Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/Texte entier

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Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 9-276).

Première partie

CHAPITRE PREMIER

Mon enfance. La maison paternelle.
Jeux innocents.
De l’école du village au lycée.
Je rate mon bachot.

Je naquis en 1836 dans un plaisant village de la Côte-d’Or, Saint-Brice, entre la Saône et le canal de Bourgogne. C’était en avril et le froid piquait encore très dur. Quand il gelait à pierre fendre, toujours ma mère disait : « Ça me rappelle l’hiver où j’ai eu Félicien. » Un hiver qui dévora les ailes du printemps, à telle enseigne qu’en mai, devant l’église où l’on venait de m’administrer l’eau baptismale, mon parrain se rompit une jambe sur la route royale savonnée de verglas.

Ma naissance déclencha une délirante joie familiale, et des cousins à la mode bourguignonne accoururent de trois lieues à la ronde pour féliciter mon père, dont la cave était farcie de bon vin. D’irrévérencieux païens allèrent jusqu’à m’ondoyer de ce vin-là, en manière de premier baptême. On m’a conté que mon père s’écriait, fier de son œuvre : « Reluquez-moi ce moucheron, si c’est un mâle ! » Et qu’à toutes les commères, avec un commentaire gaillard, il donnait en spectacle ma petite nudité.

J’avais de qui tenir. Ce cher papa était un compagnon dont il convenait de ne pas agacer le poil. Cinq pieds six pouces ; d’énormes poings de pugiliste et un torse de coltineur. Quand je fus assez grand pour l’observer, j’allais sur mes quinze ans et il en comptait quarante-quatre. Sacrebleu, qu’il était beau ! Dans ses clairs cheveux châtains, drus et plantés droits, passaient des reflets de vieux bronze. Ses yeux francs vivaient sous des sourcils épais, dessinés comme au pinceau. D’une fraîcheur paysanne, ses lèvres s’ouvraient sur un clavier de dents très blanches. Une exubérante barbe parachevait ce visage de bon géant, une barbe qu’il laissait descendre en généreux lacs, se déployer tout au long et tout au large du gilet.

C’était un rude lapin, mais un bon bougre. Fils d’un marchand de bois, il s’était fait constructeur de bateaux et tous les mariniers du pays achalandaient sa maison. Il avait, il est vrai, épousé la fille d’un pénichien, et ma brave femme de mère pouvait se flatter de lui avoir apporté, avec quatre mille francs d’argent, le plus joli minois de blonde qui fût en Bourgogne. Vais-je répéter que j’avais de qui tenir ? Ah ! ma pauvre maman, si aimante et douce ! Je la revois alors qu’elle approchait de la quarantaine. Dans mon souvenir s’estompent les traits d’une petite femme accorte et vive, en sabots qui tapageaient comme des castagnettes. Des yeux bleus, qui restèrent bleus. Un menton gras. Un air étonné, puéril et rieur. Elle était bien née pour la quiétude du pays bourguignon, et je crois pouvoir dire qu’entre elle et mon père il n’y eut jamais que témoignages de tendresse et façons de galant. Lui, travaillant à ses bateaux, elle, bichonnant son ménage, de tout temps ils acceptèrent avec bonne humeur les à-coups du sort, qui d’ailleurs leur furent peu cruels, jusqu’au seuil de leur vieillesse où mes continuelles folies vinrent trop souvent les attrister.

La maison paternelle se mirait dans la Saône, à cent pas du canal, en plein midi. Une crique sablonneuse y abritait les ateliers, vastes baraquements sous lesquels s’étendaient les ossatures des péniches en construction. Une dizaine de compagnons travaillaient là. Mon père, aussi bon charpentier qu’habile modeleur, préparait la coupe et appareillait les pièces. Il gagnait « ce qu’il voulait ». On disait dans le pays : « Les Fargèze vivent heureux comme poissons en Saône. Ils doivent avoir de belles économies au soleil. » Ce qui était vrai. Chez nous, à aucun moment on ne connut la gêne. On mangeait bien, on buvait sec, et les pochettes de ma mère avaient toujours un tintinnabulement d’écus.

Je fus élevé comme un jeune dieu entre ces créatures de bonheur et de santé. On m’avait attendu sept années. Papa désespérait d’avoir un rejeton. Aussi décida-t-on tacitement de s’incliner devant mes caprices. Ma mère me laissa téter jusqu’à vingt mois. Mon père s’étant aperçu que je lorgnais son verre, s’empressa de m’initier au précieux goût du vin. Je grandis ainsi, robuste et volontaire. J’étais remuant et tapageur. Je luttais sur le sable, près de la rivière, avec le gros chien Ravageot, vigilant gardien des chantiers. Mes camarades m’aimaient et me redoutaient à la fois. À six ans on me confia au maître d’école, ou plutôt je me confiai à lui, d’autorité. J’appris tout ce qu’il voulut m’apprendre. Mes parents rayonnaient. À neuf ans je savais par cœur l’histoire de France et le catéchisme. J’étais devenu doux et docile. Je jouais en silence. Je m’efféminais. Enchanté, le curé s’avisa de m’élever à la dignité d’enfant de chœur. « Nous en ferons un beau petit abbé », disait-il. Certes, ma mère n’allait à l’église que pour y donner le pain bénit, et mon père n’y paraissait qu’une fois l’an, le jour de Pâques, mais ils ne se rebellaient pas à l’idée de faire de leur fils un porte-soutane. Ils laissaient dire. En attendant, je servais la messe. La menue cuisine du culte avait en moi le plus zélé des marmitons.

L’après-midi, dès la sortie de l’école, garçons et fillettes s’assemblaient devant notre maison. Nous organisions des parties de quatre coins et de cache-cache. Mais à la compagnie des garçons je préférais celle des filles. Avec elles je jouais à édifier des autels de Fête-Dieu, parés de cailloux et de fleurs. J’inventais de ces jeux innocents où des baisers tiennent lieu de gages. Mes amies choisies s’appelaient Berthe Fillol, Agathe Lureau, Maria Bonbernard, compagnes de catéchisme. Nous étions inséparables. Je les défendais contre la malignité de mes petits amis. Je les récréais. D’une agilité de clown, je me disloquais devant elles ; je sautais à cloche-pied ; je marchais sur les mains. Attentives, elles se tenaient accroupies dans le sable. Je faisais aussi travailler Ravageot, qui aboyait à mon tumulte de bouffon.

Je raffolais de comédie. Un théâtre forain m’avait laissé dans l’éblouissement de son décor féerique. Avec des planches revêtues de haillons, je m’étais aménagé un théâtre à moi, où je me glissais avec délices pour chanter, crier, hurler durant des heures comme un écorché vif, au point de faire s’arrêter les passants sur la route. Je m’exerçais devant une glace à des pitreries qui me contorsionnaient le visage, hideusement.

Je tournais au « jean-fillette ». Ma mère grondait : « Pourquoi ne t’amuses-tu pas avec les garçons ? On va te prendre pour une fille. » Je feignais de l’écouter, mais la minute d’après je revenais à mes petites camarades. J’embrassais sans me cacher leurs joues fraîches. Étranger à toute pensée vicieuse, je démêlais vaguement l’impudique. Lorsque la nuit tombait, elles se rendaient, en sautillant d’un air très détaché, au fond de notre jardin. Alors, troussant haut leurs cottes, elles me montraient leur derrière. J’y prenais un vif plaisir, celui qu’on peut attendre d’une chose défendue et vilaine. Puis elles s’en retournaient, graves, avec le même sautillement. On eût dit qu’elles accomplissaient un rite. Dans leur esprit, ce spectacle privé devait être la récompense de mes soins à leur plaire. Presque chaque jour, du printemps à l’automne, il en était ainsi. Nul ne s’avisa jamais de nous épier, et jamais nous n’allâmes plus loin dans la voie libertine. Cette bagatelle suffisait à ma candide curiosité.

Je fis ma première communion. Quel événement ! Quelques mois plus tard, je remportais tous les premiers prix à l’école. J’en avais fini avec l’enseignement communal. Qu’allait-on faire de moi ? Maman voulait que je restasse auprès d’elle. Papa disait : « Veux-tu travailler à l’atelier, fiston ? Tu seras mon apprenti. » M. le curé, d’autre part, n’entendait pas qu’on le privât de mes services. Mais le maître d’école survint : « J’aime à croire, monsieur Fargèze, que vous pousserez Félicien. Vos moyens vous le permettent. » Il n’en fallut pas plus. De l’intelligence ! Des diplômes ! De l’avenir ! L’amour-propre paternel fut agréablement chatouillé. « À seize ans, il sera bachelier. Vous en ferez ce que vous voudrez ensuite. » Mon père jura : « Tonnerre de Dieu ! Vous avez raison, monsieur Benoît. Mon devoir est de pousser Félicien. Venez donc boire une chopine. » Ma mère pleura. Le curé s’emporta. Pour moi, je ne soufflais mot, fier de mon importance. Il fut décidé que j’entrerais au lycée.

C’était le 16 octobre 1848. Mon père me conduisit en carriole à Dijon, qui est à huit lieues de Saint-Brice. Je me souviens, comme si cela datait d’hier — hélas ! à l’heure où j’écris, sous combien d’années est enfoui ce souvenir d’enfance ! — je me souviens du repas que nous fîmes dans une auberge du faubourg, de mon entrée dans le sombre ancien couvent de la rue Saint-Philibert, devenu lycée, de ma présentation au proviseur, M. Lemoine, dont le blême visage me glaça. Je m’étais promis de ne pas pleurer. Cependant, quand mon père me dit adieu, dans le grand vestibule, m’embrassant avec une émotion qu’il ne parvenait pas à vaincre, je partis en sanglots. Je voulais retourner à Saint-Brice. Je me roulai sur le tapis. Il fallut qu’on m’emportât. On me conduisit dans la cour de récréation, où s’ébattaient mes futurs condisciples. Je me contins et mes yeux séchèrent aussitôt. Malgré tout je ne pus dîner, et dans mon petit lit, au milieu du dortoir immense, je sanglotai derechef, éperdu de détresse. La semaine d’après, j’étais l’élève le plus turbulent et gai du lycée de Dijon. J’avais retrouvé mes cabrioles et j’en savais d’autres. Mes camarades admiraient ma force et mon agilité.

Mais comment expliquer cette transformation soudaine ? À Saint-Brice, j’étais studieux. Je m’enorgueillissais de mes bonnes notes. À Dijon, je ne fus que paresseux et dissipé. Je bâclais mes devoirs ; j’apprenais peu mes leçons. Je dirigeais le chahut dans les salles d’étude, au dortoir, partout. À la chapelle, même ! En vain les punitions plurent-elles sur ma tête : rien n’y fit : « l’élève Fargèze » différa si bien de « l’écolier Fargèze » que mon maître d’école s’étant avisé — le brave homme ! — d’écrire au proviseur une lettre vibrante dans laquelle, rappelant les les lauriers par moi cueillis à Saint-Brice, il recommandait de « ménager mon intelligence trop impatiente », le sévère M. Lemoine me fit venir dans son cabinet, où il m’exprima son étonnement et son indignation : « Il paraît, monsieur, que vous avez laissé vos bonnes dispositions à Saint-Brice ? Je me félicite de l’avoir appris. Dorénavant, chaque fois que vous aurez mérité d’être puni, vous le serez doublement. » Et cela fut. Les punitions grêlèrent en giboulées sur moi. Les « retenues de promenade » devinrent permanentes. Je répondais par une pirouette aux réprimandes et aux objurgations.

Deux années de suite je me vis frustré de mes vacances, lors du premier de l’an. Rien ne pouvait plus vivement m’affecter. Si grande était ma joie de reparaître à Saint-Brice ! J’écrasais mes anciens amis de primaire en me pavanant sous mon uniforme de lycéen. Mes parents m’accueillaient toujours avec la même ferveur adoratrice. En vain les mauvaises notes du proviseur me précédaient-elles à la maison : elles y tombaient comme balles de liège dans de la plume, tant mon père et ma mère étaient peu enclins à me morigéner. Sans compter que l’excellent maître d’école disait : « Ils n’ont pas su le prendre. Ils ne connaissent pas les enfants. » Cependant que le curé grognait, accourant à la rescousse : « Je l’avais prédit. La place de Félicien était au séminaire. Il eût fait un si bel abbé ! » Et mon père de conclure : « Il fera ce qu’il voudra. En attendant, ne laissons pas chauffer le vin. Et trinquons ensemble. »

Je retrouvais mes petites amies. Elles étaient des demoiselles. Quinze ans ! Agathe Lureau secondait sa mère à leur auberge ; Berthe Fillol montait des bonnets ; Maria Bonbernard travaillait aux champs et dans les vignes. Mais quoique je fisse le malin, passant devant elles en fumant d’énormes cigares, à peine osais-je leur adresser la parole. Je rougissais lorsqu’elles venaient à ma rencontre. Évoquant le passé, nos jeux innocents et les autres, je les revoyais au fond de notre jardin, jupons retroussés, braquant vers moi leur derrière, et bien loin de m’agaillardir ce souvenir charnel m’était une gêne. Il n’en allait pas de même pour elles, qui me saluaient d’un caressant « bonjour, Félicien », auquel je répondais presque en aparté, pressant le pas pour éviter un colloque. Et pourtant, au lycée, avec quel aplomb cynique nous parlions des femmes ! Les plus répugnantes pratiques sexuelles nous étaient familières. Nos salles d’étude et nos dortoirs en voyaient de propres ! Mais c’est justement parce que j’avais appris à ne pas rougir de cela que je rougissais devant des jeunes filles. C’est ainsi que se venge la nature outragée.

Je demeurai deux années encore au lycée. Je m’amendais. Je fis une assez bonne rhétorique, une passable philosophie. Mais parfois je me sentais tout chose. Moi si robuste, j’avais des pâleurs, de fréquents vertiges. Je pleurais sans apparent motif. Était-ce le fait de quelque amour malheureux ? J’avais eu, au dernier avril, une passionnette pour un blondin de septième dont on se disputait les faveurs. Je lui avais rimé des déclarations brûlantes. Certain jour, afin de lui marquer la violence de mon sentiment, je m’étais piqué d’un coup de canif la poitrine. Mais je venais de rompre et rien ne subsistait en moi de cette aberration sentimentale. Qu’avais-je donc qui pût expliquer ma lassitude et mes pleurs ?

Cependant les jours passaient. Nous préparions d’arrache-pied nos examens. En dépit de ma paresse, je ne me classais point parmi les cancres. Si je goûtais peu le latin ni le grec, j’étais fort curieux de sciences dont on ne nous entretenait qu’à la dérobée, et j’excellais aux lettres françaises. Je rédigeais à merveille. Je passais pour poète. Non content de versifier à l’intention de camarades aux charmes équivoques, je construisais de grandes pièces de vers qui, au jugement de tous, enfonçaient nos classiques. Mon professeur de rhétorique, M. Materne, ayant surpris quelques-unes de ces élucubrations, s’extasiait sur mon lyrisme et me promettait la gloire. Il versifiait plus pauvrement que moi, et c’était son excuse. Néanmoins les épreuves du baccalauréat n’allaient pas sans me donner la chair de poule. J’appréhendais une chute piteuse. Je n’eus qu’un échec honorable feutré de circonstances atténuantes. Le proviseur, qui ne me gardait pas rancune, avait argué de mon récent état maladif. Bien que j’eusse collectionné les barbarismes dans ma version latine, où tous les pièges à loups se trouvaient rassemblés avec un art féroce, je fus admis aux épreuves orales. Je répondis assez lucidement aux questions qui me furent posées sur la littérature, l’histoire, les sciences naturelles, et cela dut me valoir une boule blanche. Par malheur, une boule noire vint faire contrepoids, car je pataugeai dans l’explication d’un passage de la Vie d’Alexandre et des Discours tirés de Salluste. Et voilà ! Je ratais mon bachot. C’était à recommencer. Ce serait pour la seconde session, ou pour la suivante…

Eh bien non ! Je ne recommencerais pas. Revenir au bahut après les vacances ? Non, non, et non ! D’ailleurs, je n’eus pas à plaider ma cause avec cette véhémence. Loin de se montrer sévère, mon bon père me plaisanta : « Tu n’es pas bachelier ? Moi non plus. La belle affaire ! » Je me mis à sa disposition, et à la grande joie de ma mère il décida que je serais son teneur de livres. D’abord je prendrais mes vacances, jour pour jour. Et puis, octobre venu, au lieu de regagner le lycée, je me rendrais aux chantiers, gentiment, modestement. J’étais heureux. J’avais l’impression de posséder l’air et l’espace. Mes seize ans de puceau faisaient risette à l’avenir.

CHAPITRE DEUXIÈME

Mes vacances. Je m’ennuie.
Rencontre d’Hubertine. Le bal des mariniers.
L’amoureuse morsure.

On me fit faire deux vêtements, l’un de gros drap bleu, pour tout aller, l’autre de fin drap noir, pour le dimanche. Je me réacclimatai rapidement. Le vieux curé venait de trépasser. Cela me priva d’une joie. Je m’étais promis de lui infliger l’impertinence d’une rupture. J’affectais un irrespect des choses religieuses qui choqua ma mère, mais dont mon père s’égaya. Honteux, presque, de ma piété passée, j’en gardais rancune aux prêtres, peut-être parce qu’au fond de moi la peur des châtiments chrétiens survivait à la foi. Je ne remis pas les pieds à l’église. Je stationnais devant le porche, ironique. Et je ricanais aux dévotes. Puérile manifestation de demi-libéré.

Mes vacances furent mornes. Le désœuvrement me pesa bientôt. Je tuais le temps en faisant de somnolentes parties de cartes à l’auberge Lureau. La pêche ne m’attirait pas. Mon père m’ayant offert une carabine, je massacrai quelques alouettes, abattis deux corbeaux, des geais, un martin-pêcheur. Puis je laissai là mon arme. On me prêta des romans. Je bâillai sur Eugène Sue et sur Paul de Kock. Dumas seul m’amusa, dont la gloire était aux nues. Enfin, je rimai des stances lamartiniennes, des scènes de tragédies, des églogues, des vers de toutes mesures, qui me délassèrent un peu de mon ennui. Car je m’ennuyais au long de chaque jour, sans même entrevoir une évasion possible vers le plaisir.

On était en octobre. À l’été recuit succédait un bel automne. Des vendanges copieuses avaient réjoui le vigneron. Dans tous les logis sonnait la gaîté, tandis que sur les tables coulait le vin d’un an, incitant aux propos salés et aux farces grasses. Saint-Brice, en outre, s’animait du chômage annuel de la batellerie. Trois semaines durant, plus de cent péniches stationnaient là, côte à côte, péniches du Centre, de l’Est et des Flandres, camp flottant, grouillant et bariolé, où la tribu pénichienne, hommes, femmes, enfants, vivait autonome, emplissant les auberges dont elle était le profit attendu. C’était un moment de grande activité pour mon père. J’aimais alors les berges du canal. J’y saluais des demoiselles de mariniers, qui me connaissaient toutes. On me hélait de vingt bateaux : « Hé ! monsieur Félicien ! Vous passez bien fier ! » J’abordais, je descendais dans la cabine, toujours d’une propreté flamande, où bouillotait le coquemar à café. Ces braves gens m’intéressaient par une sorte d’exotisme. Je les questionnais sur les pays par eux traversés. Ils connaissaient Paris, pour la plupart, et j’enviais ceux d’entre eux qui se dirigeaient vers la belle capitale. Aussi disaient-ils, se méprenant sur mes interrogations : « On voit que vous êtes fils de marinier par votre mère. Vous avez ça dans le sang, monsieur Félicien. » Hélas ! J’avais surtout le désir d’échapper à l’ennui, et j’aurais voulu voyager comme eux, d’un horizon de clocher à l’autre horizon, saluer sans cesse de nouveaux paysages. Pour peu qu’on me l’eût offert, partant sans hésiter sur l’un de ces bateaux, je me serais confié au fil doré de l’aventure…

Ainsi, Saint-Brice était partagé entre la goguette des lendemains de vendanges et le repos périodique de la batellerie, véritable kermesse que marquaient des veillées joyeuses dont le village gardait fidèlement la tradition. Mais j’étais trop jeune encore pour jouer mon rôle dans la liesse commune. On me traitait en gamin, nonobstant ma moustache naissante et ma haute stature, et je ne tentais même pas de me faire prendre au sérieux, tant je subissais placidement ma lassitude. Les êtres et les choses, je les considérais avec une amère indifférence. J’avais, me semblait-il, vidé la coupe de la vie — la vie ! pauvre écolier que j’étais, la vie, dont je ne connaissais que les drames de collège, les émotions d’enfant de chœur, les grimaces de fillettes à poupées !

Un soir que je jouais aux cartes dans une péniche, une jeune fille entra soudain, en coup de vent. À travers la fumée des pipes, j’admirai son délicat profil de brune aux yeux noirs, sa bouche écarlate et ses dents, qu’elle fit parader dans un éclat de rire. Élancée et souple, on devinait tout son corps sous le jupon de laine et le méchant casaquin qui l’habillaient. Elle devait avoir quinze ans. Elle m’aperçut, cessa de rire, parut gênée. Elle s’assit dans le coin le plus obscur de la cabine sans me quitter des yeux. Le marinier me dit : « C’est notre nièce, la fille de mon frère, qui a son bateau près d’ici. » J’osai la regarder. Mon cœur précipita ses battements. Elle me fixait, à la fois effrontée et confuse, muette et intriguée, se demandant apparemment à quelle catégorie sociale j’appartenais. Lors le marinier reprit : « Approche-toi de la table, Hubertine. Ce monsieur ne te mangera pas. C’est le fils Fargèze, des chantiers à bateaux. Allons, tu vas faire une partie avec nous. » Elle eut une décision brusque, s’approcha vivement, vint prendre place en face de moi. Elle continuait de me fixer, silencieuse. Et puis, m’ayant sans doute assez observé : « Je vais vous gagner tous ! » s’écria-t-elle d’une voix chantonnante, en s’emparant des cartes, qu’elle battit, fit couper, distribua. Sa main toucha la mienne et ce fut pour moi la déroute. En vain m’efforçais-je de reconnaître mon jeu. L’esprit ailleurs, les oreilles tintantes, je ne distinguais plus entre les as et les dix, et je venais de perdre deux parties dans des conditions ridicules, je m’engageais de façon désordonnée dans une troisième, lorsqu’un appel venant de la berge m’apporta l’excuse d’une retraite immédiate. C’était mon père qui me réclamait pour quelques écritures. D’un bon je fus dehors, après un « au revoir » écourté. Jamais je n’avais obéi si promptement à un ordre paternel. Il me fallut près d’une heure pour expédier une tâche qui, normalement, ne m’eût pris que dix minutes. Je n’arrivais pas à tracer mes lettres. Quand j’eus fini, je ne pus tenir en place. Je voulais revenir à la péniche. Ce fut irrésistible et j’y courus. D’une main tremblante j’ouvris la porte de la cabine, où l’on me revit sans surprise. Mais la jolie nièce du marinier ne s’y trouvait plus.

Je rentrai, me mis au lit, et je sus ce qu’est une nuit sans sommeil. J’évoquais le visage d’Hubertine ; je sentais sur ma main le frôlement de la sienne ; je la revoyais descendre l’escalier de la péniche avec un dodelinement de tout son corps gracieux, dont chaque mouvement était une caresse. Même, par instants, j’eus cette sensation que la mignonne reposait auprès de moi. Jusqu’au matin je remuai, si bien que ma mère vint dans ma chambre, craignant que je ne fusse malade. J’écoutais sonner d’heure en heure la grande horloge de la salle à manger. Puis la fatigue l’emporta et je m’endormis comme un enfant, bercé par des rêves d’homme. Il faisait grand jour quand je me réveillai.

D’ordinaire, dès mon lever, j’établissais rapidement les comptes de mon père ; après quoi j’étais libre jusqu’à midi. Mais ce matin-là ce fut à peine si je pris le temps de boire une bolée de café au lait. Nu-tête, je me dirigeai vers la flottille des péniches, qui profilaient à perte de vue leurs flancs bruns sous le vieil or de l’automne. Je voulais revoir Hubertine. Quel était le bateau de sa famille ? J’en explorai de l’œil un grand nombre. Chacun d’eux portait un nom, peint à l’avant : la Belle Jeanne, le Souvenir du Havre, l’Ardennais, Ma Campagne. Je feignais de scruter la rive du canal, tel un pêcheur se préparant à immerger des nasses. Je croisai plusieurs mariniers qui me saluèrent, mais je n’osai me renseigner auprès d’eux. Aussi passai-je vainement en revue tous les bateaux. L’animation du matin s’éveillait sur les ponts. Une marmaille sortant du lit trottinait pieds nus dans les jambes des pénichiens, qui lampaient leur première tasse en disant bonjour au soleil. Des femmes puisaient de l’eau avec des seaux déroulant une corde. D’autres étendaient du linge. Dans des cages picoraient des poules, roucoulaient pigeons et tourterelles, jacassaient des pies apprivoisées. Je détaillais furtivement ce spectacle, dont le pittoresque n’apprenait rien à mes yeux. Quand j’eus atteint la dernière péniche, je retournai sur mes pas, observant avec plus d’attention les visages féminins. Je n’aperçus pas Hubertine.

Je m’en revins tristement, retenant mal des larmes. Ma mère me trouva pâlot, me conseilla de me reposer. Je la rabrouai d’un geste maussade. « Félicien n’est pas bien » fit-elle, indulgente. Mon père jugea que c’était la dernière croissance qui me travaillait. J’étais pourtant déjà d’une belle taille. Encore quelques centimètres et j’aurais atteint les cinq pieds six pouces paternels. Je répliquai nettement à tous deux que je m’ennuyais, et qu’il ne fallait pas chercher d’autre cause à ma mauvaise mine. Ce qui fit rire mon père, qui s’écria : « Tu t’ennuies ? La bonne histoire ! À ton âge, moi, je savais bien trouver de la distraction » — boutade qui faillit fâcher ma mère. Je demeurai muet et m’assis dans un coin, où je feuilletai des livres à gravures. Pour la première fois de ma vie, je boudais.

Ma journée se passa dans ce noir. À peine sortis-je quelques instants au cours de l’après-midi. Nous allions nous attabler pour le repas du soir quand une musique bruyante, où stridulaient les notes d’une flûte, se fit entendre dans le lointain. Je sursautai. Qu’était-ce ? « D’où sors-tu donc ? fit mon père. Oublies-tu le bal des mariniers ? Je ne l’oubliais pas, moi, quand j’étais jeune ! » Le bal des mariniers ! C’était aujourd’hui le dernier jour du chômage, et tout à l’heure un bal rassemblerait la marine en une dernière bamboche, avant le départ vers d’autres horizons. Chaque année, cette sauterie était l’événement de Saint-Brice, et il fallait que je fusse bien étourdi pour l’avoir oublié. Que de fois, enfant, j’avais rôdé aux alentours, ému d’une curiosité frénétique ! Le bal des mariniers ! À coup sûr, Hubertine allait s’y rendre, et là, sans doute, il me serait facile de l’approcher…

Vite, je me levai de table, gagnai ma chambre et fis une toilette de galantin, lustrant mes cheveux, grattant mes ongles. Ma mère s’inquiétait, mais mon père sourit : « Tiens fiston, voilà cent sous. Amuse-toi bien et reviens-nous plus gai. » Je partis d’un pas leste. Le bal se tenait dans une auberge à l’écart de Saint-Brice, « Au Rendez-vous des Mariniers ». Des groupes de jeunes gens stationnaient devant l’entrée, qu’encombraient d’insolents morveux, et je me revis quelques années auparavant, coulant des regards émerveillés dans l’entrebâillement de la porte. J’hésitai. Je redevins gosse. Et peut-être eussé-je rebroussé chemin si de l’obscurité n’avaient surgi trois hommes, qui me dirent bonsoir. Il y avait l’oncle d’Hubertine, dans la péniche duquel j’avais rencontré la fillette, et puis, un rire clair s’égrenant, Hubertine elle-même parut, jolie comme l’amour sous un bonnet blanc tuyauté d’où s’échappaient de lutines boucles brunes. Sans doute riait-elle en pensant à ma défaite aux cartes. Elle me salua par mon nom en continuant de rire, et je me redressai, je pris un air avantageux, je dirigeai tout le monde vers l’entrée de l’auberge, en affectant la crâne assurance d’un habitué de l’endroit. Or, je claquais des dents comme un fiévreux, je sentais le rouge m’envahir les joues et me chauffer les oreilles.

Dans une salle rectangulaire, qu’éclairaient chichement une demi-douzaine de quinquets fumeux, cent couples se trémoussaient aux sons d’une clarinette, d’une flûte et d’un violon, qu’on n’entendait que par échappées tant les danseurs exagéraient les tapements de bottes et de sabots. Des bancs longeaient les murs. Des tables étaient installées pêle-mêle. On servait à boire sur les bancs plus encore que sur les tables. Des compagnons en tablier distribuaient les bouteilles. On buvait debout, un verre unique s’emplissant à la ronde. Les bouchons de limonade pétaradaient. Je fis asseoir mes invités et commandai du vin, du rouge à la bouteille, et du meilleur.

Hélas ! ma timidité d’échappé de collège allait reparaître ! J’avais beau me contraindre à une attitude dégagée, je sentais peser sur moi les regards d’Hubertine, et j’évitais de diriger les miens vers elle. Les deux mariniers qui se trouvaient en compagnie de son oncle étaient des lurons de vingt ans, qui, sitôt attablés, la prirent à partie, lui chatouillant la nuque et jouant avec ses franfreluches. J’aurais dû rire de ces agaceries, et cependant je fus assez sot pour m’en émouvoir comme d’une profanation. Des bouffées de chaleur me suffoquèrent. Le sang me sifflait aux tempes. Hubertine, qui se trémoussait sous les chatouilles, eut certainement conscience de mon désarroi, car elle fit cesser le jeu des galants par des tapes d’abord amicales, et qui devinrent impératives. Alors j’osai la regarder et ses yeux rieurs s’arrêtèrent sur moi. Je penchai la tête, saisis mon verre qu’on venait d’emplir et le vidai d’un trait.

Je n’étais qu’au début de mes tribulations. L’un après l’autre, les deux jeunes gars l’entraînèrent pour une contredanse, et j’eus le dépit de la voir mêlée à des virevoltes qui la laissaient ravie. Je ne savais pas danser. À tout prendre, je n’aurais pas eu de peine à surpasser en pirouettes ces rustauds qui réduisaient la chorégraphie à des ronds de bras et des appels de pieds. Mais la crainte niaise d’être plaisanté me retint. « À qui le tour ? Je cherche un cavalier », s’écria Hubertine lorsque, les contredanses finies, elle vint se rasseoir en tapotant son cotillon. C’était une invitation directe. Je m’excusai, prétendant ne connaître que les danses parisiennes, celles des bals de Dijon. « Quéque ça fait ? répliqua-t-elle. Allons, à qui le tour ? » Et comme un grand dadais roussâtre, aux dents brèches sous des lèvres en bourrelets, venait lui offrir la main pour une valse, elle se leva pimpante, souriant à ce monstre, qui l’emporta collée à lui dans le tournoiement des couples.

C’en était trop. Je prétextai l’oubli d’une commission pressée, payai les deux bouteilles servies et gagnai la porte. Je traversai les groupes sans voir personne, dégringolai la route et regagnai la maison. Mon père, surpris, me cria de son lit : « Déjà de retour ? Ben, tu n’as guère eu le temps d’user tes semelles », plaisanterie à laquelle je ne me sentis pas en humeur de répondre. Je défaillais. Je me couchai sans lumière et, la tête enfouie sous les couvertures, je sanglotai silencieusement.

Le lendemain, dès l’aube, j’étais debout. Je savais que le départ de toute la flotte de péniches aurait lieu de bonne heure, le bief du canal ayant été rempli dans la nuit. Je courus à l’écluse. J’avais appris le nom du père d’Hubertine, Isidore Caplin, et celui de son bateau, la Brise de Mai. Je découvris le bateau et, dissimulé derrière un bouquet de saules, je guettai l’apparition de celle qui, depuis deux jours, me possédait tout entier.

J’attendis un peu. Une forme blanche, bonichon, camisole et jupe, s’échappa de la cabine. Je reconnus Hubertine et mon émoi fut au comble. Elle vint jeter du grain à des poules qui piaulaient sous une mue placée à la poupe. Elle était seule. Je fis un énergique effort sur moi-même et, franchissant le rideau des saules, je descendis au bord du canal. Elle leva la tête, me vit, me fit un salut amical et disparut.

Anxieux, mais résolu au pire, je me dissimulai de nouveau. Une demi-heure s’écoula. On allait et venait sur le pont. Sans doute préparait-on le départ. Soudain reparut Hubertine, juponnée de bleu, un panier au bras. Légère, elle s’avança sur la planche qui la séparait de la berge. Aussitôt je me découvris et, sans nulle gêne, toute souriante, elle me tendit la main. On pouvait nous voir du bateau, sans compter que mariniers et haleurs étaient nombreux le long de la berge. Mais que m’importait ! J’attirai la chérie, la baisai goulûment sur la bouche, tandis que mes impatientes mains pressaient ses hanches. Elle pâlit ; ses yeux noirs s’éteignirent. À son tour elle m’enlaçait, me baisait le visage. Et comme se faisaient plus ardents mes témoignages attoucheurs, elle jeta un cri, me mordit à la lèvre, s’échappa de mes bras et galopa vers le village, à sabots tapants, sans se retourner.

J’étais radieux. Je revins à la maison, avalai mon déjeuner, rédigeai quelques lettres. Il était huit heures. Quand à neuf heures, je pus retourner au canal, je ne trouvai plus la Brise de Mai. Tout là-bas, au long de la lumineuse ligne droite du bief, les files de péniches se mouvaient lentement, halées par des mulets ou par des hommes. Longtemps, longtemps mon avide regard les suivit, et je les vis se fondre dans le lointain, jusqu’à n’être plus qu’une vague estompe, puis s’effacer, disparaître derrière l’épaule d’une colline. Alors, encore tout enivré des baisers que j’avais reçus, le cœur lourd de bonheur et de tristesse, je laissai de douces larmes noyer mes yeux.

CHAPITRE TROISIÈME

L’auberge Lureau. Mon ami Morizot.
Escapade à Dijon. Mes débuts amoureux.
Je veux quitter Saint-Brice.

Reverrais-je Hubertine ? Je ne J’espérais guère. Mais le chagrin que me causait son départ fut immolé à la joie orgueilleuse qui chantait en moi. Ses baisers et sa morsure m’avaient fait homme. J’allais à travers la campagne, le long de la Saône, et je riais, je parlais tout seul en revivant mon premier souvenir d’amour. Finie, ma gêne devant mes petites amies ! Je dévisageais en plein œil les Saint-Briciennes. Je prenais un air entendu lorsqu’on narrait en ma présence des histoires scabreuses. J’en contais même, et sans qu’on m’en priât, récapitulant les obscénités nauséabondes qui meublent la mémoire d’un lycéen. Mon changement d’allures fut assez sensible pour donner l’éveil à mon père, qui me prit à part, me frictionna de recommandations spéciales : « Pas de bêtises, fiston. Les filles, tu sais, il faut y prendre garde. » Ce que j’accueillis avec la désinvolture qu’autorise une vieille expérience. Ma mère cherchait à lire en moi, scrutait mes poches, flairait mon linge. L’un et l’autre, néanmoins, me laissaient pleine liberté, et chaque après-souper je disparaissais, allant rejoindre des amis, quelques « messieurs » de Saint-Brice, à l’auberge Lureau.

