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Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-08

La bibliothèque libre.
Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 245-254).
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CHAPITRE HUITIÈME

Isabelle mariée. La guerre de 1870.
La bataille de Dijon. Je suis blessé. Angèle Didier.
Saint-Brice au lendemain de la guerre.

Longtemps le souvenir d’Éva Cadine me fut déchirant. Je n’y échappai qu’en me réfugiant dans le travail. J’avais une grosse besogne d’écritures, la liquidation de mes comptes de l’Exposition me retenant dix heures par jour à mon bureau. Nous étions débordés, Isabelle et moi, et je dus nous adjoindre un vieux teneur de livres qui, de janvier à mars, vint mettre un peu d’ordre dans ma situation, d’ailleurs excellente. Tous frais payés et après prélèvement de mes mensualités personnelles, l’Exposition me faisait réaliser quatre mille francs de bénéfices. J’en remis quinze cents à Isabelle. Vraiment, je lui devais bien ça.

Isabelle !… Il était écrit que toutes mes amies me seraient enlevées par le mariage. Isabelle elle-même, qui tenait en mon cœur une place que la reconnaissance disputait à la sensualité. J’étais à mille lieues de penser que cette belle veuve méditât d’échanger son volage amant contre un sérieux mari. Nous avions parmi nos clients un certain M. Prévost, fabricant de bâches, très à son aise et qui avait fait sa pelote à l’Exposition. Nous lui assurions sa correspondance commerciale, relevée en anglaise calligraphique. Il venait souvent rue Saint-Martin, où Isabelle était bien seulette. Il admira tout à la fois sa constance au travail et sa beauté. C’était un Poitevin d’une quarantaine d’années, petit, solide, sanguin, respirant la franchise. Isabelle, un beau jour, m’apprit qu’il lui avait fait la proposition de l’épouser. Qu’en pensais-je ? Elle savait très bien que je ne l’épouserais pas, moi. Il eût été cruel de lui mentir. Je lui répondis que puisqu’il fallait que l’un fût sacrifié à l’autre, mieux valait que le sacrifice fût pour moi. Cette réponse la toucha. Elle me dit qu’elle réfléchirait, et je vis bien que sa résolution était prise. Quand, enfin, tout se trouva décidé, elle me l’annonça non sans verser des larmes. Elle me continua sa collaboration jusqu’à la limite extrême de sa liberté. À vrai dire, elle fut plus souvent entre mes bras qu’à sa table de travail. Elle voulait me laisser d’elle un souvenir qu’elle marqua de ses plus voluptueuses caresses. Quelle femme de feu était cette aimante femme ! Je souhaitais qu’elle en donnât à M. Prévost quelques preuves comparables à celles dont j’avais eu mille, inoubliables. Le mariage se fit en septembre. Elle partit aussitôt pour Poitiers avec son nouvel époux. Elle emmenait sa mère. M. Prévost paraissait très excité. Il fut un excellent mari, et Isabelle se plut à me l’écrire. À me le dire aussi, car elle venait quelquefois à Paris sans négliger de me prévenir, ce qui nous permettait de ranimer un moment nos ébats. Mais elle eut un enfant, puis un deuxième, et la maternité rompit les ponts à l’amour.

Je la remplaçai rue Saint-Martin par un ancien professeur, M. Leclerc, qui, excellent copiste, ayant longtemps travaillé pour l’éditeur Marchant, était en outre un homme de bureau, ponctuel et ordonné. Après quoi je m’enfonçai de nouveau dans mes habitudes de brasseries à filles, garçaillant de droite et de gauche. Le Quartier latin n’était pas gai depuis l’Exposition universelle qui, ayant fini par une faillite, après une carrière triomphale, avait laissé derrière elle une légion d’insolents parasites qu’on retrouvait installés partout dans Paris. La vérole était sous toutes les jupes. Le renchérissement de la vie devenait scandaleux. Les étudiants s’endettaient ou crevaient de misère. Il me fallait naviguer avec une constante prudence à travers mille inconvénients qui, du reste, ajoutaient à l’attrait de cette bohème spéciale à laquelle j’adhérais si délibérément.

