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Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-02

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Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 155-172).
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CHAPITRE DEUXIÈME

Titi et sa sœur. Figuration et copies théâtrales.
Milieux interlopes. Jeanine Maillefeu.

Un soir que je rôdais boulevard Saint-Martin, sous la pluie et dans la crotte, je fus accosté par un petit bossu coiffé d’un tromblon presque aussi haut que lui. Il me confia d’une voix aigrelette : « Pour l’Ambigu. J’ai des billets à quinze sous, bien placés. » Je compris qu’il s’agissait de la claque, vingt fois supprimée, vingt fois rétablie. Je lui comptai mes quinze sous ; il me remit un bout de carton en m’indiquant la route à suivre, par le couloir du portier, au bout duquel je trouverais une porte ouvrant sur les balcons. J’y fus et pris place parmi des gens que le même recrutement avait amenés là. On donnait le Benvenuto Cellini de Paul Meurice, qui ne faisait pas le sou en dépit du grand talent de Mélingue. Dès le lever du rideau le petit bossu parut, levant les mains pour déclencher les premiers claquements, que pour ma part j’exécutai avec une vigueur qui ne sentait pas la commande. Il me regarda, m’encouragea d’un mouvement de sa trop grosse tête de nain difforme. De tous ces claqueurs j’étais le mieux mis, et sans doute le remarqua-t-il. Venant à moi pendant l’entracte, il me demanda s’il m’était possible de lui amener des camarades. À quoi je répondis négativement.

Quelques jours plus tard, errant par là, je le revis à son poste de recruteur. Il accourut, mais je prévins son offre en lui déclarant que je n’avais pas l’intention de retourner à l’Ambigu. Il gesticula, disant qu’il avait mieux à me proposer, et je consentis à le suivre au café du « Cadran Bleu », boulevard du Temple, où se pressaient des gens qui devaient être de théâtre, à en juger par leurs faces glabres et leurs mantelets, à la Talma. D’abord il se présenta : Tiborne, dit Titi, artiste, et je n’hésitai pas à lui donner mon nom, en le faisant suivre de cette qualité sommaire, mais suffisante : employé. Assis, la table lui arrivant aux épaules, il était vraiment simiesque. Il se frottait les mains, grimaçait, saluait à droite et à gauche des visages qui ne lui rendaient point la politesse, détail qui ne fut pas sans me frapper. Il commanda deux verres de bière et me débita son boniment.

Voilà : je lui plaisais ; il voulait faire de moi un régulier de sa troupe, car il n’avait pas que la claque de l’Ambigu. Il embauchait pour la figuration de plusieurs théâtres du boulevard, la Porte-Saint-Martin, les Délassements Comiques, les Folies-Nouvelles, où il ne tenait qu’à moi de paraître avec avantage. Il suffisait que je fusse libre le soir. En me distrayant, je gagnerais trente sous pour commencer, puis quarante. On m’expliquerait sur place mon emploi de figurant.

Une telle proposition ne pouvait que m’agréer, la solitude de mes soirées étant assez monotone. Aussi acceptai-je avec un empressement dont je témoignai en faisant remplir les verres. Il détacha d’une souche un billet qui devait, dans l’après-midi du lendemain, me permettre d’être reçu par le régisseur de la Porte-Saint-Martin, où l’on préparait, à grands frais de décors et de costumes, la reprise du fameux drame de Dennery et Grangé, les Bohémiens de Paris, avec Dumaine et Colbrin, et pour les débuts de Laurent, le comique cher au public du boulevard. La première en devait avoir lieu le samedi 15 mai.

Je quittai mon bossu tandis qu’il renouvelait de côté et d’autre ses salutations vaines. Il s’en allait, quand un coup de pied au cul que lui décocha un des buveurs en Talma l’envoya rouler sous une table. Je le vis se relever tout souriant, ramasser son chapeau, saluer, saluer encore, sortir en s’époussetant comme si de rien n’était.

Je fis toilette pour me rendre à la Porte-Saint-Martin. Après une heure d’attente dans un couloir à courants d’air je fus reçu par un poussah crevant de sang et de graisse, étalant sur ses tripes l’or d’une chaîne large de quatre doigts. « Haha ! C’est ce morpion de Titi qui t’envoie ? » souffla-t-il. Et d’énormes yeux ronds prirent ma mesure des pieds à la tête. « Bon, bon, continua-t-il, tu es bien bâti et tu ne m’as pas l’air bête. Nous allons faire quelque chose de toi. » Il se recula ; ses yeux me mesurèrent de nouveau, à distance.

— Haha ! Cette vermine de Titi ! Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur.

Que disait-il là ? Interloqué, je ne m’aperçus même pas qu’une main m’entraînait vers les sous-sols du théâtre. C’était celle d’un certain Jacquot, chef de figuration, aussi maigre et blême que l’autre était gros et apoplectique. Il pratiquait un laconisme que je connus par la façon dont il me présenta des costumes. « Essayez. Va pas. Quittez. Essayez. Va juste. Au revoir. » C’est ainsi que je devins figurant. J’incarnais quatre personnages des Bohémiens de Paris, simple passant de la rue au premier acte, qui se déroulait devant les Messageries royales ; client d’estaminet au troisième ; invité de noce au quatrième, dans le jardin du cabaret de la « Chatte amoureuse », aux carrières de Montmartre ; soldat enfin au dernier acte, dont l’épilogue était l’arrestation de Chalumeau et de Plume d’Ognon, héros de ce drame idiot, mais pittoresque, prêtant à des décors du Paris nocturne qui emballaient le public.