Car ma qualité de semi-bachelier me valait le bon accueil des fonctionnaires, percepteur, conducteur des ponts-et-chaussées, surveillant du canal et agent voyer. C’étaient des hommes de vingt-cinq à trente ans, gais et gouapeurs, qui se plaisaient à tâter l’œuf sous les jeunes cottes. À les croire, toutes les filles du pays leur avaient fait la politesse d’une culbute en quelque pré. Ils n’en furent pas moins dupes de ma forfanterie de libertinage, et ils virent en moi, si béjaune, un précoce initié des claquedents de Dijon, dont je ne connaissais que les volets clos. Ils témoignaient une familiarité peloteuse à la grosse Agathe Lureau, et cela m’incita logiquement à me réclamer de relations plus anciennes avec cette amie d’enfance. Agathe était courte et large, offrait une face de pleine lune, joues fleuries, fortes lèvres rouges, ronds yeux bleus de pouparde blonde. Elles avaient beaucoup renforci, ses chères fesses, depuis le temps où elle me régalait de leur spectacle, en remerciement de mes attentions ! Sous la clarté brumeuse de l’unique lampe éclairant la salle, ma main esquissa, puis accentua, une reprise de possession qu’un sourire voulut bien encourager. Ainsi fut établie publiquement l’antériorité de mes droits. On me plaisanta sur mon bonheur, et quand il m’arrivait de perdre aux cartes, on ne manquait pas de m’appliquer l’adage populaire attribuant cette malchance aux favoris de l’amour. On proclama qu’elle était ma bonne amie, et non seulement elle ne s’en défendit pas, mais je vis que rien ne pouvait lui être plus agréable. Que de fois, venant à notre table pour nous servir, elle fit avec insistance peser sur moi son opulente poitrine ! Mais j’éludais l’invite. Je feignais de ne pas comprendre. En dépit de mon assurance faraude, j’hésitais devant l’acte du premier accolement.

Parmi ces amis nouveaux, le « voyer » Morizot avait ma préférence. Petit et maigre, la figure chafouine et l’œil myope, il était le boute-en-train de notre société, nous prodiguait une verve pironienne, une intarissable imagination de rigolo. Il réunissait en lui tous les vices, et Saint-Brice n’offrant pas un terrain propice à leur développement, il se rendait de temps à autre à Dijon, afin, disait-il, de s’y dérouiller. Entendons par là qu’il y ripaillait en compagnie de dames peu coûteuses. Au retour, il nous renseignait par le menu sur ce qu’il appelait ses bonnes fortunes, et je lui prêtais une oreille attentive, ne perdant rien des détails égrillards qui festonnaient ses récits. Il fut flatté d’avoir un admirateur en moi, quelque chose comme un disciple, et je devins son intime confident.

— Monsieur Fargèze, me dit-il certain jour, il ne tient qu’à vous de m’accompagner dans ma prochaine expédition dijonnaise. Ça vous remémorera vos années de collégien.

Il n’avait pas fini de parler, que j’avais accepté déjà. Mais, à la maison, ma mère jeta les hauts cris. Le « voyer » Morizot avait une réputation trop mauvaise pour qu’on pût lui confier un garçon de mon âge. Mon père ne disait rien, réservant son avis. Je pleurai, je boudai et, me ravisant, je travaillai double au bureau, ce qui méritait bien une récompense. Bref, je fus habile et triomphai. Je promis, au surplus, de rendre visite au proviseur du lycée et à mes anciens maîtres.

C’était en février. Morizot avait loué un vieux tape-cul qui, quatre heures durant, nous cahota sur une route boueuse. J’étais riche de vingt-sept francs. Sept représentaient mes petites économies ; dix m’avaient été remis par mon père ; quant aux dix autres, ils provenaient tout simplement de la caisse du chantier, un artifice de comptabilité m’ayant permis de dissimuler ce larcin. À l’entrée de Dijon, nous logeâmes cheval et voiture à l’auberge du « Grand Relais », jouxtant le pont Napoléon, et après avoir cassé la croûte et fait un brin de toilette, nous nous dirigeâmes vers le centre de la ville, où tout me parut nouveau, car je m’y promenais librement pour la première fois.

En ce temps-là, la cité de Piron montrait deux visages bien distincts, l’un figurant le plaisir et l’autre la dévotion. On n’y rencontrait que nonnes et ensoutanés, hardis polissons et filles dégourdies. Le rire y était chez lui dans les rues vineuses, que les ivrognes se chargeaient d’arroser, et sous les porches s’échangeaient des ardeurs qui ne pouvaient attendre. Morizot m’entraînait, se retournant parfois pour apprécier quelque ragoûtante donzelle. Il flairait le vent, tel un chien sur une piste de chasse, en fredonnant, l’œil allumé, que ça sentait la putain. Odeur capiteuse, et que moi aussi je flairai bientôt, mêlée à certaine odeur de liberté qui me grisa, délicieuse, quand se dressa devant moi, rue Saint-Philibert, la façade revêche du lycée. À mon tour j’entraînais Morizot, qui me demanda vers quelles amours me conduisait mon impatience. Mais comme nous parcourions une ruelle puante, il m’arrêta : « N’allons pas plus loin. Nous trouverons ici notre affaire. » Une allée sombre s’ouvrait devant nous, où naissait un étroit escalier de bois que nous gravîmes à tâtons. « Ohé ! » cria-t-il. Une porte s’entrebâilla, encadrant une maigre tête de vieille, coiffée en marmotte. Morizot donna quelques coups de pied dans la porte, qui s’ouvrit alors tout à fait :

— Bonjour, la Marie, fit-il. Delphine est-elle là ?

La vieille trottina, avança de pauvres chaises. Non, Delphine n’était pas là, mais elle irait vite la quérir. Nous nous trouvions dans une étroite chambre, qu’une minuscule fenêtre éclairait en sourdine. Un lit, que bombait un édredon rouge, en occupait une alcôve. Un feu de bois gémissait sous des cendres. La vieille sortit et Morizot m’expliqua que nous étions chez la tante d’une couturière peu farouche, auprès de laquelle il se distrayait quelquefois. Il ouvrit un placard, y prit deux verres, une bouteille d’eau-de-vie de prunelle, et nous dégustions cette liqueur lorsque la Marie rentra, suivie d’une brunette assez gentille, coquettement attifée. C’était la Delphine attendue, qui vint avec empressement s’asseoir sur les genoux de Morizot. « Écoute, lui dit-il, le jeune homme que voici cherche une amoureuse. Tu dois avoir ça parmi tes amies et connaissances. » Je rougis. Delphine prit un air de réflexion, fronçant les sourcils : « Je connais Irénée, mais elle est en journée chez la mercière. Je connais Valérie, mais elle a son soldat. »

— Il y a Victorine, suggéra la vieille.

Elle haussa les épaules : « Une traînée comme Victorine pour ce monsieur ! » Enfin elle s’écria : « J’oubliais Sidonie. Justement, elle n’a rien à faire. » Et, quittant les genoux de Morizot, elle gagna la porte en annonçant : « Je la ramène dans dix minutes. »

Nous vidâmes nos verres. La vieille disposait le lit, reculait l’édredon, faisait la couverture. L’heure devenait pour moi redoutable. Qu’allait-il se passer ? J’avais l’anxiété d’un patient chez le dentiste. « On va rigoler, mon cher, on va rigoler », disait Morizot en me tapant du plat de la main sur la cuisse. Coup sur coup j’asséchai deux autres verres de prunelle. Les dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Delphine reparaissait, précédant une femme d’une trentaine d’années, aux traits flétris, grasse et forte, dont la chevelure blonde était enfermée dans une résille. L’aspect propret d’une ouvrière, fichu de laine noire croisé sur un caraco gris.

— Voilà votre amoureuse ! présenta-t-elle en la plantant devant moi, au milieu de la chambre.

Mon amoureuse ! Elle saluait, embarrassée un peu, faisant cliqueter entre ses doigts un trousseau de clefs. Mais son embarras se dissipa vite. Elle me regarda, sourit, s’approcha jusqu’à me toucher. « Le beau garçon ! » dit-elle. Allais-je révéler mon ridicule état d’âme ? Une héroïque résolution me fit enlacer la fille. Je la chavirai sur le lit. « Vous n’y allez pas de main morte ! » ricana Morizot, qui sur ses genoux avait repris Delphine. Si peu de main morte, qu’à présent je bouleversais le caraco, tentais de dénouer le lacet de la chemise. Elle retroussa son jupon, gloussa, se débattit, m’échappa, et comme une seconde fois je la chavirais elle plaqua sur ma bouche un baiser trempé de salive et chuchota : « Pas ici. Viens dans ma chambre. » J’étais haletant. J’acquiesçai d’un signe. En moi venait de s’éveiller le sexe et je n’avais plus peur.

Morizot convint que nous nous rejoindrions deux heures plus tard, à l’auberge où nous avions remisé la voiture. Je suivis Sidonie. À quelques maisons de là, au fond d’une autre allée que traversait une rigole huileuse, elle habitait un réduit carrelé, meublé d’un lit à la courtepointe striée de reprises, d’une armoire vermoulue, d’un petit poêle dont le tuyau crachait la fumée sur une cour. Le jour brunissait. Elle fit luire une chandelle et nous restâmes un instant sans mot dire et sans nous regarder.

Elle rompit le silence, me demandant si j’étais de Dijon. Elle connaissait Saint-Brice et me nomma plusieurs personnes du pays. Ce dialogue épuisé, elle défit son caraco, retira sa cotte. Je demeurais coi, feignant de prendre intérêt à un daguerréotype accroché au mur, le portrait barbu d’un zouave. Je retrouvais l’anxiété charnelle de tout à l’heure. « Vous ne vous défaites pas ? » me dit-elle. Je me débarrassai de mon manteau et de ma veste, dégrafai ma ceinture, déboutonnai mon gilet. Sensation bizarre ! À mesure que je me dévêtais ainsi, mon anxiété disparaissait. Je sifflotai. Elle se déchaussait, roulait ses épais bas de laine blanche. « Voyez, reprit-elle, j’suis propre. » Je me retournai et la vis nue. Mais je n’osai promener mon regard sur l’ensemble de son corps, et pour me mettre à l’aise je souris à ses yeux, qui étaient gris et ourlés de rides. Elle arrangeait sa résille. Quelque chose l’agaça, car elle tapa du pied, ce qui me fit loucher vers les rehauts pileux de ses cuisses. Alors elle s’avança, bras ouverts, et, collée à moi, me dirigea vers son lit.

J’y roulai sur elle, sous la courtepointe, ses lèvres en ventouses écrasant mes lèvres. Ma gaucherie la surprit : « T’es donc tout neuf, mon petit ? » Elle me fit tâter sa molle poitrine, s’écarta, me guida, et je crus me perdre en elle, qui s’agitait, se détendait, creusait le lit sous sa masse. Elle hoquetait : « Mon petit ! mon petit ! » et je m’abandonnais à ses mouvements, la serrant, m’agitant à mon tour, m’abîmant enfin en un jaillissement qui me laissa tout étourdi, mi-égaré, tandis qu’elle continuait de m’étreindre en se démenant, haletante, chassant l’air comme un soufflet de forge. Volupté trop brève ! Rendu à moi, je vis la chambre pauvre, le lit loqueteux et la fille laide. Elle me serrait toujours et je dus rompre le cercle de ses bras. Je sautai sur le carreau, me rhabillai en grande hâte. Elle ouvrait sur moi des yeux laiteux de somnambule : « Tu t’en vas ? » gémit-elle. Je me penchai, je baisai sa face rouge. J’ouvris ma bourse et comptai sept francs — mes économies. « Tiens », lui dis-je. Mais elle repoussa ma main. « Garde ton argent. » J’insistai. Elle sema les pièces à travers la chambre, puis se levant elle les ramassa, les glissa dans ma poche et, pendue à mon cou, chuchota : « Tu reviendras, mon petit ? Dis-moi que tu reviendras. » Je promis. Je l’embrassai sur la joue, pour en finir. Et je m’évadai, franchis l’allée sordide, m’élançai d’un bond dans la rue, chantant, sifflant, saluant d’une joyeuse ritournelle une raccrocheuse qui me donnait le bonsoir.

J’avais l’impression qu’en moi s’épanouissait une vie nouvelle. Le puceau n’était plus. Je m’en allais, allègre et fier, adressant aux filles des sourires impertinents. Un long temps me séparait encore de l’heure que m’avait fixée Morizot, tant la passade avait été rapide. Je décidai de m’acheminer vers le lieu du rendez-vous en faisant quelques détours, mais j’étais si enfiévré qu’en peu d’instants je fus à l’extrémité de la ville, devant l’auberge du « Grand Relais », que signalait l’enseigne peinte d’une diligence des Messageries impériales.

À l’entrée de la première salle, une jeune servante sommeillait. L’aubergiste jouait aux dominos avec des hommes en blouse. Il vint à moi, me serra la main.

— À quelle heure comptez-vous repartir pour Saint-Brice ? me demanda-t-il.

Je lui répondis qu’à cinq heures mon ami serait là. Nous mangerions un morceau et nous attellerions.

— Entendu, fit-il en se rasseyant. Vous donnerez une double avoine au cheval, Mélie.

La sommeillante servante se leva. C’était une grosse fille rougeaude et mafflue. Elle frotta ses yeux endormis, et qui papillotaient.

— Vous m’avez compris, Mélie ? insista l’aubergiste.

— J’y vas, monsieur, ronchonna-t-elle, dans un bâillement.

Elle s’en alla d’un pas gourd, en traînant ses galoches. Je sortis et me tins un moment sur la route. La nuit tombait. Des rouliers venaient d’arrêter leurs voitures. Des coups de fouet claquaient dans le lointain. Les écuries s’ouvraient là, au fond d’une cour capable de recevoir, les jours de foire, toutes les carrioles du canton. Mains au dos, je m’y dirigeai. Elles étaient aussi vastes que la cour, mais trois chevaux seulement s’y trouvaient, dont le nôtre, une vieille rosse nivernaise que cette première traite de huit lieues devait avoir fourbue. La rougeaude servante s’avançait, portant une seille d’eau, qu’un cheval voisin se mit à humer à grand bruit. Elle attendit qu’il eût bu son soûl, reprit la seille et, les yeux au sol, passa tout contre moi, sans relever la tête. Je la regardai s’éloigner, dos bossu, hanches carrées et fesses plates. Elle prit un décalitre, entra dans une remise qui servait de grange, où grains et fourrages s’entassaient. Je l’y suivis. Elle emplissait d’avoine sa mesure. Elle avait les yeux tuméfiés par le froid. « La besogne ne manque pas », fis-je histoire de dire quelque chose. Elle répondit : « Pour sûr, monsieur », sans plus. À présent, penchée, elle déliait une bottelée de foin. Je risquai vers son pauvre corsage une main tâtonnante. Ce laideron avait de menus seins durs. Je m’enhardis, palpai le cotillon, la poussai doucement sur le lit de fourrages. D’abord elle se maintint du bras à un pilier, jambes serrées, m’opposant une passive résistance. Puis le bras se détendit, retomba, et elle me laissa faire, desserrant les jambes. Nous n’échangeâmes pas une parole. Quand je me relevai, elle ploya le coude pour se cacher le visage. Elle pleurait, sa poitrine se soulevant par saccades. Alors, cueillant dans ma poche les sept francs qu’avait refusés Sidonie, je les plaçai dans la main rouge d’engelures et je m’éloignai.

Je revins sur la route, respirant avec délices la brise glaciale qui soufflait du canal, tout proche. À grands pas je parcourus le faubourg, m’égarai dans un dédale de ruelles avoisinant le canal, si bien que Morizot m’attendait depuis un quart d’heure quand je reparus à l’auberge. Il avait commandé le dîner, des côtelettes, une omelette au lard, une salade, et sur-le-champ nous nous mîmes à table. Il rayonnait : « Cette Delphine ! Quel trésor ! » Il grillait d’envie de connaître mes prouesses, et je lui débitai d’effrontés mensonges dont il se régala. Mais je négligeai de lui narrer mon exploit avec la servante, qui allait et venait dans la salle, sans oser lever sur moi ses humbles yeux. En vérité, j’en gardais quelque honte. Ah ! cette lamentable face, rubescente, et turgescente, aux lèvres couturées par le gel ! Néanmoins, lorsque nous nous en allâmes, et comme elle se tenait sur le seuil de la cour, je mis à profit l’obscurité pour apprécier une dernière fois la fermeté de sa gorge. Elle ne fit pas un mouvement, les bras rivés le long du corps et les yeux occupés au loin.

Notre retour à Saint-Brice, dans la nuit noire, ne fut marqué par aucun incident. Il était près d’une heure du matin quand je réintégrai le domicile familial, où veillait l’inquiétude maternelle. « T’es-tu bien diverti ? » questionna mon père, en relevant son bonnet de nuit pour m’embrasser. Je ne répondis ni oui ni non, remettant au lendemain le récit de ma visite à M. Lemoine, proviseur du lycée, au censeur Colliot, au bon aumônier Gagey, à M. Materne, mon cher professeur de rhétorique, et, la conscience sereine, je ne tardai pas à m’endormir.

De ce jour je me montrai d’une indolence tout orientale, accomplissant ma tâche quotidienne avec une répugnance dont mon père s’affligea : « Si ça ne te sourit pas, dis-nous ta vocation, pardine ! » De vocation, hélas ! je ne m’en discernais guère ! Une sorte de mue morale s’opérait en moi. Je me sentais désemparé. Les jours, les mois passaient, ne m’apportant que la promesse de jours et de mois non moins fades. Je me promenais, rêveur, à travers bois et champs, indifférent aux charmes innombrables des choses. Ma meilleure distraction consistait à seriner sur ma lyre écolière des poèmes plus riches de rimes que de raison, dédiés à des maîtresses idéales, tout à la fois démons et déesses. Aux pressantes avances d’Agathe Lureau, je répondais par de poétiques déclarations, qui achevaient d’enflammer ma roucoulante camarade. « Gageons que vous vous ennuyez de Sidonie », me disait Morizot, évoquant chaque soir nos aventures de Dijon, que son imagination transformait en saturnales. On me plaisanta, on m’accabla d’allusions salées, et Agathe m’écrivit des billets d’amante trahie auxquels je répondis par une Ode à l’amie toujours chère, qui puait Lamartine et son sentimentalisme cantharidé. Au reste, je n’étais pas le dernier à chercher ce que signifiait mon étrange humeur. Qu’avais-je ? De guerre lasse, je finis par me convaincre que Saint-Brice me devenait odieux et que j’éprouvais le besoin de voir du pays.

— Comme tu voudras, fiston, accorda mon bienveillant père. Tu es assez grand pour couper ton pain tout seul.

Ah ! les larmes de ma chère mère, les larmes silencieuses qui lui lavaient les joues tandis qu’elle vaquait aux soins du ménage ! L’acceptation par moi d’une fonction dans nos chantiers l’avait réjouie. Elle me voyait épousant quelque Saint-Bricienne et devenant un notable constructeur de bateaux. Je ne la quitterais pas. Elle vieillirait en élevant ma progéniture. Bonne et douloureuse maman ! Je l’aimais bien, et cependant je restais sourd aux vœux angoissés de sa tendresse.

— Ah ça, voyons ? Que penses-tu faire ?

C’est mon père qui me parlait ainsi. J’allais avoir dix-huit ans. Encore deux ans, et je tirerais au sort. Que ferais-je en attendant l’heure de cette loterie d’homme ?

— Je veux voir du pays, telle fut mon unique réponse.

Sur ces entrefaites — on était en mars de 54 — un frère à ma mère, Denis Pouchin, marinier possédant trois bateaux, nous écrivit de Chalon qu’un de ceux-ci, la Mère-Picarde, serait accompagné par lui jusqu’à Orléans, et qu’il passerait à Saint-Brice vers la fin d’avril. J’entrevis là l’issue que je cherchais. Non que j’eusse l’intention de vivre ma vie sur une péniche, comme le crut aussitôt ma mère, qui, en vraie fille de marinier, sécha ses larmes pour applaudir à ce projet. Mais je voulais m’évader, par quelque porte que ce fût, et l’oncle Pouchin était garçon, brave homme et sans malice. Je délibérai qu’il me prendrait à son bord, et tout chaud, tout bouillant, je lui adressai à l’une des écluses qu’il devait franchir, une lettre cajoleuse où s’enflait, hyperbolique, mon affectuosité de neveu.

CHAPITRE QUATRIÈME

Mon portrait. Arrivée de l’oncle Pouchin.
Agathe et sa mère. Mes adieux au pays.

Cependant je prenais de la force, je me développais. J’atteignais les proportions athlétiques de mon père. « Le beau garçon ! » s’était écrié Sidonie. Beau, je veux bien, mais solidement bâti, surtout. Je jonglais avec des poids de quarante livres. Je roulais à la brouette des chargements de débardeur. Mes mains, dont je prenais grand soin, étaient connues pour la rudesse de leurs poignées amicales. L’ovale de mon visage s’éclairait de grands yeux gris ; ma bouche aux lèvres charnues avait ce léger prognathisme qui plaît aux femmes. Rien qu’un semis de moustaches. Des cheveux couleur de châtaigne, qui ondulaient sans aller jusqu’à la niaise frisure. J’étais, pour tout dire, le vrai fils à papa. Chacun célébrait ma bonne mine, et j’entendis un jour une commère, poings calés sur les rognons, jeter à une autre, sur mon passage : « Un vrai poupon d’amour, ce Félicien ! Il trouvera plus d’une garce pour le dorloter. »

Quand on sut à l’auberge Lureau la résolution que j’avais prise, la consternation fut générale. Quoi ? J’allais m’en aller ? Et nos bonnes résolutions ? Et Dijon, ses reines et ses impératrices ? disait l’imaginatif Morizot. Les yeux bovins d’Agathe filtrèrent des larmes. Je dus, pour ramener le sourire sur sa face lustrée, malaxer tendrement son fessier rebondi. Ma verve lyrique se dépensa pour elle en sonnets fous qui l’affolèrent. Sa poitrine ondulante roula plus que jamais sur mon dos, chaque fois qu’elle eut à se pencher vers notre table. Je ne pouvais aller pisser dans la cour sans qu’elle y vînt rôder, espérant de moi quelque surprise. Laquelle ? Sa mère s’en aperçut et se tint aux aguets. C’était une puissante paysanne de quarante-cinq ans, bouffie et couperosée. Elle passait pour avoir promu à tous les honneurs du cocuage feu le bonhomme Lureau, lequel, étant maître-marinier, ne séjournait que par intervalles à Saint-Brice, où il se reposait dans la béate léthargie de l’ivresse. Donc, elle nous épia du coin de l’œil, Agathe et moi, ce qui n’incita pas à plus de retenue ma démonstrative camarade. En réponse à mes déclarations rimées, une prose fleurant l’école des Sœurs me fut servie. Agathe m’y qualifiait de « cher époux », et son pucelage m’y était généreusement offert. « Oh ! mon aimé, s’exclamait la plantureuse enfant, chaque fois que j’entre dans mon lit, je me demande quand tu viendras prendre ce corps qui t’appartient. » Le corps d’Agathe ! « Nous pourrions profiter d’un jour où maman serait au marché », ajoutait-elle. Ces offres se multipliaient en de belles lettres sur papier à dentelle, qu’elle glissait adroitement dans une de mes poches. Je les lisais à la maison, sous ma petite lampe, et avec une apollonienne sérénité j’y répliquais par la quincaillerie de mon lyrisme alexandrin. C’était entre nous une joute grotesque et sublime. À dix-huit ans, cela s’appelle encore faire l’amour.

Et puis, sans transition, mon platonisme s’évapora. Mes amis connurent un Fargèze effervescent, impatient de vivre. Avec eux je partageai les dernières veillées de printemps, qui chez nous sont autant de messes de minuit bachiques. Je me révélai mystificateur, instigateur de paillardises, joyeux chercheur de noises. Je fus de tous les bals des environs. Un jour, j’eus l’infernale idée de semer dans une salle de danse une traînée de poudre, dont la flambée provoqua des paniques. Nullement batailleur, mais intervenant dans les querelles où je n’avais que faire, j’eus bientôt contre moi tous ceux à qui mes poings donnaient tort. Je menai, pour tout dire, la vie du parfait garnement de village, si bien qu’à maintes reprises mon père dut me rappeler au sérieux. Je paressais tout le long du jour, et dès l’après-souper j’allais rejoindre Morizot qui, de loin, suivait avec inquiétude mes exploits pendables. L’arrivée de la Mère-Picarde, qui portait mon oncle, me surprit au moment critique où ces gamineries excessives menaçaient de soulever contre moi tout le pays.

L’oncle Pouchin, face jaunâtre et plissée, n’opposa pas à mes prétentions le peu de forces que lui laissait une maladie de foie. Il accepta mes services, qui consisteraient à tenir la comptabilité de sa batellerie. J’en serais à la fois l’écrivain, l’intendant et le caissier. Une sinécure ! Il est vrai qu’en retour j’exigeais peu : la nourriture et deux écus par mois. Nous quitterions Saint-Brice trois jours plus tard, dès qu’une autre péniche, l’Avalanche, serait arrivée.

Trois jours ! Subitement déchantait ma joie. Ainsi, j’allais partir, abandonner le calme de mon Saint-Brice natal, qui m’avait été si doux jusque-là ! Et cette chère Agathe, toute rose et ronde, si désireuse d’être prise ? Partir, en n’ayant eu d’elle que quelques billets échauffés, des yeux en pluie, de furtifs contacts ! Je courus à l’auberge. La maman Lureau devait être au lavoir. Je trouvai ma bonne amie seule, manœuvrant sans zèle un balai sur le plancher. « Ah ! Félicien ! Je pensais justement à toi », me dit-elle. Je collai mes lèvres sur la rouge pulpe de ses joues. J’expliquai « qu’en passant, j’avais eu l’idée d’entrer. » Elle me regardait. « Maman n’est pas là », susurra-t-elle. Et ses yeux émus quêtaient ma décision. Je l’embrassai encore, ma poitrine broyant la sienne. Nous nous trouvions au bas du roide escalier qui menait à sa chambre. Je connaissais la maison. « Veux-tu ? » lui dis-je. Elle fit « oui », pâmée déjà. Je la hissai, poussai une porte, acheminai la belle vers son lit, qui, défait, se creusait d’une profonde empreinte. Les yeux clos, elle tordait à pleines mains l’étoffe de ma veste. Je m’abattis sur elle. « Ma chérie ! Mon Agathe ! » Je m’apprêtais à saisir sa chair nue quand de la salle d’auberge une voix jappa : « Agathe ! Quéque tu fais là-haut ? » Sa mère ! Nous sursautâmes. Elle se secoua. « Je descends ! » jeta-t-elle à travers l’huis. Trop tard ! Un pas lourd faisait craquer l’une après l’autre les marches. Ma pauvre amie rapetassait le désordre de sa toilette quand apparut la haute et large maman Lureau. « T’as un drôle d’air. Qu’est-ce qui t’arrive ? » Elle entra, fureteuse, et me débucha. J’avais pris le parti de sourire, d’un air niais très dégagé. Elle me regarda, courroucée, regarda sa fille, montra le poing et rota : « Salope ! » Sa main s’élança pour une gifle. Agathe fit un écart ; je m’avançai. Elle me regardait encore. Je dis : « Voyons, voyons, c’est moi qui suis cause… » Alors la congestion de son visage s’éteignit, et elle parla, presque calmée, retenant la menace de ses gestes :

— Tu n’as pas honte, petite saleté ! Tu ferais mieux d’aller savonner ton linge. Tu mériterais une giroflée à cinq feuilles sur ta figure de putain.

Et s’adressant à moi :

— Félicien, j’ai à vous dire que pour un garçon bien éduqué, c’est très mal d’avoir fait cette cochonnerie. Si je vous y reprenais, j’irais me plaindre à votre mère. Ma maison n’est pas un bordel.

Agathe venait de descendre ; elle la suivit ; je descendis derrière elle. Dans la salle, je fis le beau, passai mon bras sous celui de maman Lureau et lui contai l’histoire à ma façon : j’étais entré, je n’avais trouvé personne, et sans intention mauvaise j’étais monté dans la chambre, où Agathe se coiffait. Il n’y avait pas là de quoi faire tant de tapage.

— Félicien, ce qui est dit est dit, rétorqua-t-elle. J’ai les yeux ouverts et les deux sont bons.

Je voulus pourtant avoir le dernier mot, et je l’obligeai de trinquer avec sa fille et moi. Nous bûmes le vin blanc d’une bouteille que je payai quinze sous, et je m’en allai le plus naturellement du monde. Mais je ressentais les traits aigus de la luxure, et toute la journée je rôdai dans Saint-Brice comme une bête en chaleur. Mes regards déshabilleurs faisaient sourire et s’enfuir les femmes. Je n’avais rien à attendre d’aucune, et cela me désespérait.

Le lendemain, mon père me retint pour apurer ses comptes. Ma mère préparait mon bagage de futur marinier. L’oncle Pouchin goudronnait sa péniche. Encore un peu, et j’eusse renoncé à ma fausse vocation. J’enrageais contre tout le monde et contre moi-même. Le besoin d’une étreinte immédiate me pressait. Que n’avais-je une Sidonie à portée de la main ! Le soir venu, je fis un repas de taciturne et me couchai sans desserrer les dents.

Au petit jour j’étais debout. Fouet en main, suivi d’un jeune chien qu’on m’avait donné, je m’allai promener sur la grande route, hachurée de soleil printanier. Mais je fouettais le chien et ne songeais pas à jouir du soleil. Je m’en revenais, tête basse, quand un gamin courut à moi, me remit une lettre et repartit de toute la vitesse de ses jambes. Agathe, en quelques mots, m’avertissait que sa mère se rendrait à huit heures au marché d’un village voisin, Gérizy, et qu’elle n’en reviendrait qu’à midi. Elle n’ajoutait pas : « Je t’attends », mais cette invitation se lisait entre les lignes. Je me sentis allégé d’un grand poids. J’avais l’ardent désir de posséder ma bonne amie, dont ma boulimie charnelle centuplait les amples séductions. Je ramenai mon chien, fis un déjeuner preste et vins me poster sur un talus dominant la route et l’auberge. Le quart d’après huit heures venait de sonner. Je ne vis personne. Je patientai jusqu’à neuf. Agathe, certainement, devait être seule. Je descendis le talus et pénétrai dans l’auberge, qui était vide. Je montai sans bruit l’escalier. Derrière la porte entrouverte, une forme se mouvait dans la pénombre. J’entrai et la forme se précisa : Maman Lureau !

Je fis « oh ! » et restai là, bec ouvert, tel un paillasse. Elle grogna : « Je vous y reprends, Félicien. Je m’y attendais si bien, qu’à ma place Agathe est allée au marché. Ah ! vous en faites de belles ! » Elle dit cela sans plus de colère, poings aux hanches et branlant du menton. J’eus le même rire niais que l’avant-veille, et je m’en allais sur ce rire lorsque sa main pattue m’attira : « Je vous fais peur ? Mauvais sujet ! Vous mériteriez que je vous fouette ! » Ses yeux sales brillaient comme des éclats de verre au fond d’une eau vaseuse. « Mauvais sujet ! » répéta-t-elle. « Un gamin que j’ai vu venir au monde ! » Elle rigolait. Je heurtai son ventre. La vase de ses yeux s’agita, troubla leur lueur de verre. Je sentis son souffle chaud. Je reculai d’un pas et crus tomber à la renverse dans l’escalier, que je descendis à enjambées doubles, poursuivi par la voix de l’épaisse femme, qui, à présent, s’encolérait.

— Surtout, n’y revenez pas, Félicien, sans quoi ça finirait par se gâter.

Décidément, je jouais de malheur avec Agathe, et je ne lui pardonnerais pas cette mésaventure. L’imbécile qui n’avait pas su me prévenir ! Furieux, je m’enfermai jusqu’à midi dans le bureau de mon père, puis jusqu’au dîner je dévidai les heures sur la péniche l’Avalanche, qui venait d’arriver. Le soir, pourtant, j’acceptai d’être l’invité de Morizot, qui tenait à noyer de vin mousseux la tristesse de mon départ. Tout notre petit groupe se trouva réuni chez lui, et longtemps nos rires et nos chants troublèrent les paisibles échos du village. Mes compagnons s’en allèrent gris, et moi, plus jeune, je les quittai très ivre. Sur la grande route, blanche de lune, je dessinais des arabesques. Ma tête ne dirigeait plus mes jambes. Ainsi zigzaguant, je passais devant l’auberge Lureau quand un appel chuchoté me mit en arrêt. Agathe était à sa fenêtre. « Prends l’échelle, et monte ! » mima-t-elle plus qu’elle ne parla. Cette échelle s’allongeait dans la cour. Je n’avais qu’à l’appliquer contre le mur et c’était la possession d’Agathe enfin certaine. Mais le sentiment de mon ébriété survint et l’emporta. Grimper là-haut, alors que je tenais à peine au sol ? Risquer de me rompre le cou ? Merci bien ! Et je m’éloignai, pirouettant, adressant d’ironiques saluts à la tentatrice, qui disparut, referma sans bruit la croisée.

Le crâne chargé de plomb, je dormis assez mal, et dès mon réveil, la bouche en râpe, je me résignai aux derniers apprêts du départ. Je devais avoir pour habitation la cabine de l’Avalanche, où une couchette m’était destinée. Nous partirions dans l’après-midi, halés par des ânes.

Je connus alors l’émotion lâche des adieux. Pas de pleurs, mais la mouillure des demi-larmes. Quand reverrais-je Saint-Brice ? Je regardais toutes choses avec des yeux nouveaux, les yeux du souvenir. Qu’elle était gaie, la maison natale, et qu’il était vivant, le chantier à bateaux ! Les arbres fleurissaient, des arbres que j’avais vus grandir auprès de moi. Et l’église, et la vieille école, et les petites criques sablonneuses de cette Saône qui a des charmes féminins ! Folie, de quitter tout cela, de laisser derrière moi toute cette allégresse, pour le plaisir de jouer à l’homme en m’échappant du cercle familial ! Quel sot j’étais, et combien téméraire ! Ne m’en repentirais-je pas, bientôt ?

Après un déjeuner auquel j’avais prié mes amis, et qui fut pour mon père l’occasion d’une exposition générale de ses richesses vinicoles, on me fit une escorte désordonnée jusqu’à la Mère-Picarde. Le temps était enchanteur, déroulait un délicat ciel bleu moucheté de blanc. Bien que j’eusse bu plus que ma part, je ne parvenais pas à simuler la gaîté. Je me raidissais comme un condamné sur le chemin de la guillotine. Quand il me fallut franchir la planche servant de pont entre la rive et le bateau, je me sentis tournoyer et faillis choir dans le canal. Des sanglots m’étranglaient, et pour leur livrer passage sans éveiller l’attention, je criai à tue-tête : « Vive Saint-Brice ! Vive la France ! » à quoi répondit une hurle d’après boire. Mon père m’embrassa, si ému qu’il ne pouvait parler. Ma mère tint plus d’une minute sa tête dans mon cou, s’essuyant les yeux avec son bleu tablier de ménagère. Morizot me serra d’abord la main, puis voulut m’embrasser, muet, nerveux, d’ailleurs soûl comme une bourrique. Et l’on se sépara. La planche fut ramenée à bord. La Mère-Picarde se mut lentement, et après elle l’Avalanche. Un bon moment l’escorte suivit la rive, jusqu’à près d’un kilomètre du pays. Et ce furent enfin les adieux derniers, auxquels succéda le petit jeu des mouchoirs, aperçus très longtemps, jusqu’au détour de Saint-Laurent-la-Martinière. Seul pointait encore le vieux clocher de Saint-Brice, dans la grisaille fondue de l’horizon.

Une vie nouvelle allait commencer pour moi. Que serait-elle ?

CHAPITRE CINQUIÈME

Au fil de l’eau. Balthasar et la Berrichonne.
La famille Boulard. Rixe avec Balthasar.
J’abandonne la marine.

La Mère-Picarde et l’Avalanche devaient rallier, à Orléans, la troisième péniche de mon oncle, la Ville-de-Nevers. Elles portaient un chargement de vins. La Mère-Picarde était le bateau patronal. Il s’y trouvait une cabine-bureau dont je pris aussitôt possession, afin d’affirmer devant l’équipage mes fonctions d’homme de plume. Après quoi, jusqu’à la nuit, j’allai rêver et rager sur le pont.