1870 arrivait. Bientôt un effroyable cyclone emporterait tout. La nouvelle de l’offre de la couronne d’Espagne à Léopold de Hohenzollern tomba sur Paris confiant et crédule, qui se croyait fort parce qu’il avait l’esprit de blague. Que l’édifice de l’Empire fût en staff, chacun le savait, mais la superstition de la puissance française aveuglait tout le monde. Et puis, Lebœuf n’affirmait-il pas que nous étions cinq fois prêts ? La paix n’était pas devenue impossible encore que déjà les belles dames des Tuileries brodaient les drapeaux qui salueraient l’Empereur entrant à Berlin. Je revois les cortèges de gueulards, les bandes louches en blouses blanches, les cohortes de policiers donnant la chasse aux protestataires assez osés pour crier : « Vive la paix ! » Le 19 juillet, la guerre était déclarée. La mobilisation s’effectua dans un désordre si manifeste que sur-le-champ tous les yeux se dessillèrent : notre pays allait au désastre. L’Empire n’avait préparé qu’une façade théâtrale de défense contre un ennemi formidablement organisé.

Je courus à la gendarmerie. Les réservistes et les congédiés avaient ordre de rejoindre, mais où ? Les renseignements qu’on me donnait étaient contradictoires. Mes états de services lors de la campagne d’Italie me désignaient pour le génie, où m’avait admis temporairement le capitaine Quincette. En étais-je encore ? Ou bien, faisais-je partie des quatrièmes bataillons de seconde ligne ? Personne n’en savait rien. Les dépôts débordaient de troupiers à la recherche de leurs régiments, et qu’on expédiait au petit bonheur, sauf à reconnaître qu’on les avait égarés. À la section technique du génie, il me fut dit que le capitaine en premier Quincette, qui, à la veille de prendre sa retraite, devait être promu chef de bataillon, était chargé de rassembler un contingent exceptionnel. Je me rendis à son bureau. Il se souvint à peine de moi — il ne m’avait pas revu depuis 1859 — mais décréta que j’étais maintenu à la disposition du génie, avec affectation à la compagnie qu’on se préparait à diriger sur Dijon. Le soir même un gendarme m’apportait ma feuille de route. Mon employé, M. Leclerc, n’étant pas mobilisable, je lui confiai la gestion de mes affaires. Je fis une tournée d’adieu au Quartier latin, qui s’était vidé de toute sa jeunesse. Au café Soufflet, Bibiane pleurait, criait devant un verre de menthe, en dédiant aux Prussiens les vertes épithètes qui fleurissaient son répertoire. Elle maudissait la guerre, qui lui prendrait tous ses amants. Je la consolai. Je l’emmenai coucher. Elle voulait savoir si j’irais à Berlin. « Ça ne dépend pas de moi, ma petite Bibiane. — Il faut y aller », prononça-t-elle. Je le lui promis. À six heures du matin, je la mis amicalement à la porte en lui donnant l’assurance qu’avant trois semaines tout serait terminé. J’étais prêt. Bouclant ma valise, je sautai dans un fiacre pour me rendre à la gare de Lyon.

J’y tombai sur des ahuris qui déclarèrent ne rien comprendre à mon histoire. Ils me dirent qu’avant tout je devais me faire équiper. Je revins à la section ; on me conduisit à la caserne du Prince-Eugène, où je demeurai huit jours en mes vêtements de civil. Je reçus un fusil ; on me fit faire l’exercice. On m’ordonna, ensuite, de rejoindre au Champ-de-Mars une compagnie de gardes mobiles, avec lesquels je campai sous la tente une quinzaine de jours. Enfin, comme je me récriais, me réclamant du capitaine Quincette et invoquant mon incorporation dans le génie, je fus invité à gagner Dijon par les voies les plus rapides. Les trains vers la Bourgogne étaient bondés, à n’y pouvoir fourrer un œuf. Trois jours j’en attendis un, sans quitter la gare, où les convoyés futurs s’étaient organisé une vie bien tranquille, dans une salle d’attente. On arrivait à septembre quand j’atteignis Dijon, d’où, pour un peu, on m’eût réexpédié sur Paris, tant ma présence y parut inexplicable. Fort heureusement, j’étais en règle. Les bureaux du génie m’identifièrent. On m’équipa et j’entrai aussitôt en fonction au titre de sapeur.