Mes compagnons de figuration étaient pour la plupart des militaires en garnison, qu’un gain de trente sous faisait riches. De braves garçons, justifiant bien la confiance que leur vouait un écriteau placé dans la salle enfumée, éclairée d’un quinquet avare, où nous étions parqués : « Ne craignez rien pour vos hardes ni pour votre argent. Il n’y a pas de voleurs ici. » Jamais le moindre vol n’avait jeté la suspicion parmi ces figurants rassemblés à tout hasard, sur la recommandation de leur honnête visage.

Nous étions payés chaque soir. J’étais inscrit pour trente sous, mais on m’en retenait cinq, représentant la commission prélevée par Titi. J’en recevais quarante après trois semaines. Je me fatiguai vite de cet emploi, qui m’obligeait à changer quatre fois de costume dans la même soirée, et, le douzième jour venu, je le dis au bossu, qui, m’ayant répondu, tout mielleux, qu’il songeait à me pourvoir d’autre chose, me rejoignit le lendemain en m’annonçant qu’il disposait pour moi d’une figuration brillante à l’Hippodrome. Il s’agissait de la féerie annoncée depuis quelque temps, La Guerre des Indes en 179., épopée militaire à grand spectacle, qui devait comprendre plus de mille figurants. Titi était accompagné d’un remplaçant qu’il fit agréer séance tenante, et il m’emmena. Un omnibus nous conduisit vers les hauteurs de Chaillot, près de la barrière de l’Étoile, où se carrait l’immense cirque. Le régisseur était un tout jeune homme à barbe ronde, très élégant, qui exigeait de ses figurants, pour les cortèges de cette féerie, une intelligence de leur rôle qu’il ne rencontrait pas dans le recrutement ordinaire, surtout chez les troupiers. Déjà Titi lui avait amené un garçon de l’établissement des Bains Chinois et un clerc d’avoué. J’étais le troisième. Il lui en fallait quatre-vingts pour encadrer les autres, et il lui en manquait encore une trentaine. Il me fit un accueil aimable, prit mon nom et mon adresse, me dit que c’était entendu, que je toucherais trente sous nets pour ne paraître que quelques instants, les répétitions préliminaires étant payées. Puis il me serra la main et me remit un cigare. Il ne s’occupait aucunement du bossu.

Celui-ci, alors, ouvrant une porte, me dirigea vers une vaste galerie ensablée où se tenait la troupe entière des figurants, menant grand et joyeux tapage. Les uns se livraient à la lutte, d’autres faisaient de la gymnastique, trapèze, anneaux, agrès de toutes sortes étant aménagés là. D’autres encore remuaient des poids et des haltères. Le jour même, revêtu d’un costume bizarre qui tenait du Chinois et de l’Hindou, je participai à une répétition, et il en fut ainsi huit jours de suite. Les représentations commencèrent devant un amphithéâtre chaque soir comble. On en parlait beaucoup dans Paris et le succès en fut éclatant.

Je n’étais pas sans me plaire dans ce milieu, moins clos que celui d’un théâtre. Dès que j’arrivais dans la galerie, qui était à la fois vestiaire et magasin de costumes, je m’emparais du trapèze et des anneaux, mais surtout des haltères, qui pesaient dans les soixante à quatre-vingts livres. Je fus bien aise de constater qu’après une année de Paris je gardais intacte ma belle force, dont j’étais fier sans en faire parade. Mes camarades figurants en furent ébahis. Aucun de ces hommes, tous en pleine vigueur de l’âge, n’était capable de soulever, en faisant effort, les poids avec lesquels j’avais l’air de jouer, tant je m’y étais entraîné à Saint-Brice. Un jour que je m’amusais ainsi, vingt admirateurs faisaient cercle, je vis à l’arrière Titi, qui applaudissait, ses petites mains de chef de claque battant ferme. Quand j’eus fini, il me félicita. Il rayonnait ; il tendait ses bras vers moi comme pour m’embrasser. Je ne savais de lui rien de plus qu’au premier jour. Une fois, un marque mal à moitié ivre, que je sus être un marchand de billets, l’avait entrepris furieusement, le secouant comme un prunier, l’obligeant à déguerpir. « Ce sale maquereau de sa sœur ! Cet enculé ! » gueulait-il. Mais peu m’importait, étant donné que je n’aurais bientôt plus à le connaître. Les représentations de l’Hippodrome allaient prendre fin, la chaleur de juin devenant insupportable, et j’étais bien décidé à ne pas reprendre du service dans la figuration.