Mon oncle, tout à son foie, qui le torturait, laissait le gouvernement de ses bateaux à un certain Balthasar, dit Nom-de-Dieu, un rustre barbu et poilu, d’une humeur de garde-chiourme, et qui dès le premier abord me dévisagea de travers. Du matin au soir il grondait et sacrait. En dehors de son service il était préposé à la cuisine, qu’il expédiait sommairement et salement. Le lit qu’on m’avait préparé voisinait avec le sien, dans l’Avalanche. J’allai droit à lui, qui me vit venir, et je lui plantai mon regard dans le blanc de l’œil.

— Nous sommes de la même chambrée, Balthasar. J’espère que nous ferons bon ménage.

Ses yeux ronds flambèrent. Il maniait une longue perche. Avec violence il la projeta loin de lui.

— J’ai pas pour habitude de faire mauvais ménage, grogna-t-il. Pourquoi que vous me dites ça ?

— Parce que ça me plaît.

— Je n’ai rien à voir avec vous. Laissez-moi tranquille.

— Vous avez mauvais caractère, Balthasar. Il faudra vous guérir de ça.

Il saisit une autre perche, qu’il projeta plus violemment encore.

— Bon Dieu de bon Dieu ! J’ai quarante ans et vous n’êtes qu’un galopin. Tâchez voir à me foutre la paix !

— Le galopin vous emmerde ! répliquai-je.

Nous avions crié très fort. L’équipage levait le nez. Mon oncle se montrait. Balthasar s’éloigna, roulant des jurons dans sa barbe. Notre querelle, ce jour-là, n’alla pas plus avant.

Je m’installai. Rageant toujours, je dépêchais les écritures du bord, je parcourais à pas nerveux le pont de la Mère-Picarde. Je regardais s’approcher, s’étendre, s’éloigner les villages. Des péniches amies croisaient les nôtres. Aux écluses, je descendais à terre, heureux de reprendre contact avec la vie extérieure. Un jupon ne pouvait passer sans que je ressentisse une commotion galvanique. Une femme ! Quand en aurais-je une, toute à moi, dont je pourrais me rassasier sans qu’aucune mère Lureau vint se placer entre nous ? J’avais hâte d’être à Orléans. J’étais si aigrement disposé qu’un matin mon oncle m’ayant fait je ne sais plus quelle observation bénigne — le pauvre cher homme ! — j’allai m’enfermer dans la cabine de l’Avalanche et ne reparus qu’à l’heure du déjeuner. Je me tenais prêt à sauter à la gorge de Balthasar, pour peu qu’il eût esquissé quelque geste équivoque. Mais il se gardait bien de broncher, et nous dormions presque côte à côte sans échanger le moindre mot.

Notre itinéraire se déroulait avec une régularité monotone. Tonnerre dépassé, nous avions touché Laroche. Nous quittions le canal de Bourgogne pour descendre la rivière d’Yonne. Nous entrâmes dans les eaux de la Seine, et je ne songeai pas sans émotion, quand nos bateaux atteignirent le Loing, que nous n’étions qu’à quinze lieues de Paris. Ce fut ensuite le canal d’Orléans, où nous nous engageâmes non sans difficulté. Lorsque la cathédrale d’Orléans se profila dans le lointain poudreux, je ne retins pas l’éclat de ma joie. Enfin ! J’allais voir quelques visages nouveaux. Nous venions, après Combleux, d’arriver en jonction de la Loire. Il était quatre heures de l’après-midi quand nous fûmes à quai. Immédiatement je pris licence de visiter la ville. J’allai devant moi, de rue en rue. Les monuments ? Je les regardais à peine. Je n’avais d’yeux que pour les filles, qui toutes me paraissaient jolies. Que faire ? J’observai bien quelques agaceries, mais de promeneuses que je n’osais suivre. Je ne savais rien des maisons closes. J’errai ainsi jusqu’à la venue de la nuit, qui ramena ma déception lasse aux péniches. Et que vis-je, alors ? Au bord du canal, qu’éclairait la lune, Balthasar était assis en compagnie d’une femme assez jeune, une boulotte rousse au visage avenant. Ils se tenaient amoureusement enlacés. Ironique, il me signala ; elle me regarda, souriante. Je détournai la tête. Filant d’un trait sur la Mère-Picarde, j’avalai ma soupe et gagnai mélancoliquement mon lit, dans l’Avalanche. Je me trouvais très malheureux.

Je m’endormis, pourtant. Mais quoi ? Dans la torpeur du premier sommeil, je percevais un étrange rythme de bruits. On eût dit qu’on faisait grincer, crisser une mécanique. C’étaient aussi des souffles âpres, coupés d’ahans. Ne rêvais-je pas ? Tout à coup ce fut un cri de femme, aigu, suivi de gémissants « ha ! ha ! » et je me réveillai, me soulevai, jetai de droite et de gauche des regards clignotants. Les pâleurs de la lune éclairaient la cabine. Et ce que je vis m’est resté nettement écrit dans la mémoire, après tant d’années d’une extravagante existence : Balthasar faisait l’amour, dans son lit que six pas séparaient du mien ! Balthasar animait de trépidations son petit lit de fer, en bourrant rudement la boulotte rousse, dont les grasses épaules s’agitaient ! Tous deux s’occupaient avec tant d’ardeur qu’ils ne s’avisèrent pas de mon alerte. Je me rengonçai dans l’ombre de mes draps, où je demeurai coi, témoin muet de leurs empoignades. Un moment, je les vis prendre une posture de bêtes. Ils ne s’endormirent que tard dans la nuit, ronflant l’un contre l’autre. Mais, pour moi, la stupeur tenait mes yeux grands ouverts, et je ne parvins pas à retrouver le sommeil.

Balthasar commençait sa journée dès quatre heures. Il se leva, ouvrit le hublot pour pisser dans le canal, s’habilla, monta sur le pont, et je l’entendis s’éloigner du côté de la Mère-Picarde. Ainsi, ce jean-foutre laissait sa maîtresse, nue et seule, à quelques pas de moi ! Était-il possible qu’il me prêtât si peu d’importance ? Je sautai hors du lit. La femme dormait. Sans me vêtir j’escaladai l’escalier, soulevai légèrement le châssis. Je vis Balthasar à vingt mètres de là, se rendant à notre nouveau bateau, la Ville-de-Nevers. Mon oncle était auprès de lui. Redescendant vivement, je me glissai dans le lit du marinier aux côtés de la dormeuse. Mes mains palpèrent la plantation des seins, explorèrent l’étendue des fesses. Elle continuait de dormir profondément, roulée en boule. Je la déroulai sans qu’elle s’éveillât et l’envahis doucement. L’enivrante audace ! Je la foulais à grande force quand elle ouvrit enfin les yeux. Elle sursauta, parcourut d’un regard circulaire la cabine, reporta sa vue étonnée sur moi. N’allait-elle pas crier ? « Taisez-vous, taisez-vous », murmurai-je sur sa bouche. Elle plongea ses yeux dans les miens, reculant un peu la tête, et puis ses cils battirent, elle se laissa retomber, s’abandonnant à l’inconnu que j’étais, comme si de toute éternité nos chairs se fussent mariées sous les draps. Elle me serrait à m’étouffer, et bientôt nous connûmes la suffocation d’une commune jouissance.

— Je vous ai vu passer hier soir, me dit-elle. Que vous êtes jeune et bien fait !

C’était une aimable fille, et point sotte. Elle s’appelait Maria, surnommée la Berrichonne. Elle connaissait Balthasar depuis cinq ans, et à chacun de ses passages il la voyait et lui remettait ses économies. Elle crut devoir me dire qu’elle n’avait jamais eu d’autre amant.

— Vous êtes le second, mais je sens que vous serez le premier dans mon cœur, ajouta-t-elle en me caressant le visage.

Je remontai l’escalier, inspectai le pont et les alentours. Balthasar était avec ses hommes sur la Ville-de-Nevers. Cependant cinq heures sonnaient et je devais prendre mon travail. Je fis ma toilette, Maria me suivant des yeux avec une amoureuse attention. Elle avait rejeté ses draps ; elle se tenait genoux dressés, cuisses entrouvertes. J’étais prêt à partir, mais comment ne pas obéir à l’appel de tant de choses ? Déjà j’étais sur elle quand des pas se firent entendre, battant le plancher du pont. Un bond violent, et je fus près de mon lit, réordonnant mon vêtement. Elle feignit de dormir. L’instant d’après Balthasar apparaissait au bas de l’escalier, chargé de pelles et de pioches qu’il se mit à ranger dans un coin de la cabine.

Le marinier n’eut soupçon de rien, et le matin suivant ce fut Maria qui vint se couler auprès de moi. Repu, il ne l’avait que peu chevauchée, assez néanmoins pour me mettre à la torture. Allais-je donc, toutes les nuits, subir le spectacle de leurs accouplements ? J’eus une tactique de jaloux : je repoussai la belle.

— Le partage avec Balthasar me dégoûte, lui dis-je. Et je lui tournai le dos.

Elle s’en revint pleurer dans son lit. Je brûlais d’y aller, mais je me contins. Je m’habillai vite et montai sur le pont de l’Avalanche.

Les repas en commun étaient ignorés à bord. Chacun mangeait à sa guise, à son heure et dans son coin, la ratatouille que préparait Balthasar. Mais la venue de la Berrichonne modifiait les marinières habitudes. Elle cuisinait, et les hommes des trois péniches battaient de la cuiller en même temps, mon oncle et moi faisant table à part, servis très proprement par l’aguichante fille. Ce matin-là, elle se montra soucieuse, et comme je m’attardais à siroter mon gloria, elle se carra devant moi tout en essuyant une assiette :

— Vous savez, monsieur Félicien, j’ai dit à Nom-de-Dieu que c’était vilain de coucher dans le bateau, à cause de vous. Il a haussé les épaules. Alors, comme ça, je lui ai dit de renoncer à me voir ou de venir coucher en ville.

Il avait haussé les épaules ! Je bondis. La Berrichonne se crut menacée et recula. J’en voulais finir sur l’heure avec cette brute à barbe longue. Je courus à la Ville-de-Nevers, sautant d’un bateau sur l’autre. Il était occupé à mettre en tas de grosses planches. Déjà je me trouvais devant lui, lorsque m’apparut le ridicule de ma colère. Qu’allais-je faire ? Je m’arrêtai court, et comme il me regardait en dessous, j’eus l’air de chercher mon oncle pour un renseignement pressé.

— Il est chez l’éclusier, votre oncle, grommela-t-il.

Ce ton rogue ranima mon irritation. Je me retins pour ne pas m’élancer sur lui. À ce moment même il s’employait à soulever un énorme madrier de chêne. Il fit appel à un compagnon et tous deux, crachant dans leurs paumes, se penchèrent sur le pesant quartier.

Que me passa-t-il par la tête ? Je m’avançai, j’écartai Balthasar et son aide.

— Vous n’allez pas vous mettre à deux pour enlever ça, je suppose ?

Et je ceignis le bloc. Soulèverais-je un tel poids ? Je m’arc-boutai, bandant mes muscles. La masse remua, s’éleva jusqu’à hauteur de mes genoux, et en trois pas rigides je la portai sur le tas, où je lui fis place avec méthode. Nom-de-Dieu ricanait, mais d’un groupe de mariniers des acclamations partirent. Je méprisai le ricanement, satisfait d’avoir montré ce qu’un galopin de ma trempe était capable de faire.

— À votre service ! criai-je, en regagnant l’Avalanche.

La Berrichonne, rivée sur place, avait suivi la scène. Je la rejoignis.

— J’ai à vous dire deux mots, venez !

Docile, elle me suivit dans la cabine. Je n’avais rien à lui dire, bien sûr, mais je voulais savourer jusqu’au bout mon triomphe, et je la ployai sur son lit, le lit de Balthasar.

— Prenez garde, il peut venir ! implorait-elle.

Deux minutes à peine, et nous reparaissions sur le pont. Je sifflotais un air de danse. Elle fit semblant de balayer l’escalier de la cabine. La silhouette de Balthasar se dessinait au loin.

Le soir, je me retrouvai seul dans l’Avalanche. Balthasar et la Berrichonne avaient pris chambre à l’auberge. Il me fut difficile de clore l’œil, et à quatre heures du matin j’étais debout.

— Vous avez bien dormi ? me demanda la friponne en me servant, peu après, mon petit déjeuner.

Un hargneux « et vous ? » fut ma réponse. Elle se retira sans insister. Pendant toute une semaine je n’eus ni un mot ni un regard pour elle, qui ne tentait pas de rompre ce mutisme. Cependant je sentais s’exaspérer ma fringale d’amour. Je ne dormais plus ni ne mangeais. La constante présence de ce cotillon qui ballait autour de moi m’imposait l’idée fixe de la possession. Je n’y pus tenir. Un matin, grimpant en chemise l’escalier, je guettai l’arrivée de la Berrichonne, qui suivait de peu celle de Balthasar, et je l’appelai d’un « psitt ! psitt ! » discret, comme elle s’apprêtait à vaquer au ménage, sur le pont. Elle fit semblant de ne pas entendre. Je l’appelai de nouveau, nommément et à voix haute : « Maria ! » Elle ne bougea pas plus. Mes appels s’enrouèrent. Je rampai jusqu’à elle, oui, je rampai, en chemise ! Elle n’en croyait pas ses yeux et ne fit pas un mouvement pour m’échapper. Rampant toujours, je l’empoignai par un pied, la fis choir derrière des cages à poules et une niche à chiens. Et je la possédai. Affolée, elle gémissait « mon Dieu ! mon Dieu ! » en dirigeant des regards chargés d’effroi du côté de la Ville-de-Nevers, où Balthasar, si près de nous que je pouvais lire le nom de « Maria » tatoué sur son bras, puisait de l’eau dans le canal.

— Je t’attendrai dans mon lit tous les matins, lui dis-je, en reprenant ma marche rampante jusqu’à l’escalier.

Mais je ne pus patienter jusqu’au lendemain, et vers le soir je l’entraînai dans la cabine. La double rencontre devint notre règle quotidienne. Elle me témoignait une passion croissante et nous ne nous désenlacions qu’à regret.

De tels arrangements défiaient la plus sommaire prudence. Les mariniers durent observer quelque chose, et sans doute eurent-ils devant Balthasar, qu’ils détestaient, des allusions gouailleuses dont il s’émut, sans savoir au juste de quoi il retournait. Il y avait plus d’un solide gars sur les bateaux, et de tous j’étais probablement celui dont il se méfiait le moins. Je reconnus qu’il se livrait à une surveillance étrangère à son emploi. Il rôdait dans des coins où n’allait personne. Trois jours d’affilée il me fut impossible d’approcher Maria. Elle me télégraphiait des signaux d’alarme. Peut-être l’avait-il interrogée, menacée, battue ? Je vivais sur des charbons ardents.

Sur ces entrefaites, mon oncle se rendit à Nevers, appelé par les débats d’un procès. Il devait y rester deux ou trois semaines. J’espérais que Balthasar, chargé de responsabilités durant cette absence, et souvent obligé de quitter le bateau, renoncerait à surveiller sa maîtresse, et je m’en réjouissais. Mais je comptais sans sa ruse de jaloux. Sous prétexte de faciliter le service, il décida que la Berrichonne se tiendrait sur la Ville-de-Nevers, et qu’à l’heure des repas un mousse apporterait la popote pour tout le monde sur l’Avalanche. Et dès le premier jour il en fut ainsi.

J’étais déçu. J’avais beau guetter la minute propice, je parvenais tout au plus à glisser quelques paroles à Maria, qui, terrorisée, ne se risquait pas à me répondre. Je m’avisai de la joindre quand elle irait en commissions. Je descendis à terre, feignis de me rendre en ville et me tins dans une encoignure, vers le milieu d’une ruelle déserte qu’elle suivait le plus souvent. Je m’y morfondais quand je vis arriver quelqu’un dont je me serais bien passé : Balthasar en personne. Il me regardait en se dandinant sur ses lourdes pattes, et il avait son ricanement de l’autre jour.

— C’est-y votre bonne amie que vous attendez là ?

Je rougis jusqu’aux oreilles. « Occupez-vous de ce qui vous regarde ! » lui jetai-je sèchement.

Il passa, ricanant encore, et j’attendis qu’il eût disparu pour quitter la place. J’étais tout tremblant de dépit. Un instant je songeai à le rattraper pour lui crier que Maria le cocufiait avec moi. Mais soudain j’eus la surprise de le revoir à peu de distance et cherchant à se dissimuler. Il observait mes mouvements. Je pris à gauche et il se déplaça pour m’observer mieux. Il croyait n’être pas vu. Je m’arrêtai, il s’arrêta. Ne venait-il pas de se dire, la réflexion cheminant lentement en lui, que mon attente à cet endroit n’était pas naturelle, cette ruelle où l’on ne passait guère étant justement celle que suivait toujours sa maîtresse ? Je craignais alors que Maria ne survînt, qui ne se méfierait pas, et je tournai dans une rue adjacente où, tout à mon aise, je pus méditer sur la ruine de mes projets amoureux.

Il pouvait être onze heures. Je décidai de ne pas revenir aux bateaux et d’aller déjeuner dans une auberge du port, où j’avais déjà choqué le verre. Mais comme je m’y rendais, j’aperçus, venant par là, un certain M. Boulard, fort marchand de bois d’Orléans, depuis longtemps en relations d’affaires avec mon oncle et mon père, et qui presque chaque jour venait bavarder avec moi sur la Mère-Picarde. Tout soufflé de graisse, il portait une longue blouse indigo sur son costume bourgeois, coiffait une haute casquette de chasse. D’aussi loin qu’il me vit, il s’exclama :

— Monsieur Fargèze fils ! Quel hasard ! Bien content de vous voir, monsieur Fargèze. Où diable allez-vous comme ça ?

Je balbutiai, car j’étais mal remis de ma déconvenue de tout à l’heure. Mais M. Boulard ne m’écoutait pas.

— Bon ! bon ! Je vous emmène. Vous déjeunerez à la maison. Sans façons, là. À la fortune du pot, comme on dit chez nous.

Il me prit le bras, en camarade, m’entraîna tout en me racontant une histoire de bois flotté et de justice de paix à laquelle je n’entendis pas grand-chose. Il puait l’eau-de-vie. Brèche-dent, il émettait des postillons qui me grêlaient le visage. Par bonheur, sa maison n’était pas loin. Elle s’annonçait cossue, s’ornait de balcons en encorbellement dont les balustres étaient fouillés de fines sculptures. Une importante scierie s’y annexait, où s’animaient vingt scieurs de long. Je fus présenté à Mme Boulard, grande bringue osseuse, ocreuse, outrageusement poudrée sur ces os et sur cette ocre, qu’un décolletage accusait jusqu’à l’hémisphère inférieur, puis au jeune Boulard, quatorze ans, tout fleuri de boutons et d’une gentillesse de jeune singe, qu’il me manifesta sur-le-champ par des transports d’allégresse. Il décréta qu’il s’assoirait auprès de moi, que nous jouerions ensemble, que nous ne nous quitterions plus. Il était aussi bouffi que son père et postillonnait non moins que lui.

Or, ce repas à la fortune du pot fut un repas excellent, d’une abondance qui parut magnifique au fils de marinier que j’étais. Dans une salle à manger bourgeoisement riche, une table point préparée pour moi me révéla un luxe de service qui m’était inconnu. Fine gueule, Boulard s’invitait tous les jours chez Boulard. Il mangeait et buvait comme quatre, son meilleur plaisir, disait-il, étant de bien traiter ses clients et amis. Il me versa largement à boire, trop largement, cependant que sa femme, avec de grimaçants sourires, veillait à me repasser les plats. Quant au petit Boulard, il se collait contre moi pour me raconter ses jeux, me soufflant au visage le rôti et les sauces. Nous étions servis par une jeune paysanne menue et vive, jolie comme un cœur, qui allait et venait sans plus de bruit qu’un papillon.

Et l’on causa. M. Boulard me dit sur mon père mille choses flatteuses, me parla de ses affaires, qui étaient prospères, du petit qui allait à l’École professionnelle mais n’y apprenait rien. Bien entendu, j’usurpai sans vergogne le titre de bachelier ès lettres, ce qui me valut un surcroît de considération — et deux grands verres de champagne.

J’échappai non sans peine à ces gens aimables. Je n’en pouvais plus. Le soleil dardait et je sentais bouillonner ma tête. Je me dirigeai vers les péniches dans l’intention d’y faire un somme réparateur.

Précisément, c’était l’heure de la sieste. Tout dormait sur les ponts. On n’entendait que le pépiement aigu des poussins que Balthasar parquait sous une mue. Alors, comme la Ville-de-Nevers, un peu à l’écart, était silencieuse, je résolus d’aller m’y reposer dans une cabine affectée au magasinage et dont j’avais la clef. Il s’y trouvait quantité de sacs vides sur lesquels je me laissai tomber comme une masse.

J’étais dans les abîmes du sommeil quand un attouchement au visage me fit sursauter. Deux mains s’appuyaient sur mes yeux. Les doigts s’écartèrent et je reconnus Maria, qui, accroupie, tendant vers moi ses bras nus, riait de ma surprise éberluée. Je n’aurais pu souhaiter plus agréable réveil. Je l’attirai sur les sacs où, riant toujours, elle s’écroula. Un rais de soleil, filtrant à travers le hublot, dorait ses bonnes joues et sa gorge pleine. Elle m’expliqua que Balthasar prenait du repos avec ses hommes sur la Mère-Picarde, qu’elle m’avait vu passer et s’était glissée derrière moi sous prétexte d’étendre du linge. Il n’y avait pas de temps à perdre — ah non ! — car d’un moment à l’autre on pouvait l’appeler. Observation superflue ! Maria brisa là ses explications pour me distribuer les caresses que depuis plusieurs jours elle gardait en réserve. Délicieux supplément à un succulent repas ! Mais, ensuite, ce fut l’égrenage de tout un chapelet d’histoires : la jalousie de Nom-de-Dieu, les scènes qu’il lui faisait chaque soir dans leur chambre d’auberge. Non qu’il se crût cocufié, la fatuité chassant loin de lui cette hypothèse. Il flairait simplement quelque galante entreprise. Il voulait arracher à sa bonne amie qu’elle était l’objet de propositions vilaines. Tenant à l’œil tout le monde sans soupçonner directement personne, il menait une vie de lièvre inquiet, tendait l’oreille à tous les bruits qui lui venaient des trois péniches. Quelle affaire, s’il lui arrivait de nous surprendre ! Sûrement il ferait un malheur…

Pauvre chère Maria ! Je pensais la rassurer, mais je ne réussis qu’à l’effrayer en lui racontant ma rencontre du matin avec son amant, dans cette ruelle où je m’étais posté. Elle se crut perdue et je la sentais trembler dans mes bras.

— C’est donc ça qu’il m’a regardée d’une si drôle de manière quand il est rentré ? fit-elle. Il faut que je me sauve. Pourvu qu’il n’ait pas fait semblant d’aller dormir !

Je m’appliquai sans succès à la retenir, ma bouche se rivant à la sienne. Elle monta l’escalier, entrouvrit avec précaution la porte. Sans doute n’aperçut-elle rien d’insolite, car elle n’hésita pas à sortir. Je montai et entrouvris à mon tour. Elle avait étendu de grands draps sur la corde à linge, devant la cabine même et jusqu’à la proue du bateau, ce qui lui permettait de s’éloigner sans être vue. Je revins me jeter sur les sacs, où je repris mon sommeil amoureusement interrompu.

Il était quatre heures quand je me réveillai. Je sortis, refermai la cabine et me dirigeai vers la Mère-Picarde en longeant le rideau des draps. Mais comme j’allais passer sur le bateau patronal je me flanquai dans Balthasar, qui dut s’écarter devant moi. Quelques pas et, sans m’arrêter, je tournai légèrement la tête. Je le vis planté au même endroit. Il paraissait suffoqué de ma présence, à pareille heure, sur la Ville-de-Nevers. Je sifflotai, suivant mon habitude, par un réflexe nerveux plutôt que par nargue, et sans plus regarder derrière moi je descendis à mon bureau, où me retint jusqu’au dîner la mise à jour des écritures. Mon oncle allait être de retour le lendemain matin.

Il rentra, la mine plus jaune et plissée que jamais. Il rapportait une mauvaise impression du procès qui l’avait retenu dix-huit jours à Nevers. Et notre monotone vie reprit son cours normal. Nos repas étaient servis, selon le temps, dans la cabine ou sur le pont de la Mère-Picarde, mais plats et assiettes nous étaient apportés par le mousse, et pas une seule fois Maria ne se fit voir. Cependant, certain midi, alors que mon oncle donnait un ordre, elle traversa le pont et, passant auprès de moi, murmura : « Méfiez-vous, il vous piège ! » sans s’arrêter ni me regarder. Il me piégeait, en effet. Levant la tête, je le vis qui, debout sur un tas de palplanches, louchait du côté de la Mère-Picarde. Maria repassa, et j’osai défier cette insolente surveillance en glissant sous sa jupe une main preste, qui s’égara jusqu’à l’entrecuisse. Balthasar, toujours louchant par ici, ne s’aperçut de rien.

M. Boulard avait été enchanté de moi et vint le dire à « son cher ami Pouchin », en nous invitant tous deux à déjeuner pour le jour suivant. Déjeuner dînatoire, car nous ne quittâmes la table qu’à cinq heures, bien que mon oncle mangeât du bout des dents et se contentât d’eau rougie. Je bus et mangeai pour notre double compte, gavé et arrosé par le marchand de bois, sa femme, son fils, voire par la petite servante, qui n’admettaient pas que fussent vides mon assiette ni mon verre. J’éclatais quand on eut fini. Mais je n’étais pas rouge que de vin, et quelque chose d’autre avait fait monter la rougeur à mon jeune visage : Mme Boulard, durant le repas, n’avait cessé de jouer contre moi d’un genou que je devinais maigre, et même, à un moment donné, sa jambe droite chevauchant ma gauche, je ne m’étais dégagé qu’en reculant ma chaise, au risque de tout découvrir. Cela n’avait pas été sans me faire perdre contenance, et je n’osais plus regarder cette entreprenante dame, dont le décolletage outré n’étalait que de désolantes ruines.

Je n’en étais pas quitte avec ses manigances. Le dernier petit verre bu, nous allâmes au bureau de M. Boulard, où je fus prié de faire un relevé de comptes pour mon oncle. Les livres du marchand de bois étaient tenus par sa femme, et j’appris alors que le digne homme ne savait ni lire ni écrire, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort adroit dans son commerce. Je fis le relevé, et très rapidement. On me permettra de noter, à ce propos, que j’exécutais les écritures commerciales avec une habileté remarquable. Mon père se plaisait à le dire, et déjà l’oncle Pouchin en avait eu la preuve. J’étonnai Mme Boulard en transcrivant d’une plume impeccable, en moins d’une demi-heure, ce qui, déclara-t-elle, lui eût pris tout un après-midi. On me combla de compliments. Mme Boulard y ajouta — mon oncle et M. Boulard s’étant rendus au chantier, et le petit Boulard ayant regagné l’École professionnelle — de significatives flexions de ventre contre mon dos, sous prétexte de me dicter des chiffres. Après quoi, s’étant assise, elle égara sa main du côté de ma braguette. Je me jetai en arrière, mais elle tint bon, insistant une exploration telle, que je dus me lever pour en finir. Je fus bien aise de voir M. Boulard et mon oncle reparaître. Pour elle, loin de manifester le moindre embarras, elle se reprit à me complimenter, du ton le plus naturel, sur mes talents de comptable. Nous partîmes peu après, et ses gestes attoucheurs n’eurent pas l’occasion de se renouveler.

Cet assaut, tout désagréable fût-il, n’avait pas été sans m’échauffer l’esprit. Je vis la Berrichonne occupée à coudre sur l’Avalanche, et son affriolante chair de rousse me parut particulièrement désirable. Hélas ! Balthasar la surveillait et nous « piégea » tout de suite. Je fis mine de ne pas la voir. « Je ne sais ce qu’il a, me chuchota-t-elle tandis que je traversais le pont. Il est comme un diable après moi. » Je me résignai donc à passer sur la Mère-Picarde, où jusqu’à l’heure de la soupe je somnolai sur la comptabilité du bord.

Notre dîner fut triste. Mon oncle payait d’une crise de foie le timide écart de régime qu’il venait de faire. Sitôt levé de table, je vins m’accouder rêveusement à l’arrière, goûtant la douceur de cette soirée de juin. Mais je n’y restai pas longtemps, un spectacle cruel m’y étant offert, celui de Balthasar et de Maria se promenant bras à bras sur la berge avant de regagner leur chambre. Elle me vit, et comme je me retirais je surpris le regard affligé qu’elle dirigeait sur moi.

Je me réveillai, le lendemain, avec d’ardentes dispositions à l’amoureuse offensive. Je me promettais de risquer l’impossible, d’ajouter la ruse à l’audace, pour isoler Maria ne fût-ce qu’une minute. Mais Balthasar avait si habilement réglé le service, que la matinée s’écoula sans m’offrir la plus petite chance de réussite. Vint l’heure de midi. Au déjeuner, mon oncle, qui allait mieux, se montra gai. Il appela la Berrichonne, engagea la conversation sur des questions ménagères, et j’appris que Balthasar avait décidé de ne plus quitter sa maîtresse, qui dorénavant suivrait les bateaux. Un coin leur serait aménagé sur la Ville-de-Nevers. Nouvelle à la fois heureuse et pénible pour moi, qui entrevis quel paradis et quel enfer serait cette cohabitation permanente. Je restai seul, mon oncle se rendant en ville, et dès qu’il se fut éloigné je me mis en embuscade sur la Mère-Picarde, où la Berrichonne, me disais-je, ne pouvait éviter de passer.

Je ne fus pas plus heureux que le matin. Maria me devinait, faisait de longs détours pour ne pas me rencontrer sur sa route. Elle m’adressait des regards chargés de crainte. Mais, étais-je en état de l’écouter ? À un moment donné, comme elle se penchait pour puiser de l’eau, je l’abordai, lui dis en riant qu’elle devenait bien sauvage. Elle se retourna, me montrant un visage bouleversé. « Il vous piège ! fit-elle. Il arrivera du vilain ! » Déjà, les bras tirés par les seaux pleins, elle rebroussait chemin vers la cuisine. Qu’aurais-je pu tenter encore ? Désolé, je m’en allais mains aux poches, sifflotant à contrecœur, et je descendais l’escalier de mon bureau quand la voix furieuse de Nom-de-Dieu retentit. Je remontai, passai la tête, et je vis Maria s’enfuir, poursuivie, houspillée par son amant. L’épiant de loin, l’ayant vue m’adresser la parole, sans doute l’avait-il corrigée devant toute l’équipe. Avec quelle joie j’aurais tenu ce misérable sous mes poings !

Je dormis mal, cette nuit-là, et pour plus d’une raison. Je me reprochais d’avoir laissé frapper la pauvre Berrichonne. Je me voyais lui prodiguant des consolations tendres. Aussi mon excitation fut-elle au comble dans la journée qui suivit, où Maria demeura cloîtrée sur la Ville-de-Nevers. Le jour d’après, je l’entrevis à peine. Je ne vivais plus. Je travaillais avec nervosité. J’en arrivais, moi si bon comptable, à commettre de grossières erreurs d’écritures. C’était d’autant plus fâcheux que des calculs de cubages devaient être établis sans délai, car nous étions sur le point d’appareiller pour nous diriger sur Chalon avec un chargement de traverses. Le troisième jour ne promettait pas de me valoir mieux, quand dans l’après-midi, la sieste immobilisant tout le monde, j’aperçus l’insaisissable rouquine. Dans un recoin de l’Avalanche où l’on serrait la vaisselle et la batterie de cuisine, elle était occupée à dépiauter un lapin. Balthasar devait dormir, comme dormaient ses hommes. Mon oncle venait de se rendre au bureau des ponts-et-chaussées, à un quart d’heure du port. À pas étouffés je me glissai jusqu’à elle et mes bras l’emprisonnèrent. Le couteau qu’elle tenait tomba. Elle se raidit, arquée, toute blême, les yeux fous, dents serrées et lèvres froides. Je la tenais enfin, la garce ! Dans ce réduit, j’étais à l’abri des curieux, et tout debout, forçant la clôture des jambes, relevant cotte et chemise, je me dépêchais vers l’huis tant convoité, quand un craquement du plancher me mit en alerte. Malheur ! Balthasar, blanc comme linge, était dressé devant moi !

Ce fut prompt. Je lâchai la femme et fis face à l’homme. Je me reboutonnais d’une main fébrile. Cloué sur place, il regardait. Il roulait ses poings noueux, ses longs bras étant secoués de tremblements.

— Sale merdeux ! gueula-t-il. Ça ne se passera pas comme ça ! Blanc-bec de propre à rien de merdeux !

Je m’avançai sur lui. Je le dominais de la tête. « Je me fous de vous ! » Et du plat de la main je le fis reculer.

— Je vous dis que ça ne se passera pas comme ça ! reprit-il en revenant contre moi, bavant de rage dans sa barbe en broussaille. Je vas vous apprendre les manières, merdeux de saligaud que vous êtes !

Nous étions les yeux dans les yeux, à présent. Je n’eus plus qu’un mot, qui éclata, brutal :

— Cocu !

Il me saisit au col, secoua, tordit ma chemise et ma cravate, avec une extrême violence. « Cocu ! cocu ! » répétai-je. À mon tour je le colletais, faisant appel à toute ma vigueur. De nos trois bateaux les mariniers accouraient. D’autres se pressaient sur la rive. Les cris se mêlaient aux éclats de rire et aux lazzis. J’entendais : « Séparez-les ! Séparez-les ! Hardi, le jeune gars ! Tiens bon, Fargèze ! » Comment sortirais-je de là ? Certes, j’étais fort comme Hercule, mais je n’avais pas appris à déployer ma force. J’ignorais la lutte et ses traîtrises. Balthasar me renversa, et mon dos sonna durement sur le pont. J’étais battu. Bouche à bouche il me cracha les pires injures, tout en me serrant la gorge, à m’étrangler, si bien que je pensai perdre souffle. Mais sa victoire allait être courte. J’eus une réaction musculaire désespérée qui desserra son étreinte, et d’une irrésistible tension je le repoussai, le tins un moment à distance, puis d’un coup brusque le rejetai sur le flanc. Aussitôt, sautant sur mes pieds, je me penchai sur lui, l’empoignai solidement à la ceinture. Il haletait. En vain voulut-il se dégager en pivotant sur son lourd torse. Alors, le bras raidi pour un effort véritablement herculéen, je le soulevai comme il m’était arrivé de faire d’un sac de farine, et d’un balancement rapide je le lançai à l’eau.

Quelle scène ! Clameurs, tumulte, et Maria piquant une attaque de nerfs, et mon oncle revenant juste à point pour assister à la baignade ! Balthasar barbotait, empêtré dans ses vêtements, mais on lui tendit une gaule à laquelle il s’accrocha, ce qui permit de l’amener à la barque de l’Avalanche, d’où il se hissa sur la péniche. Il se secoua. Il sanglotait. Pour moi, bien que l’épilogue de l’aventure eût de quoi me satisfaire, j’avais une attitude penaude qui n’était pas d’un vainqueur. Je passai sur la Mère-Picarde et descendis au bureau, où bientôt me rejoignit mon oncle. Il me toucha l’épaule, me regarda gravement.

— Tu me mets dans un fameux embarras, mon garçon, me dit-il d’une voix douce et lasse. Comment vais-je arranger cette affaire ?

Je ne trouvai rien à lui répondre. Accoudé sur la table, je me mis à pleurer comme un enfant.

Il me laissa et remonta sur le pont. Je relevai la tête. J’étais dans un profond accablement et j’aurais donné beaucoup pour racheter le scandale dont j’étais cause. Venant à la vitre du hublot, je vis mon oncle assis dans un coin, méditatif et triste. Mais j’eus en même temps un autre spectacle : Balthasar, vêtu d’une blouse et d’un pantalon d’emprunt, quittait le bateau, suivi de Maria, et les mariniers silencieux le regardaient s’en aller. Eh quoi ? Mon oncle le laissait-il donc partir ? Pouvais-je admettre qu’il me sacrifiât cet homme qui travaillait pour lui depuis des années, avec un dévouement canin dont il avait cent fois donné des preuves ? Non, non ! Je montai l’escalier, et je me disposai à interrompre la méditation de mon oncle pour le prier de rappeler ce pauvre Nom-de-Dieu, quand apparut M. Boulard. Il venait d’apprendre ma prouesse et, tout bouffonnant, il accourait aux nouvelles.