Mais je ne me propose pas de raconter la guerre. Simplement, je dirai le rôle que j’y jouai, et qui fut modeste. Le Comité militaire de la Côte-d’Or était composé du chef du génie, du commandant de la légion de gendarmerie, de deux ingénieurs des ponts-et-chaussées et d’un ingénieur des mines. Quand j’arrivai à Dijon, où les gardes nationaux mobilisés faisaient l’exercice à la bonne franquette, sous le paterne commandement d’anciens troupiers qui ne savaient rien des armes nouvelles, il s’y trouvait, non compris les mobilisés, quelques bataillons de la garde mobile de la Loire et de la Haute-Garonne, des volontaires et des francs-tireurs, ceux-ci n’étant armés que de fusils à tabatières. Pas de chevaux, pas de bouches à feu. L’administration militaire était incohérente. Avec la meilleure volonté du monde, chacun tirait de son côté.

Le Comité fit exécuter quelques travaux de défense constitués par des tranchées et des abattis. J’ignorais le maniement de la pelle et de la pioche, mais je n’y fus pas trop maladroit, et la manœuvre de lourds matériaux fit vite apprécier mes moyens musculaires. La zone où nous opérions s’étendait assez loin sur la route de Gray, et nous logions chez l’habitant. Je fus ainsi, avec deux autres sapeurs, l’hôte d’un ménage de maraîchers, le père et la mère Bailloche. Ils avaient avec eux une nièce de vingt-huit à trente ans, Angèle Didier, veuve d’un homme d’équipe du chemin de fer qui, deux ans auparavant, avait été broyé par un train. Taille fine et poitrine avenante, Angèle Didier était fraîche comme une rose. Je la contemplais quelquefois, ce qui la rendait confuse. Mais l’heure n’était pas à la galanterie, et le soir, dès après la soupe, la fatigue nous entraînait, mes camarades et moi, dans un sommeil à poings fermés.

Je n’en mis pas moins à profit mes moments de loisir pour aller à travers cette ville qui m’était si chère par tout ce qu’elle me rappelait : le lycée, l’ami Morizot, mes débuts de puceau avec Sidonie, et puis Fifine et la jolie Lolotte… Je revoyais avec émotion les témoins muets d’une jeunesse qui déjà m’apparaissait dans les brumes du passé.

Cependant l’invasion se développait, foudroyante. Le 17 octobre, les Allemands franchissaient les Vosges, marchant sur Vesoul. L’avant-veille, j’avais vu passer dans sa calèche escortée de brillants cavaliers Garibaldi revenant de Tours, où était Gambetta, et se rendant à Dole. Dijon était menacé. Les troupes du général de Werder, commandant le 14e corps de l’armée prussienne, s’avançaient rapidement, fortes de plus de vingt-cinq mille hommes, avec six mille chevaux et quatre-vingts canons. La première ligne ennemie tenait la crête du mamelon de Saint-Apollinaire. La ville recevait une pluie de projectiles. L’angoisse était au comble et l’anarchie aussi. Le commandant en chef Fauconnet, colonel de gendarmerie, survint dans la nuit du 29 au 30, amenant des mobiles de l’Yonne, de la Lozère et de la Drôme. Ils venaient appuyer les trois bataillons de mobilisés qui représentaient l’ultime effort de la Côte-d’Or, mobilisés paysans, tous en blouse, auxquels on n’avait même pu distribuer les bidons et gamelles réglementaires. Dérision sinistre : les gardes nationaux sédentaires, jusqu’à la limite de soixante ans, étaient appelés à leur tour sous les armes. On remit à ces pauvres vieux des fusils à percussion ; on leur distribua des cartouches et, par détachements de compagnies, on les envoya sur la route de Gray. Ils y élevèrent, pensant faire mieux que nous, un enfantine barricade, faite de traverses et de cailloux, au-delà du parc de Montmuzard. Et ce fut, le 30 octobre, la grande bataille, qui dès le premier engagement démontra l’impossibilité de toute résistance. En avant de la barrière de l’octroi, le commandant Fauconnet tomba mortellement blessé. C’était dans l’après-midi. Je me trouvai sur la route avec mes camarades. Nous nous efforcions de rendre la chaussée inutilisable pour l’ennemi. Soudain, une vive douleur à la cuisse gauche, un peu de sang, une défaillance légère : j’étais touché. Je fus transporté par mes camarades eux-mêmes jusqu’à la plus proche ambulance.

Ce n’était rien. Déjà des centaines de blessés plus atteints avaient été ramenés en ville. Dans la nuit, la municipalité hissait sur la mairie le drapeau parlementaire. Dijon était aux mains des Allemands. Nous comptions exactement cent soixante morts.

