qui parut magnifique au fils de marinier que j’étais. Dans une salle à manger bourgeoisement riche, une table point préparée pour moi me révéla un luxe de service qui m’était inconnu. Fine gueule, Boulard s’invitait tous les jours chez Boulard. Il mangeait et buvait comme quatre, son meilleur plaisir, disait-il, étant de bien traiter ses clients et amis. Il me versa largement à boire, trop largement, cependant que sa femme, avec de grimaçants sourires, veillait à me repasser les plats. Quant au petit Boulard, il se collait contre moi pour me raconter ses jeux, me soufflant au visage le rôti et les sauces. Nous étions servis par une jeune paysanne menue et vive, jolie comme un cœur, qui allait et venait sans plus de bruit qu’un papillon.

Et l’on causa. M. Boulard me dit sur mon père mille choses flatteuses, me parla de ses affaires, qui étaient prospères, du petit qui allait à l’École professionnelle mais n’y apprenait rien. Bien entendu, j’usurpai sans vergogne le titre de bachelier ès lettres, ce qui me valut un surcroît de considération — et deux grands verres de champagne.

J’échappai non sans peine à ces gens aimables. Je n’en pouvais plus. Le soleil dardait et je sentais bouillonner ma tête. Je me dirigeai vers les péniches dans l’intention d’y faire un somme réparateur.

Précisément, c’était l’heure de la sieste. Tout dormait sur les ponts. On n’entendait que le pépiement aigu des poussins que Balthasar parquait sous une mue. Alors, comme la Ville-de-Nevers, un peu à l’écart, était silencieuse, je résolus d’aller m’y reposer dans une cabine affectée au magasinage et dont j’avais la clef. Il s’y trouvait quantité de sacs vides sur lesquels je me laissai tomber comme une masse.

J’étais dans les abîmes du sommeil quand un attouchement au visage me fit sursauter. Deux mains s’appuyaient sur mes yeux. Les doigts s’écartèrent et je reconnus Maria, qui, accroupie, tendant vers moi ses bras nus, riait de ma surprise éberluée. Je n’aurais pu souhaiter plus agréable réveil. Je l’attirai sur les sacs où, riant toujours, elle s’écroula. Un rais de soleil, filtrant à travers le hublot, dorait ses bonnes joues et sa gorge pleine. Elle m’expliqua que Balthasar prenait du repos avec ses hommes sur la Mère-Picarde, qu’elle m’avait vu passer et s’était glissée derrière moi sous prétexte d’étendre du linge. Il n’y avait pas de temps à perdre — ah non ! — car d’un moment à l’autre on pouvait l’appeler. Observation superflue ! Maria brisa là ses explications pour me distribuer les caresses que depuis plusieurs jours elle gardait en réserve. Délicieux supplément à un succulent repas ! Mais, ensuite, ce fut l’égrenage de tout un chapelet d’histoires : la jalousie de Nom-de-Dieu, les scènes qu’il lui faisait chaque soir dans leur chambre d’auberge. Non qu’il se crût cocufié, la fatuité chassant loin de lui cette hypothèse. Il flairait simplement quelque galante entreprise. Il voulait arracher à sa bonne amie qu’elle était l’objet de propositions vilaines. Tenant à l’œil tout le monde sans soupçonner directement personne, il menait une vie de lièvre inquiet, tendait l’oreille à tous les bruits qui lui venaient des trois péniches. Quelle affaire, s’il lui arrivait de nous surprendre ! Sûrement il ferait un malheur…

Pauvre chère Maria ! Je pensais la rassurer, mais je ne réussis qu’à l’effrayer en lui racontant ma rencontre du matin avec son amant, dans cette ruelle où je m’étais posté. Elle se crut perdue et je la sentais trembler dans mes bras.

— C’est donc ça qu’il m’a regardée d’une si drôle de manière quand il est rentré ? fit-elle. Il faut que je me sauve. Pourvu qu’il n’ait pas fait semblant d’aller dormir !