C’est ce que je répondis au bossu, qui m’écrivit en m’invitant à venir le voir, me rappelant qu’il se tenait habituellement sur le boulevard, devant l’Ambigu. Mais, à quelques jours de là, un matin, alors que je m’apprêtais à quitter ma chambre, on frappa à ma porte. Ce ne pouvait être Ludivine, car j’avais cessé de recevoir cette garce de petite bonne qui, roulant avec tout le monde, m’avait salement emmorpionné. C’était Titi, que je reçus assez fraîchement. Je venais d’apprendre que ce pauvre Maillefeu, dont la maladie faisait des progrès effrayants, avait été admis à l’Hôtel-Dieu, et je me disposais à l’aller voir. Je dis à Titi que j’étais très pressé et il descendit avec moi, tout en m’expliquant l’objet de sa visite. La lettre que je lui avais adressée était, me dit-il, d’une si belle écriture qu’il avait pensé à moi pour des copies de manuscrits. Il en faisait pour le compte de Marchant, l’éditeur du Magasin Théâtral, boulevard Saint-Martin, qui lui en passait de quoi occuper plusieurs copistes. Je fus surpris de cette proposition nouvelle, d’autant plus intéressante qu’elle me relevait à mes propres yeux, et je lui fis promesse d’en venir causer avec lui dans l’après-midi, chez lui-même, comme il m’en priait. Ce petit bossu, en vérité, avait pas mal de cordes à son arc.

Il logeait au sixième étage d’une maison de la rue de l’Échiquier, sous les toits. Un coup de sonnette et il m’ouvrit, me précéda dans un couloir sombre, puis me dirigea vers une pièce très claire, d’un aménagement bourgeois, où je vis, assise à une table, une jeune femme penchée sur des écritures.

— Ma sœur, fit-il.

Elle se leva. « Bonzour, monsieur. » Elle zézayait. Elle était grande, brune de cheveux et de peau, son visage aux yeux très doux se dessinant en beaux traits à la grecque. Je ressentis un peu de gêne, qu’elle dissipa en m’avançant une chaise.

— Ze vous fais compliment. Vous êtes un calligraphe, me dit-elle, en me montrant, fignolée avec cette virtuosité de main qui m’avait valu déjà tant d’éloges flatteurs, la lettre que j’avais écrite à son frère.

Et comme je m’inclinais, Titi intervint, étalant une pile de manuscrits, vaudevilles, comédies, drames, qui représentaient les copies sur le chantier.

— Ma sœur vous expliquera. C’est assez bien payé et nous en avons toujours plus que nous n’en pouvons faire. Excusez-moi, car il faut que je m’en aille. Au revoir.

Il fila, disparut dans le couloir et je l’entendis sortir. Je restais là tout benêt, ne sachant que dire, mais elle vint à mon secours, me priant de tracer sur une feuille blanche des mots quelconques, en anglaise courante. J’écrivis mon nom, mon adresse, la date du jour et le chiffre de l’année. Accoudée, elle suivait les zigzags de la plume.

— Ze vous remercie. C’est tout à fait l’écriture qu’il faut pour les copies. Ça vous ira-t-il d’essayer ? À deux sous la paze on se fait facilement vingt francs par semaine. Vous travaillerez cez vous, bien entendu.

— Je ne demande pas mieux, dis-je. Et mes regards croisèrent les siens. Elle souriait.

— Vous êtes un bel homme, fit-elle, ce qui me rappela l’exclamation de Sidonie.

Nous nous regardions directement. Je ne savais comment engager la conversation avec cette femme qui m’était inconnue. Très dégrafée à cette heure chaude, elle ne cachait rien d’une gorge généreuse qui prenait l’air avec nonchalance. Le propos du régisseur de la Porte-Saint-Martin me revenait à l’esprit : « Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur. » Sans répondre à ce que je devais tenir pour des avances, je lui déclarai qu’elle pouvait compter sur moi.

— Voulez-vous que je revienne demain, à la même heure ?

— Ze suis touzours là dans l’après-midi.

Elle paraissait déçue de cette retraite, mais déjà j’étais à la porte.

— À demain, me dit-elle. Au revoir, cer monsieur.

Si je fus exact, on le devine. « Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur », m’étais-je répété cent fois, en concluant qu’à tout prendre elle valait bien l’expérience. Elle m’ouvrit. Je lus dans ses yeux qu’elle était seule. Elle me fit entrer, non dans la pièce aux manuscrits, mais dans une chambre à coucher, la sienne. Et, sans le moindre préambule, elle m’attira contre elle et ses bras me coincèrent dans l’évasement de ses seins.

— Ze m’appelle Anaïs, gloussa-t-elle, en s’asseyant sur son lit.