— Alors, c’est vrai ? Vous avez fait prendre à l’ami Balthasar un bain forcé ? Voyons, racontez-moi ça, monsieur Félicien.

Je n’étais guère en goût de le satisfaire, et me tournant vers mon oncle je lui demandai pourquoi Balthasar partait, et s’il abandonnait le service. « Il le faut bien ! me répondit-il, en se levant pour saluer le marchand de bois. Même si tu as tort, tu es mon neveu, et je ne peux pas te mettre à la porte. » À quoi je répliquai tout net que j’avais incontestablement tort, et que si quelqu’un devait s’en aller, c’était moi. « Je veux retourner à Saint-Brice, ajoutai-je. Il faut que vous gardiez Balthasar. » Mais M. Boulard intervint, sans donner le temps à mon oncle de placer un mot :

— Si c’est comme ça, monsieur Félicien, vous entrerez chez moi, et tout s’arrangera du coup. Voilà longtemps que j’ai besoin de quelqu’un comme vous pour mes écritures. Ne dites pas non. C’est entendu.

Je ne sus dire ni non ni oui, tant j’étais peu préparé à cette proposition qui, en effet, pouvait arranger les choses. Quant à mon oncle, il ne dissimula pas le réconfort qu’elle lui apportait. Je dois avouer que je n’étais pas pour lui d’une utilité telle que mon départ eût pu le gêner. La tenue de ses livres et sa correspondance ne représentaient même pas un travail de deux heures par jour. Cependant il se contenta de remercier le marchand de bois, dit qu’il réfléchirait et lui donnerait réponse. Je remerciai, moi aussi, sans accepter ni refuser, mais déjà m’apparaissaient les avantages d’un emploi qui me vaudrait de résider à la ville, et j’aurais voulu dire oui pour qu’il n’y eût pas à revenir sur ce sujet.

— Bon, bon, ça va bien ! Pour les conditions, on s’entendrait toujours. Et puis, vous pourriez prendre pension à la maison, et même il y aurait peut-être moyen de vous donner une chambre…

La pension et une chambre chez M. Boulard ! J’évoquai Mme Boulard et ses inquiétants patinages, et cela me rendit perplexe. Le marchand de bois s’en alla sur ma promesse de passer chez lui le lendemain matin. Je m’attendais à discuter de cette affaire avec mon oncle, mais la journée s’acheva sans qu’il y fît allusion. Le lendemain — après quelle nuit d’insomnie ! — je frappai dès cinq heures à la porte de sa cabine, qui était sur la Mère-Picarde. « Décide ce que tu voudras, me dit-il. Je n’ai pas à te forcer la main. » Je lui répondis que ma résolution était prise, et il ne m’en demanda pas plus, comprenant bien ce que cela signifiait. Je le remerciai, je l’embrassai avec un élan d’affection qui le toucha visiblement.

Je fis toilette et à huit heures je sonnais chez les Boulard. La petite bonne — elle se prénommait Germaine — vola jusqu’à moi. « C’est vrai que vous allez venir vous occuper ici ? » me demanda-t-elle, tout enjouée. Le jeune Boulard accourait, battant des mains. Le couple Boulard s’avançait à la suite. Bref, on m’accueillit à bras ouverts. Du vin blanc fut versé, et l’on discuta.

Je tenais à ma liberté. Je refusai poliment le lit et la table, et l’entente se fit sur ces bases : je recevrais soixante-dix francs, et mon linge serait blanchi. M. Boulard me recommanderait à une petite pension bourgeoise où, pour cinquante-cinq francs par mois, chambre comprise, on était aussi bien traité que dans les hôtels de voyageurs. J’entrerais en fonction dès le lendemain.

— Il vous restera quinze francs pour faire le jeune homme, souligna M. Boulard en clignant de l’œil.

On vida la bouteille, on me conduisit chez mes logeurs, qui étaient de vieilles gens, M. et Mme Dumesnil. Maison de bonne apparence et chambre presque luxueuse. Les derniers arrangements furent pris et à dix heures je pouvais annoncer à mon oncle que c’était chose faite et que le soir même je coucherais en ville. Il approuva tout. Peu après je vis arriver Balthasar en ses vêtements de dimanche. Il ne savait rien et venait pour le règlement de son compte. Mon oncle s’empressa vers lui, le fit descendre dans son bureau, où ils s’enfermèrent. J’ai su, depuis, que le rusé marinier s’était fait prier pour reprendre son service, prétextant qu’on l’avait rendu ridicule aux yeux de l’équipage. Il n’avait pas fallu moins qu’une augmentation de deux cents francs par an pour vaincre sa résistance. À la vérité, l’annonce de mon départ le remplissait d’aise, et je le lus sur son visage quand il s’en retourna, pour revenir une heure plus tard en vêtements de travail, mais sans être accompagné de la Berrichonne, qui arriva par la suite avec une pile de paquets. C’était le déménagement du couple et, sifflet aux lèvres, je commençai de préparer le mien, ce qui me fit tuer le temps jusqu’à midi. Mon après-déjeuner fut occupé par des écritures, commerciales et personnelles. J’écrivis deux lettres pour Saint-Brice, l’une à mes parents, que j’informais de mon entrée chez M. Boulard, en l’expliquant par un désir de mieux faire, l’autre à l’ami Morizot, qui venait, en une longue épître, de me narrer les dernières nouvelles galantes du pays amplifiées par sa hâblerie romanesque. Puis, avant le dîner, j’aidai le mousse à charger sur une brouette et à rouler mon petit bagage à la pension Dumesnil.

Les bateaux devaient partir le lendemain matin, sur le coup d’onze heures. Maria n’avait cessé de faire la navette entre le faubourg et les péniches. Elle emménageait dans une cabine de la Ville-de-Nevers, la cabine même où, sur des sacs vides, je l’avais une dernière fois possédée. Je la croisai à plusieurs reprises, mais elle ne me favorisa même pas d’un regard.

J’allai coucher dans mon nouveau lit, un vrai lit de jeune fille, avec des rideaux à fleurs. J’y dormis bien, mais je me levai tôt. Je me mis à la fenêtre, d’où l’on entrevoyait le port, au loin, et les faubourgs pelés. Soudain, j’aperçus Balthasar. Il se rendait aux bateaux, pipe au bec. Balthasar ! Donc, la Berrichonne devait être dans sa chambre, et seule. Bonne occasion d’avoir une explication finale avec elle. Je descendis, me dirigeai vers le point du faubourg où je savais être son auberge. Au fond d’une impasse empuantie d’immondices, des mariniers trinquaient dans un débit que désignait l’enseigne « Loge à la journée et à la nuit ». Ce devait être là. Un pisseux escalier de pierre arrivait jusqu’au seuil. Sur deux étages s’ouvraient les galetas. À quelle porte frapper ? Je ne me souciais pas de me renseigner auprès du logeur, mais, montant à tout hasard, j’entendis derrière une porte un toussotement rappelant le ton de voix de ma Berrichonne. Je toquai à petits coups. « Qui est là ? » C’était bien elle. Je me gardai de répondre et la porte s’entrebâilla. Je la poussai, m’insinuai dans l’étroite pièce. Maria, en chemise, cria comme pour un voleur.

— Que venez-vous faire ici ? C’est pas pardonnable ! Laissez-moi ! Allez-vous-en !

Je jetai mes bras à son cou. Elle se débattait, continuait de crier « allez-vous-en ! allez-vous-en ! », et je dus la porter sur son lit, tout en désordre, encombré de linge et de baluchons. Mais dès qu’elle y fut, mes premiers baisers l’apaisèrent, et je pus en disposer à mon gré, assouvir sans qu’elle s’y refusât le besoin d’elle qui me pressait si fort. D’abord elle demeura neutre, inerte, mais elle n’était pas fille à garder cette attitude, et je l’eus bientôt toute, non moins folle que j’étais fou. Jusque-là je ne l’avais vue en amour que dans le silence inquiet de la cabine, et je ne la reconnaissais plus. Elle me dévorait, et sa bouche laissa des stigmates sur ma nuque. Lorsque nous fûmes un peu remis elle me demanda pardon de m’avoir accueilli si mal, et je me fis pardonner ce qui lui était arrivé par ma faute. Elle avait enlevé sa chemise. Je la voyais nue pour la première fois. De haut en bas, qu’elle était appétissante ! Je m’amusai — jeu nouveau pour moi — à promener ma main sur la rousse toison de son sexe. Elle connut que je la trouvais belle, et m’attirant à elle, m’en témoigna sa reconnaissance. Mais la prudence lui imposait de ne pas me retenir, Balthasar l’attendant au bureau avec les derniers paquets. Il venait de lui promettre le mariage. Elle jurait que j’avais vainement tenté de la prendre par violence. Il paraissait craindre qu’elle ne le quittât.

— Il aura beau faire, mon Félicien, je ne t’oublierai jamais !

Elle ne put retenir ses larmes. Je l’embrassai sur les yeux, sur les seins, sur son triangulaire piquetis de fils d’or. J’embrassai son bon gros derrière, et puis vite, vite, je me rajustai, l’embrassant encore. « Adieu ma petite Maria, adieu ! » J’aurais bien pleuré, moi aussi. « Adieu ! Peut-être aurons-nous la chance de nous revoir. » Je me sauvais. Huit heures sonnaient. Sans prendre le temps de déjeuner — j’étais à jeun — je me rendis immédiatement chez les Boulard.

Mme Boulard m’attendait. Elle m’installa séance tenante dans mes fonctions de commis-comptable. Vers midi son mari parut, qui me fit mille amitiés. Il revint avec de gros rires sur mon histoire. « Ah ! le bain forcé de Balthasar ! On en parlera longtemps dans la batellerie ! » Il ajouta, me désignant de l’index en homme qui croit en savoir long : « Hé ! Hé ! Belle fille, la Berrichonne ! » Il m’apprit alors que les trois bateaux de mon oncle venaient de quitter Orléans pour se diriger sur Chalon.

CHAPITRE SIXIÈME

Chez le marchand de bois.
Les deux Mme Boulard. La pension Dumesnil.
Germaine et Claire.

Il m’allait être donné de connaître une autre Mme Boulard. Celle qui m’initiait au travail qu’on attendait de moi se montrait aimable, mais réservée. Et cela me fit plaisir. Elle m’expliqua le commerce de la maison, me révéla le mécanisme des livres de caisse. Elle me mit sous les yeux la liste des principaux clients. J’y vis le nom de mon père, et comme, en souriant, je relevais la tête vers elle, elle me dit : « Il paraît que vous lui ressemblez beaucoup. » Assise auprès de moi, contre moi, elle évitait que nos mains se touchassent. Un moment, une dentelle de sa manche droite ayant accroché le bouton de ma veste, elle devint rouge, opéra le décrochage sans prononcer un mot.

À la fin de cette première journée, j’étais assez au courant pour me tirer d’affaire, ce qui n’offrait rien de bien épineux. J’avais refusé l’invitation à déjeuner de M. Boulard ; je refusai, le soir, l’invitation à dîner de tous les Boulard, auxquels se joignit, sautillante, la petite bonne. J’éprouvais le besoin de me recueillir, sans compter que je préférais m’asseoir à la table de la pension Dumesnil, le repas que j’y avais pris à midi m’ayant amusé par la nouveauté du milieu. C’était à deux minutes de là. Désolé de ne pouvoir me garder, M. Boulard m’y accompagna, et il ne me quitta qu’après avoir obtenu de M. Dumesnil qu’il vidât avec nous sa plus poussiéreuse bouteille.

Les pensionnaires du père et de la mère Dumesnil étaient un vérificateur des poids et mesures, très gourmé, un jeune gabelou glabre, un clerc de notaire jouant au dandy, un retraité de la préfecture qui avait tout du vieil officier, un petit rentier sémillant, boitillant de la patte gauche et qui, riant de tout ce qu’on disait, riait aussi de tout ce qu’on allait dire. Enfin, une veuve touchant à la quarantaine, point jolie, mais de figure ouverte, intelligente, qui gérait quelque part une fabrique de calicot. Cinq ou six clients de passage s’ajoutaient régulièrement à ce lot d’habitués. Les jours de foire, la tablée supplémentaire comptait jusqu’à trente convives, qui mangeaient et buvaient pour leurs quarante sous.

Je fus tout de suite à mon aise dans cette maison, à cette table d’hôte à la fois sans façon et bourgeoise. On m’y entourait d’égards, M. Boulard ayant dû me présenter comme un fils de famille. À peine entrais-je dans la salle à manger, c’était à qui remuerait sa chaise pour me frayer une place. D’abord, j’eus à ma droite Mme Fosson, la pensionnaire, qui se montra pleine de prévenances, bien que je ne lui rendisse pas la pareille. Le jour suivant, je trouvai ma chaise gardée par ses soins auprès d’elle, ce dont je ne la remerciai pas, son visage ne me disant rien, non plus que son âge, et ma chère Berrichonne occupant mes pensées. À l’heure du gloria, tout le monde parlant avec bruit, elle me glissa dans l’oreille : « Votre chambre n’est séparée de la mienne que par une cloison. Je vous ai entendu ronfler, cette nuit. » Elle cherchait à lire dans mes yeux ce qu’éveillait en moi la révélation de ce voisinage. Mais je me contentai d’en rire : « Je ronfle si fort ? Et vous, madame ? » Puis je prêtai l’oreille à la conversation générale, qui commentait les derniers échos de la guerre de Crimée.

Dès mon premier soir de liberté, j’allai, après dîner, faire un tour dans Orléans. Je sortais peu quand je vivais sur l’Avalanche, mais à présent je me trouvais tout près du centre, et les rues bien éclairées m’attiraient. Je flânais devant les étalages des boutiques et les somptueux cafés de la rue Royale et de la place du Martroi. Il y avait grande affluence de promeneurs sur les quais de la Loire, que recommandait une fraîche brise. Il me plaisait d’aller dans cette foule où circulaient les beautés bourgeoises de la ville. Mais dès le quatrième jour cette sortie ne m’apporta que mélancolie, et je l’écourtai. Le cinquième soir, il pleuvait. Je ne sortis pas, me couchai tôt. Mais je ne sortis pas non plus le sixième soir, bien qu’un ciel étoilé m’invitât à la promenade. J’entendais aller et venir ma voisine, Mme Fosson. Une porte close était commune à nos chambres, une boulette de papier mastiquant le trou de la serrure. Je m’accoudai à la fenêtre, regardai passer les gens, sifflai, bâillai, allumai ma lampe et me mis à lire. Il me manquait quelque chose. Je commençais de connaître encore une fois le sombre ennui.

Mes journées chez les Boulard étaient uniformes. Quand j’arrivais, à huit heures, M. Boulard étant sur ses chantiers, je trouvais Mme Boulard installée à l’une des deux tables du bureau, prenant note des affaires courantes ou causant avec quelque client. Je lui donnais le bonjour. Elle me faisait un sourire qui voulait être gracieux, me confiait les « lettres à répondre », le petit livre de caisse, le carnet où le piqueur tenait à jour les heures des ouvriers. Aussitôt je me mettais au travail. Elle s’en allait à ses affaires de ménage, reparaissait deux ou trois fois dans la matinée. Elle ne cessait d’être aimable, mais avec mille précautions de regards et de gestes. J’apercevais aussi Germaine, la petite servante, qui passait et repassait devant la double porte vitrée, s’arrêtait, collait au carreau son gentil visage. Enfin survenait le jeune Léon Boulard, arrivant de l’école, ou bien M. Boulard lui-même, qui ne savait dire deux mots sans faire l’offre d’un verre de vin blanc. J’avais dû lui céder sur un point : dîner à sa table tous les dimanches, en famille. Et quels dîners ! La meilleure cuisinière d’Orléans n’était pas à l’évêché, mais chez les Boulard.

Je n’en avais pas moins une sérieuse besogne quotidienne, si bien que dès la première semaine je me pris à réfléchir sur l’absurdité de ma situation. Quoi ! J’avais quitté Saint-Brice pour échouer chez ce marchand de bois, dans l’emploi de teneur de livres ? D’ailleurs, je reçus de mon père une lettre où il ne me ménageait guère l’expression de son étonnement. Il n’était pas très fier de me savoir chez Boulard, ni très satisfait non plus, car lui aussi avait besoin de quelqu’un pour ses écritures. Mon histoire avec Balthasar lui était connue. Il savait que ce n’était pas le désir de mieux faire qui m’avait conduit à quitter mon oncle, comme j’avais eu le toupet de lui écrire. Il concluait en m’enjoignant de revenir à Saint-Brice dans le plus bref délai.

Quel parti devais-je prendre ? Rentrer à la maison, c’était avouer ma défaite, après une expérience de moins de trois mois. Et puis, reprendre la vie morne de Saint-Brice, merci bien ! Agathe et l’auberge Lureau me paraissaient aussi dépourvues d’attraits l’une que l’autre. Je ne regrettais même pas Morizot. Après réflexion, je résolus de gagner du temps en feignant de me rendre aux raisons de mon père. Je lui écrivis une lettre pateline, pleine de tendresse pour ma mère et pour lui. Je la truffai des plus vilains mensonges, allant jusqu’à dire que j’avais retrouvé à Orléans un de mes meilleurs amis du lycée de Dijon, dont le père, attaché à la préfecture (où diable étais-je allé chercher ça ?), après m’avoir fait beaucoup d’amitiés, m’avait promis de parler de moi au préfet, pour une fonction officielle. Oui, mais si je retardais ainsi le retour à Saint-Brice, je m’enfonçais jusqu’au cou chez les Boulard, ce qui n’était pas une solution brillante. D’un expédient à l’autre, je pataugeais.

Cependant je me sentais impatient de goûter à nouveau du plaisir d’amour, dont j’étais sevré depuis mes adieux à la Berrichonne. Tout à point, certain matin, comme j’entrais dans le bureau des Boulard, où Mme Boulard ne me précédait plus que rarement, je rencontrai la souriante Germaine qui balayait le corridor. Nous étions seuls. Les yeux dans les yeux nous nous dîmes bonjour, et ce fut fait aussitôt. Un grand fauteuil s’offrait à nous, j’allai au plus court, aidé par elle, experte à cet amusement, déjà. J’eus, rapide, un plaisir très vif. Torchonnée en un tournemain, elle reprit son balai. Il n’était pas à craindre que surgît un fâcheux, le corridor étant précédé d’un escalier dont chaque marche nous eût avertis.

Mme Boulard, qui ne tarda pas, me trouva tout absorbé par les écritures. Je ne vis pas Germaine le lendemain, mais le matin suivant elle se tenait à son poste, caressant le parquet d’un balai nonchalant. La mâtine se frotta contre moi, nue sous sa cotte et me le faisant voir. Fort velue, de chair très brune, elle était agréablement tournée. Je la ramenai sur le fauteuil sans perdre une minute. Je l’eus ainsi, de jour en jour, cinq ou six fois, mais ce trop bref jeu de coq aiguisait mon appétit, et je désirais d’elle un peu plus. Je le lui dis, et à la malice de son œil je compris qu’elle s’attendait à cela.

— Comment c’est-y, chez vous ? Parce que je pourrais peut-être aller vous y voir.

Impossible. L’escalier menant à ma chambre partait de la salle à manger, ce qui ne permettait pas de garder secrète une visite. Puis il y avait Mme Fosson, ma voisine, et bien mince était la cloison qui séparait mon lit du sien.

— Et ta chambre, Germaine ? questionnai-je à mon tour.

— On y va par la cour de la scierie. La porte est à gauche, avec un rideau derrière les vitres. Vous y pourriez venir demain, à la pleine nuit.

— Et pourquoi pas ce soir ?

Embarrassée, toute drôle, elle fit manœuvrer son balai.

— Je me sens un peu lasse. Je souffrais de la tête, hier soir, et j’ai pas dormi mon content.

Je n’insistai pas. Le lendemain matin, l’ayant cochée à la va-vite, je convins du rendez-vous pour le soir. Nous venions de nous défaire quand arriva Mme Boulard, qui achevait le tri du courrier. J’avais une lettre de mon père. Il entrait en bonne dupe dans mes fabuleuses espérances, mais m’engageait à presser la décision du préfet. Il ne voulait pas qu’on pût dire plus longtemps que son fils travaillait aux écritures chez Boulard. Ma tranquillité n’était donc que précaire. Mais, tout à mes nouvelles amours, je me souciais peu d’arrêter ma pensée sur l’avenir.

Je sortis de ma chambre vers dix heures, au manifeste étonnement de ma voisine, qui prenait l’air à sa fenêtre. Arrivé à la scierie, je tournai dans la cour et vis la porte à rideau signalée par Germaine. Elle était entrouverte. En chemise, la gentille servante m’attendait dans l’obscurité.

Elle me caressa, m’amena vers son lit, où je pus la prendre en toute liberté sans y rien voir. Nous nous amusâmes jusqu’au-delà de minuit. Dans l’instant d’une halte, elle me dit qu’elle s’appelait Boreux, qu’elle était de Chevilly, à trois lieues d’Orléans. Depuis deux ans — elle en comptait dix-neuf — elle servait chez les Boulard, qui, s’ils payaient assez mal, en revanche nourrissaient bien. Je ne me lassais pas d’elle, mais elle me demanda de ne pas attendre le jour pour m’en aller, prétextant que les scieurs de long arrivaient au chantier de très bonne heure. N’exagérait-elle pas un peu ? J’étais renseigné là-dessus puisque je relevais les feuilles de journées du chef d’équipe. Câline, elle observa que je me reposerais mieux dans un bon lit que sur sa maigre paillasse. Je me rendis. Elle conclut en se donnant une nouvelle fois et j’emportai d’elle un souvenir qui jusqu’au grand matin parfuma mes rêves. Je ne rouvris les yeux qu’à sept heures. Ma voisine que je croisai en sortant de ma chambre, me dit que je l’avais réveillée en rentrant dans la nuit, et qu’elle n’avait pu se rendormir. Je devinai qu’elle attendait de moi quelque parole équivoque. Elle était pâle. Son visage au nez fort, sa chevelure brune coquettement enchignonnée, ses yeux brillants, l’ample rondeur de son corsage, ne constituaient pas un déplaisant ensemble chez cette femme qui atteignait son automne, et peut-être aurais-je fait la réponse qu’elle semblait quêter si je ne m’étais dit que dans quelques minutes je retrouverais Germaine. Je me contentai de m’excuser en lui serrant banalement la main.

Germaine balayait le bureau, et je l’eus sans presque un mot de bonjour, sur pieds et dans le corridor même. Je comptais renouveler l’agréable débauche de la veille, mais, à la nuit, elle me dit qu’elle était dans le sang, ce que tout d’abord je ne compris pas, tant j’étais neuf encore. J’en fus privé du lundi au jeudi. Le jeudi soir, fort tard et sans l’avoir prévenue, j’allai frapper à la porte vitrée. Elle fut lente à m’ouvrir, s’inquiéta de l’heure, se donna sans empressement et me pria de ne pas rester, disant qu’elle avait sommeil. Je me retirai sur son insistance. Un propos tenu à la table d’hôte de la pension vint à point, le lendemain, m’éclairer sur cette complaisante fille. Le retraité de la préfecture avait invité un gros fermier à face rubiconde, en bourgeoise redingote sous sa belle blouse bleue. Quand il sut que je tenais les écritures du marchand de bois :

— Ah ! Vous êtes chez Boulard, fit-il. Bonne maison. Brave femme, Mme Boulard. Pas belle, mais cul chaud. Et le père Boulard n’aime pas moins la « fumelle » que le vin, ce qui n’est pas rien dire. Heureusement que la petite Boreux, sa servante, ne boude pas au service.

La petite Boreux ! Germaine !

— Vous croyez ? dis-je, en jouant l’indifférence.

— Si je crois ! Mais un chacun vous le dira. Après tout, il faut bien que cette jeunesse s’occupe.

On parla d’autre chose, mais je ruminais cette révélation. Elle blessait en moi le sentiment de fatuité qui est le travers des jeunes gens, et, revenu à mon bureau, je jetai crûment le fait à Germaine, qui m’apportait des lettres. Elle se prit à en rigoler : « Coucher avec le père Boulard ? Vous en avez de bonnes ! » Et cela si drôlement que j’en ris moi-même en l’accotant sur l’angle d’un meuble. Néanmoins, dès ce jour, observant le marchand de bois, je retins certains faits qui dénonçaient une intrigue avec elle, comme de lui parler bas quelquefois. Je continuais de la prendre le matin et de l’aller retrouver la nuit, en me contentant de la plaisanter au sujet de Boulard, quand un après-midi, Mme Boulard étant sortie, je vis Boulard monter à la chambre conjugale. Deux minutes après, Germaine suivait le même chemin. Je tendis l’oreille : un bruit de lit foulé m’apporta toute certitude. Devais-je en prendre ombrage ? Mon goût pour Germaine était-il de l’amour ? Non, et ce fut sans le moindre dépit que, cette nuit-là, je lui dis que ma conviction était faite. Elle protesta, riant encore, mais devant mes précisions elle m’avoua la chose, en m’embrassant. Dès le premier jour de son entrée en service, elle s’était livrée à Boulard, qui exigeait ça de toutes ses bonnes. Il la payait de menus cadeaux. Elle m’apprit que la chaude Mme Boulard passait pour coucher avec cinq ou six messieurs de la ville, même aussi avec le curé, qu’elle voyait souvent sans être dévote. Loin d’avoir des soupçons, Boulard disait partout que sa femme considérait l’amour comme une corvée. Cependant elle ne me raconta que ce qu’elle voulut, et à quelques jours de là, ayant quitté sa chambre sur le coup d’une heure du matin, parce qu’elle me pressait de partir, je fis le guet jusqu’à trois heures, quand je vis cogner à la porte vitrée un jeune compagnon tenant le marteau chez un forgeron du voisinage. Moins grand que moi, mais bien bâti, le gars pouvait avoir vingt-trois ans. Ce n’était plus le père Boulard. Je me sentis touché. Je méditai de l’attendre pour me colleter avec lui, au risque de trouver mon maître. Puis je me dis qu’après tout Germaine se donnait sans rien demander en échange, et je rentrai me coucher philosophiquement. Jamais je n’avais regagné mon lit à pareille heure, ce que ma voisine, quand je redescendis pour déjeuner, me fit remarquer d’un air à sous-entendus. Je fus en retard chez le marchand de bois. Germaine, que je croisai sur le seuil, m’avertit à voix basse que je trouverais au bureau Mme Boulard.

— Et ton ami le forgeron ? lui glissai-je en ricanant. Tu le reçois au petit jour, lui, sans t’occuper des scieurs de long.

Elle fixa sur moi des yeux inquiets. Son teint de rose tournait au bistre.

— Oh ! monsieur Fargèze ! Mais c’est mon ami de cœur, celui-là ! Vous ne lui ferez pas de mal, au moins ?

Elle parlait sur un tel ton craintif que je restai sans réplique. J’entrai au bureau où m’attendait le bonjour sucré de Mme Boulard. Quoi ! Germaine me jugeait si redoutable qu’elle craignait pour son manieur de marteau ? C’était un effet de ma victoire sur Balthasar, dont les détails avaient été grossis par Boulard et par les mariniers, s’enflant démesurément de bouche en bouche. Tout fort que fût son ami de cœur, Germaine devait se dire que ma force était plus grande encore, et peut-être était-ce là l’origine de ses gentillesses pour moi.

L’occasion de la rassurer m’échappa, car dans la matinée on vint la chercher en carriole pour l’emmener à Chevilly. Sa mère venait de mourir. Je la vis partir, toute larmoyante. Elle ne rentrerait que dans huit jours.

Son absence fit en moi un vide singulier. Les journées, les soirées me devinrent sinistrement longues. Dès le cinquième jour je périssais d’ennui, et je me repris à rester chez moi le soir, lisant, rangeant des lettres, sifflotant à la fenêtre. Or, ce cinquième jour, comme j’entrais dans ma chambre, une heure après dîner — on était en septembre et la nuit tombait vite — j’aperçus un rais de lumière à la serrure de la porte qui me séparait de Mme Fosson, ma voisine. La boulette de papier bouchant l’orifice de la clef avait disparu. J’approchai mon œil. Mme Fosson, nue devant la glace d’une table de toilette, s’épongeait en s’éclairant d’une grosse lampe placée sur la cheminée. Je voyais avec netteté la masse du corps, les reins saillants, les fesses fortes, et, comme elle virait en se penchant, je voyais aussi les seins en lourdes poires. Le masque brun du sexe tranchait sur une peau très blanche. S’il eût suffi d’ouvrir la porte, je me serais jeté sur cette femme, voracement.

J’étais las et, sitôt couché, je m’endormis. Au déjeuner du lendemain, comme j’allais m’asseoir auprès de ma voisine, je lui chuchotai l’aveu de mon indiscrétion.

— Est-ce vous qui avez débouché la serrure ? Hier soir, j’ai regardé. Je vous ai vue toute nue.

Elle rougit, pétrifiée de confusion. Elle commença de manger, mais ses mouvements décelaient un violent émoi. Pourtant elle se remit, échangea quelques mots de banalités avec le retraité de la préfecture. On servit le café et je tentai de causer, rapprochant ma chaise de la sienne.

— Si j’avais frappé à votre porte, m’auriez-vous ouvert ?

Je ne reçus pas de réponse. Je me levai de table sans avoir obtenu de Mme Fosson ni un geste ni un regard.

Le soir, au moment où j’allais me mettre au lit, je l’entendis qui furetait dans sa chambre. La boulette de papier avait été replacée. Je repris ma culotte, chaussai des savates et, passant sur le palier, je frappai chez elle, faiblement, car les occupants de trois autres chambres pouvaient entendre. Elle ouvrit, ne parut point surprise, me laissa pénétrer non sans me faire signe de garder le silence. La porte n’était pas refermée que je serrais dans mes bras Mme Fosson, aussi prête à recevoir mes caresses que si elle eût pris rendez-vous avec moi.

— Vous n’êtes plus fâchée ? Vous ne m’en voulez pas ?

Elle était loin de penser à cela. Elle me donnait des baisers que je lui rendais de mon mieux, passait dans ma chevelure une main animée de tremblements. Je fouillais avec une telle maladresse dans son corsage et ailleurs, qu’elle décrocha, déboutonna tout elle-même. Le jupon glissa. Je m’impatientais, tourmenté par une continence d’une semaine, mon contact avec cette nudité mûre m’excitant plus que je n’aurais cru. Nous fûmes promptement sur le lit et, ruant au but, je l’actionnai si bien que ses soupirs convulsifs rompirent le silence. Elle était inerte et roide quand je me dépris d’elle, face de morte aux yeux sans lueurs. Cependant je la rempoignai du même train, mes mains faisant pression sous ses fesses moites. Elle eut de nerveux tressauts, mordit les draps, étouffa sous l’oreiller des hoquets d’agonie. Je sentis sur mon cou la pointe de ses ongles. Puis elle s’immobilisa, bras noués, tendue toute. Elle recouvra les sens, enfin, mais ne se desserra qu’un moment après. « Qu’allez-vous penser de moi ? » murmura-t-elle. Je n’en pensais rien qui ne fût à son avantage. Elle se recoucha et nous causâmes, lèvre à lèvre. Son petit nom était Claire. Veuve depuis cinq ans d’un apprêteur en étoffes, elle avait une fille de douze ans que des parents habitant Gien gardaient auprès d’eux, et qu’elle se promettait de prendre avec elle afin de lui trouver un emploi dans le commerce. Elle eût pu se remarier, mais elle voulait rester libre, d’autant plus qu’elle gagnait bien sa vie à la fabrique dont elle était gérante. Elle eut la franchise de m’avouer qu’elle avait eu des rapports avec un voyageur de commerce, un homme d’un certain âge, en me jurant que depuis longtemps c’était fini. Sa voix était d’une sonorité grave que je n’ai pas oubliée, et qui ajoutait à l’attrait réel de sa personne. Nous nous reprîmes. Il était tard quand, m’arrachant à cette passionnée voisine, je revins sans bruit dans ma chambre. Je me couchai. À travers la cloison, nous nous souhaitâmes une bonne nuit.

Je dormis d’un sommeil pesant, et ce qui m’éveilla, ce fut, sur les six heures, un frappement bref à ma porte. Je me doutai que c’était elle. Elle me dit qu’elle n’avait pu fermer l’œil, qu’elle était folle de moi, et nous nous abandonnâmes à l’amour.

À huit heures nous prenions de compagnie le café au lait, dans la salle à manger, après quoi Claire, dont c’était le chemin, m’accompagna jusque chez les Boulard, sans que rien nous trahît dans notre attitude. Je la retrouvai à midi, où sa nervosité fut remarquée par nos compagnons de table. La plupart du temps, après le déjeuner, je montais à ma chambre et j’y bricolais en attendant l’heure du retour au bureau. Elle m’y suivit, ne me tint quitte qu’au prix d’un cavalage pour lequel, il est vrai, je ne me fis pas prier. De la fouiller ainsi, tout habillée, à la retrousse-cottes, je connus une excitation singulièrement vive. Quelle journée ! Le soir, dès après souper, nous étions ensemble au lit, dans sa chambre, plus coquette que la mienne, plus nid d’amoureux. J’y passai la nuit, et si nous eûmes trois heures de trêve, ce fut bien tout. Je n’avais pas encore dormi aux côtés d’une femme. Volupté sans égale ! Le plaisir était là, nu sous ma main, et pour le goûter il me suffisait de sortir du sommeil. J’en usai, et trop, Claire s’appliquant à me ranimer sans cesse. Au matin comme je lui révélais ma situation fausse à l’endroit de mes parents, et que mon père m’ordonnait de revenir à Saint-Brice (je venais de recevoir une lettre pressante), elle eut une crise de larmes qui me trouva désemparé. Je n’avais pas assez l’expérience du caractère féminin pour recourir aux beaux mensonges des serments de fidélité, toujours efficaces. Je la rebourrais, pensant la consoler, mais je la désespérais plus encore. « Mon chéri ! mon amour ! » gémissait-elle. Et dans son désespoir elle détendait de furieux coups de reins, auxquels il me fallait bien répliquer. Je n’en pouvais plus et je m’endormis contre sa poitrine. Elle pleurait quand, au jour, je me réveillai sous ses baisers. Elle m’enserra et je dus la reprendre.

Je venais, dis-je, de recevoir une pressante lettre de mon père. Il avait dû réfléchir sur mon histoire de préfet, car il m’ordonnait de renoncer à cette fameuse place et de rentrer sans retard. Je ne pouvais donc compter sur de longs atermoiements. J’en fis l’annonce aux Boulard, comme je l’avais faite à Claire. Ils n’eurent pas de crises de larmes, eux, mais Boulard me manifesta des regrets, certainement sincères. Mme Boulard fit une mine désolée ; le petit Boulard protesta par des trépignements épileptiformes. Je leur suggérai d’écrire à mon père afin d’en obtenir tout au moins un délai de quinze jours, ce dont ils me remercièrent comme d’un sacrifice. Le vrai, c’est que j’étais trop à mon affaire à Orléans pour ne pas tirer le plus possible sur la ficelle. Mme Boulard écrivit séance tenante. La réponse ne pouvait qu’être favorable, mais au bout du compte il me faudrait quand même faire mon paquet.

Claire ne me laissait pas une minute. Elle m’entourait de tels soins tendres que notre liaison ne put échapper aux pensionnaires qui, je dois le dire, gardèrent toute discrétion. Comment n’eût-on pas remarqué qu’elle était sur mes talons le matin, à midi, le soir ? Elle se mit à revoir, aiguille en main, mes habits et mon linge, qui depuis cinq mois avaient passablement souffert. Ma mère m’avait envoyé des chemises : elle y cousit une broderie, dont c’était alors la mode. Il commençait de faire froid : elle m’offrit une casquette à poils, se rabattant sur les oreilles. Elle me lavait, me peignait, me parfumait. Nous allions de sa chambre à la mienne, où il lui plaisait de respirer, et nous écrasions mon matelas après avoir écrasé le sien.