Je m’appliquai sans succès à la retenir, ma bouche se rivant à la sienne. Elle monta l’escalier, entrouvrit avec précaution la porte. Sans doute n’aperçut-elle rien d’insolite, car elle n’hésita pas à sortir. Je montai et entrouvris à mon tour. Elle avait étendu de grands draps sur la corde à linge, devant la cabine même et jusqu’à la proue du bateau, ce qui lui permettait de s’éloigner sans être vue. Je revins me jeter sur les sacs, où je repris mon sommeil amoureusement interrompu.

Il était quatre heures quand je me réveillai. Je sortis, refermai la cabine et me dirigeai vers la Mère-Picarde en longeant le rideau des draps. Mais comme j’allais passer sur le bateau patronal je me flanquai dans Balthasar, qui dut s’écarter devant moi. Quelques pas et, sans m’arrêter, je tournai légèrement la tête. Je le vis planté au même endroit. Il paraissait suffoqué de ma présence, à pareille heure, sur la Ville-de-Nevers. Je sifflotai, suivant mon habitude, par un réflexe nerveux plutôt que par nargue, et sans plus regarder derrière moi je descendis à mon bureau, où me retint jusqu’au dîner la mise à jour des écritures. Mon oncle allait être de retour le lendemain matin.

Il rentra, la mine plus jaune et plissée que jamais. Il rapportait une mauvaise impression du procès qui l’avait retenu dix-huit jours à Nevers. Et notre monotone vie reprit son cours normal. Nos repas étaient servis, selon le temps, dans la cabine ou sur le pont de la Mère-Picarde, mais plats et assiettes nous étaient apportés par le mousse, et pas une seule fois Maria ne se fit voir. Cependant, certain midi, alors que mon oncle donnait un ordre, elle traversa le pont et, passant auprès de moi, murmura : « Méfiez-vous, il vous piège ! » sans s’arrêter ni me regarder. Il me piégeait, en effet. Levant la tête, je le vis qui, debout sur un tas de palplanches, louchait du côté de la Mère-Picarde. Maria repassa, et j’osai défier cette insolente surveillance en glissant sous sa jupe une main preste, qui s’égara jusqu’à l’entrecuisse. Balthasar, toujours louchant par ici, ne s’aperçut de rien.

M. Boulard avait été enchanté de moi et vint le dire à « son cher ami Pouchin », en nous invitant tous deux à déjeuner pour le jour suivant. Déjeuner dînatoire, car nous ne quittâmes la table qu’à cinq heures, bien que mon oncle mangeât du bout des dents et se contentât d’eau rougie. Je bus et mangeai pour notre double compte, gavé et arrosé par le marchand de bois, sa femme, son fils, voire par la petite servante, qui n’admettaient pas que fussent vides mon assiette ni mon verre. J’éclatais quand on eut fini. Mais je n’étais pas rouge que de vin, et quelque chose d’autre avait fait monter la rougeur à mon jeune visage : Mme Boulard, durant le repas, n’avait cessé de jouer contre moi d’un genou que je devinais maigre, et même, à un moment donné, sa jambe droite chevauchant ma gauche, je ne m’étais dégagé qu’en reculant ma chaise, au risque de tout découvrir. Cela n’avait pas été sans me faire perdre contenance, et je n’osais plus regarder cette entreprenante dame, dont le décolletage outré n’étalait que de désolantes ruines.

Je n’en étais pas quitte avec ses manigances. Le dernier petit verre bu, nous allâmes au bureau de M. Boulard, où je fus prié de faire un relevé de comptes pour mon oncle. Les livres du marchand de bois étaient tenus par sa femme, et j’appris alors que le digne homme ne savait ni lire ni écrire, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort adroit dans son commerce. Je fis le relevé, et très rapidement. On me permettra de noter, à ce propos, que j’exécutais les écritures commerciales avec une habileté remarquable. Mon père se plaisait à le dire, et déjà l’oncle Pouchin en avait eu la preuve. J’étonnai Mme Boulard en transcrivant d’une plume impeccable, en moins d’une demi-heure, ce qui, déclara-t-elle, lui eût pris tout un après-midi. On me combla de compliments. Mme Boulard y ajouta — mon oncle et M. Boulard s’étant rendus au chantier, et le petit Boulard ayant regagné l’École professionnelle — de significatives flexions de ventre contre mon dos, sous prétexte de me dicter des chiffres. Après quoi, s’étant assise, elle égara sa main du côté de ma braguette. Je me jetai en arrière, mais elle tint bon, insistant une exploration telle, que je dus me lever pour en finir. Je fus bien aise de voir M. Boulard et mon oncle reparaître. Pour elle, loin de manifester le moindre embarras, elle se reprit à me complimenter, du ton le plus naturel, sur mes talents de comptable. Nous partîmes peu après, et ses gestes attoucheurs n’eurent pas l’occasion de se renouveler.