Je veux m’épargner l’évocation des jours qui suivirent. Plusieurs milliers d’hommes, tous Badois, assuraient l’occupation. Le prince Guillaume de Bade était à l’hôtel de Rancy, le prince de Hohenlohe à la Cloche. Les convalescents des ambulances étant considérés comme prisonniers de guerre, j’exagérai la douleur que me causait ma blessure et les majors chargés de l’inspection passèrent devant moi sans s’arrêter. Toutes relations entre Dijon et le territoire étaient coupées, mais les civils qui circulaient grâce à un laissez-passer de la commandantur parvenaient à saisir des bribes de nouvelles. L’investissement de la banlieue dijonnaise était un fait accompli. Le 4 novembre, une explosion révéla que les Allemands venaient de faire sauter le pont du chemin de fer sur le canal. Ils craignaient d’être enveloppés, leur avant-postes vers Nuits, Auxonne, Saint-Jean-de-Losne, étant harcelés sans trêve. Le 12, ils évacuèrent la ville ; ils y reparurent et l’évacuèrent encore. J’aurais pu mettre à profit ces évacuations successives pour sortir sous le couvert de l’ambulance de la Côte-d’Or, mais je m’y refusai, et pour cause : j’étais retenu par une ébauche d’intrigue avec Angèle Didier. Je l’avais fait prier de venir à mon chevet de blessé. Elle m’y vit, non pas comme je me montrais chez sa tante, sapeur hirsute et tout crotté, n’ayant pas le temps de faire toilette, mais rasé de frais et l’œil net. Je ne dus pas lui déplaire. Je lui fis compliment de son bonnet tuyauté, d’où s’échappaient les frisures des cheveux blonds. La morsure du grand froid avivait les roses de ses joues paysannes. Tout en son visage exprimait la santé et, en dépit de la cruauté du moment, le bonheur de vivre, ce que je lui dis aussi, ajoutant qu’avant de quitter Dijon je lui demanderais la permission de l’embrasser, non en galant, mais en ami. Gaiement elle me dit que c’était entendu, et je jugeai qu’il ne me serait pas difficile d’obtenir mieux, beaucoup mieux d’elle. Elle revint ; elle apportait des gâteaux qu’elle faisait elle-même et tous mes camarades d’ambulance en eurent leur part.

Je courus au dénouement avec la précipitation qu’excusait l’incertitude du lendemain. Trois fois par semaine, les Bailloche venaient vendre des légumes au marché, leur nièce restant à la maison. Sous prétexte de me réhabituer à la marche — à la vérité, je marchais très bien — j’obtins l’autorisation d’aller en promenade. La demeure des maraîchers était isolée à l’écart de la route. Je tirai la sonnette de la barrière. Angèle fut stupéfaite de me voir, mais ne vint pas moins m’ouvrir, apaisant de la voix un énorme chien qui, lui, m’interdisait d’entrer. Elle me reçut dans une pièce au sol dallé, que meublaient une longue table et deux lits. Le chien aboyait avec fureur, ses fortes pattes battant la porte. Elle baissait les yeux, gênée, et comme je l’embrassais elle croisa ses mains à mes épaules, laissant mes baisers s’aviver dans la tiédeur de son corsage. Elle me les rendait dans le cou, posément. Nous butâmes sur un lit. Nous restions muets l’un et l’autre, mais je voyais bien qu’elle consentait. J’étais pressé, avide. Sept mois d’abstinence ! L’impétuosité de mon entrée en jeu lui fit jeter un cri. Ce fut rapide, mais elle était prête, et je l’eus dans une crispation nerveuse de sa bouche sur la mienne. Le chien hurlait, à présent. Elle craignit qu’on ne vînt. Elle ouvrit à l’animal qui se rua, grognant, flairant l’air, sautant autour de moi de façon peu rassurante. Arrêté sur la route, un paysan regardait. Vite elle me dirigea vers une sortie donnant sur les cultures, en m’indiquant le chemin que je devais suivre. Nos bouches se dirent au revoir et je m’élançai dehors.