Je ne m’attendais pas à si brusque assaut, et je vérifiais qu’en effet il était bien inutile de me demander si j’avais baisé la sœur de Titi, puisque cela s’avérait si facile. Elle était à poil sous une robe de chambre qui s’ouvrit toute sous moi, avant que j’eusse eu le temps de m’y reconnaître. Je pris le parti de m’abandonner, et en peu de minutes elle me donna toutes les preuves possibles de son savoir-faire. Mais si cette première fois elle m’avait eu quasi de force, je sus, l’entreprenant à mon tour, lui prouver que je n’étais pas tout à fait un novice. Quelque chose d’elle m’intrigua, pourtant : ses vagissements et ses torsions, elle les outrait comme font les filles. En serait-elle une ? Cette arrière-pensée ne me gâta point le savant travail d’un corps bien construit, que des appas presque exubérants ne déparaient en rien dans un lit, au contraire. Mais qu’était-elle, cette bouillante Anaïs ? Elle et son frère, qu’étaient-ils ? Il faudrait bien que je finisse par le savoir.

Ensuite, assis à côté d’elle, en bras de chemise, je commençai, pour mon initiation, de copier un vaudeville en quatre actes mêlés de couplets, La Bavarde ou les Sept Péchés capitaux, par Gontrand Suiffard, auteur du Diable en diligence. Ronde écriture pour les titres et les noms des personnages, bâtarde pour les indications scéniques, anglaise, pour le texte, lequel était émaillé de fautes d’orthographe. Elle travaillait sur un autre manuscrit et l’on n’eût pas dit qu’entre nous venait de s’établir l’intimité des sexes. À peine l’amenai-je à quelques fausses confidences. Elle se donna vingt-sept ans. (Elle en avait trente-deux et Titi quarante.) Elle ne sortait guère, s’occupait du ménage. Elle renonçait à se marier, ne voulant pas quitter son frère. J’écrivais tout en l’interrogeant par instants, et j’avais écrit ainsi tout le premier acte de La Bavarde quand, tirant ma montre — la montre que je tenais de Claire Fosson — je vis qu’il était six heures et parlai de m’en aller. Aussitôt elle glissa sur mes genoux, me pelota, fit si bien qu’en rester là me devenait impossible. Mais Titi ne pouvait-il survenir ? « Ne t’inquiète pas de Titi, mon céri », me dit-elle avec une sereine assurance. Elle fut fougueuse et, la demie de six heures passée, je pris enfin congé d’elle. J’emportais le manuscrit du vaudeville, que j’achèverais de copier chez moi.

Je le lui rapportai le lendemain, avec la copie, impeccable. Ce fut Titi qui me reçut, manifestant une joie excessive, sautant sur mes mains pour les serrer. Et le programme de la veille se déroula. Titi s’étant éclipsé, Anaïs m’amusa quelque temps, puis je m’assis à la table et fis choix, dans le tas des pièces à copier, d’un drame vraisemblablement horrible, Les Amours sanglantes. Je l’emporterais ; j’émis même l’intention d’emporter plusieurs autres manuscrits, mais Anaïs protesta, fit une moue gentille.

— Z’aime mieux que tu viennes tous les zours, mon céri.

Je revins donc chaque jour. À la fin de la semaine, j’avais gagné dix-sept francs, que Titi me compta. Ce n’était pas mal pour un début. Mon écriture faisait merveille et Marchant en avait manifesté sa satisfaction au bossu, qui tint à me prouver, en me mettant sous les yeux un relevé de l’éditeur, qu’il ne gagnait pas un liard sur moi. C’était bien aimable à lui, mais alors, quoi ? Toujours il tournait les talons peu après mon arrivée. Qu’il eût affaire sur le boulevard, je le savais, mais le boulevard étant à une portée de pistolet, je m’étonnais qu’il ne lui arrivât pas de reparaître à l’improviste. Savait-il donc ce que nous faisions, sa sœur et moi ? Allait-il jusqu’à favoriser nos fouteries ? « Maquereau de sa sœur » ? Un soir que sept heures venaient de sonner, Anaïs m’ayant retenu dans ses bras plus longtemps que d’habitude, je vins à la fenêtre qui était grande ouverte devant la persienne abaissée. Et que vis-je, posté au coin de la rue, contre l’auvent d’une échoppe ? Titi, mains au dos derrière ses petites basques. Par une association d’idées, j’observai qu’un guenillon blanc que fixait une épingle pendait sur l’appui de la fenêtre. Un instant après j’étais dehors. Arrivé sur le boulevard, je me retournai, feignant de tirer de l’œil vers un étalage. Titi avait abandonné sa faction et le guenillon-fanion avait disparu.