Cet assaut, tout désagréable fût-il, n’avait pas été sans m’échauffer l’esprit. Je vis la Berrichonne occupée à coudre sur l’Avalanche, et son affriolante chair de rousse me parut particulièrement désirable. Hélas ! Balthasar la surveillait et nous « piégea » tout de suite. Je fis mine de ne pas la voir. « Je ne sais ce qu’il a, me chuchota-t-elle tandis que je traversais le pont. Il est comme un diable après moi. » Je me résignai donc à passer sur la Mère-Picarde, où jusqu’à l’heure de la soupe je somnolai sur la comptabilité du bord.

Notre dîner fut triste. Mon oncle payait d’une crise de foie le timide écart de régime qu’il venait de faire. Sitôt levé de table, je vins m’accouder rêveusement à l’arrière, goûtant la douceur de cette soirée de juin. Mais je n’y restai pas longtemps, un spectacle cruel m’y étant offert, celui de Balthasar et de Maria se promenant bras à bras sur la berge avant de regagner leur chambre. Elle me vit, et comme je me retirais je surpris le regard affligé qu’elle dirigeait sur moi.

Je me réveillai, le lendemain, avec d’ardentes dispositions à l’amoureuse offensive. Je me promettais de risquer l’impossible, d’ajouter la ruse à l’audace, pour isoler Maria ne fût-ce qu’une minute. Mais Balthasar avait si habilement réglé le service, que la matinée s’écoula sans m’offrir la plus petite chance de réussite. Vint l’heure de midi. Au déjeuner, mon oncle, qui allait mieux, se montra gai. Il appela la Berrichonne, engagea la conversation sur des questions ménagères, et j’appris que Balthasar avait décidé de ne plus quitter sa maîtresse, qui dorénavant suivrait les bateaux. Un coin leur serait aménagé sur la Ville-de-Nevers. Nouvelle à la fois heureuse et pénible pour moi, qui entrevis quel paradis et quel enfer serait cette cohabitation permanente. Je restai seul, mon oncle se rendant en ville, et dès qu’il se fut éloigné je me mis en embuscade sur la Mère-Picarde, où la Berrichonne, me disais-je, ne pouvait éviter de passer.

Je ne fus pas plus heureux que le matin. Maria me devinait, faisait de longs détours pour ne pas me rencontrer sur sa route. Elle m’adressait des regards chargés de crainte. Mais, étais-je en état de l’écouter ? À un moment donné, comme elle se penchait pour puiser de l’eau, je l’abordai, lui dis en riant qu’elle devenait bien sauvage. Elle se retourna, me montrant un visage bouleversé. « Il vous piège ! fit-elle. Il arrivera du vilain ! » Déjà, les bras tirés par les seaux pleins, elle rebroussait chemin vers la cuisine. Qu’aurais-je pu tenter encore ? Désolé, je m’en allais mains aux poches, sifflotant à contrecœur, et je descendais l’escalier de mon bureau quand la voix furieuse de Nom-de-Dieu retentit. Je remontai, passai la tête, et je vis Maria s’enfuir, poursuivie, houspillée par son amant. L’épiant de loin, l’ayant vue m’adresser la parole, sans doute l’avait-il corrigée devant toute l’équipe. Avec quelle joie j’aurais tenu ce misérable sous mes poings !