Il y avait dix jours que Germaine était partie, et Mme Boulard s’étonnait de n’avoir pas de ses nouvelles. Boulard décida de l’aller chercher, et il attela pour se rendre à Chevilly. Il la ramena le soir. Je la vis le lendemain matin, si jolie dans le cadre du petit bonnet de deuil. J’étais fourbu d’avoir besogné toute la nuit, mais je ne la servis pas moins, cependant qu’elle me contait la mort de sa mère, les discussions avec ses frères pour un partage de terrain. Elle me pria de ne pas venir dans sa chambre, ce qui m’allait pour le mieux. Je la plaisantai pourtant sur ses autres coucheries.

— Qui auras-tu, cette nuit ? Ton forgeron ou le père Boulard ?

L’arrivée de Mme Boulard interrompit notre entretien. Mon père venait de lui répondre et m’écrivait en même temps. Il n’était pas exigeant au point de me refuser un délai de quinzaine, disait-il, mais il avait ses écritures et ses comptes, des relevés qu’il devait mettre à jour avant la fin de l’année. On sentait du mécontentement sous ce ton débonnaire. Je connaissais trop mon père, tout d’une pièce, pour ne pas comprendre qu’il eût été maladroit de revenir là-dessus. Je me permis seulement de décider que la quinzaine de grâce daterait de la réception de sa lettre, et je lui répondis en ce sens, ajoutant que je me retrouverais avec bonheur auprès de ma mère et de lui. Tout compté, je devais être à Saint-Brice pour la Toussaint. On m’eût prévenu que ce jour-là je me casserais une jambe, je n’aurais pas fait une figure plus désolée.

Je voulais jouir intégralement de mon reste, m’occuper au mieux en allant de Germaine à Claire, ce que je fis, non sans éveiller l’instinct jaloux de celle-ci qui, constatant du déchet, flaira quelque chose. Depuis douze nuits que nous couchions ensemble, elle était devenue mon habitude, tandis que Germaine prenait qualité d’extra. Pouvais-je un soir sur deux, aller retrouver la petite bonne après-dîner, et m’attarder chez elle ? Ce n’était possible qu’à la condition de mentir à Claire. Aussi arrêtai-je de lui dire, chaque fois, que j’étais invité chez les Boulard. Elle s’y résignait mal, comptant les heures qui lui restaient à vivre auprès de moi. Cependant je ne lui mentais qu’à demi, Boulard m’ayant retenu à dîner à quatre reprises en ces quinze jours. Depuis qu’on avait appris la victoire de l’Alma, il vidait sa cave en l’honneur du maréchal de Saint-Arnaud et de la gloire impériale. Donc, je gagnais vers huit heures la chambre de Germaine. J’en avais la clef et je chauffais le lit en l’attendant. Nous nous quittions à onze heures. Je ne lui parlais même plus de son forgeron. Je rentrais aussitôt chez moi, c’est-à-dire chez Claire, qui patientait auprès d’un bon feu. Et si las que je fusse, en avant la culbute ! Nous ne nous séparions que fort tard, le sommeil nous surprenant parfois corps à corps.

Ce terrible régime n’alla pas sans affecter ma santé, tant robuste fût-elle. Il s’en fallait de quelques mois que j’eusse dix-neuf ans, et à cet âge la formation virile n’est pas complète. J’eus des étourdissements, que précédaient de subites pâleurs. Claire s’en inquiéta, se fit maternelle, me battit des laits de poule, me prépara du vin de quinquina. Deux nuits de suite, elle me contraignit à rester sage, et deux matins j’évitai de rencontrer Germaine. Mais, dès le lendemain, le temps perdu fut amplement rattrapé. Ainsi, entre deux lits s’épuisaient amoureusement mes loisirs. Quelle ne fut pas ma surprise de m’apercevoir que j’en tenais surtout pour Claire, dont l’âge doublait celui de Germaine ! Faire l’amour, c’était pour Germaine un acte si naturel que la pensée de refuser son amusoir ne pouvait lui traverser l’esprit. Elle se donnait d’ailleurs tout entière, prenant à cela le plus franc plaisir. Néanmoins, et sans bien analyser ce sentiment, peut-être aimais-je en Claire un plus adroit mécanisme. Je goûtais la verte fraîcheur de l’une, mais je devais à l’autre, si gourmande de moi, des frémissements de tout mon être. Il m’arriva d’esquiver l’invitation de Germaine pour ne pas écourter ma nuitée avec Claire, qui ne savait quelles preuves charnelles me donner de sa violente passion.

Et les jours filaient. Plus que sept ! Plus que six ! Je commençais sans entrain mes préparatifs. Loin de négliger les écritures de Boulard, je m’appliquais à ne rien laisser d’inachevé derrière moi. J’aurais mérité, ma foi, un certificat d’employé modèle. Mme Boulard, de son côté, se montrait assidue au bureau. Un après-midi que nous travaillions ensemble, elle rapprocha sa chaise de la mienne pour me soumettre un compte, se penchant au point que ses cheveux me frôlèrent. Son visage vultueux devint d’un rouge lie de vin sous la poudre. Elle se pencha plus encore, me fourrant sous le menton ses tétons flasques, d’où montait une odeur de lavande et de benjoin. Sa dextre lâchant alors le livre de caisse, elle refit vers ma braguette les mouvements d’approche qu’elle avait tentés trois mois auparavant. J’écartai sa main, mais elle la reporta, la mit à l’œuvre de telle façon que, troublé, je l’aurais bien aidée dans son furetage. Elle roulait sa tête sur mon épaule, en cherchant ma bouche. Je n’y tins plus. Tâtant sous la robe, je pris à mains pleines l’anguleux derrière, et, amenant à moi Mme Boulard, je l’affourchai sans plus de formes. Elle ne demandait que ça. Ses trémoussements, ses gloussements, m’en apportèrent l’assurance. L’épilogue ne traîna point. Elle me bécota de quelques petits coups secs, se défripa et, légère, s’élança hors du bureau.

L’aventure me dégoûtait un peu, mais je finis par la trouver drôle. Je m’expliquais la réserve de Mme Boulard en ces trois mois par le souci bien bourgeois de ne pas se créer une situation embarrassante en devenant la maîtresse de son comptable. L’imminence de mon départ la libérant de cet aria, elle n’avait plus eu de scrupules. Elle reparut une heure après, sans montrer l’ombre d’une gêne, revint s’asseoir auprès de moi et, rouvrant le livre de caisse, y chercha le compte qu’elle avait à me signaler. Le soir, je me rendis chez Germaine. Je lui contai ce qui m’était arrivé et la petite garce en rigola tout son soûl.

Je me gardai de faire la même confidence à Claire, qui n’en eût certainement pas ri. Sa peine devenait plus silencieuse à mesure qu’approchait l’heure de la séparation. Quelquefois elle me caressait chastement, se refusant à l’acte, disant qu’il était mieux qu’elle m’aimât ainsi. Mais cette réserve m’excitait au pire. Je lui faisais violence, je l’arrachais à sa volonté de refus, et la femme qu’alors je meurtrissais se transformait en furie, m’emportait et m’abattait à son tour. Nous eûmes des nuits de véritables luttes. Je l’injuriais, je menaçais de la frapper. Elle gémissait : « Laisse-moi ! Va-t-en ! » Une minute ne s’était pas écoulée qu’elle bouleversait le lit, s’ingéniait à faire de nos chairs un clavier de luxures. Je sortais de ces mêlées dans un tel état d’épuisement nerveux qu’au bureau, après quelques instants de travail, les lettres et les chiffres dansaient devant mes yeux une sarabande multicolore. Je n’en voyais pas moins Germaine qui, sur le fauteuil ou dans sa chambre, était pour moi presque un repos.

Dieu ! Que le temps fuyait vite ! Plus que trois jours ! Ma passade avec Mme Boulard datait de l’avant-veille, et, depuis, la dame à la main patineuse avait repris son amabilité distante. L’expérience l’avait déçue, sans doute. Je m’étais appliqué si mal à la satisfaire ! Pour moi, le souvenir que je gardais de ma pénétration accidentelle n’était pas assez vif pour me porter à quelque démarche. Cependant, je me sentais comme humilié de ne pas tenir plus de place en sa pensée, après cette secouée intime. Je la voyais aller, venir, s’asseoir, se lever, se pencher vers moi, non dans une intention d’invite, mais simplement pour me remettre des lettres ou des factures. L’étrange femelle ! À un moment, agacé, excité peut-être aussi par cet agacement même, je m’avisai de passer ma main entre ses fesses, non sous la robe, mais dessus. Elle ne protesta pas, et fit bien, car je ne lui aurais pas ménagé la riposte. Elle s’en alla vers le corridor et je la suivis, pelotant toujours. « Soyez sage, finissez », me dit-elle mollement, comme elle eût dit : « Il pleut ». Je continuais de peloter, occupant mes deux mains et retroussant les jupes. Elle se retourna, m’embrassa. « Nous sommes seuls, fit-elle. Venez dans ma chambre. » Mais la perspective d’un long tête-à-tête n’était pas pour me séduire. « Venez », répéta-t-elle. Pour toute réponse je la fis virer et, la prenant à cul, j’expédiai mon affaire. Elle me parut vexée, s’éloigna sans dire un mot de plus.

Je repris mon travail. Je riais, songeant au rire de Germaine quand je lui raconterais ce culage expéditif. J’avais à répondre à plusieurs lettres, reçues par Boulard dans la matinée. Je les relus posément. Soudain, je tressaillis : l’une des lettres était d’un marinier. De passage à Orléans avec son bateau, il demandait qu’on lui fît tenir sa facture, pour des balises que lui avait livrées Boulard. Et il signait : « Isidore Caplin, patron de la Brise-de-Mai. »

Caplin ! Le père d’Hubertine ! Hubertine ! Hubertine ! Je ressentis un choc. Je me dressai. Hubertine ! Hubertine ! Abandonnant mes paperasses, j’empoignai mon chapeau, m’élançai dans le corridor, et sans prendre souci de Mme Boulard, que je croisai sur le seuil de la maison, je sortis précipitamment et courus comme un fou dans la direction du port.

CHAPITRE SEPTIÈME

Je retrouve Hubertine. Amours gâchées.
Retour à Saint-Brice. Je possède Agathe.
La pâle Mme Lorimier. Un coup de pied de Vénus.

Hubertine ! Deux années avaient passé sur son inoubliable baiser-morsure. Deux années, et le gamin de seize ans était devenu grand garçon, un homme. Vivait-elle encore sur la Brise-de-Mai ? La reconnaîtrais-je, et me reconnaîtrait-elle ? On m’indiqua le bateau. Isidore Caplin, sur le pont, fignolait un arrimage de charbon de bois. Je passai la planche, et dès que j’eus dit mon nom, le marinier manifesta beaucoup de joie, car il était un vieil ami de mon père. Il n’en revenait pas de lui voir un si grand fils.

— Félicien, pardi ! Je vous ai vu tout petiot. Et comment va le père ? Et l’oncle Pouchin, comment qu’il va ?

Je n’eus pas à le faire parler. Il me dit que Mme Caplin était au lit, soignant un mal de jambe, et qu’Hubertine, justement, venait d’aller pas loin, en commission. Elle était là ! J’allais la revoir ! Il m’offrit un verre d’une boisson fabriquée par lui, et tandis que nous bavardions je vis paraître une jeune fille toute blanche et rose, un vrai bouquet. Je la reconnus aussitôt, à peine grandie, mais plus en chair. Le joli visage et la pimpante tournure ! Riant aux éclats, elle accourait, poursuivie par un jeune gars en blouse verte. À ma vue, elle jeta un « oh ! » de surprise. Je la saluai, casquette en main, non moins troublé que le jour de notre rencontre dans la péniche.

— Monsieur Fargèze ! Comment ça peut-il se faire que vous soyez ici ?

La blouse verte la suivait sur les talons, un maigriot assez bien de figure, qui me dévisagea sans y mettre de malice.

— C’est son promis, me dit Caplin. On les mariera dans trois semaines.

Tout penaud, je serrai leurs mains. Je ne m’attendais pas à celle-là ! Hubertine à la veille des épousailles ! Qu’avais-je à faire ici ? Mais Caplin débouchait une bouteille de sa boisson, qui avait l’aspect et l’odeur de pissat de vache, et comme nous trinquions je reçus dans l’œil un chaud regard d’Hubertine. Je lui décochai le pareil. Son promis était gentillet, mais bête. Un bon nigaud. J’avalai sans sourciller la boisson mal avenante en me demandant ce que ce regard direct pouvait bien signifier. Je contai mon histoire, et que dès le surlendemain je partirais pour Saint-Brice. Elle allait descendre auprès de sa mère. « Au revoir, pas adieu », me dit-elle, soulignant cela d’une nouvelle œillade plus parlante encore. Je n’avais qu’à me retirer, ce que je fis en promettant au père Caplin de revenir.

Bien court était le temps qui me restait pour mener jusqu’au bout cette affaire. De retour au bureau, j’expliquai à Mme Boulard que j’étais allé porter une lettre à un marinier, de la part de mon oncle, et je me remis au travail. Jusqu’à sept heures je ne levai pas la tête. Je me rendais à la pension Dumesnil quand d’un coin d’ombre une silhouette féminine surgit : Hubertine. Elle guettait là mon passage. Nous nous embrassâmes comme deux amants longtemps séparés. Je lui jurai que son souvenir était resté dans mon cœur ; elle m’assura qu’il en était de même pour elle. Je n’avais plus rien du coquebin de Saint-Brice et je savais à présent comment on parle aux filles. Mais je n’eus pas le loisir de lui en dire long, car elle s’échappa comme elle s’était échappée il y avait deux ans, et d’une allure si vive que j’aurais eu mauvaise grâce de courir après elle. Se moquait-elle de moi ? Ses caresses m’avaient enflammé, et les démonstrations redoublées de Mme Fosson furent impuissantes à m’apporter le repos.

Au matin, je quittai ma chambre sans passer dans celle de ma voisine. Je ne fus pas plus aimable avec Germaine qui, du reste, n’en était pas à une galanterie près. Je venais de m’asseoir à mon bureau quand j’entendis un appel dans le corridor. Une gamine en sabots me tendait une lettre. L’adresse en était « à mosieu farregaize ». Je la décachetai. Était-ce possible ? Je lisais ces deux lignes de pauvre écriture : « Chère Félicien. Je veu vous donné ma virginité. Je seré où vous voudré ce soir. Répondai. Votre Hubertine. »

Je relisais et relisais. La folle imprudence de cette démarche, n’était-ce pas le plus beau gage d’amour ? Les doigts dans le nez, la gamine attendait une réponse. Je griffonnai : « Soyez à quatre heures au même endroit qu’hier. » Elle repartit au galop.

La virginité d’Hubertine ! Ce don charmant et sans prix, où pourrais-je le recueillir ? Pas chez moi, pas dans mon lit. Nombre d’hôtels consentaient la passe, mais j’ignorais lesquels. Ferions-nous l’amour à la belle étoile ? On jouissait d’une arrière-saison aux soirées douces. Un petit bois était proche, que connaissaient bien les amoureux pressés. Je ruminais ce projet quand, vers midi, le ciel tournant à l’orage, des torrents de pluie se déversèrent. Le lit de verdure devenait impraticable. Où aller ? J’y pensais à la table Dumesnil, où je fus distrait et grognon. Enfin, revenant au bureau, je me déterminai à louer une chambre, si misérable fût-elle, à l’auberge des mariniers qui avait été celle de la Berrichonne et de Balthasar.

Je travaillai mal. Je me disposais à sortir pour aller rejoindre Hubertine, comme j’en avais convenu, quand à mon vif émoi je la vis entrer, guidée par Germaine. Elle venait régler la facture de son père, simple prétexte. L’année d’avant, elle s’était présentée ainsi pour des règlements, à diverses reprises. Elle connaissait Germaine qui, observant notre émotion, ne fut pas sans deviner quelque chose. En souriant elle fit le geste de me menacer du doigt. Puis elle s’en alla, nous laissant seuls.

Que d’embrassades ! Mais Mme Boulard n’était pas loin, et je dus refréner mes ardeurs. Hubertine, qui se fût donnée sur place, dont mes baisers déjà violaient la gorge, m’expliqua qu’elle s’était arrangée pour sortir à neuf heures et ne rentrer qu’à onze. Où je voudrais, elle se rendrait. J’allais lui parler de l’auberge, quand une idée subite me vint. Ne pourrais-je demander à Germaine de nous prêter sa chambre ? Pour toute réponse Hubertine cacha sa brune tête dans ma poitrine. J’appelai Germaine, et tout fut convenu en franche camaraderie. Elle trouverait Hubertine à neuf heures, aux abords du chantier, et l’amènerait à la chambre, où je la rejoindrais. Jouer ce rôle l’amusait, et l’on eût dit que depuis trois mois nous couchions ensemble. Mme Boulard parut. Hubertine régla la facture et s’en retourna. « Tu t’en payes, Félicien », plaisanta la petite servante, qui pour la première fois employait avec moi le tutoiement.

Combien fébrile fut mon impatience jusqu’au soir ! Je comptais les minutes. J’abrégeai mon dîner, je trompai la vigilance de Claire, et, à huit heures et demie, je courus au chantier, me glissai chez Germaine et m’y couchai, attendant les délices offertes. Vaine attente ! Dix heures sonnèrent à une église, puis le quart sonna, puis la demie. Apostée dans la cour de la scierie, Germaine, à onze heures, crut pouvoir se libérer de sa fatigante faction.

Quelle déception cruelle ! Une impossibilité avait dû, au dernier moment, se dresser devant Hubertine. Je ne songeai pas un instant à me rabattre sur Germaine, qui, m’épargnant les commentaires, se coulait dans son lit. Je lui dis bonsoir et m’en allai. Je me couchai sans lumière. Claire m’appelant à travers la cloison, je la priai de me laisser dormir. À l’aube, je fus tiré du sommeil par sa caressante offensive, à laquelle je ne fis pas résistance. Les désirs dont j’avais brûlé pour ma virginale amie, elle en eut le copieux profit, et nous restâmes au lit jusqu’après huit heures. C’était ma dernière journée à Orléans et les préparatifs de mon départ allaient l’emplir.

Claire était repassée chez elle. Elle revint, me remit une petite boîte dans laquelle je trouvai une montre en argent et sa chaîne, une de ces giletières à glands qu’on voyait se pavaner sur les ventres bourgeois. La petite clef y pendillait. Les initiales F. F. avec la date, 1851, étaient gravées sur le couvercle. Je ne reçus pas sans gêne ce trop riche cadeau. Je la grondai. Elle ajusta la chaîne à mon gilet, jugea que l’effet en était beau, puis se pendit à mon cou. Cela se termina sur le bord du lit, où la chaîne et la montre reçurent le baptême de l’amour.

Je fis un saut chez les Boulard. Je troussais Germaine quand des pas dans le corridor brusquèrent notre plaisir. La gamine de la veille était là, un billet à la main.« Chère Félicien, pardonné-moi. Tout a manqué. Je viendré ce soir sans faute. Hubertine. » Je lus tout bas ces lignes à Germaine, qui me dit que sa chambre demeurait à ma disposition. « À la même heure et au même endroit, ce soir », répondis-je. Chère Hubertine ! J’étais radieux.

J’usai mon temps à faire la navette entre la pension et le bureau. Je comptai ma bourse. Je me trouvais à la tête de cent trente francs, étant compris mes soixante-dix francs d’octobre. Six beaux écus de cent sous furent mon remerciement à Germaine, qui ne les avait pas volés. Elle fut pourtant ébahie de cette largesse. J’avais abandonné ma chambre à Claire, qui emballait mon linge. Elle pleurait et j’étais las de la consoler. Je voulais me garder pour Hubertine.

Tous les Boulard avaient exigé que mon dernier dîner fût pris chez eux. Je ne pouvais refuser, mais je n’oubliais pas mon rendez-vous et je les prévins que je ne m’attarderais pas, car il fallait que je fusse reposé pour le voyage. Dès six heures le marchand de bois me fit asseoir à sa table. Les petits plats avaient été mis dans les grands. Des écrevisses, une matelote de carpes, un cuissot de chevreuil, des canetons aux truffes ! Sans parler de la suite, entremets et desserts. L’arrosement de cette fine chère dépassa toutes bornes. Je n’étais pas au rôti que déjà bourdonnait et bouillonnait ma tête. Le bordeaux acheva l’œuvre des bourgognes. Quand le vin de champagne pétilla dans les coupes, tout juste pouvais-je encore ingurgiter, sans qu’il me fût possible d’articuler une syllabe. Le buste fixe, j’écoutais Boulard me raconter sa vie, depuis ses débuts comme simple mousse, dans un chantier de Montargis. Sa forte voix m’arrivait sous le crâne en vibrations extraordinaires. Le café me nettoya les idées, mais me donna mal au cœur. Un plein verre de vieille eau-de-vie fut la conclusion du repas, et il me sembla que cette ardente coulée de lave me remettait d’aplomb.

Une horloge se dressait dans un coin. J’y lus neuf heures et quart. Si brumeux que fût mon esprit, je jugeai que j’étais en retard et qu’il me fallait partir. Germaine m’en avertissait en me heurtant le dos. Je me levai, très droit, tenant bien l’équilibre. Ayant fait mes adieux à tout le monde, je sortis avec cette vivacité d’allure qui caractérise l’homme soûl, mais sitôt que je fus dans la rue, sous la pluie qui ne cessait depuis la veille, le grand air me rompit les jambes et m’assena sur les tempes un coup terrible. Je chancelai, tentai de faire quelques pas et m’effondrai sur le pavé boueux. Tout tournait autour de moi, à des vitesses de vertige. Des nausées me venaient. Je me relevai, dégueulai sur une borne. J’atteignis la cour du chantier, et ce fut pour dégueuler encore. J’étais frais ! Je dégueulais de nouveau quand arriva vers moi, dans la nuit, une forme blanche qui était Germaine. Elle s’empressa, me tint la tête, que secouaient les hoquets du vomissement.

— Ça ne va pas. J’ai trop bu, éructai-je.

J’avais sérieusement allégé mon estomac, et je me sentis mieux. J’allai à la pompe, me lavai la bouche et le visage. Passant alors son bras sous le mien, Germaine me dirigea vers l’extrémité de la cour. Je marchais comme si mes pieds eussent chaussé des bottes de plomb. Un moment après, j’étais dans l’obscurité de la petite chambre, où depuis longtemps Hubertine m’attendait.

— On l’a fait trop boire, avertit Germaine. Il est un peu malade.

Elle ajouta :

— Ne faites pas de bruit. Je vous laisse. Il faut que je retourne à la cuisine.

J’étais tombé sur le lit, massivement. Je saisis Hubertine, visitai ses seins, ses fesses, ma main se dépêchant sous la chemise. Je me penchais sur elle, qui était à demi ployée, quand un violent haut-le-cœur me prit, si soudain qu’à peine eus-je le temps de me rejeter en arrière pour ne pas polluer le cher visage. Germaine était encore là. Elle me tendit une cuvette. Un flot jaillit, qui éclaboussa tout. Je retombai, je m’abattis, emporté dans la valse infernale de l’ivresse.

Quand je revins à moi, dans l’aigre puanteur de la chambre, le petit jour pointait aux vitres de la porte. Je me soulevai, hagard. Assise sur une chaise, Germaine sommeillait. Elle se réveilla, s’approcha du lit.

— Mon pauvre Félicien ! fit-elle avec une douceur triste, en me prenant la main.

J’éclatai en sanglots. Le sentiment de ma honte m’écrasait. Je me levai, baignai d’eau mon front lourd. Un muet merci — ma main dans la sienne — à la bonne fille, si simplement bonne, qui ne songeait pas à m’adresser le moindre reproche, et je m’esquivai. Anxieuse, Claire attendait mon retour. Elle fut effrayée de me voir si défait. Je lui dis qu’ayant immodérément bu, j’avais dû rester chez les Boulard. Elle me fit prendre un cordial. Je me glissai sous mes draps et m’anéantis dans le sommeil.

Je dormis jusqu’à neuf heures. J’étais reposé, mais non pas délivré du poids de ma honte, et je n’osais mesurer l’injure que j’avais faite à Hubertine, que ma dégradante conduite devait avoir dégoûtée de moi à tout jamais. Je partais à dix heures et demie. Il m’était impossible de la revoir afin d’implorer son pardon. Je ne pouvais non plus lui écrire. En vérité, je me faisais horreur.

La chair fut cependant plus forte que l’esprit, et j’accordai à Claire les amoureux adieux qu’elle implorait. Je possédai Hubertine à travers elle, avec des transports de passion qui ne m’égarèrent pas, car je versai des larmes en songeant à mes amours gâchées, des larmes que Claire crut versées pour elle et qu’avidement elle but. Je ne sortis de ses bras que pour sauter dans la diligence.

Elle me conduisit à Montargis. Là, j’en eus une autre qui faisait le service de Joigny, où pour la première fois je pris le chemin de fer. De Dijon à Saint-Brice, enfin, je roulai sous la bâche du courrier postal. Trente heures pour franchir une soixantaine de lieues ! J’arrivai harassé. Mon père et ma mère m’attendaient. L’accueil de ma mère fut tendre, mais celui de mon père me parut sévère. Je compris tout ce que ses lettres ne m’avaient pas dit, et combien il s’était senti mortifié par mon entrée chez Boulard. Mais nous n’étions pas à la maison qu’il avait abandonné cette sévérité de circonstance, assez peu dans son caractère. Chacun me jugeait changé à mon avantage, et ma mère elle-même, tout pâle de fatigue que je fusse, déclara que ces six mois m’avaient profité. Six mois seulement ! Ils me semblaient contenir un siècle. Je revoyais Saint-Brice avec des yeux qui n’étaient guère flatteurs. Comment avais-je pu si longtemps y vivre ?

Je fus à l’auberge Lureau, où je trouvai nombreuse compagnie. Morizot exagéra sa joie de me revoir :

— Tuons le veau gras ! L’enfant prodigue est de retour. Prenez une chaise et narrez-nous vos galants exploits.

J’avais menti, autrefois, en racontant des fornications imaginaires ; j’eus la pudeur de mentir encore en me bornant à dire que ces six mois avaient été pour moi vides, sans un incident qui valût d’être rapporté. Agathe fut très émue de me revoir, devint toute rouge et s’éclipsa. Elle n’avait rien perdu de sa belle ampleur, assez vulgaire. Quelle différence avec une Germaine, si fine et souple !

Je repris mes occupations auprès de mon père. Je ne bougeais des ateliers que sur le coup de cinq heures, où j’allais faire une monotone partie chez les Lureau. J’étais désaxé. Morizot m’ayant proposé d’être de moitié dans une expédition, non pas à Dijon, mais à Beaune, où il avait également des relations femelles, je déclinai l’invitation. Bien que mon abstinence commençât à dater, elle me pesait peu et pas une seule fois je n’avais eu recours aux expédients solitaires. Je n’en remarquai pas moins qu’Agathe ne tournait plus autour de nous, de moi. Je le dis à Morizot, qui prit un temps pour m’avouer qu’en mon absence il s’était passé quelque chose. Un jeune paysan que je devais connaître, un certain Bougret, profitant d’une maladie qui, en septembre, retint au lit maman Lureau, était devenu l’amoureux d’Agathe, couchant avec elle toutes les nuits. Maman Lureau, les ayant découverts, avait fait grand bruit et tapé dur. Bougret venait d’être enrôlé dans l’infanterie et se faisait tirer l’oreille pour consentir au mariage. On voulait me cacher cette histoire, mes relations avec la corpulente fille ne faisant de doute pour personne.

Je rassurai Morizot. Je n’étais pas jaloux d’Agathe, quoique d’avoir échoué là où un cul-terreux avait réussi n’allât pas sans m’humilier devant ma camarade d’enfance qui, me supposant informé, fuyait mes regards, honteuse et redoutant mes reproches.

Certain jour de décembre, mon père me chargea d’aller à Saint-Jean-de-Losne, notre chef-lieu de canton, pour y payer une machine à percer qu’il avait prise à l’essai. Je me fis de cette commission l’occasion d’une agréable promenade. Je suivais la principale rue de la petite ville quand un jeune homme très bien mis m’aborda.

— Comment vas-tu, Fargèze ?

Je restai d’abord interdit, ce qui le fit rire, mais ce rire me permit de l’identifier à un condisciple du lycée, Maurice Gorguet, de qui j’avais été le voisin de dortoir. Une épaisse moustache à l’impériale lui soulignait le nez, qu’il avait d’une longueur peu commune, et cette barre de poils le faisait très différent du Gorguet adolescent. Sa famille habitait momentanément Saint-Jean-de-Losne, M. Gorguet, son père, notaire à Beaune, ayant hérité d’une tante une propriété située à quelques minutes de là. J’eus beau m’en défendre, il voulut m’y amener. Nous rencontrâmes sur la route maître Gorguet, revenant de la chasse avec un lièvre et des perdrix. C’était un bonhomme de petite taille, bedonnant et rouge, l’air un peu rogue, qui néanmoins me fit fort bon accueil. Je fus présenté à Mme Gorguet, énorme femme, coquette, poudrée, mastiquée, façonnière, mais extrêmement aimable. Je croyais avoir sous les yeux tous les Gorguet, quand survint une jeune femme en vêtements de deuil, donnant la main à un petit garçon de trois à quatre ans. Grande, bien faite, brune et pâle, elle ouvrait d’admirables yeux noirs, de ces larges yeux dont on dit qu’ils dévorent le visage. La bouche crispée, le nez finement aquilin rappelaient les traits que les romanciers prêtent à leurs héroïnes farouchement passionnées. C’était la sœur de mon ami, Mme Lorimier, mariée toute jeune et veuve depuis un an. Je la saluai, non sans y aller de ma poussée de rougeur. Elle me rendit mon salut avec indifférence.

— Aimez-vous le lièvre, monsieur ? me demanda maître Gorguet.

Ma réponse fut presque balbutiante, ce milieu de bourgeoisie n’étant pas sans m’en imposer. Il fut convenu que je viendrais déjeuner le surlendemain, jour de dimanche. Et je repartis, accompagné par Maurice jusqu’à une demi-lieue de chez nous. Je rêvai, cette nuit-là, des yeux noirs de Mme Lorimier, ce qui fut fatal à la chasteté de mon repos. J’appris de Morizot qu’un Lorimier, propriétaire de la grande briqueterie, avec maison bourgeoise attenante, qu’on rencontrait à l’entrée de Saint-Jean-de-Losne, était mort l’an passé. Ce pouvait bien être le gendre de maître Gorguet. L’invitation à déjeuner me flattait, mais elle me causait des appréhensions assez vives, mes vêtements tranchant sur ceux de mon ami par leur inélégance. Je les fis revoir et passer au fer par un tailleur de Saint-Brice ; j’accablai de recommandations ma mère, afin qu’elle veillât au calamistrage de ma plus belle chemise, cadeau de Mme Fosson, sur quoi devait s’épanouir une cravate bleue, du genre gandin, que me prêta Morizot.

Ce fut un déjeuner charmant, à peine guindé, où la chère et les vins ne furent pas en même abondance que sur la table des Boulard, mais dont la tenue fit grande impression sur moi. J’étais assis en face de Mme Lorimier, tout occupée à donner la becquée à son petit garçon. Si parfois ses yeux jetaient des feux de mon côté, c’était comme s’ils eussent visé quelque objet au-delà, tant ils étaient absents. Elle écoutait distraitement son père, lancé dans des histoires de chasses. Puis Maurice évoqua nos années de bahut, imita les tics des pions, rappela nos jeux, célébra ma force exceptionnelle, sous la protection de laquelle il s’était mis plus d’une fois. Elle n’écoutait plus, distante, embrumée d’ennui.

Je n’eus pas à inviter mon ami, à titre de réciprocité, car il se disposait à partir pour Paris afin d’y commencer des études de droit. Je rentrai tout rêveur à Saint-Brice, emportant le souvenir de cette belle jeune femme, silencieuse et mélancolique. Les sens allaient me reprendre. Pourquoi ne m’accorderais-je pas avec Agathe ? Je n’en étais plus à lui manifester les sentiments amoureux qui, auparavant, excitaient ma verve lyrique, et sans doute pensait-elle que je ne lui pardonnais pas sa trahison. Elle ne faisait que rarement le service de la salle, se tenait confinée à la cuisine, comme par pénitence. Pourtant sa mère, après l’avoir bien rossée, la laissait tranquille, se considérant comme quitte envers elle de toute surveillance. L’oiseau envolé, à quoi bon la cage ? Tout était donc pour le mieux. Je ne serais que le successeur de Bougret, mais cela m’épargnerait l’amertume de faire honneur au pucelage d’Agathe après avoir ignominieusement accueilli celui d’Hubertine. Sans compter que le conducteur des ponts-et-chaussées tournait autour du pot, ce qui n’était pas sans m’agacer tout de bon.

Ce soir-là, j’arrivai de bonne heure à l’auberge. Maman Lureau me servit un cruchon de vin bourru, puis alla s’asseoir dans un coin de l’arrière-salle, où elle prit son tricot. La porte de la cuisine était entrouverte et j’aperçus Agathe à l’entrée de la cour, que commençait de noyer la nuit. Elle rinçait du linge ; sous prétexte d’uriner, j’y allai, lui dis bonsoir en passant et me tournai vers le mur.

— Bonsoir, Félicien, me répondit-elle d’une voix hésitante, la tête sur son baquet.

— Alors ? On se boude toujours ? insinuai-je en me retournant à demi.

Elle me regarda d’un air peiné.

— Je ne sais que te dire, Félicien. Est-ce moi qui te boude ?

Déjà j’étais contre elle, guidant d’intimes caresses auxquelles elle consentit si spontanément que j’en eus dans l’instant la conclusion. Elle en parut tout heureuse. Je revins boire. Les amis arrivèrent et nous nous mîmes à bavarder, commentant les nouvelles de la campagne d’Orient, opposant notre stratégie à celle de Canrobert. Un peu plus tard, tout le monde se levant pour partir, je retournai vers la cour. Agathe, à présent, préparait le dîner, trempait la soupe. Elle me sourit.

— Je viendrai te voir ce soir, lui dis-je. Veille à mettre l’échelle.

Elle fit oui, secouant la tête.

— Elle y sera, Félicien.

Nos parties d’après-dîner nous réunissaient de sept à neuf. À neuf heures et quart, après une feinte retraite, je vins sous la fenêtre d’Agathe. L’échelle était contre l’auvent de la grange, cette fameuse échelle que je n’avais pas osé gravir, il y avait de cela huit mois, et que Bougret devait certainement connaître. Je la dressai, j’atteignis lestement le dernier échelon. Agathe ouvrit la fenêtre et je sautai dans la chambre.

Il faisait froid. Elle courut à son lit et je m’y engageai derrière elle. Chère grosse Agathe ! L’expansion presque excessive de ses charmes n’allait pas me décevoir, et ce fut avec un luxurieux émoi que je pressai les rotondités amies qui m’étaient si mal connues et si familières. Embrasser et contenir toute cette chair, dans la tiédeur du lit, l’agréable exercice ! Bougret avait trop bien préparé les voies pour que je pusse hésiter sur le seuil, et tandis qu’elle sanglotait de bonheur, je la traitai avec le rude entrain que justifiait une privation hors de mesure. Je crois pouvoir dire que les sens ne la troublèrent jamais beaucoup ; mais d’être vraiment enfin ma bonne amie la transportait au septième ciel. Depuis le temps où, gamine, elle me montrait son derrière, elle ruminait, m’avoua-t-elle, l’idée de me montrer le surplus et de m’en offrir l’amusement.

Je me devais de lui reprocher Bougret, et que sa fleur s’en fût allée à cet intrus. Elle me jura qu’il l’avait prise de force chez lui, où elle était venue chercher des pommes de terre. Le lendemain, chez elle, elle s’était laissé reprendre en espérant le mariage. Et Bougret de faire de vagues promesses pour la reprendre encore. Elle me confia qu’au quatrième coup seulement il avait fendu l’abricot, en me donnant à entendre qu’avec moi ça n’eût pas traîné si longtemps.