Maquereau de sa sœur, sûrement, mais, en ce qui me concernait, maquereau pour michet ne déboursant pas, espèce qui devait être rare. Réflexion faite, qu’avais-je à m’en émouvoir ? Je verrais bien venir. Aussi persévérai-je dans mon double rôle de coucheur et de copiste. Titi m’accablait de protestations amicales. Il me gorgeait de billets de théâtre. Il me fit connaître l’éditeur Marchant, qui me dit apprécier mon écriture. Confiant et familier, il me révéla l’une de ses ressources les moins avouables, qui consistait en chansons et épigrammes qu’on lui commandait et qu’il composait lui-même, car il était poète — poète ! — épigrammes et chansons circulant secrètement dans les milieux interlopes où fréquentaient des bourgeois candides, glorieux d’y approcher les comédiennes de petites scènes, les chanteuses de bouis-bouis qui pullulaient aux abords du boulevard du Temple. Quand il sut que je me piquais de versifier ; quand je lui eus débité quelques-uns des poèmes que j’avais commis à Saint-Brice pour mon public de l’auberge Lureau, il admira, cria que notre fortune était faite, Anaïs admirant et criant avec lui. Leurs flatteries coalisées m’amenèrent à leur donner sans tarder un échantillon de mon savoir-faire. Documenté par Titi sur le cocuage d’un certain Michaud qu’il s’agissait d’édifier quant à la vertu de son épouse, j’improvisai une ballade où, en finale de quatre strophes, revenait comme un refrain ce distique : « Oh ! que d’heureux tu fais sans le savoir, Michaud — Car le cul de ta femme est un cul d’artichaut ! » Je m’accuse en toute contrition d’avoir commis cela, mais je tiens à dire que j’opposai un refus énergique au bossu qui, enthousiasmé, insistait pour me payer d’un écu cette vilenie. Je lui déclarai que je ne mangeais pas d’un tel pain, et il eut le bon goût de ne pas insister.

Drôle de bonhomme, ce Titi ! Il ne m’inquiétait pas outre mesure, cependant, puisque j’en arrivais à le rejoindre le soir, à la sortie des théâtres, à me montrer avec lui dans les estaminets des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin. Il paradait auprès de moi, et, s’y jugeant en sûreté, se redressait, regardait hardiment autour de lui. Il semblait dire : « Venez-y donc, à présent », et tout ainsi s’éclaira dans mon esprit, son empressement à mon égard, la maquerelle astuce qu’il avait déployée pour m’attirer chez lui, m’y garder, faire de moi le porte-respect que son infirmité humiliée souhaitait d’avoir. Cela m’amusa, bien loin de m’indigner. Un soir, à ce café du « Cadran Bleu » où je l’avais vu recevoir un rude coup de botte, un volumineux personnage le bouscula si brutalement qu’il n’évita la chute qu’en s’accrochant à ma veste. Le bousculeur se préparait à récidiver. « Eh là ! » dis-je. Sans le moindrement me fâcher, le prenant aux épaules, je soulevai ce paltoquet, le portai jusqu’à une table à l’écart, où il demeura bien sage. La leçon était claire. Le public de cabotins en resta becs clos, et de vieilles grues, leurs bonnes amies, me coulèrent de significatives œillades.

Je reçus une nouvelle bien inattendue. L’oncle Pouchin était à Paris, venu par le chemin de fer pour consulter un avocat spécialisé dans les questions de batellerie. Il était descendu aux « Amis de la Marine » et désirait me voir. J’y courus. Il ignorait, personne n’en sachant rien à Saint-Brice, que j’avais abandonné mon surnumérariat de gabelou. Buizard le savait, mais n’était pas renseigné sur ma situation nouvelle. Je racontai donc que j’exerçais la profession de copiste-calligraphe, titre assez ronflant pour qu’on ne m’en demandât pas plus. Mes parents, pouvant en être informés aussitôt par mon oncle, je pris les devants et, leur annonçant le fait accompli, je les priai de réduire de moitié, en attendant mieux, l’envoi mensuel qu’ils me consentaient. Je pouvais avoir ce beau mouvement de libéralité, mes copies ne m’ayant pas rapporté moins de soixante-quinze francs pour le premier mois. Trois jours durant je pilotai mon oncle à travers la capitale. Grâce à Titi, je pus le conduire au cirque de l’Impératrice, dont les splendeurs équestres l’éblouirent. Il dut se dire, en reprenant le chemin du pays, que son neveu avait à Paris de bien belles relations.

Presque chaque soir, à présent, le bossu évoluait en ma compagnie. On s’habituait à nous voir ensemble, mais s’il y gagnait en sécurité, j’y perdais de toute évidence en estime, et cela menaça plus d’une fois de tourner mal pour moi, qui cherchais querelle à propos d’un geste ou d’un regard. Les habitués de ces estaminets, épaves de la vie théâtrale, n’étaient pas de méchants bougres, mais il se mêlait à eux des marchands de contremarques, arrogants et puants, que j’écartais de la main quand ils se plantaient sur mon passage. Il s’y joignait un lot de francs marlous qui me firent l’honneur, dont je me serais bien passé, de m’admirer sur la réputation que m’avaient faite mes co-figurants de l’Hippodrome, entre lesquels un acrobate sans emploi, gentil garçon qu’on appelait Grimsel et que je revoyais là. Ma jeune inconscience ne me prémunissait pas assez contre ces compromissions quotidiennes. Je poussai l’aveuglement jusqu’à prier Anaïs d’être des nôtres, pensant par là lui être agréable. Elle s’excusa, invoquant la fatigue, après ses occupations de la journée. Elle sortait rarement le soir ; elle me remerciait, mais se dérobait. Je renouvelai ma prière en présence de Titi. Elle l’interrogea des yeux et accepta. Le jour même et plusieurs autres fois elle sortit avec nous, notre trio ne passant inaperçu nulle part. On nous vit chez Léonard, où venait régulièrement Paul de Kock, le romancier de la gaîté française, qui habitait dans la maison voisine. Anaïs était mise avec une coquetterie du meilleur ton, qui faisait valoir son buste élancé et ses traits de médaille antique. Elle buvait volontiers et je vis même qu’elle aimait boire. Je lui trouvai l’air triste et préoccupé.