Je dormis mal, cette nuit-là, et pour plus d’une raison. Je me reprochais d’avoir laissé frapper la pauvre Berrichonne. Je me voyais lui prodiguant des consolations tendres. Aussi mon excitation fut-elle au comble dans la journée qui suivit, où Maria demeura cloîtrée sur la Ville-de-Nevers. Le jour d’après, je l’entrevis à peine. Je ne vivais plus. Je travaillais avec nervosité. J’en arrivais, moi si bon comptable, à commettre de grossières erreurs d’écritures. C’était d’autant plus fâcheux que des calculs de cubages devaient être établis sans délai, car nous étions sur le point d’appareiller pour nous diriger sur Chalon avec un chargement de traverses. Le troisième jour ne promettait pas de me valoir mieux, quand dans l’après-midi, la sieste immobilisant tout le monde, j’aperçus l’insaisissable rouquine. Dans un recoin de l’Avalanche où l’on serrait la vaisselle et la batterie de cuisine, elle était occupée à dépiauter un lapin. Balthasar devait dormir, comme dormaient ses hommes. Mon oncle venait de se rendre au bureau des ponts-et-chaussées, à un quart d’heure du port. À pas étouffés je me glissai jusqu’à elle et mes bras l’emprisonnèrent. Le couteau qu’elle tenait tomba. Elle se raidit, arquée, toute blême, les yeux fous, dents serrées et lèvres froides. Je la tenais enfin, la garce ! Dans ce réduit, j’étais à l’abri des curieux, et tout debout, forçant la clôture des jambes, relevant cotte et chemise, je me dépêchais vers l’huis tant convoité, quand un craquement du plancher me mit en alerte. Malheur ! Balthasar, blanc comme linge, était dressé devant moi !

Ce fut prompt. Je lâchai la femme et fis face à l’homme. Je me reboutonnais d’une main fébrile. Cloué sur place, il regardait. Il roulait ses poings noueux, ses longs bras étant secoués de tremblements.

— Sale merdeux ! gueula-t-il. Ça ne se passera pas comme ça ! Blanc-bec de propre à rien de merdeux !

Je m’avançai sur lui. Je le dominais de la tête. « Je me fous de vous ! » Et du plat de la main je le fis reculer.

— Je vous dis que ça ne se passera pas comme ça ! reprit-il en revenant contre moi, bavant de rage dans sa barbe en broussaille. Je vas vous apprendre les manières, merdeux de saligaud que vous êtes !

Nous étions les yeux dans les yeux, à présent. Je n’eus plus qu’un mot, qui éclata, brutal :

— Cocu !

Il me saisit au col, secoua, tordit ma chemise et ma cravate, avec une extrême violence. « Cocu ! cocu ! » répétai-je. À mon tour je le colletais, faisant appel à toute ma vigueur. De nos trois bateaux les mariniers accouraient. D’autres se pressaient sur la rive. Les cris se mêlaient aux éclats de rire et aux lazzis. J’entendais : « Séparez-les ! Séparez-les ! Hardi, le jeune gars ! Tiens bon, Fargèze ! » Comment sortirais-je de là ? Certes, j’étais fort comme Hercule, mais je n’avais pas appris à déployer ma force. J’ignorais la lutte et ses traîtrises. Balthasar me renversa, et mon dos sonna durement sur le pont. J’étais battu. Bouche à bouche il me cracha les pires injures, tout en me serrant la gorge, à m’étrangler, si bien que je pensai perdre souffle. Mais sa victoire allait être courte. J’eus une réaction musculaire désespérée qui desserra son étreinte, et d’une irrésistible tension je le repoussai, le tins un moment à distance, puis d’un coup brusque le rejetai sur le flanc. Aussitôt, sautant sur mes pieds, je me penchai sur lui, l’empoignai solidement à la ceinture. Il haletait. En vain voulut-il se dégager en pivotant sur son lourd torse. Alors, le bras raidi pour un effort véritablement herculéen, je le soulevai comme il m’était arrivé de faire d’un sac de farine, et d’un balancement rapide je le lançai à l’eau.