Je renouvelai l’encerclement de cette solide masse, que roulait à sa fantaisie mon jeu surexcité. Agathe se remettait à sangloter, me collant de gros baisers auxquels je répondais en plongeant dans les profondeurs de sa gorge, afin d’échapper à sa face toute en eau. J’aurais volontiers sacrifié ma nuit à ces folâtres luttes, mais je craignais que ma mère ne s’inquiétât, et à onze heures je me retrouvais sur l’échelle, que j’allai replacer contre l’auvent.

Ma convention avec Agathe fut que je la préviendrais de mes visites nocturnes en sifflotant Le Chapeau de la Marguerite ou La Belle Dijonnaise, tandis que je jouais aux cartes avec mes amis. Mais je m’enhardis jusqu’à la joindre dans la cour, l’adossant pour des poussades à la muette. Même, il m’arriva de la visiter de jour, maman Lureau étant absente. Elle fermait l’auberge, et nous montions nous mettre au lit. Les clients pouvaient taper à la porte : on faisait l’amour.

Je voulus chasser, bien qu’on fût à quelques semaines de la fermeture. Mon père me prêta son fusil, sa poire à poudre, sa cartouchière. Ma mère, sur ses économies de ménage, me pourvut de tout l’accoutrement des disciples de saint Hubert, costume de drap couleur amadou, casquette de cuir bouilli, houseaux à tringle, et je payai sur ma bourse personnelle les vingt-cinq francs du permis. J’accompagnai d’excellents chasseurs à travers bois et vignes. Je tirai du lièvre, de la perdrix, et surtout des becfigues, qui foisonnaient cette année-là. Mais si joviaux que fussent mes compagnons, ils étaient d’un âge mal assorti au mien, et je préférais promener solitairement mon humeur bocagère, précédé d’un chien répondant au nom de Furet, jeune braque de bonne race qui battait les buissons. Je musais, chantais, sifflais, et si quelque bête à plume ou à poil venait se placer devant mon fusil, je l’abattais fort proprement, car je ne manquais pas d’adresse. Un matin des premiers jours de janvier, où la bise piquait dur sous un soleil chlorotique, je cheminais du côté de Saint-Jean-de-Losne quand j’aperçus la briqueterie dont m’avait parlé Morizot. Un coquet pavillon clos de murs se dressait un peu en retrait. Un instant je m’arrêtai en pensant à Mme Lorimier, et je m’éloignais quand je vis venir sur mon chemin un chasseur en qui je reconnus maître Gorguet. Pour lui, il n’aurait pu me reconnaître sous ma casquette à pattes, si je ne m’étais présenté. Je lui demandai des nouvelles de Maurice. Il était installé à Paris et se portait bien. Maître Gorguet m’expliqua que, de Beaune, il venait de temps à autre chez sa fille, Mme Lorimier. Aussi chassait-il par ici. Mme Lorimier restait à la maison de campagne de Saint-Jean-de-Losne, le séjour au grand air étant indispensable à son petit garçon, mais elle se rendait parfois à son ancienne demeure, qui était ce pavillon de la briqueterie. Elle s’y trouvait précisément et il allait rentrer avec elle.

Une calèche attendait dans la cour sablée. Je vis Mme Lorimier descendre du perron et s’avancer vers son père. Je m’inclinai, retirant ma casquette à pattes. Elle me tendit la main avec un gracieux sourire que je ne lui avais pas vu encore ! Ah ! ce sourire dans cette belle figure blanche !

— Venez donc nous voir, me dit maître Gorguet.

Je promis. Mme Lorimier conduisait la calèche. Elle me salua, caressa du fouet le cheval qui partit au petit trot.

Je ne chassai pas plus longtemps, Mme Lorimier hantant ma pensée. Les jours suivants, je revins rôder du côté de la briqueterie, quoique le gibier n’y abondât pas. Je revis la calèche, mais non sa conductrice, que j’attendis de longues heures à l’abri d’un boqueteau.

Pourquoi Mme Lorimier me préoccupait-elle à ce point ? Si bien faite qu’elle fût, je ne connaissais d’elle que son beau visage pâle. Cependant elle avivait singulièrement mes sens, et la pauvre Agathe en recueillit à son insu maint témoignage. Même dans mon lit, et tout repu que je fusse, je m’agitais comme un affamé d’amour.

Je ne la rencontrais pas sur le chemin de la briqueterie, mais il était écrit que je la reverrais à un endroit où je ne l’attendais guère : à nos ateliers, chez nous ! Quel ne fut pas mon étonnement, un matin, de voir la calèche s’arrêter devant notre porte et Mme Lorimier en descendre, d’ailleurs non moins étonnée que moi. Elle s’était si peu intéressée à l’ami de son frère qu’elle ignorait qui j’étais, et qu’en venant voir M. Fargèze, aux chantiers à bateaux, c’était mon père et moi qu’elle allait rencontrer. Elle voulait faire une commande, celle d’une barque de pêche, car le parc de la maison de maître Gorguet, à Saint-Jean-de-Losne, s’étendait jusqu’à la rivière, où une petite estacade se trouvait aménagée.

Je fus d’abord ennuyé de la recevoir en salopette de travail, mais j’eus l’intuition que je lui plaisais mieux ainsi. Elle s’entendit très bien avec mon père et j’eus d’elle des regards pleins de chaleur.

— J’avais promis à M. Gorguet d’aller le voir, lui dis-je. Vous voudrez bien m’excuser auprès de lui.

— Mon père n’est plus à Saint-Jean-de-Losne, me répondit-elle. J’y suis seule depuis quelques jours.

J’eus la sottise de croire que ceci cachait une invitation. Je me trompais. La barque devait être livrée rapidement. Par trois fois, sous des prétextes habiles — choix du bois des parements, tons de la peinture — je me rendis à la maison de Saint-Jean-de-Losne, et chaque fois Mme Lorimier m’y reçut entre deux portes, à peine plus cordialement qu’elle devait recevoir ses autres fournisseurs. Je renonçai à ces décevantes ruses. J’allais renoncer aussi à la placer charnellement entre Agathe et moi, quand, un jour, la calèche parut à l’entrée de nos chantiers. Tout emmitouflée, le visage perdu sous une vaste capeline, Mme Lorimier était vraiment « beauté fatale », comme on disait alors. Elle ne descendit pas, s’excusa de nous déranger encore. Elle venait nous prier de faire peindre sur la barque le nom dont elle la baptisait : Petite Yole. Elle pensait nous remettre une plaque de cuivre, gravée, portant le nom et l’adresse de son père, mais elle l’avait oubliée. Je m’empressai de me mettre à sa disposition pour l’aller prendre.

— Venez à la briqueterie, me dit-elle en m’enveloppant d’un regard de velours. C’est moins loin. J’y serai demain dans l’après-midi.

Je n’y manquai pas, comme bien on pense. À trois heures je poussais la grille du pavillon. Une sonnette tinta et Mme Lorimier elle-même se montra sous le porche. Elle me fit passer dans une grande pièce où pétillait un bon feu, éclairant une vaste cheminée de campagne. Très ému, je devais avoir l’air un peu gauche. J’avais fait une toilette qui sentait plus le jeune marié de village que le citadin endimanché.

— Excusez-moi de vous avoir si mal reçu à diverses reprises, fit-elle. Chez mon père, et quand il n’est pas là, je borne mes relations à deux ou trois dames de Saint-Jean-de-Losne. Je tiens à ne pas prêter aux ragots des domestiques.

Je ne trouvai rien à répondre à cette étrange excuse. Elle me pria de m’asseoir, me parla du bateau. Elle se plaisait à manier l’aviron, mais trouvait insipide la pêche, que son père, par contre, aimait beaucoup. La barque serait donc à deux fins.

— Le modèle que vous allez voir est à la fois robuste et léger, observai-je avec l’à-propos du constructeur.

— On m’a dit le plus grand bien des bateaux de M. Fargèze, déclara-t-elle.

La conversation s’engageait sur un terrain qui n’était pas plus dangereux pour l’un que pour l’autre. Elle dévia, et d’une façon que je n’aurais pu prévoir. Un moment Mme Lorimier me regarda, puis elle dit :

— Mais, monsieur, vous n’avez pas le même âge que mon frère ?

— À quelques semaines près. Il est de juin et je suis d’avril. Nous allons avoir dix-neuf ans.

Elle s’exclama :

— Quelle surprenante chose ! Je vous aurais bien donné deux ou trois ans de plus.

Je me mis à rire, et sans doute ce rire semblait-il signifier que mes dix-neuf ans ne laissaient pas de faire de moi un homme, car une vive rougeur anima cette blanche figure, dont tous les traits étaient fermement modelés. Mme Lorimier se leva, et l’objet de ma présence lui revint à l’esprit :

— Il faut que je vous remette cette plaque gravée. Voyons ? Où peut-elle être ?

Elle explora des tiroirs, visita une table encombrée de bibelots. Cette pièce était une salle à manger, mais déménagée à demi et fort en désordre.

— Tout est pêle-mêle dans cette maison, inhabitée depuis un an, où je ne viens que pour être plus près de mes tristes souvenirs. Aucun de mes domestiques ne m’y accompagne, et c’est la femme du gardien de la briqueterie qui se charge d’épousseter les meubles et de faire du feu.

Elle se souvint enfin que la plaque avait été posée sur un rayon où s’alignaient des poteries décoratives. Elle monta sur une chaise, mais à peine y fut-elle dressée qu’un basculement se produisit. Je la reçus dans mes bras. Dans mes bras ! Je la serrais à hauteur des jambes, si bien qu’elle retomba toute, en s’accrochant à moi.

J’allai prendre en plaisanterie cette chute heureusement prévenue, mais je vis Mme Lorimier, si rouge tout à l’heure, blêmir et battre des paupières. J’en fus saisi plus que je ne saurais le dire. Je me disposais à la faire asseoir quand, attirant ma tête, elle posa, appuya ses lèvres sur les miennes. Elle les y retint, et ses grands yeux étaient clos. Mais ce baiser qui m’arrivait sans que je m’y attendisse, je n’eus pas le temps de le lui rendre. Elle se recula, se remit debout. Elle s’était reprise avant que j’eusse fait le nécessaire pour la garder. Elle soufflait comme après une longue course. Elle me montra le rayon où la plaque gravée devait être.

— Je vous en prie, cherchez vous-même. Vous la trouverez certainement là.

Je l’y trouvai et la déposai sur une table. J’avais l’impression de jouer un rôle difficile. « Quel stupide puceau ! » devait penser de moi Mme Lorimier. Mes dix-neuf ans, les dix-neuf ans de son frère, ne la faisaient-ils pas hésiter ? Si j’avais écouté les romanciers dont je lisais les pauvres livres, je me serais jeté à ses pieds en lui avouant ma flamme. Elle demeurait hagarde et, ma foi, je voyais mal le moyen de dénouer cette situation délicate, j’entends de la dénouer avec honneur.

— Je vous en supplie, monsieur, fit-elle, retirez-vous.

Je ne pouvais qu’obéir. Je m’en allais, j’étais déjà près de la porte. Mme Lorimier s’écroulait sur une chaise. Mais je sentis le ridicule de cette défaite, et opérant un brusque retour, je la pris, l’embrassai longuement à pleine bouche. Elle défaillait. Elle me repoussa, murmurant : « Non ! Non ! Je ne veux pas ! Laissez-moi ! » Alors me vint à l’esprit cette réplique romanesque : « Vous êtes cruelle, madame ! Comment pourrais-je vous oublier à présent ? » Elle répéta, la voix mourante : « Laissez-moi ! Retirez-vous ! » Et je me retirai. Sans me retourner je traversai la cour, ouvris la grille. J’étais sur la route.

J’avais oublié la plaque ! Je dis à mon père que Mme Lorimier l’avait égarée. Je ressentais une surexcitation que je m’efforçais de ne pas rendre manifeste. Ma nuit fut fiévreuse. Sans doute Mme Lorimier allait-elle apporter cette plaque fugace, et de bon matin je sortis pour surveiller la route. À dix heures, la calèche apparaissait au sommet de la côte. Elle venait tout droit chez nous.

Quel visage ravagé Mme Lorimier me montra ! Elle me remit la plaque, puis sans diriger ses yeux vers moi :

— Monsieur, je vous en conjure, ne me jugez pas sur ce qui s’est passé hier.

Si interdit que je fusse, j’eus l’esprit de balbutier cette réponse :

— Madame, le souvenir de ce qui s’est passé restera toujours au plus profond de mon cœur.

Le tour en était déclamatoire, mais la pensée qu’elle exprimait, j’en atteste la sincérité. J’étais follement amoureux de Mme Lorimier.

— Au revoir, monsieur, me dit-elle, pâlement souriante et ne me dérobant plus ses regards.

La calèche repartit. Tout me portait à croire que ce roman d’amour n’irait pas au-delà de sa brève préface. Dix jours passèrent. La barque fut livrée, mais je ne parus pas à la maison de Saint-Jean-de-Losne. Peu après, dans la grande rue de Saint-Brice, la calèche me croisa. Je tirai un grand coup de casquette, et je vis s’incliner la capeline. Décidément, c’était bien fini.

La chasse allait fermer. Chaque matin, fusil en main, je faisais une longue tournée avec mon chien Furet, chasseur délicieux, mais insupportable compagnon, qui n’obéissait que devant le gibier et ne me prenait pas au sérieux quand je lui imposais une simple promenade. Un dimanche, comme je fouillais un bouquet d’arbres, j’entendis des abois auxquels Furet fit écho. Des coups de fusil crépitèrent. Au même instant un lièvre passa, qui faisait voir du pays à trois chiens lancés à sa poursuite. J’aperçus les chasseurs, assez éloignés encore. Ils venaient de ce côté et me télégraphiaient des signaux que je comprenais mal. Je vis alors Furet barrer la retraite au lièvre, l’amenant à si courte portée de mon arme que j’eus à peine le temps d’épauler. Je tirai et le lièvre fit un saut de carpe, criblé par mon plomb en pleine tête. L’ayant ramassé, je me dirigeai vers les survenants dans l’intention de le leur remettre, car je considérais qu’en conscience il ne m’appartenait pas.

— Mes compliments pour votre sang-froid, monsieur Fargèze, entendis-je crier par l’un d’eux, qui marchait en avant.

Je reconnus la voix de maître Gorguet. Il fut mieux qu’aimable, me présenta aux deux amis qui chassaient avec lui, et qu’il avait amenés de Beaune. J’eus beau m’en défendre, ils exigèrent que je gardasse le lièvre, et nous fîmes chemin de compagnie. Nous approchions de Saint-Jean-de-Losne et l’heure venait pour moi de regagner la maison.

— Vous êtes mon invité et j’entends que vous déjeuniez chez moi avec ces messieurs, déclara maître Gorguet, péremptoire.

Mes objections ne pesèrent pas lourd. Maître Gorguet décida qu’un domestique galoperait à cheval jusqu’à Saint-Brice, afin d’avertir mes parents. Nous fûmes bientôt chez lui, où Mme Gorguet ne se trouvait pas. On se mit à table et j’eus l’émotion de revoir Mme Lorimier, qui faisait les honneurs en l’absence de sa mère. Émotion partagée. Plus pâle que jamais, elle rougissait chaque fois que le service l’obligeait à s’occuper de moi comme des autres convives. Elle cherchait une attitude, se penchait vers son petit garçon, assis auprès d’elle. Elle le caressait, l’embrassait. La conversation fut un pot-pourri d’histoires cynégétiques. J’écoutais peu, ne parlais pas, tout à Mme Lorimier, qui devait sentir sur elle mon mutisme adorateur.

On passa au salon. Il arriva que maître Gorguet eut à montrer des papiers d’affaires à ses deux amis, qui le suivirent au premier étage. Mme Lorimier restait seule avec moi, une bonne ayant emmené l’enfant. Je lui pris la main, que je baisai sans qu’elle me la disputât. Mes lèvres allèrent aux siennes, et la pression de sa bouche répondit. « Venez à la briqueterie demain », chuchota-t-elle. Maître Gorguet et ses amis redescendaient. Je pris congé, mon chien, joyeux, bondissant sur la route. Je touchais au bonheur !

Le lendemain, je sortis à trois heures, et une demi-heure après j’étais devant le pavillon et j’en poussais la grille. Avec quelle nervosité ! Rangée dans la cour, la calèche annonçait la présence auguste. Mme Lorimier parut à la porte du perron et j’entrai. Aussitôt elle me fit un collier de ses bras et les miens l’enserrèrent. Mais je pensais : « Mme Lorimier n’est pas une Agathe Lureau, ni une Claire Fosson. Elle est si bien mise, elle a de si belles manières ! » Je n’osais froisser la soie de sa robe noire. Je ne savais pas encore que toute femme n’est que femme devant l’acte d’amour. Cette timidité me servit. Le jour qu’elle trébucha de la chaise, mon baiser répliquant au sien, elle avait dû voir en cette audace un geste à la Chérubin. La veille, en lui baisant la main, je la confirmai dans cette impression d’ingénuité sentimentale. Et c’est Chérubin qu’elle recevait chez elle, en dépit de ma stature d’athlète. Peut-être même se flattait-elle d’être l’initiatrice. Elle fixa sur moi son profond regard de nostalgique. « Si jeune ! murmura-t-elle. Ne devrions-nous pas réfléchir ? » Et puis, me baisant les yeux : « Réfléchir ? Il est bien tard ! »

Elle me fit passer dans la salle où nous nous étions vus l’autre fois. Nous nous assîmes sur un petit sopha et nos bouches se retrouvèrent. Mais l’hésitation à pousser plus avant n’était pas moins en moi qu’elle. Je palpai d’attisants contours ; je la sentais peu vêtue, toute prête. Elle répétait, me fixant encore : « Si jeune ! Si jeune ! » Je commençai pourtant de la dévêtir, dégrafant le corsage. Tels des globes de feu, ses beaux seins jaillirent. Ils palpitaient sous ma main comme des tourterelles. Elle se leva, ouvrit une chambre que prolongeait une alcôve à rideaux. Elle chancelait. Nous nous tînmes un moment sur le bord soyeux du lit. Elle me caressait, nous nous caressions avec une frénésie croissante. J’embrouillai, en les voulant délier, les cordons de sa robe. Elle les cassa net. La robe tomba, dans laquelle ses pieds s’embarrassèrent. Entre elle et sa nudité, entre sa nudité et moi, il n’y avait plus que l’épaisseur de la chemise. Elle dit : « Prends-moi ! Prends-moi vite ! » Veste quittée, bottes retirées, pantalon abattu : j’entrai dans le lit, contre elle, qui me ceignit les reins. Ah ! je ne différai pas la possession totale ! J’étais en elle, qui respirait à grand souffle. En elle ! La croupe en tumulte elle s’annelait si bien que je jetai ma semence avant d’avoir labouré. Mais ce n’était pas l’assouvissement, cela, et mon désir sortait entier du torrent que je n’avais pu contenir. Je me disais : « C’est Mme Lorimier que tu tiens ainsi, c’est cette belle femme pâle qui depuis trois mois te hante et tourmente ton sommeil. » La réalisation d’un tel rêve de luxure m’affolait, et je ne me descellai pas de cette chair convulsée qui appelait le spasme, cette chair de dame que pétrissaient mes mains nerveuses et qu’à plein cul j’amenais à moi. Ma bouche, enfin, recueillit le râle de son délire, et nous en demeurâmes là, tout frissonnants, nous regardant avec l’égarement de voyageurs qui viendraient de parcourir ensemble des paradis embrasés.

— Suis-je ton premier amour ? me demanda-t-elle en peignant de sa main les boucles de cheveux qui me couvraient le front.

Je n’osai dire la vérité, ni mentir, et ma muette réponse fut une pression passionnée. Elle voulut connaître mon petit nom et me dit le sien : Hermance. Je répétai : « Hermance ! Hermance ! » La préciosité du mot flattait ma vanité.

Combien passent vite ces minutes ardentes ! La nuit était venue que nous étions enlacés encore. Mme Lorimier s’effraya de son imprudence, la femme du gardien pouvant entrer à tout moment. Elle eut la fantaisie de me rhabiller elle-même et décida que nous nous reverrions le surlendemain.

Je sortis sans bruit, à l’allure naturelle d’une personne de service. Dès que j’eus passé la grille je me mis à courir, et c’est tout essoufflé que j’arrivai à la maison. Ma mère, il est vrai, ne s’inquiétait plus comme autrefois de mes absences.

Je me sentais intégralement heureux. Amant de la sœur de Maurice ! Hermance ! L’attente du surlendemain me fut longue. Dès deux heures j’étais à proximité de la briqueterie. À quatre heures, je m’y tenais encore et Mme Lorimier ne paraissait pas. J’allai vers Saint-Jean-de-Losne, au-devant de la calèche. Une femme que je reconnus pour une domestique de maître Gorguet passa près de moi. Je l’arrêtai. Elle m’apprit que le petit Lorimier était malade, souffrant d’une grosse fièvre, et que madame attendait le médecin. Je n’avais plus qu’à m’en retourner à Saint-Brice.

M’aviserait-elle d’un autre rendez-vous ? Trois jours de suite je me tins près de la briqueterie. J’étais d’autant plus navré que Bougret, le séducteur d’Agathe, était là, en permission de huit jours, qu’il occupait à secouer la belle, ce qui me contraignait à ne me rencontrer avec elle qu’à la dérobée.

Je vis enfin Mme Lorimier. Elle passa devant nos chantiers au petit trot de son cheval, dont les grelots sonnaient clair. Je reçus d’elle un regard enflammé. Elle s’étonna que j’eusse des nouvelles de son fils. Il allait mieux.

— Mon père est ici. Je sors peu. Mais à quatre heures demain, je me rendrai libre. Venez à la briqueterie. Au revoir !

Je la trouvai à l’heure dite. Elle me fit un accueil tendre, mais anxieux, car elle craignait que son père ne survînt. Elle ne pouvait donner que quelques instants à l’amour. Elle ne se dévêtit pas, releva sa robe à la soie craquante, roula les blancheurs de ses dessous, m’entrouvrit sous le pantalon fleuri de dentelle un étroit passage vers sa chair impatiente. Le viol de tout cela, quel délice ! Je ne me décidais pas à partir, et il fallut qu’en m’étreignant elle me ramenât jusqu’au perron. Maître Gorguet séjournerait une semaine encore à Saint-Jean-de-Losne. Elle me pria d’attendre jusqu’à son départ.

Une semaine ! J’allais me rejeter sur Agathe. Je ne me doutais pas de ce qui m’attendait. Un matin, en pissant, je ressentis un picotement insolite. Je ne m’en préoccupai pas outre mesure, vaquai comme d’habitude à mes petites débauches. Le picotement s’accentua, devint brûlure. Le lendemain, la douleur se fit si déchirante que je me retins d’uriner. Je m’inquiétai, fit un intime examen qui me renseigna sur la nature du mal. C’était la chaude-pisse, que je connaissais pour en avoir entendu parler cent fois, tantôt sur un ton de plaisanterie, tantôt comme d’une véritable torture. Un cadeau d’Agathe, qui le tenait de son Bougret ! Je ne lui en dis rien, me contentant d’interrompre mes relations avec elle. Je pensais vaincre la cuisson avec une pommade et j’en fus bientôt détrompé. L’inflammation vénérienne prit en quelques jours une telle virulence que j’en pleurais, serrant les dents pour ne pas crier. Non, en vérité, il ne devait pas y avoir de supplice pire. J’hésitais à en faire confidence à Morizot, un scrupule imbécile me retenant. Je consultai le Manuel de la Santé de Raspail, si populaire. Mon linge taché et mes allures bizarres avaient donné l’éveil à mes parents, mais mon père n’osait rien m’en dire, tant le préjugé du caractère honteux de ces maladies est ancré dans l’esprit des gens simples.

Je souffris secrètement ainsi, me bornant à des soins superficiels. Exaspéré, je finis par me retourner contre Agathe, qui ne s’expliquait pas l’interruption de mes visites. Elle s’étonna de l’accusation. Elle croyait n’avoir que des pertes, un peu d’échauffement, qu’elle soignait avec de l’eau de guimauve. Je jurai que Bougret aurait de mes nouvelles. Elle pleura et je n’insistai pas.

Que devenait Mme Lorimier ? Depuis près de deux semaines elle gardait le silence, et je m’en félicitais. Je m’abstenais de boire la bière ou le vin blanc. Cela me valut de malicieuses observations de Morizot, qu’un soir je renseignai enfin, alors que nous étions seuls à l’auberge. D’abord il en rit, pour me conseiller ensuite de ne pas traiter à la légère ce coup de pied de Vénus, dont je pourrais garder toute ma vie les traces. Il réfléchit un moment, puis :

— Je connais à Beaune un jeune apothicaire qui arrive en droite ligne du Quartier Latin. Allons le voir ensemble.

Nous y allâmes, dans ce même tape-cul qui nous avait menés à Dijon, et que l’agent voyer empruntait à bon compte à un fournisseur de travaux publics. Le pharmacien, un grand barbu rigolo, me fit passer dans son arrière-boutique, m’examina, me versa une première cuillerée de la fameuse potion de Chopart, à l’odeur écœurante, me remit un purgatif, du chiendent à prendre en tisane, une solution de sulfate de zinc, une petite seringue, tout en me racontant des histoires de filles poivrées, du temps qu’il était interne à Loucirne. Il me rassura d’ailleurs complètement.

Morizot m’emmena déjeuner chez un traiteur qui avait de bons vins, et je n’en bus que trop, singulière façon de soigner la chaude-pisse. Après quoi il me laissa pour courir à ses amours, où je n’étais pas à même de l’accompagner. Je le retrouverais deux heures plus tard. Je flânai dans la ville. Soudain, quelles ne furent pas ma surprise et mon émotion de voir, à quelques pas de moi, tenant par la main son petit garçon, Mme Lorimier ! Elle me vit aussi, parut gênée, détourna la tête. Tirant ma casquette, je vins à elle très respectueusement. Elle devança ma parole :

— Monsieur Fargèze, pourquoi ne m’avoir avoué que vous étiez atteint d’un vilain mal ? Pourquoi m’avoir infligé cette déception pénible ?

La foudre éclatant à mes pieds ne m’eût pas plus frappé de stupeur. Ainsi, j’étais déjà contaminé lors de ma seconde rencontre avec elle ! Pétrifié, je la regardais niaisement, cherchant le mot à dire. Je balbutiai cette excuse :

— Je ne savais pas, je vous assure… Je ne savais pas…

— Chacun me connaît ici, et je ne puis causer avec vous dans la rue, reprit-elle. Je fais confiance à votre discrétion. Adieu, monsieur Fargèze.

Des larmes lui perlaient aux yeux. Elle s’éloigna, entraînant l’enfant. Humilié, honteux, je demeurais planté sur place. Elle prit une autre rue, à droite. Je ne devais plus jamais la revoir.

CHAPITRE HUITIÈME

Au canal de Bourgogne. Poirier et Fifine.
Second retour à Saint-Brice.
Je renoue avec Agathe.
Vision brève de Paris.

J’étais guéri. Cependant ma santé générale n’avait pas été sans pâtir d’un long droguage et d’une demi-diète. J’avais perdu de mon poids. Guéri, je me sentais impatient de reprendre ma vie normale, mais il me fallait compter à ce moment — on arrivait en mai — avec un gros surcroît de travail, mon père ayant accepté de construire toute une flottille de radeaux pour les ponts-et-chaussées. J’en établissais les dessins, j’en calculais les cubes. Consciencieux, je m’y appliquais. Il m’arriva d’oublier nos traditionnelles parties à l’auberge Lureau, dont, il est vrai, l’agrément n’allait pas pour moi sans amertume depuis que je me tenais à l’écart d’Agathe. Peut-être était-elle guérie, elle aussi, mais je ne me souciais pas d’y aller voir.

Je recommençais à trouver insipides les joies de Saint-Brice. Les sourires des femmes et leurs coups d’œil m’en disaient long, mais j’aurais perdu mon temps à prendre au mot leurs singeries engageantes, ma réputation de mauvais garnement n’étant pas pour me faciliter des intrigues qu’il eût fallu secrètes, dans ce village où chacun et chacune espionnait sa voisine et son voisin. Et puis, j’intéressais peu les jeunes filles. Sous un galant elles ne cherchaient qu’un épouseur. Maria Bonbernard elle-même, cette autre amie d’enfance qui, de conserve avec Agathe Lureau, m’avait si souvent fait voir son derrière, me rabroua durement certain soir. La rencontrant à la nuit, comme elle revenait des champs, rose, menue, joliment faite, je m’avisai de prendre avec elle d’excusables libertés. Une vive tape sur ma main rôdeuse, et la menace d’une gifle. Elle se fâcha tout de bon :

— Félicien, j’aime pas ces manières. Va trouver Agathe, si ça te dit !

J’en étais là quand, un jour de juin, M. Toussaint, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, vint de Dijon pour nous demander d’accélérer notre fabrication de radeaux. Mon père lui fit les honneurs de ses chantiers et de ses bureaux, où il me trouva penché sur une épure fignolée à l’encre de Chine, avec toute la minutie dont — ô paradoxe ! — j’étais capable. Il y jeta les yeux, en loua la netteté linéaire. Il observa que je dessinais très purement la lettre. Par ailleurs, ma mine éveillée lui plut et il le dit. Mon heureux père buvait du lait.

— Il a fait ses classes au lycée de Dijon, observa-t-il en se rengorgeant.

— Eh bien ! confiez-le-moi, fit M. Toussaint. Il y aurait une belle carrière pour lui dans nos services du canal.

Cette proposition tombait à pic. Mon père ne sut d’abord que répondre, puis il remercia l’ingénieur en chef et je le remerciai après lui, avec un empressement qui ne dut pas lui échapper car il ajouta :

— Je vais avoir un poste disponible. Prenez une décision et écrivez-moi.

C’était tout décidé. Je ne songeais qu’à renouveler mon évasion de Saint-Brice. Mon père, qui me voyait bâiller du matin au soir, savait bien qu’il ne ferait jamais de moi son successeur aux chantiers à bateaux. Il ne refusait pas de m’envoyer à la ville s’il s’agissait d’y remplir une fonction officielle. Commis chez les Boulard, c’était humiliant, mais employé des ponts-et-chaussées dans les services du canal de Bourgogne, c’était mieux qu’honorable. Quant à ma mère, elle considéra que Dijon n’étant pas loin de Saint-Brice, je pourrais venir de temps à autre passer le dimanche à la maison. Aussi la décision ne traîna-t-elle pas, et de ma plus belle écriture, faisant valoir mon plus beau style, je fis part de mon acceptation à monsieur l’ingénieur en chef.

Tout fut réglé dans les premiers jours de juillet. J’entrais aux ponts-et-chaussées en qualité de commis dessinateur, aux appointements mensuels de soixante-quinze francs, qui, en ces temps bénis, n’étaient pas une médiocre somme. Morizot voulut m’accompagner, et nous allâmes prendre à Auxonne un train de la nouvelle ligne de Dole, inaugurée douze jours auparavant. C’était le samedi 7. Je me présentai chez M. Toussaint, et le lundi matin je faisais mon entrée dans les bureaux du canal.

J’occupais, moi cinquième, une grande salle meublée de deux longues tables et de tabourets. Mes quatre collègues étaient un vieux bonhomme de conducteur à face barbue de chèvre et trois agents secondaires qui m’accueillirent frigidement. Je fus plusieurs jours sans ouvrir le bec, sauf pour dire merci au conducteur, mon chef, qui me passait du travail en grommelant de vagues explications dans sa barbe. J’avais à me débrouiller tout seul. Je me débrouillai plutôt mal.

Quel mortifiant aveu je dus me faire ! Je me reconnaissais incapable de remplir l’emploi qu’avec une si désinvolte assurance je venais d’accepter. En dépit d’études surtout classiques, j’avais une main de calligraphe et je tenais habilement le tire-ligne, mais encore fallait-il qu’on ne me pressât point, et le conducteur me pressait terriblement, au contraire. Sans compter qu’il me demandait de dresser, avec cotes, des profils auxquels je ne comprenais goutte, cela si rapidement que ce grommelant bonhomme à barbe de chèvre s’étonnait que je n’eusse pas fini alors que tout de traviole je venais seulement de commencer. Je n’étais pas là depuis deux heures que mon ignorance totale de ces tracés géométriques éclatait aux yeux, aux quatre paires d’yeux qui m’épiaient, sournois d’abord, puis ironiques. Mes rosses de collègues avaient tacitement convenu de me tenir en quarantaine. Ils voyaient en moi l’intrus, porté par la faveur de l’ingénieur en chef à une situation à laquelle il n’avait pas droit, mangeant par là leur maigre pain de misère. Ils savaient mon origine, et que mon père passait pour avoir des sous. Enfin, je sortais du lycée de Dijon, considéré par eux comme une pépinière de fruits secs. Ils n’avaient pas à me ménager.

— Mais vous ne savez rien, mon garçon ! me dit le conducteur, dès le premier soir. On ne vous a donc même pas appris à coter un profil ?

Il voulut bien me fournir quelques indications sommaires. dont je m’efforçai de retenir le sens général. Le malheur, c’est que j’avais oublié le peu de géométrie qu’on m’avait enseigné, ce qui m’amenait à tirer des traits hors de toute logique. Les autres en riaient sous cape, sauf un certain Poirier, grand fumeur de pipes, qui, tout en enfournant son tabac, louchait vers mon travail et m’en signalait les grossières hérésies. Ce qu’ainsi j’exécutai au cours de ma première huitaine était d’une si flagrante insuffisance que le conducteur, hochant la tête, déclara qu’il en référerait à M. Toussaint. L’ironie de ces messieurs s’accentua lorsqu’une brève enquête leur eut appris que je n’étais pas bachelier, alors qu’avec une stupide impudence je m’attribuais ce laurier universitaire. Ils me tinrent pour un cancre doublé d’un imposteur.

Je ne réagissais pas, honteux, d’une si évidente infériorité. Mais je sus bientôt que l’ingénieur en chef prenait très mal le rapport de l’homme à barbe de chèvre, critique directe du choix par lui fait en ma personne. Sur son ordre on ne me confia plus que des épures très faciles, d’élémentaires travaux d’écriture. Cela me ramena littéralement à la vie et j’eus assez de liberté d’esprit pour, enfin, regarder autour de moi.

Je m’attachai d’abord à fixer l’amitié de Poirier, qui puait la pipe et la bouteille, et à trente-cinq ans en paraissait cinquante. Quelques petits verres y suffirent. Il ne me quitta plus. Un jour qu’il m’avait conduit dans un cabaret près de la porte d’Ouche, une jeune fille laide, pâle et maigrichonne, chaussée de sabots et vêtue comme une ouvrière pauvre, vint s’asseoir à notre table. « Tu tombes bien, lui dit-il. Tu vas faire la connaissance d’un de mes collègues du bureau, M. Fargèze, qui est autrement plus gentil que moi. » Il me la présenta : « Elle s’appelle Sophie Moutin, mais on lui dit Fifine. » Presque aussitôt il s’excusa d’être obligé de partir et nous laissa. Je n’avais guère lieu de lui en savoir gré, car je ne me sentais pas la moindre envie de lier connaissance avec cette demoiselle. Aussi restai-je coi, les regards immobilisés sur mon verre. Elle alors, après un moment, prit le parti de se retirer, non sans m’adresser poliment un au revoir.

Au bureau, Poirier ne fit même pas allusion à cette présentation singulière. En revanche il me parla femmes, putains de la ville, cherchant à savoir si j’étais quelque peu dégourdi. Je lui fis des réponses évasives, sur un ton d’indifférence. Il dut me croire en état d’innocence et changea bientôt de conversation.

Cependant je commençais à trouver longue ma trêve de sagesse, et je m’en tourmentais d’autant plus que je continuais d’ignorer le Dijon de la putasserie, quoi qu’en pensât le crédule Morizot. Je rencontrai sa Delphine, précisément. Elle me reconnut, me dit qu’elle s’était mise en ménage avec un employé de la mairie. Elle en avait eu un enfant et ne voulait plus faire l’amour avec d’autres. Je n’osai lui parler de Sidonie. Sidonie ! La revoir m’eût bien déçu, sans doute, mais longtemps, j’ai cherché, je l’avoue, sans parvenir à la retrouver, la ruelle où, sur un lit loqueteux, j’avais laissé mon pucelage.