Deux fois par semaine je me rendais à l’Hôtel-Dieu, où Maillefeu s’éteignait, quoi qu’on fît pour améliorer son état. Des hémorragies l’avaient épuisé. Il n’était plus qu’un spectre. Je me rencontrais à son chevet avec Jeanine, sa femme, qui lui amenait leur petit Germain, un poupon de treize mois, mignon et plein de vie. Sa fin fut douce, tant il était faible, et j’ai la conviction qu’il ne la pressentit pas. Il se sentait mieux, voulait se lever, quitter l’hôpital. La mort l’emporta dans la première semaine d’octobre, et j’en eus beaucoup de peine. Je perdais en lui un sincère ami. Pauvre Maillefeu ! Pauvre Jeanine !

Je continuais à me compromettre dans la société de Titi, mais je lisais trop dans son jeu pour condescendre à le venger des raclées qui étaient le lot courant de son existence. Il arriva néanmoins ce qui devait arriver. Une nuit, dans un bastringue du faubourg Saint-Denis, je me trouvai mêlé, sans l’avoir voulu, à une dispute qui finit en batterie sauvage, marchands de contremarques et marlous se lançant à la tête des chaises et des bouteilles. Je dus manœuvrer des poings pour me dégager. Je vis briller des couteaux et le sang coula. Des sergents de ville étant accourus, tout le monde, moi compris, fut emmené chez le commissaire. Je n’en sortis qu’au petit jour, après avoir subi un sévère interrogatoire. On enquêta sur moi, et je sus par une lettre alarmée de mon père que l’enquête parisienne avait eu son prolongement à Saint-Brice, les gendarmes de Saint-Jean-de-Losne étant venus à la maison. Je dus télégraphier pour faire cesser l’alarme paternelle. J’écrivis ensuite afin de me justifier, mais une nouvelle lettre me fit réponse, pleine de questions sur l’existence que je menais à Paris, et qui se terminait par un affectueux appel à mes sentiments filiaux. « Songe, mon cher Félicien, que depuis seize mois nous sommes séparés de toi. Le meilleur moyen de nous rassurer, c’est de venir. » À lire ces lignes désolées, mes yeux se mouillèrent. Je répondis en promettant d’aller passer au pays la dernière quinzaine de l’année.

Un jour de novembre, j’avais vu Titi entrer dans un tripot où l’on jouait de l’argent. Jouait-il ? Mais un autre jour, l’endroit où il entra, sans se douter que j’étais sur ses talons, passait pour offrir des jeux d’une nature spéciale. Tous les pédérastes du boulevard, les « petits Jésus », s’y donnaient rendez-vous. « Cet enculé ! » avait gueulé le marchand de billets de l’Hippodrome. Disait-il donc vrai ? J’allais être fixé là-dessus et sur tout le reste. Au café Lazari, mon ami Grimsel, l’acrobate, me prit à part, me reprocha de m’afficher trop avec Titi et sa sœur, « aussi putains l’un que l’autre ». Il me fit de Titi un portrait repoussant : joueur enragé, laissant sur les tables de jeu l’argent qu’il gagnait, non seulement avec la claque et la figuration, mais encore en se prostituant et prostituant sa sœur. Ce qu’il m’apprenait d’Anaïs m’était, comme on le pense, particulièrement désagréable, et j’exigeai qu’il précisât. « Elle fait les cafés du côté de l’Opéra, oui, mon grand, et si tu veux la paumer, va te promener sur le coup d’onze heures du soir entre la rue Le Peletier et le boulevard. Elle fait ses passes à l’Angélus et à l’Hôtel de l’Europe. » Il ajouta que son frère, cet avorton grotesque, la terrorisait, la contraignant à courir les michets dès qu’elle abandonnait ses écritures, à travailler nuit et jour de la plume et du cul. J’en savais assez. Comment avais-je pu vivre pendant quatre mois dans l’ignorance de tout cela ?