Quelle scène ! Clameurs, tumulte, et Maria piquant une attaque de nerfs, et mon oncle revenant juste à point pour assister à la baignade ! Balthasar barbotait, empêtré dans ses vêtements, mais on lui tendit une gaule à laquelle il s’accrocha, ce qui permit de l’amener à la barque de l’Avalanche, d’où il se hissa sur la péniche. Il se secoua. Il sanglotait. Pour moi, bien que l’épilogue de l’aventure eût de quoi me satisfaire, j’avais une attitude penaude qui n’était pas d’un vainqueur. Je passai sur la Mère-Picarde et descendis au bureau, où bientôt me rejoignit mon oncle. Il me toucha l’épaule, me regarda gravement.

— Tu me mets dans un fameux embarras, mon garçon, me dit-il d’une voix douce et lasse. Comment vais-je arranger cette affaire ?

Je ne trouvai rien à lui répondre. Accoudé sur la table, je me mis à pleurer comme un enfant.

Il me laissa et remonta sur le pont. Je relevai la tête. J’étais dans un profond accablement et j’aurais donné beaucoup pour racheter le scandale dont j’étais cause. Venant à la vitre du hublot, je vis mon oncle assis dans un coin, méditatif et triste. Mais j’eus en même temps un autre spectacle : Balthasar, vêtu d’une blouse et d’un pantalon d’emprunt, quittait le bateau, suivi de Maria, et les mariniers silencieux le regardaient s’en aller. Eh quoi ? Mon oncle le laissait-il donc partir ? Pouvais-je admettre qu’il me sacrifiât cet homme qui travaillait pour lui depuis des années, avec un dévouement canin dont il avait cent fois donné des preuves ? Non, non ! Je montai l’escalier, et je me disposai à interrompre la méditation de mon oncle pour le prier de rappeler ce pauvre Nom-de-Dieu, quand apparut M. Boulard. Il venait d’apprendre ma prouesse et, tout bouffonnant, il accourait aux nouvelles.

— Alors, c’est vrai ? Vous avez fait prendre à l’ami Balthasar un bain forcé ? Voyons, racontez-moi ça, monsieur Félicien.

Je n’étais guère en goût de le satisfaire, et me tournant vers mon oncle je lui demandai pourquoi Balthasar partait, et s’il abandonnait le service. « Il le faut bien ! me répondit-il, en se levant pour saluer le marchand de bois. Même si tu as tort, tu es mon neveu, et je ne peux pas te mettre à la porte. » À quoi je répliquai tout net que j’avais incontestablement tort, et que si quelqu’un devait s’en aller, c’était moi. « Je veux retourner à Saint-Brice, ajoutai-je. Il faut que vous gardiez Balthasar. » Mais M. Boulard intervint, sans donner le temps à mon oncle de placer un mot :

— Si c’est comme ça, monsieur Félicien, vous entrerez chez moi, et tout s’arrangera du coup. Voilà longtemps que j’ai besoin de quelqu’un comme vous pour mes écritures. Ne dites pas non. C’est entendu.

Je ne sus dire ni non ni oui, tant j’étais peu préparé à cette proposition qui, en effet, pouvait arranger les choses. Quant à mon oncle, il ne dissimula pas le réconfort qu’elle lui apportait. Je dois avouer que je n’étais pas pour lui d’une utilité telle que mon départ eût pu le gêner. La tenue de ses livres et sa correspondance ne représentaient même pas un travail de deux heures par jour. Cependant il se contenta de remercier le marchand de bois, dit qu’il réfléchirait et lui donnerait réponse. Je remerciai, moi aussi, sans accepter ni refuser, mais déjà m’apparaissaient les avantages d’un emploi qui me vaudrait de résider à la ville, et j’aurais voulu dire oui pour qu’il n’y eût pas à revenir sur ce sujet.