Je déambulais par les rues. Je passais de longues heures dans les débits. J’étais attablé, un soir, près du Château-d’Eau, dans un bal à cinq sous dont les garçons de la poste aux chevaux étaient les joyeux clients, quand j’aperçus la dénommée Fifine, qui hésitait à s’approcher. Je me sentais si seul que je lui fis un signe d’appel, toute minable et laideron qu’elle fût. Elle accourut, s’assit, me demanda comment j’allais, accepta un verre de limonade et se mit à me raconter volubilement, comme à une vieille connaissance, les faits de toute sa journée, les commissions dont l’avait chargée sa mère, sa visite à sa sœur, à l’hospice Sainte-Anne, et ce que lui avait dit le juge de paix pour qu’elle fût payée par un patron qui lui redevait vingt et des francs. Elle était — mais je ne le sus qu’ensuite — ravaudeuse aux gages d’un fournisseur de l’armée d’Orient. Elle y gagnait par jour sa pièce de trente sous.

Depuis une heure elle babillardait de la sorte quand je me résolus à l’emmener chez moi. Je n’eus même pas à le lui proposer car, m’étant levé, elle m’accompagna tout en continuant de dévider ses histoires, pour moi sans queue ni tête. Elle avait une bizarre allure de marche, trottinait à pas menus, le torse en avant, comme font les gosses qu’on entraîne. Elle ne s’interrompit de m’en raconter que devant ma porte pour me dire qu’elle ne pourrait me donner toute la nuit, parce qu’elle couchait chez sa mère. Je n’en demandais pas tant. Sevré depuis des semaines, je ne voyais en elle qu’un pis-aller qui me permettrait d’attendre autre chose. Entrée dans ma chambre — je prenais pension chez un modeste logeur que Morizot m’avait indiqué, sur le chemin de Larey, à deux pas du bureau — elle recommença de jacasser, se déshabilla, se faufila dans le lit sans fermer son robinet à paroles. Mais j’étais pressé et je m’emparai d’elle avec une vivacité qui la fit rire. Elle se tut, m’embrassa, me serra, me mit en passe d’aller sans détour où je me hâtais. Elle n’avait pas apparence de poitrine ; ses cuisses étaient des bâtons de chaise et ses fesses tenaient dans le creux d’une main, mais elle usait avec une acrobatique virtuosité de ce jeu d’osselets, et pendant plus de deux heures elle sut me garder ou me ramener dans ses bras. Minuit était sonné quand elle me dit qu’il lui fallait partir.

— Je pourrais venir vous amuser le matin, en allant à mon travail, me proposa-t-elle. Je passe par ici.

Je ne demandais pas mieux et ce fut entendu. Dès ce matin-là, vers six heures et demie, elle toquait à ma porte. Elle releva ses nippes et je pus constater que sa pauvre jupe et sa chemise rapiécée étaient fort propres. Je la pris de bon cœur. Voulait-elle un peu d’argent ? Elle fit non, de la tête. Je lui offris de lui acheter quelques colifichets, ce qui la rendit si heureuse qu’elle se rejeta sur moi, déploya tous les artifices de son petit ventre pour m’amener à la ressaisir. Cette visite matinale me devint vite une habitude. Le dimanche, Fifine arrivait plus tard, après la messe, car elle y allait. Une fois, vidant devant moi sa poche pour y chercher une convocation de justice de paix, elle en tira un chapelet, une médaille de la Vierge, plusieurs de ces images sur papier à dentelle qui tiennent lieu de signets pour les paroissiens.

Elle avait moins besoin de colifichets que de vêtements. Je la conduisis dans une grande boutique de la rue Guillaume, où un commis lui montra des robes, des caracos, des fichus. Elle n’en avait jamais tant vu et en resta toute pantoise. Pour vingt-trois francs que je payai, elle emporta deux chemises, un tablier, une jupe, une camisole. Chez un cordonnier voisin, elle eut des souliers pour cinq francs. À vingt-six ans — car c’était là son âge bien qu’on ne lui en donnât pas plus de dix-huit — elle n’en avait encore usé qu’une paire. Elle ne chaussait que des sabots.

Quand, parée de neuf, elle entra le matin suivant dans ma chambre, elle rayonnait de se voir si faraude. Je lui promis un bonnet pour la sainte Sophie, qui tombait le 1er août. Elle ne savait comment me remercier et, certes, elle m’en donna pour mon argent. Je m’arrangeais si bien d’elle que j’étais impatient d’entendre le tambourinement de ses doigts contre ma porte. La singulière créature qui se glissait alors sous mon drap me divertissait par une diablerie d’extravagantes pirouettes. Elle jouait à cache-cache, furetait, bondissait, roulait en boule au fond du lit, pour revenir d’un trait me coller son petit derrière sur la figure. Parfois elle se livrait à de folles grimaces, enflait ses joues, tapait du poing dessus, faisait craquer ses articulations. Ses sèches jambes passées derrière le cou, elle sautait d’abord sur les mains, puis soudain se retournait tête en bas et, ainsi disloquée, s’écriait en gigotant de façon cocasse :

— Mon cul à l’envers ! N’est-ce pas qu’il est drôle ?

Un soir, l’ayant emmenée dans un cabaret de la rue du Chaignot où je m’amusais à suivre des parties de billard, je vis entrer Poirier, à qui je n’avais rien dit de mes rendez-vous avec elle.

— Ah ! les amoureux ! fit-il.

Puis, se tournant vers Fifine :

— Te voilà fringuée comme une dame. As-tu remercié M. Fargèze, au moins ?

J’étais très gêné. Je lui payai à boire mais, nos verres vidés, je donnai le signal du départ. Fifine demeurait dans le même quartier que lui, au faubourg de Raines, et m’ayant souhaité le bonsoir ils s’éloignèrent de compagnie. Cela me fut pénible. J’avais beau me dire que c’était lui, Poirier, qui m’avait fait connaître cette fille, je me sentais piqué au vif. Qu’elle eût été sa bonne amie, je n’étais pas assez couillon pour le mettre en doute, mais cela m’écœurait de penser qu’elle continuait de l’être, qu’elle allait de moi à cet ivrogne, lui servant les mêmes grimaces, l’amusant de la même cabriole du cul à l’envers. Le lendemain matin, elle ne me toucha pas un mot de Poirier. Nous ne parlâmes pas non plus d’elle au bureau, Poirier et moi. J’aurais pu croire qu’il existait deux Poirier différents, l’un ignorant l’autre. Je me bornai à ne plus sortir avec Fifine, qui jamais ne me fit à ce sujet la moindre observation.

Septembre arriva. Je me laissais aller à la bonne vie qui m’était faite. Au bureau, où l’on venait de me caser dans une petite pièce, j’avais pris mes aises et je sifflotais toute la journée, ce qui agaçait la barbe de chèvre. J’eus par deux fois la visite de mon père, venu pour des achats de planches. Je recevais régulièrement des nouvelles de Morizot, qui, très pris par des études pour la construction d’un chemin de fer, se lamentait de ne pouvoir venir à Dijon, où l’appelaient « ses dévotions à Vénus ». Il me faisait parvenir les lettres que m’écrivait Mme Fosson et qu’il recevait pour moi. Elles m’apportaient d’éperdues protestations d’amour. Je finis par y répondre, après la troisième, et ce fut en vers, en vers salés, poivrés, par lesquels j’évoquais nos nuits chaudes, tout ce qu’avaient vu mon lit et le sien. Elle me croyait toujours à Saint-Brice. Je la renseignai sur ma nouvelle situation, lui donnant l’adresse des ponts-et-chaussées, où désormais elle pourrait directement m’écrire. Quelle imprudence ! Huit jours plus tard, comme, après le déjeuner, je regagnais le bureau, je trouvai, attendant à quelques pas de la porte, une femme de tournure bourgeoise tenant un sac de nuit : Claire Fosson ! Elle se jeta si vivement à mon cou que j’en perdis l’équilibre. On nous observait et je lui fis bonne mesure de ma mauvaise humeur. Pourquoi ne m’avait-elle pas prévenu ? Mais, sans m’écouter, elle m’embrassait et m’embrassait encore. Pouvais-je renvoyer sans plus de frais une femme qui venait de faire soixante lieues pour me voir ? J’arrangeai les choses en lui indiquant un hôtel, rue des Godrans, sous prétexte que je logeais chez des amis de ma famille. J’y viendrais à la sortie du bureau.

J’y fus, en effet, et il me fallut dans la minute même lui consentir un acompte sur ce qu’elle était venue chercher de si loin. Nous dînâmes, et comme elle se sentait lasse, elle se mit au lit, où je dus la suivre. Je tenais à ne pas interrompre mes matinées avec Fifine, et grâce à l’argument familial de mes logeurs, je pus me desserrer d’elle avant minuit. Mais le lendemain me fut dur, qui me jeta dans les bras d’une amoureuse reposée et exigeante. Je me montrai tiède à la tâche. Le charme de nos nuitées d’Orléans était rompu. Si je ne restais pas insensible aux attestations de sa tendresse, qui eussent galvanisé un mort, je ne retrouvais plus en elle le même excitant que naguère. Toutes mouvementées fussent-elles, ses fortes fesses ne me faisaient pas oublier le petit derrière que Fifine animait de si plaisante façon.

Elle devait rester trois jours. À raison de deux entrevues quotidiennes, j’avais de quoi m’occuper. Je m’en tirai mieux que je ne pensais, et j’eus même quelques agréables passes durant les dernières heures, tant elle fut ingénieuse à se faire valoir. Elle n’en jugea pas moins que quelque chose était changé en moi, et des larmes en flots m’arrosèrent. Chère Claire, qui me parlait comme une maman, l’instant d’avant ou celui d’après ! Quand la diligence qui l’emportait s’élança sur la route de Montargis, je ne retins pas un soupir de soulagement. Elle m’envoyait des baisers et le geste de sa main se perdit bientôt dans des nuages de poussière.

J’eus, à quelque temps de là, une aventure qui vaut d’être contée. Un soir, fuyant une pluie torrentielle, j’entrai, sur la route de Paris, dans un débit enfumé qu’éclairaient mal deux lampes à huile. Dans un coin sombre se tenaient trois soldats, coiffés du bonnet de police. L’un d’eux attira mon attention. Où diable avais-je vu cette figure ? Il me parut qu’il me regardait. Eh ! C’était Bougret, l’amoureux d’Agathe. Je savais qu’il s’était faufilé au bureau de recrutement de Dijon par l’entremise du chef, le capitaine Tautain, qui était de Saint-Brice. Je le connaissais à peine, mais je lui vouais un légitime ressentiment, moins pour le pucelage d’Agathe qu’il m’avait pris que pour la chaude-pisse qu’il m’avait passée. Aux heures cuisantes de cette épreuve vénérienne, je crois bien que je lui aurais administré une raclée si je l’avais rencontré sur ma route. Vengeance intempestive, car il ignorait évidemment les libertés que je prenais avec Agathe, bien qu’il ne fût pas sans avoir entendu jaser dans Saint-Brice à propos de notre intimité d’enfance.

Je le vis se lever, venir à moi la main tendue. C’était le type même du troupier villageois, court, maigriot, rougeaud.

— Monsieur Fargèze, comment que vous allez ? fit-il. Vous v’la donc à Dijon, à c’t’heure ?

— Oui, comme vous voyez, répondis-je sans me hâter de saisir la main.

— On se verra sans doute à Saint-Brice pour la Toussaint, monsieur Fargèze ?

— Peut-être bien.

— Alors, au revoir, monsieur Fargèze.

— Au revoir.

Il regagna sa table, comprenant que je n’engagerais pas un entretien. Des charretiers qui venaient d’entrer se faisaient servir du ratafia. Ils se mirent à chanter et, soudain visant la tablée de soldats, s’écrièrent que ces bougres de clampins avaient l’air de se foutre de leur gueule. Les rixes entre civils et militaires étaient fréquentes. L’impopularité de la troupe se justifiait par la vantardise agressive des guerriers de l’Orient. Les trois soldats feignant de ne pas entendre, l’un des braillards frappa du poing sur leur table jurant qu’il se chargeait d’apprendre la politesse aux fiers-à-bras de caserne. Ils ne bougeaient toujours pas. L’homme leur répéta sous le nez ses menaces, jusqu’à ce qu’arrachant le bonnet de police de Bougret il le fit voler à travers la salle. Inquiets, cette fois, les soldats se levèrent pour gagner la porte, mais Bougret voulut ramasser son bonnet, ce qui retarda sa retraite. Lui fermant le passage, l’homme lui décocha en plein visage un coup qui fit jaillir le sang. Bougret n’était pas de taille à riposter. Son agresseur l’acculait dans un coin, se préparant à l’entreprendre. Il faisait peine à voir, appelait à l’aide, mais ses camarades, dehors déjà, et qui tentaient de revenir pour le dégager, se heurtaient à un barrage formé par les autres, par le tenancier lui-même, prenant parti pour sa clientèle de charretiers. Je n’hésitai pas une seconde. Je bondis sur l’homme et, l’empoignant rudement au collet, je l’envoyai rouler à terre. Saisissant aux reins le tenancier, je le secouai d’avant en arrière et le basculai sur une table. L’un des énergumènes qui défendaient la porte venait de m’allonger un furieux coup de pied dans les côtes, qui eût pu m’étourdir. Je l’étreignis à pleine ceinture et fis masse de son corps sur ses compères. Cette manœuvre dégageait la porte. Poussant mon lascar dans le recoin du comptoir, où il trébucha, je m’échappai en même temps que Bougret, qui continuait de saigner à gros jets, mais du nez seulement. Nous prîmes rapidement le large, car des gens de mauvaise mine accouraient de toutes parts.

J’avais eu chaud, et la moindre faute de tactique eût pu me coûter cher. La soudaineté de mon attaque et le sentiment de ma force m’avaient sauvé. Bougret se mouilla le nez à une fontaine. Il me fit mille remerciements et ses deux camarades me complimentèrent. Alors, comme il ne pleuvait plus et que les batteries donnent soif, j’emmenai le trio boire une bouteille dans un endroit mieux famé. Quand nous nous séparâmes nous étions, Bougret et moi, les meilleurs amis du monde.

Je ne tenais qu’à demi à m’aller encroûter à Saint-Brice pour la Toussaint, mais ma mère se languissait de moi, comme on dit chez nous. Je demandai cinq jours au conducteur, qui m’en accorda huit. Je n’avais rien fait qui justifiât cette générosité, mais le bonhomme à la barbe de chèvre se réjouissait d’être huit jours sans me voir. Je fus donc toute une semaine au pays, où je trouvai mon père dans le plus grand embarras, débordé par ses écritures. Il me fit entendre qu’il n’était pas très sensé que je fusse occupé au-dehors quand il y avait double besogne à la maison. Je tremblai pour ma félicité dijonnaise, et m’asseyant à la caisse je mis à jour toute la comptabilité. Aussi sortis-je peu, tenant compagnie à ma mère. Saint-Brice, au reste, me paraissait funèbre. Morizot ne m’amusait plus. Je sus que Bougret était là, se partageant entre la maison de ses parents et l’auberge Lureau, où, la nuit, il rejoignait Agathe. Il avait raconté la rixe avec les charretiers, insisté sur ma brillante intervention dans l’affaire. On m’accueillit comme un héros à l’auberge. Sans oser m’approcher, Agathe m’incendia de regards adorateurs.

Je fus bien aise de revoir le pavé de Dijon. C’était le matin, au petit jour. Je trouvai dans mon escalier Fifine. À tout hasard, elle m’attendait en tricotant. Je me délassai quelques instants avec elle, qui me régala de ses amusantes cabrioles.

Ce que je craignais arriva : dans la première quinzaine de décembre mon père vint et me fit voir un visage soucieux. Il me dit qu’il ne sortait pas de sa paperasserie et que, décidément, je lui manquais. « Mon garçon si cela continue, je devrai prendre un commis. Vois ce que tu as à faire. » Je compris que l’inéluctable était là, et je m’inclinai, déclarant que j’étais prêt à quitter mon emploi pour revenir à Saint-Brice. Il fut convenu que mon père écrirait à l’ingénieur en chef, lui donnerait des explications, lui ferait des excuses. Il s’en retourna rasséréné.

Quelques jours plus tard M. Toussaint me fit appeler. Il venait de recevoir la lettre. Je lus sur son visage qu’il était enchanté de se débarrasser de moi, bien qu’il me parlât avec une exquise condescendance : « Je m’en voudrais de vous disputer à votre père. Il a besoin de vos services. Votre devoir filial est d’être auprès de lui. » Il décida que ma liberté me serait rendue à la date de Noël.

Fifine eut une moue de consternation quand je lui appris la catastrophe. « Je me faisais si bien à vous ! » Je lui demandai quel souvenir lui serait agréable. Elle rêvait d’une croix de cou. J’en eus une belle, en argent, pour huit francs. Follement heureuse, elle se para sans tarder de ce bijou, après avoir passé dans l’anneau un cordonnet de velours noir. Nue, à quatre pattes et cul en l’air, elle se faisait un jeu de voir se balancer la croix à chacun de ses gigotements. Je lui offris encore un flacon de vinaigre de toilette et de la pommade Philocôme, un produit que vantaient des affiches sur tous les murs.

La veille de la Noël me revit piteux à Saint-Brice, où je me réinstallai. Le léthargique ronron du village allait me reprendre. Il me reprit, et je fus enfermé de nouveau dans le cercle étroit d’où je m’étais par deux fois évadé : maison de famille, auberge, chantiers, péniches. Je me referais bien vite à l’ami Morizot.

Il ne me manquait qu’une chose, et je l’avais à portée de la main. Agathe se désolait de n’être plus ma bonne amie, mais quoi qu’elle fît je restais impassible. Il ne me fallut pas moins qu’un irritant jeûne de trois semaines pour m’amener à signer la paix avec elle. Encore ne me jetai-je pas à sa tête. Un soir, à l’auberge elle me prit à part.

— Pourquoi que tu ne me revois pas, Félicien ? Je t’assure que je n’ai plus rien, ni Bougret non plus.

Je grillais de céder, mais je me contins, m’éloignai sans lui répondre. Elle réitéra le lendemain, comme je me rendais à la cour en traversant la cuisine.

— Je t’assure, Félicien, que tu peux me revoir sans crainte. Sur la tête de ma mère, je peux te le jurer !

J’en avais assez de bouder contre mon désir. Un attouchement sur les tétons de ma grosse camarade fut le muet signal qui déclencha tout. Déjà troussée, elle s’évasait sur le bord d’une table. Notre brouille de six mois fut ainsi dissipée, et nos relations de jour et de nuit reprirent comme auparavant.

Avril vint, qui — le 8 — marquait une grande date de ma vie : ma vingtième année ! Vingt ans ! Bien souvent, adolescent, je m’étais dit : « Dans tant d’années tu auras vingt ans ! » Il me semblait qu’une heure si importante ne devait pas sonner du même son que les autres. Vingt ans ! Aussi fus-je un peu déçu de constater que le 8 avril ne m’apportait rien de particulier. J’étais un jeune homme de vingt ans, voilà tout. Cependant Morizot voulut célébrer cet anniversaire par un punch d’honneur qui nous rassembla tous à l’auberge, après neuf heures du soir. Agathe fut de la partie et la mère Lureau elle-même trinqua. On but abondamment et l’on fit grand tapage, mais dans l’entrain général je demeurai morose. Une brume de mélancolie m’enveloppait tout entier.

Les deux jours qui suivirent me trouvèrent plus mélancolique encore. Soudain, quelle diversion miraculeuse ! L’année 1855 avait vu à Paris une splendide Exposition universelle des produits de commerce et de l’industrie. Nous en avions eu quelques échos, celui du succès de la batellerie, par exemple. Nous savions que de nombreux bateaux exposés sur la Seine par des constructeurs de tous pays, y demeuraient encore cinq mois après la clôture de l’Exposition, et que la vente par adjudication publique en aurait lieu dans le courant de mai. Le 11 avril, nous vîmes entrer chez nous un administrateur de la Compagnie des Quatre Canaux (Bretagne, Nivernais, Berry, Latéral à la Loire), que nous connaissions depuis longtemps. Il dit à mon père que la Compagnie avait l’intention de faire des offres pour l’adjudication d’un des lots, et lui demanda s’il consentirait à se rendre à Paris afin de vérifier sur place l’état de ce matériel, ajoutant que ses frais lui seraient largement payés. Troublé par cette demande assurément flatteuse, mais qui le prenait à l’improviste, mon père balbutia, s’excusa. Il ignorait Paris, son plus long voyage n’ayant pas dépassé le département de l’Yonne. L’administrateur insista, disant qu’il lui donnait vingt-quatre heures pour réfléchir.

Le résultat négatif de cette réflexion ne faisait pas de doute. Mon père craignait de paraître gauche dans Paris. Je risquai alors une insidieuse proposition, celle de l’y accompagner. Je pensais qu’il la jugerait ridicule, mais il médita là-dessus et je le vis bien quand, le lendemain, revint l’administrateur.

— J’irais peut-être à Paris si le fils m’accompagnait, hasarda-t-il.

Ô bonheur ! L’administrateur accepta d’emblée et nous pria de prendre immédiatement nos dispositions de départ. Au remboursement de nos frais s’ajouterait une somme de deux cent cinquante francs, honoraires coquets de l’expertise.

J’allais voir Paris ! Nous fîmes nos paquets. Je me renseignai sur les heures du chemin de fer. Nous logerions chez un ancien pénichien, Buizard, qui tenait sur le quai des Grands-Augustins, au coin de la rue Dauphine, un hôtel à l’enseigne des « Amis de la Marine ». Nous partîmes le lundi 14 avril. Ayant pris à Auxonne le train de dix heures du matin, qui nous conduisit à Dijon, nous arrivions à huit heures du soir au débarcadère parisien de la Compagnie du Chemin de fer de Lyon.

Je me souviendrai toujours de ce premier contact avec la capitale. Il pleuvait. Un brouillard jaunâtre revêtait toutes choses. Nous nous trouvions, mon père et moi, dans une sorte de cave à ciel ouvert, au sol enduit d’une fange noire et gluante. Poussés, bousculés, nous suivions la foule des voyageurs, et bientôt nous étions dans la rue, sous l’averse. Il nous fallait un fiacre. Où le prendre ? Les gens que nous interrogions répondaient par un geste vague. Plantés sur le pavé depuis un grand quart d’heure, trempés, grelottants, nous ne savions à quoi nous résoudre quand un gardien de la paix passa, qui nous conduisit à une station de voitures, boulevard Mazas. Un cocher de la Compagnie impériale y somnolait. Pour un franc et sept sous, il nous mena quai des Grands-Augustins, à travers des rues guère mieux éclairées que celles de Dijon, et plus sales. L’hôtel « Aux Amis de la Marine » était une masure à la façade rongée, que désignait une lanterne représentant, peints sur la vitre, deux joyeux mariniers, le verre en main.

Buizard, gros Bourguignon de belle humeur, nous reçut en ami, nous donna une chambre très propre, dont la fenêtre s’ouvrait sur la rue. Nous dînâmes à la table de famille, avec le patron, la patronne, sa fille, plus une demi-douzaine de mariniers. Nous étions en pays de connaissance.

Fatigués, nous ne songions qu’à dormir. Mais je restai un long moment les yeux collés à la fenêtre. Paris ! La rue Dauphine ! Je voyais se mouvoir quantité de parapluies. Allaient et venaient deux raccrocheuses, au coin du quai. Elles accostaient, reprenaient leur marche. Sur ce tableau d’une rue parisienne la pluie versait ses larmes de désolation.

Quand je me réveillai, auprès de mon père qui ronflait sous son bonnet de coton, une aube terne visitait la chambre. Il pleuvait toujours. Habillé de frais, je descendis, vins sur le seuil de l’hôtel. Il n’était que sept heures. Que de voitures, déjà ! Les gens, eût-on dit, circulaient sous les roues, sans en prendre souci. C’étaient des ouvriers, des marchands, des commis, des ménagères tenant leur cabas. Deux jolies filles, bras à bras, me dévisagèrent, chuchotèrent je ne sais quoi, éclatèrent de rire, prirent leur trot comme des folles. Ce que je voyais là, devant moi, ce décor étranger, ce mouvement inconnu, c’était Paris. Paris ! Mais la pluie, cette pluie, qu’elle était triste !

J’appelai mon père et Buizard arrosa de mêlé-cassis notre réveil. Tout fier de diriger nos premiers pas dans la grande cité, il voulut bien nous accompagner jusqu’au port de l’Exposition, aménagé à proximité du Palais de l’industrie, où il nous quitta, nous laissant à notre examen des bateaux qui s’y trouvaient rassemblés. À midi, seuls cette fois, nous reprîmes le chemin de la rue Dauphine. Nous ne pouvions nous égarer, n’ayant qu’à traverser la Seine, et pourtant nous nous égarâmes dès les premiers pas, descendant la rivière au lieu de la remonter. À deux heures nous retournions aux bateaux, que mon père se proposait d’étudier un à un. Parés pour une exhibition, les plus beaux révélaient des tares sérieuses, alors que d’autres, d’un aspect médiocre, se recommandaient à un œil averti. Mon père me communiquait ses observations et je prenais des notes. La révision de ces écritures occupa toute notre matinée du lendemain.

La pluie venant enfin de céder au soleil, Buizard décida qu’après déjeuner nous irions en promenade. Ce qu’il connaissait de Paris était peu de chose, mais comme nous n’en connaissions rien, il avait sur nous un brillant avantage. Il nous emmena chez son beau-frère, qui tenait épicerie rue du faubourg Saint-Denis, et le chemin qu’il nous fit suivre passait par les Tuileries, où nous vîmes défiler la garde impériale, par la rue Saint-Honoré, le Palais-Royal, Notre-Dame-des-Victoires, le Mail, le boulevard Bonne-Nouvelle. Que de noms familiers ! Je les avais lus cent fois dans les gazettes. J’ouvrais tout grands des yeux qui brûlaient d’une étrange fièvre. Les fêtes organisées pour célébrer la paix étaient officiellement closes, mais elles se continuaient sur les boulevards, où s’alignaient des baraques foraines. Des officiers russes passaient aux bras de Parisiennes, et des acclamations les saluaient. L’incessant flux de la foule, le roulant tonnerre des voitures, faisaient de moi le stupide provincial admiratif et ahuri. Des calèches emportaient d’éblouissantes dames, et ce spectacle, s’il me ravissait, me navrait en même temps, car je me disais que la joie de le revoir ne me serait peut-être jamais donnée. Mon père, par contre, jurait que pour rien au monde il n’eût voulu vivre dans cet enfer.

Le soir, au dîner, Buizard nous présenta un jeune gabelou, M. Maillefeu, qui avait son bureau sur le port. Un garçon de vingt-cinq ans, laid de visage, mais d’un charmant caractère. Je devinai que Mlle Jeanine Buizard, jolie et belle, ne lui était pas indifférente. Il me parla de la vie qu’il menait, très agréable, son emploi lui laissant beaucoup de liberté. Il aimait le théâtre, passait ses soirées aux Bouffes, aux Folies-Nouvelles, aux Délassements Comiques. Il connaissait les acteurs et les actrices qu’idolâtrait le public, Arnal, Bouffé, Laferrière, Mélingue, Mme Plessy, Mme Doche, Rose Chéri. Je l’écoutais bouche bée, anéanti par le sentiment de ma condition misérable. Il me disait : « Pourquoi restez-vous dans votre trou de Bourgogne ? Vous trouveriez mieux à vous occuper ici. » Longtemps je m’entretins avec lui, mon père ayant regagné notre chambre. Il me parlait de Paris, intarissable chapitre. Onze heures sonnaient quand à mon tour je montai me coucher.

Je m’endormis, rêvant du boulevard et des Parisiennes. Paris ! Paris ! Hélas ! Au petit jour, Buizard nous réveillait, interrompant mon rêve. Dès six heures nous roulions dans le train qui nous ramenait à Dijon, et rompus de fatigue, nous nous retrouvions à Saint-Brice à la tombée de la nuit.

CHAPITRE NEUVIÈME

Mois d’ennui à Saint-Brice. Je tire au sort.
Je pars pour Paris. Fifine et Lolotte.

Le voyage à Paris devait m’être fatal. C’en fut fait de ma résignation à demeurer dans ce trou de Bourgogne, qu’avait ainsi qualifié le gabelou Maillefeu. Non ! Non ! Je ne subirais pas à perpétuité cette existence d’écureuil en cage. Paris ! Je ne voulais pas plus entendre parler de Dijon que de Saint-Brice. Paris ! Paris ! Cent fois par jour je disais mon intention d’y aller vivre. Je la criais à ma mère qui en gémissait. Mon père, à qui je l’exprimais plus discrètement, me répliquait que si ces messieurs de la Compagnie des Quatre Canaux lui demandaient de retourner à Paris, il leur ferait bien sa révérence. Je devins insupportable à tout le monde. Morizot ayant plaisanté les airs de mirliflore que je prenais, disait-il, depuis que je m’étais promené cinq minutes sur le boulevard, je me fâchai, m’emportai, quittai l’auberge Lureau en jurant de n’y plus remettre les pieds. J’y revins dès le lendemain, et Morizot, que j’embrassai, en fut si heureux qu’il se soûla jusqu’à rouler sous la table.

Comment n’y serais-je pas revenu, à cette familière auberge, alors qu’elle était mon unique dérivatif à l’ennui ? Quatre ou cinq fois par jour j’en passais le seuil. Les semaines, les mois, s’étiraient ainsi. J’avais renoncé à ces périodiques escapades à Dijon auxquelles Morizot demeurait fidèle. Il ne m’eût pas été désagréable d’y retrouver Fifine et son petit derrière, mais je reculais devant l’obligation d’avouer si pauvre intrigue à Morizot. Je me résignais donc à ma prison de Saint-Brice, où tout au moins je disposais de ma grosse Agathe. Je ne dissimulais plus rien de mes rapports avec elle. D’un clin d’œil je la prévenais, ou d’un sifflotement. Elle se rendait, moi la suivant, à la cuisine ou dans la cour, prête au service et prenant posture. Quelquefois, de bon matin, je la surprenais dans son lit, roulée, beurrée sous les draps tièdes. La mère Lureau m’entendait monter, s’éloignait et ne reparaissait plus.

De me voir mener une telle vie de basse gouape, mes parents se désolaient, sans trop m’adresser de reproches. Qu’auraient-ils pu me dire ? Je les aimais de tout mon cœur. J’étais d’une correction filiale irréprochable. Je savais, quand il le fallait, donner le coup de collier qui, au bureau, faisait l’admiration des clients. Ils n’en souffraient pas moins de constater que mon avenir pourrissait dans sa fleur, et j’en souffrais trop moi-même pour qu’il me fût possible de les rassurer. Le pressentiment d’une séparation prochaine, définitive, créait entre nous un sourd malaise. La joie ne connaissait plus le chemin de notre maison. Je sortais avec mon chien en me proposant d’aller à travers bois, et puis je revenais après un instant, le front las, non sans avoir fait passer ma maussaderie sur le pauvre animal. Je lisais, et les premières pages lues, j’envoyais promener le livre. Confidences, de Lamartine, romans de George Sand, d’Émile Souvestre, de Gérard de Nerval. J’ébauchais des poèmes, parfois assez joliment venus, dont je déchirais le manuscrit avant que l’encre en fût sèche.

Vint le jour du tirage au sort. Je fus à Saint-Jean-de-Losne, où je pris part aux bruyantes réjouissances des conscrits. Je coiffai le haut chapeau de soie à longs poils, d’où cascadait un flot de rubans tricolores. Les gars de Saint-Brice, qui me connaissaient bien, se montraient fiers de moi. Je tirai de la boîte le numéro 169, qui était bon, et je l’épinglai à mon couvre-chef en manière de cocarde. On me remit un certificat de libération. Le sieur Fargèze, Félicien, inscrit au tableau de recensement de l’arrondissement de Beaune, classe 1856, n’était pas compris dans le contingent. Je fêtai ma chance en la noyant sous les libations traditionnelles. Il y eut banquet, suivi de bal, et je me battis avec cinq ou six rustres qui, tout saignants, en appelèrent dix autres que je m’apprêtais à descendre quand les gendarmes intervinrent. Tout s’arrangea. J’entraînai dans les champs une grande fille rousse avec qui je dansais et la servis sans beaucoup de politesse. Enfin, vers les dix heures du soir, ivre à ne plus tenir debout, je me retrouvai je ne sais comment à Saint-Brice et j’allai frapper à l’auberge, où clignotait la lueur d’une chandelle. Ce fut la mère Lureau qui m’ouvrit.

— Bougret est là, me dit-elle.

Je la repoussai, criant : « Bougret, je m’en fous ! » J’allais faire des bêtises quand une main solide s’empara de mon bras, la main de mon père qui, inquiet, les autres conscrits étant depuis longtemps rentrés, m’attendait sur la place. Je me laissai ramener par lui, et douze heures de sommeil dissipèrent mon ivresse.

Il fallait en finir. Je m’avisai d’écrire à Maillefeu, le suppliant de me dénicher à Paris un emploi quelconque, dans son administration ou ailleurs. Il fut quinze jours sans me répondre et je ne comptais plus sur lui quand m’arriva sa lettre. Un an s’était écoulé depuis mon bref séjour dans la capitale. Le gabelou avait épousé Jeanine, la fille de l’hôtelier Buizard. Il allait être père. Il me disait avoir cherché quelque chose pour moi, mais sans succès. Il n’était pas impossible d’obtenir, à l’octroi municipal, de petits emplois de surnuméraire, mais après concours seulement. Cependant on pouvait être admis au surnumérariat provisoire, pour peu qu’on fût appuyé. Il n’osait m’offrir de m’y faire admettre, car c’était accepter de travailler longtemps sans rétribution, mais il se tenait à ma disposition et ferait volontiers le nécessaire.

Je sautai sur cette offre réticente avec une avide précipitation. J’écrivis à Maillefeu que peu m’importait d’être rétribué pourvu que je fusse à Paris. Je lui dictai presque les termes d’une lettre que je pourrais faire lire chez moi. Perspective d’un emploi avantageux à l’octroi, proposition précise de surnumérariat, avec rétribution rapide. Mon affaire était sûre, lui disais-je, s’il consentait à forcer la note. Il y consentit, répondit si exactement à mes vues que mon père ne put rien objecter. La correspondance entre Maillefeu et moi se poursuivit, l’excellent garçon faisant diligence auprès de ses chefs pour que je fusse pourvu d’un surnumérariat à titre précaire, ce qui était un expédient courant dans l’administration. Il eut rapidement gain de cause et je pus serrer de près la question de mon départ.

Ma mère en larmes, mon père conciliant, se résignaient à me laisser partir pour Paris. Il convient de noter que nos chantiers étaient en plein chômage, les affaires subissant partout un marasme dont on n’entrevoyait pas le terme. Nous avions dû débaucher la moitié de nos ouvriers. Mon absence ne créerait donc aucun embarras à mon père, qui se disait qu’à Paris je pourrais enfin m’orienter vers une situation sérieuse. En attendant, et durant tout mon stage de surnuméraire à l’octroi, il m’assurerait une mensualité de quatre-vingt-dix francs. Il ne m’en fallait pas plus. Le temps de préparer ma malle et je quitterais Saint-Brice. À Paris, je descendrais « Aux Amis de la Marine », où Buizard me réservait une chambre et la pension.

Je vécus la bonne moitié de ces derniers jours à la table de l’auberge ou dans le lit d’Agathe. Inconsolable, ma bonne amie pleurait sans trêve, me faisant promettre de ne pas l’oublier. Et le lundi 8 juin 1857, dans l’après-midi, je fus accompagné par mon père, ma mère et Morizot, à la voiture qui allait me conduire à Auxonne. J’y trouverais le train pour Dijon, où j’attendrais près de trois heures celui de la ligne centrale. À six heures du matin je frapperais de mes talons le pavé de Paris.