Je la revis régulièrement, toléré par le chien jaloux. Presque chaque jour elle venait à l’ambulance. Elle prenait nos amours très au sérieux, pensait que je l’épouserais sitôt après la guerre. Deux mois passèrent et l’armistice du 28 janvier fut conclu, signalé par une grandiloquente proclamation de Garibaldi, commandant général de l’armée des Vosges, qui qualifiait de Côte de Fer la Côte-d’Or bien meurtrie. Ce furent enfin, le 26 février, les préliminaires de la paix. On nous libéra. J’échangeai mon uniforme de sapeur contre le costume de bonne coupe qui depuis septembre gisait dans ma valise. Quand, ainsi transformé, je reparus devant Angèle, elle hésita d’abord à me reconnaître, puis se prit à pleurer. « Vous êtes un trop beau monsieur. Je m’étais fait des idées bêtes. » Elle se dévêtait, pourtant, se prêtant à mon approche. « Je suis heureuse malgré tout si je vous ai donné du plaisir », me dit-elle. Je l’en remerciai. Elle était agréablement bâtie, soigneuse de son corps, et je gardai d’elle le souvenir de repas d’amour substantiels et sains.

Je quittai Dijon le 4 mars pour me rendre à Saint-Brice. Toute la région de Saint-Jean-de-Losne avait durement souffert. Les Prussiens s’étaient acharnés sur mon pauvre village, dont la position entre la Saône et le canal commandait la vallée. Nos chantiers portaient les traces de bombes incendiaires. La brigade Keller ayant occupé la commune, il n’y restait pas de quoi nourrir un rat, pas de quoi soûler une grive, quand sonna l’heure de l’évacuation. Cependant mon père, plus malin que ses concitoyens, avait réussi à sauver sa cave en immergeant six cents bouteilles au fond d’une vieille péniche à demi ensablée. Il travaillait à les tirer de là quand j’arrivai, et sur place il en déboucha deux en mon honneur. Je trouvai ma mère souffrante, se plaignant d’étouffements. Quand elle sut que j’avais été blessé, elle faillit tomber en syncope. Mais j’étais bien guéri, et ma bonne mine la rassura. Le repos de l’ambulance m’avait engraissé, nonobstant mes visites à Angèle.

À l’ex-auberge Lureau, promue café du Port, Louisette trônait — Mme Louisette Bontemps aujourd’hui. Coquettement arrangée, couverte de bijoux, la maigre drôlette que j’avais connue s’était métamorphosée en une femme de trente ans diversement séduisante, aux jupons tout remuants de promesses. Sa denture ne s’était pas améliorée, mais si sonore était le rire qui la traversait ! Les Allemands avaient été d’empressés chalands pour elle, aucun d’eux, d’ailleurs, n’ayant pu se flatter d’avoir entrevu le bas de sa chemise. Cocu résigné, M. Bontemps faisait valoir ses propriétés au-delà de Saint-Jean-de-Losne. Il apparaissait le soir, quand des voyages d’affaires ne l’appelaient pas au loin, Louisette ne s’ennuyant guère en son absence. Je fus le bienvenu chez elle, où je me rendis dès le premier soir. Elle trinqua, joyeuse ; elle me promena par la maison remise à neuf. Même, je fus dans sa chambre et, plaisantant, j’en tâtai le lit, profond à souhait. J’entends encore son rire. L’occasion me tentait, mais ma main à son derrière fut l’unique privauté que je me permis.

Il me tardait de rentrer à Paris, et pour que se prolongeât mon séjour à Saint-Brice, il fallut les événements du 18 mars et la proclamation de la Commune. Je fixai donc aux premiers jours d’avril un retour dont l’urgence me rendait anxieux. J’étais trop optimiste. Le drame des Communards se déroulait. Pour la seconde fois Paris était bloqué. Des échos de ce qui révolutionnait la capitale nous arrivaient, déformés en passant par Versailles. Avril s’effeuilla jour après jour, et je ne me risquai plus à former des projets. La sanglante guerre civile était aussi résolue d’un côté qu’impitoyable de l’autre. Je finis par me résigner, à l’exemple des centaines de Parisiens qui, réfugiés dans le pays, encombraient les hôtels où ils organisaient des concerts et des bals au profit des veuves et des orphelins.

Et puis, un printemps tout en soleil nous faisait prendre patience, et j’en goûtais les verdoyants décors. Je me grisais de renouveau. Je me livrais à la promenade sur les rives de la Saône. Je cueillais des violettes et des primevères ; je chantais, je sifflais. Ah ! poète, poète ! Je ne m’ennuyais point de Paris, et j’en fais l’aveu. Mais je dois avouer aussi, et c’est bien le moins, que depuis le 25 mars le profond lit de Louisette s’ouvrait pour moi chaque après-midi.