— Bon, bon, ça va bien ! Pour les conditions, on s’entendrait toujours. Et puis, vous pourriez prendre pension à la maison, et même il y aurait peut-être moyen de vous donner une chambre…

La pension et une chambre chez M. Boulard ! J’évoquai Mme Boulard et ses inquiétants patinages, et cela me rendit perplexe. Le marchand de bois s’en alla sur ma promesse de passer chez lui le lendemain matin. Je m’attendais à discuter de cette affaire avec mon oncle, mais la journée s’acheva sans qu’il y fît allusion. Le lendemain — après quelle nuit d’insomnie ! — je frappai dès cinq heures à la porte de sa cabine, qui était sur la Mère-Picarde. « Décide ce que tu voudras, me dit-il. Je n’ai pas à te forcer la main. » Je lui répondis que ma résolution était prise, et il ne m’en demanda pas plus, comprenant bien ce que cela signifiait. Je le remerciai, je l’embrassai avec un élan d’affection qui le toucha visiblement.

Je fis toilette et à huit heures je sonnais chez les Boulard. La petite bonne — elle se prénommait Germaine — vola jusqu’à moi. « C’est vrai que vous allez venir vous occuper ici ? » me demanda-t-elle, tout enjouée. Le jeune Boulard accourait, battant des mains. Le couple Boulard s’avançait à la suite. Bref, on m’accueillit à bras ouverts. Du vin blanc fut versé, et l’on discuta.

Je tenais à ma liberté. Je refusai poliment le lit et la table, et l’entente se fit sur ces bases : je recevrais soixante-dix francs, et mon linge serait blanchi. M. Boulard me recommanderait à une petite pension bourgeoise où, pour cinquante-cinq francs par mois, chambre comprise, on était aussi bien traité que dans les hôtels de voyageurs. J’entrerais en fonction dès le lendemain.

— Il vous restera quinze francs pour faire le jeune homme, souligna M. Boulard en clignant de l’œil.

On vida la bouteille, on me conduisit chez mes logeurs, qui étaient de vieilles gens, M. et Mme Dumesnil. Maison de bonne apparence et chambre presque luxueuse. Les derniers arrangements furent pris et à dix heures je pouvais annoncer à mon oncle que c’était chose faite et que le soir même je coucherais en ville. Il approuva tout. Peu après je vis arriver Balthasar en ses vêtements de dimanche. Il ne savait rien et venait pour le règlement de son compte. Mon oncle s’empressa vers lui, le fit descendre dans son bureau, où ils s’enfermèrent. J’ai su, depuis, que le rusé marinier s’était fait prier pour reprendre son service, prétextant qu’on l’avait rendu ridicule aux yeux de l’équipage. Il n’avait pas fallu moins qu’une augmentation de deux cents francs par an pour vaincre sa résistance. À la vérité, l’annonce de mon départ le remplissait d’aise, et je le lus sur son visage quand il s’en retourna, pour revenir une heure plus tard en vêtements de travail, mais sans être accompagné de la Berrichonne, qui arriva par la suite avec une pile de paquets. C’était le déménagement du couple et, sifflet aux lèvres, je commençai de préparer le mien, ce qui me fit tuer le temps jusqu’à midi. Mon après-déjeuner fut occupé par des écritures, commerciales et personnelles. J’écrivis deux lettres pour Saint-Brice, l’une à mes parents, que j’informais de mon entrée chez M. Boulard, en l’expliquant par un désir de mieux faire, l’autre à l’ami Morizot, qui venait, en une longue épître, de me narrer les dernières nouvelles galantes du pays amplifiées par sa hâblerie romanesque. Puis, avant le dîner, j’aidai le mousse à charger sur une brouette et à rouler mon petit bagage à la pension Dumesnil.

Les bateaux devaient partir le lendemain matin, sur le coup d’onze heures. Maria n’avait cessé de faire la navette entre le faubourg et les péniches. Elle emménageait dans une cabine de la Ville-de-Nevers, la cabine même où, sur des sacs vides, je l’avais une dernière fois possédée. Je la croisai à plusieurs reprises, mais elle ne me favorisa même pas d’un regard.

