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Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-10

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Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 271-276).
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CHAPITRE DIXIÈME

Épilogue

 
 
 

1900. Un saut de quinze années…

Le Félicien Fargèze d’aujourd’hui, plus que sexagénaire, mais trop peu sensible aux vicissitudes de l’âge, renoue le fil rompu de ces Mémoires pour y ajouter un épilogue. Si, pour conclure, j’attendais de m’être assagi, jamais ce manuscrit ne recevrait le mot final. Quinze années… Debout sur mes souvenirs et continuant d’en accumuler, je promène autour de moi le regard ému, mais amusé, d’un homme qui ne consent pas à vieillir.

Mon logis ensoleillé de 1885, sur le jardin du Luxembourg ; mes amis, mes amours, l’anecdote qu’un jour apporte à l’autre… Le temps a passé ; la vie a remué les décors. Je suis depuis deux ans, rue Bréda, l’hôte considéré d’une pension de famille tenue par une très digne personne sur le retour, qui fut belle et galante, Mme Proscigonié. J’y occupe en toute indépendance un petit appartement, chambre, bibliothèque, salle de bains, que j’ai garni de mes plus jolis meubles, de tapis qui sont comme des litières de laine. La maison de Mme Proscigonié ne compte que cinq ou six pensionnaires, des messieurs âgés, vieux garçons ou veufs, de situation sociale bourgeoise. Je ne ferai pas de présentations. Aussi bien, je les vois peu. Je ne m’assieds que rarement à la table commune. Les repas me sont servis chez moi, et d’ailleurs je déjeune ou dîne souvent au-dehors. Mme Proscigonié a l’instinct de la bonne cuisine, mais si je suis gourmand ce n’est pas de cela, et Marion Ledébert le sait bien, qui me sert chaque jour et, vaquant à son travail, va et vient en ce moment même dans ma chambre.

Marion est l’une des deux chambrières de Mme Proscigonié. Elle est Dijonnaise et cela suffirait à me la recommander, à défaut de qualités plus personnelles. Ses vingt-sept printemps font s’épanouir des grâces qui ne sont point négligeables. Vallonnée à souhait, c’est un en-cas appétissant que Marion Ledébert.

— Marion, laisse là tes plumeaux. Tu vas courir à la poste pour y jeter ce pneumatique.

— Une dame que vous aurez à déjeuner, je parie ?

— Non, un ami. Tu es à croquer, ce matin, Marion. Sauve-toi bien vite.

Ne suis-je pas incorrigible ? Oui, je le suis. Mais pourquoi repousserais-je les dons que la nature me consent encore ? En moi la curiosité de vivre est toujours aussi passionnée. L’au jour le jour, je le déguste et n’en veux rien perdre. Je jouis du soleil, de la lune, de la pluie et du beau temps. Je suis demeuré tendre — et vigoureux. Je ne jette plus ma poudre aux moineaux, mais mon vieux sang, devant une belle fille, a le bouillonnement de la jeunesse. On a l’âge de sa braguette. L’heure de la retraite, je dis que l’Amour seul est en droit de la sonner.

1900. L’Exposition universelle bat son plein. Surpasse-t-elle celle de 67 en magnificence ? Oui, sans doute. Mais elle ne l’égale pas en gaîté. À l’aube d’un siècle neuf j’observe la génération nouvelle. Elle est morne. On égrenait la vie avec plus de bonne humeur, jadis.

Je vais fuir la foule. J’irai en pays savoyard. Je prendrai l’express du soir afin de traverser la Bourgogne à la pointe du jour. Ma chère Bourgogne dont je suis un fils bien ingrat ! Je m’arrêterai quelques heures à Saint-Jean-de-Losne pour me rendre en pèlerinage à Saint-Brice. Depuis la mort de mon père, 1883, je n’y suis pas retourné.

 

À Saint-Jean-de-Losne, je pouvais prendre une voiture, mais la route ombragée m’invita. Je m’en allai lentement à travers cette allègre campagne, si amie autrefois, et qui ne me connaissait plus. Je fis un détour pour longer le boqueteau giboyeux où je m’étais souvent reposé, chasseur de dix-huit ans rêvant aux filles. Il me semblait entendre les abois impatients de mon chien Furet. Je m’arrêtai devant l’ancienne briqueterie Lorimier, devenue propriété des « briquetiers réunis », toute bruissante d’activité ouvrière. Une lourde bâtisse écrasait le pavillon où m’avait reçu Hermance Lorimier. Hermance… Il y avait de cela quarante-cinq ans.

Saint-Brice. À gauche, le cimetière dressait ses croix et ses marbres. Là, contre le mur, la tombe de mes parents, dans un entourage de fleurs. « Mariette Pouchin, épouse Fargèze, 1810-1878 » — « Jean-François Fargèze, 1807-1883. » Mes chers disparus ! Ô ma mère, ô mon père ! La pierre tombale laissait un espace libre pour les inscriptions à venir, et je me souvins de ce que m’avait dit mon père : « Dans le caveau, il y a ta case, où tu pourras nous rejoindre, et celle de ta femme, si tu te maries un jour… »

Nos chantiers à bateaux ; notre maison. La maison est devenue bureau des ponts-et-chaussées ; les chantiers sont un entrepôt du canal. À demi effacée, l’enseigne est en partie lisible encore : « Fargèze, construct… de bat… » Quelques péniches sont au repos. Je lis ce nom sur l’une d’elles, peint en belles lettres bleues : Brise de Mai. Nombreux sont les bateaux qui se baptisent ainsi, mais quelle évocation ! Hubertine…

Les visages me sont inconnus ; le mien ne dit rien à personne. Irai-je frapper à la porte des anciens, ceux de ma génération, mes camarades d’école ? Peut-être sont-ils morts, et puis je préfère passer inaperçu. Le café du Port… Une petite femme proprette m’y sert de la bière. Elle n’est pas du pays. Cependant elle a entendu parler des Fargèze. « Ils demeuraient ici, tenez. Dame, il y a longtemps. »

— Et les Bougret ? Sont-ils toujours à l’écluse ?