Je me mis à la recherche de Titi. J’entrais au café des Folies-Nouvelles quand un garçon me dit : « Votre beau-frère vient de partir. » Mon beau-frère ! Voilà ce que me valait mon inconscience étourdie. Je renonçai à le chercher et passai ma soirée chez Buizard, où j’étais reçu comme si j’avais été de la famille. Jeanine, qui, six mois avant la mort de son mari, s’attendait à porter le voile des veuves, se remettait un peu de sa grande douleur, toute à son petit qui biberonnait tandis qu’elle vaquait au service. Après le dîner, je me rendis rue Le Peletier, fis les cent pas pendant près d’une heure, allant de l’Opéra au boulevard. Les noctambules y étaient nombreux. Des femmes très en parure se pavanaient dans la lumière du gaz. D’élégants couples se croisaient aux portes de Tortoni et du café de Mulhouse. Il pouvait être onze heures et demie quand, entre tant de silhouettes féminines, je reconnus celle d’Anaïs, enveloppée, sur la crinoline, d’un long manteau gris à double collet. Mains au manchon, coiffée d’une large capeline, elle allait du pas calculé des racoleuses. Elle entrebâilla la porte du café Bignon, et la referma. Elle fit de même pour celle de Tortoni. Là, elle entra. Le rideau de tulle laissait voir une partie de la salle. Je l’aperçus causant avec un vieux monsieur à favoris. Elle reparut, suivie par lui. À vingt pas brillait le feu d’une lanterne, celle de l’hôtel de l’Angélus, qui faisait la passe. J’étais fixé. J’entrai au café de Mulhouse, lus des journaux, fumai un cigare. Quand j’en sortis, je revis Anaïs. Elle reprenait sa promenade. Relevant le col de mon paletot, je profitai d’un moment où elle refermait la porte du café de l’Opéra, rue Le Peletier, pour me glisser derrière elle. Elle roucoula : « Tu viens, mon céri ? » avec la routine professionnelle et sans lever les yeux vers moi. Je lui fis face. Elle étouffa un cri. Je la pris au poignet. « On m’avait assuré que tu n’étais qu’une putain. Je ne t’en veux pas et je te plains, car tu vaux mieux que ça. Mais quant à Titi, qu’à présent je connais aussi, avertis-le que je ne lui conseille pas de me tomber sous la patte. Fais ton métier, bonsoir ! » Elle ne dit rien, s’en alla lentement par la Grange-Batelière.

Je rentrai me coucher. Je me sentais désemparé, mais la nuit porte conseil, et je me réveillai sur une excellente décision, celle de partir pour Saint-Brice une semaine plus tôt. Le calendrier m’indiqua la date du mardi 7 décembre, que je me fixai définitivement. Ma rupture avec les Tiborne, frère et sœur, ne tarirait pas mes travaux de copiste, l’éditeur Marchant m’ayant à deux reprises proposé de me passer des manuscrits. Je lui écrivis que, devant me rendre dans ma famille, je m’empresserais d’aller le voir dès que j’en serais revenu.

Je détenais trois actes d’un mélo que je venais de copier. J’en fis porter le paquet à Anaïs par un commissionnaire. De son côté, elle m’adressa postalement un reliquat de trente-neuf francs qui m’était dû. Nous étions quittes. Un coup d’éponge sur cette histoire, et il n’en resterait plus rien.

Plus rien ? L’oubli ne se décrète pas ainsi, et j’en eus la preuve. Mes relations avec Anaïs avaient duré quatre mois. Quatre mois pendant lesquels je ne m’étais pas un seul instant égaré ailleurs. Qu’elle eût joué la comédie, je ne le pensais que trop, mais aurais-je pu désirer plus qu’elle ne m’avait donné ? Le souvenir de tant d’après-midi et de leurs turbulentes priapées ne laissait guère place au ressentiment, et quant à Titi, je ne me voyais pas le prenant au collet, secouant cette chiffe de nain rusé et crapuleux. Je l’aperçus alors qu’il errait, mains au dos, sur le boulevard du Temple. Il me vit, fit brusquement demi-tour, fuyant comme un lapin.

Le dimanche qui précéda mon départ, j’allai dîner aux « Amis de la Marine ». Jeanine fut aimable, mais demeura sombre, bien belle ainsi, vraiment. Ses yeux profonds, cernés de bistre, brillaient comme des diamants noirs. Le lait ne lui était pas encore passé, gonflait ses seins sous le caraco. À ses oreilles joliment faites se balançait une boule d’ébène travaillée. On eût dit une fille d’Italie, et le fruit mûr qu’étaient ses lèvres bien roulées achevait de faire penser à quelque saine paysanne de la campagne romaine.

Le petit Germain ne se décidait pas à s’endormir. Tout en le berçant, elle l’emporta. Les buveurs, tous mariniers, s’entassaient dans la salle, Buizard et sa femme courant d’une table à l’autre. On discutait, on criait fort, on riait, dans l’âcre fumée des pipes. Je me levai, suivis le corridor qui menait à la cour. J’entendis la voix berceuse de Jeanine et, en passant, je l’entrevis dans une chambre où, sans lumière, elle endormait l’enfant. Elle se tenait penchée au pied du berceau. Elle chantonnait les mots qui apportent le sommeil. J’entrai, l’entourai d’un bras, pris un baiser sur sa nuque. Elle eut un léger tressaillement. Je relevai la jupe, me collai contre elle, sous la chemise froissée, dans l’entrefesson que livrait un complaisant écart des jambes. Délicieux vertige ! À peine avait-elle bougé. À peine encore bougea-t-elle quand je lui renouvelai mon baiser, dans le cou, cette fois, à la hauteur de l’oreille. « Je t’adore, Jeanine », chuchotai-je. Et je reparus dans la salle, impassible. Elle s’y montra bientôt. Elle venait, face pâle, regard fixe, bouche frémissante, telle une somnambule. Mais elle se reprit, s’employa au service des tables. Puis elle s’assit auprès de moi, saisit en cachette ma main, la pressa nerveusement. Je partis enfin dans le bruit, dans la fumée, Buizard et leurs clients me souhaitant bon voyage et me chargeant de mille amabilités pour mes parents.