J’allai coucher dans mon nouveau lit, un vrai lit de jeune fille, avec des rideaux à fleurs. J’y dormis bien, mais je me levai tôt. Je me mis à la fenêtre, d’où l’on entrevoyait le port, au loin, et les faubourgs pelés. Soudain, j’aperçus Balthasar. Il se rendait aux bateaux, pipe au bec. Balthasar ! Donc, la Berrichonne devait être dans sa chambre, et seule. Bonne occasion d’avoir une explication finale avec elle. Je descendis, me dirigeai vers le point du faubourg où je savais être son auberge. Au fond d’une impasse empuantie d’immondices, des mariniers trinquaient dans un débit que désignait l’enseigne « Loge à la journée et à la nuit ». Ce devait être là. Un pisseux escalier de pierre arrivait jusqu’au seuil. Sur deux étages s’ouvraient les galetas. À quelle porte frapper ? Je ne me souciais pas de me renseigner auprès du logeur, mais, montant à tout hasard, j’entendis derrière une porte un toussotement rappelant le ton de voix de ma Berrichonne. Je toquai à petits coups. « Qui est là ? » C’était bien elle. Je me gardai de répondre et la porte s’entrebâilla. Je la poussai, m’insinuai dans l’étroite pièce. Maria, en chemise, cria comme pour un voleur.

— Que venez-vous faire ici ? C’est pas pardonnable ! Laissez-moi ! Allez-vous-en !

Je jetai mes bras à son cou. Elle se débattait, continuait de crier « allez-vous-en ! allez-vous-en ! », et je dus la porter sur son lit, tout en désordre, encombré de linge et de baluchons. Mais dès qu’elle y fut, mes premiers baisers l’apaisèrent, et je pus en disposer à mon gré, assouvir sans qu’elle s’y refusât le besoin d’elle qui me pressait si fort. D’abord elle demeura neutre, inerte, mais elle n’était pas fille à garder cette attitude, et je l’eus bientôt toute, non moins folle que j’étais fou. Jusque-là je ne l’avais vue en amour que dans le silence inquiet de la cabine, et je ne la reconnaissais plus. Elle me dévorait, et sa bouche laissa des stigmates sur ma nuque. Lorsque nous fûmes un peu remis elle me demanda pardon de m’avoir accueilli si mal, et je me fis pardonner ce qui lui était arrivé par ma faute. Elle avait enlevé sa chemise. Je la voyais nue pour la première fois. De haut en bas, qu’elle était appétissante ! Je m’amusai — jeu nouveau pour moi — à promener ma main sur la rousse toison de son sexe. Elle connut que je la trouvais belle, et m’attirant à elle, m’en témoigna sa reconnaissance. Mais la prudence lui imposait de ne pas me retenir, Balthasar l’attendant au bureau avec les derniers paquets. Il venait de lui promettre le mariage. Elle jurait que j’avais vainement tenté de la prendre par violence. Il paraissait craindre qu’elle ne le quittât.

— Il aura beau faire, mon Félicien, je ne t’oublierai jamais !

Elle ne put retenir ses larmes. Je l’embrassai sur les yeux, sur les seins, sur son triangulaire piquetis de fils d’or. J’embrassai son bon gros derrière, et puis vite, vite, je me rajustai, l’embrassant encore. « Adieu ma petite Maria, adieu ! » J’aurais bien pleuré, moi aussi. « Adieu ! Peut-être aurons-nous la chance de nous revoir. » Je me sauvais. Huit heures sonnaient. Sans prendre le temps de déjeuner — j’étais à jeun — je me rendis immédiatement chez les Boulard.

Mme Boulard m’attendait. Elle m’installa séance tenante dans mes fonctions de commis-comptable. Vers midi son mari parut, qui me fit mille amitiés. Il revint avec de gros rires sur mon histoire. « Ah ! le bain forcé de Balthasar ! On en parlera longtemps dans la batellerie ! » Il ajouta, me désignant de l’index en homme qui croit en savoir long : « Hé ! Hé ! Belle fille, la Berrichonne ! » Il m’apprit alors que les trois bateaux de mon oncle venaient de quitter Orléans pour se diriger sur Chalon.