— Non, mais ils habitent par là. Ils ne sont pas malheureux. Ils ont des tas d’enfants et la vieille s’en occupe.

La vieille… La Bougrette, Agathe Lureau. Agathe… Depuis 1864 je ne l’avais pas vue.

C’était à vingt minutes du village et j’y fus en suivant le canal. Autour de l’écluse, quelques maisons s’étaient groupées, bien chétives. Des chiens, des poules, une piaillerie de marmots. Je marchais en promeneur. Une grand-mère toute cassée, ridée, loqueteuse… Serait-ce elle ? Je me rappelai le siffleur que j’avais été, sifflant sans cesse en flânant, mains aux poches. Je sifflai La Belle Dijonnaise. La femme se tourna péniblement, me regarda, fit quelques pas vers moi : « Vous seriez-t-y pas Félicien ? — Je suis Félicien, oui. — Ah ! T’es Félicien ! » Tout son pauvre corps tremblait. « Félicien, Félicien !… Comme c’est loin ! Et j’ai eu tant de misère ! » De ses yeux ravinés coulaient de grosses larmes. Des enfants s’approchaient. Je vis venir un beau garçon d’une vingtaine d’années. Un de ses petits-fils, bien sûr. Elle dit encore : « Tu voudrais-t-y pas rentrer, t’asseoir un moment ? » Je fis signe que non. « Je suis bien content de vous avoir revue, la Bougrette. » Et je m’éloignai, suivi des yeux par elle. Le canal, là, faisait un coude. Je me remémorai mon départ à bord d’une péniche de mon oncle. Je m’assis sur une borne de halage et méditai longtemps. Je pleurais et cela m’était d’une douceur inexprimable. Je revins sans hâte. Je m’emplis les yeux de l’image éteinte de notre maison, des vestiges de nos chantiers à bateaux. De nouveau j’allai m’incliner devant la tombe qui recelait tant de moi-même. Je ne me dissimulais pas que je ne reviendrais jamais à Saint-Brice, et c’était un adieu dernier que je disais à mon père et à ma mère. Lourd d’émotion, alors, et me retournant sans cesse, je regagnai Saint-Jean-de-Losne où j’attendis que passât l’express venant de Dijon.


 
 

Mais je me suis promis de conclure. Je fus toujours bavard à me raconter et ceci explique ces Mémoires. Tout y est vrai. Tous les personnages que j’y évoque ont vécu ou vivent. Je n’ai même pas changé leurs noms. Seul celui de mon village natal est travesti, et l’on chercherait vainement Saint-Brice sur la carte de la Côte-d’Or.

Je suis heureux. Je m’abandonne à d’agréables habitudes parisiennes. Je n’épuise mes revenus qu’en faisant un peu de bien autour de moi. Je continue d’accoupler des rimes. Je vis avec les jeunes. Je suis le moins fatigué de tous et de beaucoup le moins désabusé. J’ai des amies ravissantes. Et n’ai-je pas aussi Marion, si belle et bonne fille ? Gaie comme une fauvette, avec ça. Justement, la voici.

— Marion, je parle de toi dans mes Mémoires. Tiens, regarde, c’est écrit : « Marion Ledébert est une belle et bonne fille. » Allons, viens que je t’embrasse. On ne se lasse pas d’y promener la main, sur ce rond petit derrière…

Bon estomac, cœur vaillant et le reste. Santé cérébrale parfaite. Je pourrai faire longue route encore. Certes, je ne quitterai pas sans regret ce bas monde, car il valait le voyage, mais je verrai venir la nuit finale avec sérénité. Et foin du curé : il n’entendra pas ma dernière prière. Elle sera pour la bonne Nature, qui tant m’aura donné de joies. Je la remercierai de m’avoir fait sensible aux émotions de l’âme comme à celles des sens, au merveilleux chatoiement des choses. Que si tout cela est l’œuvre d’un Dieu, salut au Maître magnifique !

Mesdames et messieurs, bonsoir !

[Félicien Fargèze mourut d’une congestion pulmonaire le 20 avril 1920, dans une clinique médicale du quartier de l’Europe. Il venait, très vert encore, d’entrer dans sa 85e année. Il fut inhumé au cimetière Montmartre. Il laissait une somme assez considérable à son village natal, une part des arrérages devant pourvoir à l’entretien de la tombe de ses parents. Il attribuait des legs à quelques femmes, réservait des souvenirs à plusieurs amis. Il priait l’un de ceux-ci, M. Tabarant, de recueillir le manuscrit de ces Mémoires et d’en disposer à son gré.]