Un toc-toc à ma porte, le lendemain matin. J’étais au lit. « Qui est là ? — Moi, Jeanine. » En chemise, je courus ouvrir. Jeanine ! Jeanine par un froid de loup ! Jeanine dont j’avais à implorer le pardon pour ce viol impudent, que, toute cette nuit, j’avais rêvé de racheter par une étreinte consentie et confiante ! Jeanine ici, dans ma chambre ! Elle me mangeait de baisers. Je l’aidai à se dévêtir afin qu’elle se couchât vite, car elle grelottait dans cette pièce glaciale. Sous les draps, sous l’édredon, cuissée contre moi, elle grelottait encore. Mais je sus bien la réchauffer. J’aimai le joli grain doré de sa chair, sa chair qui n’allait faire qu’une avec la mienne. Ses seins s’épanouissaient sur ma poitrine. Tout son corps s’agitait, m’échappait pour me revenir, et ses crispations, presque aussitôt que je l’eus fixée, me renseignèrent sur la communauté de notre extase. Chère petite Jeanine, à qui, hier encore, je songeais si peu ! Je ne lui donnai pas le temps de connaître la langueur qui suit ces galvanismes. Elle était presque neuve, sans l’ombre d’un vice, et cela me surprit, si cela m’enchanta, quand, préludant à une reprise, je dus vaincre sa pudique résistance pour aller cueillir en son sillon le fruit même de son sexe. Ce fut une expirante victime qu’après cela je tins de nouveau dans mes bras.

Elle ne pouvait rester longtemps, étant partie en hâte. Elle se rhabillait et je ne cessais d’échanger avec elle de tendres attouchements. À bientôt, petite Jeanine ! Je lui jurai que ma première visite serait pour elle, le jour même de mon retour.

J’étais heureux, j’étais épris comme jamais je ne l’avais été, peut-être. Je me désolais d’une séparation qui serait longue. Quinze jours, trois semaines sans la voir, sans refaire l’amour avec elle. Jeanine ! Jeanine ! Je l’avais approchée trois fois sans me rassasier d’elle et je la désirais passionnément.

Je partais le lendemain et quelques emplettes devaient m’occuper, mais l’obsession de Jeanine me tourmentait au point de m’interdire tout esprit de suite. Le soir après dîner, j’allai dans Paris sans but, la tête vide. Vers dix heures et demie je me trouvai sur le boulevard. Le froid se montrait agressif sous un ciel idéalement pur. Je songeais à Jeanine, et, subitement, sans transition, un désir impérieux me prit, un désir fou et qu’aussi bien je jugeai tel, celui de faire l’amour, de le faire avec Anaïs, cette putain d’Anaïs. J’arrivais rue Le Peletier, où vingt crinolines m’entourèrent. J’y piétinai jusqu’à une heure, m’arrêtant parfois dans l’encoignure où s’étalait, gigantesque, l’enseigne du photographe Disderi. Enfin m’apparurent la capeline et le double collet de la sœur de Titi. Elle sortait du café de l’Opéra. Je courus à elle, qui me vit venir et voulut fuir. Je la retins. « Ne te sauve pas, je ne te veux pas de mal, lui dis-je. Écoute J’ai envie de toi. Viens. Je t’emmène à l’Angélus. » Elle me regardait, tremblante, appréhendant un piège. « Allons, viens », repris-je. Elle hésitait, continuant de me regarder. « Cez vous si vous voulez, finit-elle par dire, mais pas à l’hôtel. » Un fiacre passait, où je la fis monter. La barrière de Clichy était à quelques minutes. Durant le trajet je me tins muet en face d’elle, muette. Nous ne nous dégelâmes qu’en arrivant chez moi.

Mais quel dégel ! À dix heures du matin elle était encore là, dans mon lit. Elle avait déployé tous ses talents. Comme elle s’habillait, je la priai de m’excuser un instant et je descendis. Je connaissais à Batignolles, rue des Dames, le bijoutier Degaud, qui prenait ses repas comme moi à la table d’hôte du café Saint-Louis. Je lui demandai de me montrer des bracelets. J’en choisis un dont l’or était finement guilloché, une turquoise d’un bleu mat ornant le fermoir. Il valait, me dit-il, soixante-dix francs, et je le lui payai cinquante. Quand, remonté dans ma chambre, je passai ce bijou au bras d’Anaïs, elle crut d’abord, à une plaisanterie. « Il est à toi », lui dis-je. Émue, ravie, elle me remerciait, riait. Et puis, elle pleura. Je l’embrassai et elle partit.

Je pris le train du soir. Calé tant bien que mal entre une nourrice et un maquignon, sur la dure banquette d’un wagon où s’entassait un peuple de citadins, de terriens et de militaires, dans un remugle de bottes, de cottes, de pisse, de lait âcre, je dormis d’un pesant sommeil sans rêves. Je ne me réveillai qu’à l’arrêt de Dijon.