Nul incident ne marqua la première partie de mon voyage. Dès que je fus dans le train, je me sentis tout dégagé. Le nez à l’étroite fenêtre, je sifflais les plus joyeux airs de mon répertoire. Il faisait grand jour encore, à sept heures et demie, quand j’arrivai à Dijon. Tenant mon sac de nuit, je me préparais à m’asseoir dans un coin pour y casser la croûte, quand j’entendis l’appel d’une voix de femme : « Monsieur Fargèze ! » Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître Fifine, qui sautillait au-delà de la barrière. Fifine ! J’étais à cent lieues de penser à elle, dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis dix-huit mois. Elle n’avait pas changé, toujours maigre et proprette, les cheveux bien ratissés sous la résille. Elle ne semblait nullement étonnée de me voir.

— Toi ici, Fifine ? Et comment vas-tu ?

— Je vais bien, merci. Et vous ?

Je passai la barrière. Nous nous serrâmes les mains, en amis. Aussitôt, et comme si notre séparation eût été de la veille, elle me raconta mille et mille histoires avec sa coutumière volubilité. Elle avait eu un tablier déchiré par un clou de cette barrière, l’autre jour ; elle avait bien manqué d’aller à une foire du voisinage où l’on devait tirer un feu d’artifice ; les soldats d’Orient étant revenus couverts de poux, on brûlait leurs guenilles en dehors de la ville ; on venait de vider le canal, et le poisson avait été pour rien au marché. Elle me dit aussi que Poirier, pris par les reins, était depuis janvier à l’hôpital.

Je lui offris d’entrer chez un marchand de vins, et ce fut elle qui, tout en babillant, me dirigea vers un débit, rue du Débarcadère, où nous nous assîmes devant une bouteille de rouge. Je disposais de plus de deux heures avant le départ du train. Ne pouvions-nous aller faire l’amour dans quelque garni ? Je lui proposai et elle accepta joyeusement.

— Vous n’avez qu’à venir dans ma chambre. Elle est belle, ma chambre. C’est ici, dans la maison.

Cela simplifiait tout. Je l’accompagnai au premier étage, où elle entra dans une grande pièce dont un lit à rideaux occupait un coin. Mais il y avait quelqu’un, dans ce lit, une très jeune fille, charmante tête blonde qu’éclairaient de grands yeux bleus. Je m’arrêtai, tout interdit, interrogeant muettement Fifine.

— Elle s’est mise au lit de bonne heure, parce qu’elle a dansé toute la nuit, se borna-t-elle à me dire.

Et, m’amenant auprès du chevet :

— Lolotte, dis-lui bonjour.

Une voix angélique se fit entendre, tandis qu’un sourire animait la plus fraîche bouche du monde.

— Bonjour, monsieur.

Cela ne m’expliquait pas grand-chose. Fifine voulut bien ajouter que son amie Lolotte ne travaillait pas depuis quelque temps, un bourgeois lui donnant des quinze francs par semaine pour une fois qu’il la voyait ; que sa mère la pourchassait partout, la menaçant du commissaire, vu qu’elle n’avait que dix-sept ans. Or, tout en parlant, elle se déshabillait, enlevait sa chemise.

— Ça ne gêne pas Lolotte, allez, vous pouvez venir, conclut-elle en s’allongeant sur le lit.

J’hésitais, intimidé par les malicieux regards de la jolie blonde. « Ça vous ennuie qu’elle vous voie faire ? » dit Fifine. Lolotte se mit à rire : « Je ne regarderai pas. Je vais me retourner. » Ainsi fit-elle, se plaquant vers le mur en roulant de la croupe. Je vins alors m’étendre auprès de Fifine, qui s’empara de moi avec l’alerte brusquerie que je lui connaissais. Elle me séparait de Lolotte, mais comme je l’enfermais dans mes bras, je rencontrai de rondes fesses qui n’étaient pas les siennes. Ces fesses ne se défendaient pas, se tendaient, répondaient à ma caresse. Un frisson de concupiscence me parcourut. Souple et serpentine, Fifine se tortillait contre moi, ma main continuant de visiter l’autre chair, palpant ces formes inconnues, se glissant dans l’intimité de leurs plis, et je n’apaisai mon trouble extrême qu’en m’abandonnant à ma maigre amie et à ses ruses mouvantes. D’ailleurs elle avait surpris mon manège, car à présent j’amenais à moi Lolotte, soudain devenue toute pâle et s’associant au plaisir qu’elle me faisait goûter.

— Elle est encore plus chaude que moi, fit-elle dans un rire, en cabriolant hors du lit.

La tête me tournait un peu, tant la secousse nerveuse avait été vive. Lolotte me souriait, jolie à damner tous les saints. Fifine vit où allaient mes yeux et, rabattant le drap, relevant la chemise de son amie, me fit admirer le plus agréable corps que j’eusse vu jusque-là, une gorgerette pointante, un ventre lisse comme marbre, où frisottait une légère toison fauve. La complaisance de Fifine irait-elle jusqu’à me permettre de posséder tout cela ? Dans une heure il me faudrait repasser la barrière de la gare. Mais l’amour creuse et je n’avais pas dîné. Ma mère avait placé dans mon sac d’abondantes provisions de bouche, poulet rôti, pâté, gâteaux, sans oublier deux bouteilles d’excellents vins de Beaune. Je les déballai et Fifine, nudité sautillante, installa le tout sur la table. Lolotte s’était levée. On dîna. Les deux bouteilles furent vidées et la chambre s’emplit d’éclats de rire. Le temps pressait. N’emporterais-je de Lolotte que le souvenir d’un énervant pelotage ? Fifine se recoucha, m’appela, me manœuvra, féline, me bouleversa par cette acrobatie sexuelle qui m’avait attaché à sa maigreur laide. Je résistais, ne voulant pas tout lui devoir, et Lolotte sembla le comprendre, s’approcha, permit à ma main des explorations précises, Fifine l’attirant à elle et confondant étroitement nos chairs en rumeur.

Quelques minutes plus tard, nous dormions côte à côte, le vin et l’amour ayant eu raison de nous. Quand je me réveillai, depuis plus d’une heure le train que je devais prendre roulait vers Paris. Bah ! Le premier convoi du matin étant à huit heures, j’allais achever la nuit auprès de Fifine et de Lolotte, et à sept heures, Fifine se rendant à son travail, je ferais mes adieux aux deux amies. Elles dormaient encore, mais je me tins éveillé, tourmenté par la présence de la désirable Lolotte, couchée au-delà de Fifine et que je visitais de la nuque aux cuisses. Le désir me tenaillait d’une autre visite, plus directe. Passant sur elle, qui entrouvrit les yeux, j’allai droit à un angle humide dont elle ne me disputa pas le chemin. Adorable Lolotte ! Une indicible félicité me fut donnée, qu’elle partagea sans doute, ses savoureuses lèvres se greffant aux miennes. Nous nous rendormîmes dans les bras l’un de l’autre, où nous surprit bientôt Fifine, si amusée du tableau que son rire nous réveilla. Elle ne comprenait pas que nous ayons pu nous gêner pour elle. Je l’embrassai, mais pour bien montrer qu’elle était sans jalousie elle s’en alla dès six heures et demie, nous laissant seuls. Je lui avais remis, en souvenir, un louis de dix francs tout neuf, cadeau de ma mère.

Elle n’avait pas refermé la porte qu’une étreinte me soudait à Lolotte, que je pus investir enfin tout à mon aise. Mais comme je goûtais le bonheur de la tenir expirante, l’heure fuyait et je devais renoncer au train du matin, reporter à l’après-midi un départ qui ne me préoccupait plus. Je m’abandonnais à cette merveilleuse fortune. Je contemplais Lolotte sans pouvoir me détacher d’elle. La tête renversée sur l’oreiller, elle me disait : « Cela me peine que vous vous en alliez. Emmenez-moi. » Je sus qu’elle s’appelait Charlotte Prieur. Elle était depuis trois mois dans sa dix-huitième année. Battue par sa mère, elle travaillait à de la broderie, lorsqu’elle travaillait. « Emmenez-moi, répétait-elle, emmenez-moi. » Petite Lolotte ! Je lui donnai des sous pour qu’elle descendît acheter notre déjeuner. Elle dressa la table. À midi reparut Fifine, qui ne s’étonna pas de me revoir. Mais sitôt après le repas, et Fifine repartie, nous nous recouchâmes. Trois heures sonnaient quand je m’accordai quelque répit. Je décidai de prendre le train de cinq heures. Auparavant, j’irais faire un tour en ville. Lolotte m’accompagnerait et je la prierais de choisir dans une boutique le cadeau qui lui plairait le mieux.

— Emmenez-moi, je serai sage, continuait-elle à dire. Emmenez-moi !

Après tout, pourquoi ne l’emmènerais-je pas ? Je lui louerais une chambre, je la verrais chaque jour, je la promènerais sur les boulevards, nous irions ensemble dans les théâtres. Je cacherais cette liaison à Maillefeu et aux Buizard, et mes parents n’en sauraient rien. Ma bourse était amplement garnie. En dehors de ma mensualité de quatre-vingt-dix francs, j’avais reçu six louis de mon père, quinze écus de ma mère — en cachette — et je disposais d’économies dépassant soixante francs. Je réfléchissais à cela sur la poitrine satinée de Lolotte. Oui, pourquoi ne l’emmènerais-je pas ?

— Je t’emmène, lui dis-je. As-tu ce qu’il te faut pour partir ?

Elle battit des mains, m’embrassa. « Je ne tiendrai pas beaucoup de place. Je vous aimerai bien. » Elle n’avait ici que deux chemises, deux paires de bas, un caraco, un mantelet de ville, des bottines fines, le tout en bon état, plutôt coquet. Mais pas de chapeau. Je lui en achèterais un, puis un sac de nuit, quelques autres petites choses. Nous partirions par le dernier train du soir, celui que j’aurais dû prendre la veille. Nous dînerions avec Fifine, bien entendu. Que dirait-elle de cela, Fifine ?

Lolotte me prodiguait de tendres promesses. « Je serai votre petite femme. Je ne vous ferai pas de misères. » À six heures Fifine arriva et je lui dis notre projet. Elle n’en manifesta ni étonnement ni dépit. « Emmenez-la, pardi. Si ça ne va pas, elle en sera quitte pour revenir. » Elle s’offrit à préparer le dîner pendant que nous ferions nos emplettes. Nous voilà donc sortis, Lolotte et moi. Dans la rue, bras à bras, comme deux galants, nous regardions les boutiques. Nous arrivions à la porte Guillaume lorsque Lolotte jeta un cri : « Ma mère ! » Elle se dégagea de moi, partit au galop, et je vis une femme courir après elle, l’atteindre, crier, frapper, prendre à témoin les passants. Ensuite il n’y eut plus rien. Les passants s’étaient dispersés, Lolotte et sa mère ayant disparu. Lolotte avait-elle pu fuir ? J’attendis en vain quelque temps et, désolé, je retournai chez Fifine qui, m’ayant écouté, s’amusa de l’histoire et me rassura.

— Elle va revenir. Elle se fait souvent prendre et toujours elle s’échappe. Sa mère ne sait pas qu’elle loge ici.

Cependant, comme à huit heures elle n’était pas là, Fifine mit le couvert et nous dînâmes sans gaîté, n’échangeant que quelques paroles. « Elle va revenir », persistait à dire Fifine, et j’attendais. Jusqu’après dix heures nous veillâmes à la fenêtre. Le train du soir partit. À minuit enfin, aucun espoir n’étant plus permis, Fifine se coucha et je m’étendis à ses côtés.

Mais le repos que je souhaitais me fut refusé par elle, qui se fit câline et frôleuse. D’abord j’eus l’impression qu’elle se contenait pour ne pas pleurer, cachant sa figure. Jalouse ? Je n’eus pas le temps d’en décider, car déjà reparaissait sa gaminerie naturelle. Je revis la Fifine capricante et bouffonne, s’agitant dans le lit à la manière d’un farfadet. Elle alerta mes sens par ses contorsions lubriques, la petite parade du cul à l’envers n’étant pas oubliée. Il me fallut me rendre, céder à son effréné mécanisme, et je laissai dans ses bras le reste de mes forces. Même, au cours de la nuit, réveillé par un dernier aiguillon, ce fut moi qui requis la gymnastique lascive de son petit derrière. Je pensais à Lolotte, et je crois que la pauvre Fifine s’en doutait un peu.

Je ne pouvais différer de nouveau mon départ. À sept heures, Fifine devant s’en aller, je descendis avec elle. Je lui dis adieu, glissai dans sa poche un écu. Le train partait à huit heures. Planté devant l’entrée des voyageurs, je regardais vers le haut de la rue du Débarcadère, d’où pouvait survenir Lolotte. Je ne montai dans le wagon qu’au tout dernier moment. Le voyage me parut interminable. À quatre heures de l’après-midi j’arrivais à Paris, et une demi-heure plus tard je descendais d’un fiacre devant l’hôtel des « Amis de la Marine », où depuis trente-six heures j’étais attendu.

Deuxième partie

CHAPITRE PREMIER

À l’octroi de la barrière de Clichy. Ludivine.
Promenades dans Paris. L’attentat d’Orsini.
Amours de carnaval.

Pas gais, mes débuts à Paris. Les affaires allaient mal et la bonne humeur n’était plus de saison aux « Amis de la Marine ». Buizard montrait un front barré de rides. Les transports par eau chômaient, concurrencés par les chemins de fer, le patronat de la batellerie n’ayant pas daigné s’adapter à cette ferraille, trop longtemps sujet de ses moqueries. Voituriers, loueurs de chevaux, garçons d’écurie, maréchaux-ferrants, charrons, bourreliers, se croisaient les bras devant les bateaux vides. Je devinais pourtant d’autres soucis en Buizard. Le mariage de sa fille avec Maillefeu avait eu son plein consentement, ce brave garçon ne pouvant que rendre Jeanine heureuse, mais quelques mois après les noces, la toux qui secouait par moment le jeune gabelou s’était révélée sous son vrai visage, celui de la phtisie. Je revoyais un Maillefeu étique, essoufflé, hoquetant, crachant, faisant pitié. Peut-être les fatigues conjugales, souvent excessives chez les poitrinaires, avaient-elles accéléré l’évolution du mal. Cependant Jeanine, sa femme, jolie toujours, étalait une grossesse de six mois. Je l’avais peu regardée, l’an passé, et j’observais cette fois la flamme singulière de ses yeux noirs. Les jeunes époux avaient leur chambre dans l’hôtel et prenaient leurs repas à la table commune, Mme Maillefeu s’occupant avec sa mère de la cuisine et des clients.

Toute la famille fut aux petits soins pour moi, et le lendemain de mon arrivée Maillefeu me présenta lui-même au chef que j’allais avoir, l’inspecteur Moulin, de l’entrepôt général des boissons et des huiles. Déception ! Je ne travaillerais pas dans le même bureau que lui, sur le port, mais dans celui des services extérieurs de la section nord, à la barrière de Clichy. Ainsi, je devrais faire deux fois par jour, à pied, car les omnibus étaient rares, le trajet des quais à la barrière, mon repas de midi étant pris sur place. Mais l’essentiel n’était-il pas que je fusse à Paris ? Le reste importait peu et je remerciai sincèrement le serviable Maillefeu, qui avait dû se démener pour me caser tant bien que mal.

Me voilà donc gabelou de Paris, gabelou surnuméraire. Vins en cercles, en bouteilles, cidres, poirés, hydromels, eaux de senteur, fruits à l’eau-de-vie, conserves à l’huile et au vinaigre, allaient devenir mon domaine. Dans une bicoque obscure et sale, adossée à la grille de l’octroi, on me fit asseoir devant de gros registres qu’ornaient des titres en majestueuse ronde. Le milieu me parut sinistre, mais loin de m’y heurter à des gens hostiles, comme aux ponts-et-chaussées de Dijon, j’y fus reçu avec la plus franche cordialité par les deux vieux employés à casquette dont je devenais l’aide bénévole. Un litre de vin bouché, offert par eux, arrosa mon intronisation. J’en offris deux autres que partagèrent des charretiers, un balayeur, une grosse ménagère qui passait là, portant un panier chargé de légumes. On ne s’ennuyait pas dans ce service ! Batiot et Poulard, les deux vieux, étaient d’anciens sous-officiers qui avaient participé à la capture d’Abd-el-Kader, près de la Moulouïna, en 47, et à qui l’on avait fait ce pont d’or. L’esprit de corps de garde qu’ils entretenaient dans ce bureau d’octroi était inimaginable. Batiot aimait la bouteille, Poulard donnait la préférence aux jupons, l’un et l’autre étant largement approvisionnés par les commères et les marchands de vin qui vivaient sur les confins de la barrière. Dès le premier soir, je dus remplacer Batiot, qui était soûl, et je vis Poulard s’enfermer derrière les planches mal jointes du réduit où l’on rangeait les ustensiles de jauge, avec une auvergnate barbue, toute noire du charbon qu’elle débitait quelque part à Batignolles. Il en sortit plus noir qu’elle. « Cochon ! rigola Batiot. T’as pas honte ! J’vas aller le dire à l’époux de madame. »

Je dominais mon modeste emploi, qu’un enfant de douze ans eût pu tenir. Quelques écritures, toujours les mêmes, et des chiffres, presque invariables, alignés entre des colonnes. Je posais ma plume et regardais le paysage, au-delà d’étroites vitres poussiéreuses, la Grande-Rue séparant Montmartre de Batignolles, la place, les rues populeuses descendant vers la Chaussée-d’Antin. On me disait : Paris est désert, en ce moment ! Les gens sont à Baden ou à Trouville. Mais je n’imaginais pas qu’il pût être plus animé, ni plus magnifique. Mon double voyage entre les « Amis de la Marine » et la barrière me prodiguait des ravissements. Je suivais les Champs-Élysées à travers les piaffants équipages. N’en aurais-je pas un, plus tard ? Il me le fallait à quatre chevaux, avec valets devant et derrière. Dans le fracas des cavaliers de la garde, je vis passer l’empereur et l’impératrice. J’accueillis par des acclamations, comme tout le monde, la calèche attelée de poneys blancs qui conduisait au Bois le poupon impérial. Avec une candeur de nouveau débarqué, d’abord il m’arriva de me dire : « Si la jolie Lolotte était là, comme elle serait ébahie ! » Je l’imaginais se promenant à mon bras par ces rues imposantes, dans cette foule qu’on eût dit toujours en fête. Mais peu à peu son image disparut de ma pensée, et si je l’y fis reparaître, ce fut pour m’avouer que les Parisiennes eussent éclipsé l’amie de Fifine. Toutes me semblaient divinement belles, et j’adressais à toutes des regards extasiés. Mais elles ne me les rendaient pas, et je me sentais perdu parmi tant d’inconnues indifférentes. Étourdi par le renouvellement perpétuel de ces spectacles, je vivais dans une sorte de brouillard où se perdait pour moi la notion des heures et des jours. J’accomplissais automatiquement ma besogne, et le reste du temps j’absorbais, je digérais Paris.

On sut bientôt, à la barrière, qu’un jeune commis, et de belle mine, je puis le dire, faisait des écritures à l’octroi. Il vint des filles, servantes de maisons bourgeoises ou de boutiques. Elles entraient, bavardaient avec mes deux collègues en me dévisageant à la dérobée. J’en distinguai une, assez attrayante blonde, aux appas solides. Poulard la pelotait, mais elle se refusait à ses propositions : « J’accepterais peut-être si vous étiez jeune comme monsieur. » Elle me souriait et nous fûmes prompts à faire plus intime connaissance, dans le réduit même, exigu et malodorant, où forniquait l’ardent Poulard. Le vieil amateur du beau sexe s’en allait déjeuner à onze heures et n’en revenait qu’à midi. Entre-temps je pouvais disposer du local. « Piano ! Piano, la jeunesse ! Ne démolissez pas la baraque ! » me cria Batiot qui nous y avait vus pénétrer. C’était une certaine Ludivine, qui servait chez un huissier de la Grande-Rue, maître Raffard. Elle s’en retourna contente et je n’eus pas à l’en prier pour qu’elle revînt presque chaque jour.

Ces premières semaines, ces premiers mois de Paris, j’en ai gardé le souvenir précis, intact : un enchantement. Je me souviens de m’être mêlé, en juillet, à la foule en larmes qui suivait le convoi funèbre du chansonnier Béranger. Je flânais au hasard et, le soir, je sacrifiais mes trente sous aux théâtres que me signalait Maillefeu. Je m’offris les Ombres chinoises chez Séraphin. Boulevard du Temple, je connus le Petit Lazari, les Funambules, les Délassements Comiques. J’applaudis Arban aux Concerts de Paris. Au Cirque de l’Impératrice, je vis le fameux singe que présentait le clown Boswell. Le joyeux répertoire des Bouffes-Parisiens me fut révélé par l’inénarrable Demoiselle en loterie, qui faisait salle comble. Un soir qu’aux Folies-Dramatiques je me régalais de la revue En avant, marche ! je fus témoin d’une scène bien parisienne : tout le public, debout, saluant d’une ovation Mlle Déjazet qui, dans une loge, assistait au spectacle avec son fils.

Six mois passèrent comme dans un rêve. C’est alors que je résolus de quitter les « Amis de la Marine », sous prétexte de me rapprocher du bureau, mais en réalité pour me rendre plus libre. Au numéro 7 du Chemin de ronde allant de la barrière de Clichy à celle de Monceau, le photographe Le Guay me loua pour vingt-deux francs par mois une petite chambre mansardée assez claire, ayant une cheminée qui tirait bien. Je prenais mes repas à la table d’hôte du café Saint-Louis, 22, rue des Dames, dont le patron, M. Descomps, était un ami des Buizard.

J’avais à présent un coquet collier de barbe. Je m’enhardissais à courir les rues, et le pavé de Paris me devenait familier. Cigare au bec — un petit bordeaux d’un sou, à défaut de régalias ou de trabucos — je m’appliquais à singer les zigs qui, rue Bréda, soufflaient la fumée de leur tabac sous le nez des jeunes biches se pavanant aux portes. Je me risquais dans les bals du quartier, la Reine Blanche, l’Ermitage, le Château Rouge, et bientôt l’art du cancan et des ailes de pigeon n’eut plus de secrets pour moi.

J’étais chaque soir dehors, dès que j’avais dîné. Je m’y trouvais ce soir inoubliable du 14 janvier 1858 où se produisit l’attentat d’Orsini. Je me tenais dans la foule au coin de la rue Le Peletier, à quelques pas de l’Opéra, où devaient se rendre l’empereur et l’impératrice, et je vois encore le cortège arrivant sous des acclamations, un galop de lanciers de la garde annonçant les voitures. Il était huit heures et vingt minutes. Soudain, trois formidables coups de feu ébranlèrent tout, et ce fut la panique. La calèche impériale avait reçu la première bombe à l’avant, la seconde à gauche, la troisième au-dessous. Elle était criblée de projectiles. Ah ! ces cris, ces hurlements ! Il y avait quantité de tués et de blessés. (Plus de cent cinquante personnes atteintes, hommes, femmes, enfants.) Cependant Napoléon et son Eugénie s’en tiraient sans une écorchure. Je défaillais d’épouvante, mais je me repris et fus des premiers à répondre à l’appel de la police, réclamant des citoyens de bonne volonté pour secourir les victimes. Il me fallut enjamber des cadavres d’hommes et de chevaux, des débris de toutes sortes, dans une atmosphère empoisonnée de fulminate. Je transportai cinq ou six blessés jusqu’à une pharmacie voisine, des messieurs en habit, des dames en toilette de soirée. Je me souviendrai toujours d’une grande et belle femme couverte de bijoux et sentant bon, que le déplacement d’air provoqué par les explosions avait entièrement dévêtue, de la poitrine aux cuisses, arrachant la crinoline. Évanouie seulement, elle gisait dans une voiture de la Cour. Je la soulevai avec précautions, non sans tirer de l’œil sur la blancheur d’un ventre buissonné de blond, cependant que mes mains soupesaient un fort monticule glacé, la masse inerte des fesses nues.

Le Carnaval débutait mal avec cet événement. La promenade même du Bœuf gras — il s’appelait Léviathan — s’en ressentit et ne déclencha pas l’habituelle grasse liesse populaire. Cependant le gouvernement fit l’impossible pour réagir contre un sentiment de malaise que des centaines d’arrestations ne contribuaient guère à dissiper. Les mascarades furent encouragées, subventionnées, si bien qu’ouvriers et bourgeois cessèrent de bouder contre cette joie carnavalesque à laquelle étaient attachées tant de gaillardes traditions parisiennes. Bacchanales et saturnales se déchaînèrent aussitôt sur Paris et ses faubourgs.

J’avais entendu parler bien souvent de cette folie ahurissante, dont les premiers grelots tintaient dès l’Épiphanie et qui allait croissant jusqu’après le Mardi-Gras, s’interrompant alors pour reprendre et se clore à la Mi-Carême. Mais l’idée que je m’en pouvais faire n’était qu’approximative, et je ne crois d’ailleurs pas qu’une description, si évocatrice soit-elle, puisse donner de cette orgie pascale une impression véritablement à l’échelle de la réalité. Qu’on imagine les rues et boulevards livrés aux chicards, flambards, balochards, à une chienlit que tous les bals, tous les cabarets, vomissaient comme autant de gueules de l’enfer. D’un enfer bon enfant, mais qui n’en troublait pas moins le repos des philistins insensibles au rythme épileptique de la « Chaloupe amoureuse » ou du « Hanneton en goguette ». Que l’employé négligeât son bureau, l’étudiant son cours ; qu’il y eût moins de commis dans les boutiques, d’artisans sur les chantiers, l’excuse du Carnaval expliquait et justifiait ces carences excessives. Cela durait six semaines, que la grisette vivait dans une ivresse bruyante et sautante, sans se soucier de la misère qu’elle retrouverait en son galetas quand la dernière crêpe aurait été arrosée par le dernier verre de punch.

La préparation des déguisements primait tout autre souci, car c’était à qui présenterait le plus inattendu. Jamais je n’aurais cru qu’on pût voir si grand nombre de masques, sur le coup de dix heures du soir, entre le quartier Lorette et le faubourg Saint-Denis. Que de pierrots, d’arlequins, de pseudo-kabyles, de hussards fantaisistes, de sapeurs comiquement accoutrés, se démenant parmi de trémoussantes filles, muées en bergères, en bayadères, en débardeuses d’opérette, chemise large ouverte, ample culotte, longue ceinture à franges, chapeau de postillon ou bonnet de police gaillardement posé sur l’oreille, tandis que gigotaient les désopilants chicards, affublés d’hétéroclites friperies, d’ornements burlesques, de toute la batterie de cuisine qui leur pouvait tomber sous la main !

Me voyez-vous, isolé que j’étais, lancé dans cette furieuse bagarre ? Je voulais cependant n’en rien perdre, et je me promettais de m’y amuser de la manière que je jugeais la meilleure, c’est-à-dire en faisant l’amour. Il ne tenait qu’à moi de me joindre à la bande amicale des commis d’octroi qui menaient de bout en bout le Carnaval, tous frais payés par une cagnotte, mais je préférais courir ma chance, d’autant plus que les bals dont j’étais devenu l’habitué m’accordaient l’entrée gratuite, sous la seule condition que je fusse travesti ou tout au moins masqué.

Je louai à Perrin, portier du bal de la Reine Blanche, un costume de pierrot pas trop défraîchi — coût, quinze francs pour la durée du Carnaval — et je le complétai par un masque cocassement blême. Après quoi je m’abandonnai à la danse, aux lutineries anonymes des masques, mes nuits se passant en la compagnie de fous et de folles qui fraternisaient entre eux. Partout c’était la cohue, et dès minuit la soûlerie de punch rendait irrespirable l’atmosphère des salles. Mais si l’on buvait et pelotait sans retenue, si la frénésie de rut allait jusqu’à l’accouplement immédiat dans les corridors et les chiottes, je ne trouvai rien pour moi au milieu de tant de femelles qui semblaient avoir le feu au cul. J’en étais à ce même point le soir du Mardi-Gras quand je me souvins d’un bal masqué, un modeste bal à clarinette, dont m’avait parlé Ludivine. Je continuais de voir cette blonde fille, poitrine pesante et derrière bien calibré. Je la recevais à présent dans ma chambre, sans toutefois beaucoup l’y retenir, car elle était bête et ne changeait pas assez souvent de chemise.

Elle passerait, m’avait-elle dit, la nuit du Mardi-Gras à ce bal, proche de la barrière, avec de petites gens du voisinage, dont plusieurs ne m’étaient pas inconnus. J’y fus à une heure du matin, sous mon masque et dans mon habit de pierrot, mais ma haute taille ne me permit pas de m’y dissimuler longtemps, alors qu’il me fallut plus d’une heure pour dépister Ludivine sous le travesti rose d’une laitière en sabots. Elle me fit intriguer par une pierrette joliment prise de taille, qui consentit à soulever son loup, sous lequel j’identifiai une mercière de la Grande-Rue, Mme Adin, jeune veuve que je saluais quelquefois en passant devant sa boutique, et qui, grande, mince, légère, m’intéressait par un clair visage piqueté de son, une excitante bouche qui devait à sa conformation d’être toujours entrouverte sur le rire des dents. Je dansai avec l’une et l’autre. Je payai à boire. Je me distinguai dans un quadrille des lanciers. À trois heures, enfin, mes cavalières voulant s’en aller, je les invitai à venir goûter chez moi du vin de Beaune qui arrivait tout droit du pays. Ludivine accepta vivement, Mme Adin se laissant entraîner par elle. Ma chambre était d’ailleurs à quelques minutes de là.

Je fis un bon feu. Deux bouteilles de Beaune arrosèrent des biscuits que j’avais en réserve. Je titubais. Très soûle, Ludivine braillait la rengaine, sur l’air du Bivouac, qu’on était las d’entendre : « Faut toujours, quand un Français s’grise — Qu’il frappe, qu’il cogne, qu’il brise — Chacun sait ça… ! — Mais si la France casse les verres — Foutons-nous-en, c’est l’Angleterre — Qui les paiera. » Quant à Mme Adin, la tête paraissait lui tourner. Elle écoutait sans mot dire, se tenant manifestement sur ses gardes. Alors la braillante petite bonne ayant ramené jusqu’au ventre son cotillon de laitière, je me défis de ma défroque de pierrot et, demi-nu, me quillant cyniquement contre cette salope, je l’accrochai avec l’aisance de l’habitude sans qu’elle s’interrompît de brailler, si bien que tout en y allant bon train, je me mis à brailler à l’unisson, accompagnant à pleine gueule le refrain stupide : « Vive l’Anglais quand il s’agit d’payer ! — Voilà, voilà, voilà — Le refrain du quartier… — Bréda ! » Mme Adin nous regardait faire, ouvrant de grands yeux traversés de lueurs troubles, mais comme, fini le duo lubrique, je me risquais à la trousser, elle me repoussa, voulut partir. Je me rhabillai et les accompagnai. L’huissier Raffard, chez qui servait Ludivine, habitait à deux pas. Elle nous quitta devant la maison. J’allais conduire Mme Adin jusqu’à sa boutique, cent mètres plus bas, la Grande-Rue étant pleine d’ivrognes à la galanterie agressive.

Arrivée chez elle, elle me remercia, me dit au revoir. Elle dormait debout. Je l’attirai à moi, l’embrassai sur la bouche, cette bouche dont le sourire m’excitait. Elle ne m’opposa pas de résistance. Elle ouvrit sa porte. Je lui demandais la permission de la suivre : « Chut ! fit-elle en me livrant passage. Ma mère couche au premier. « J’entrai. Son lit occupait l’arrière-boutique. J’y fus derrière elle et, sitôt, dans une épaisse obscurité, je la pelotai au vif. Elle se coucha, m’empoigna, si agitée que ses talons m’éperonnèrent. Mais je ne m’attardai guère et, savourant d’un dernier baiser sa bouche, je me retirai à pas de voleur, la laissant au lit. Je crois bien que cinq minutes ne s’étaient pas écoulées quand je me retrouvai dans la rue.

Je me berçai de l’espoir que nous ne nous en tiendrions pas à cette saillie ultra-rapide, qui avait eu pour effet de me rendre plus curieux d’elle. Je m’abusais. Ayant revu Mme Adin le lendemain, je constatai que son attitude n’était pas celle d’une femme prête à retomber dans mes bras. Le visage qu’elle me fit voir n’avait plus son sourire. Se reprochait-elle de m’avoir si facilement cédé, sous l’influence du punch, du vin, et sans doute aussi du spectacle de chiennerie que Ludivine et moi lui avions donné ? Je la revis plusieurs fois encore, aussi fermée, muette, lointaine. Décidément, ma sauce de Mardi-Gras lui avait suffi.

Que m’apporterait la Mi-Carême, après cela ? Je décidai d’en consacrer toute la nuit au seul bal de la Reine Blanche, où j’avais le mieux mes habitudes. Je venais de rendre au portier Perrin, qui louait des costumes, le service de lui calligraphier deux écriteaux : « Ici on loue tous travestis et accessoires. » Il m’en remercia en me prêtant un brillant harnachement de tambour-major, qui m’allait comme un gant. Ce prestigieux déguisement me valut un vrai succès dans les quadrilles, où je fus le point de mire des femmes. Je lançais en l’air la canne et la rattrapais avec une surprenante adresse. J’avais des moustaches et une barbiche fantastiques. Bien malin qui m’eût reconnu.

Je fus d’un quadrille avec un lascar qui me dépassait de la tête. Il était en gendarme de caricature, d’une impayable cocasserie, et il remuait la ferblanterie d’un énorme sabre qui lui battait la cuisse et dans lequel s’empêtraient les danseuses, qui, rigolant, s’étalaient pattes en l’air, exhibant le plus possible de leurs dessous. Nos partenaires, l’une en vivandière, l’autre en grenadier du Premier Empire, étaient faites à ravir. La vivandière, petite et frétillante, et que je devinais jolie sous son masque, me plut sur-le-champ. Venues ensemble au bal, elles ne se quittaient pas, riaient follement de tout. Je leur offris du punch, qu’elles goûtèrent du bout des lèvres. Elles devaient être étrangères à ce milieu d’employés et de petits-bourgeois, noceurs à la bourse plate. La fraîcheur de leurs costumes, l’élégance de leurs manières les signalaient aux danseurs, qui les assaillaient d’invitations.

Je les perdis de vue dans la foule comme je dansais avec d’autres, mais vers deux heures du matin je les revis devant moi, toujours aussi pleines d’entrain. J’engageai pour une valse la petite vivandière, tout heureuse de tournoyer dans la cohue excentrique. Quelle était séduisante en ce costume tricolore, avec le petit chapeau plat crânement en arrière ! Le tonnelet qui complétait son travesti ne pesait pas lourd, mais il ajoutait à l’allure décidée de cette mignonne sirène de Carnaval, passionnée de danse, qui ne s’offusquait pas des grivoiseries, mais pirouettait dès que lui arrivait, brutale, quelque insultante proposition. Sa grenadière compagne n’était pas moins attirante, mais elle affectait une moue un peu hautaine. Alors, les ayant ramenées vers les tables à punch, nous relevâmes nos masques, cette licence étant générale à pareille heure. Les gentils visages qui se révélèrent à ma vue ! Mais il me parut que le mien surprenait agréablement ces demoiselles. Elles n’imaginaient pas qu’un jeune homme pût se dégager de cet imposant accoutrement de tambour-major. Elles en rirent, en me l’avouant, et j’observai que la hautaine grenadière se rapprochait de moi. Mais je n’avais d’yeux que pour ma petite vivandière.

Elles allaient quitter le bal. On se bousculait aux deux sorties. Je pris leurs manteaux au vestiaire, que tenait le portier. Je méditais sur les moyens de poursuivre cette ébauche d’intrigue, quand un violent remous de joyeux masques se lutinant sépara les deux amies, ma vivandière me restant, que perfidement je dirigeai vers l’issue la plus éloignée. Un moment elle attendit sous le porche, où l’éclairage se bornait à trois globes de gaz, piquant de points roux la nuit à travers une pluie fine. Elle se résigna bientôt à s’en aller seule. Elle prendrait un fiacre. Astucieux, je m’offris à l’accompagner jusqu’à la barrière de Clichy, où elle aurait plus de chance d’en trouver un. Elle accepta. Mais, la pluie redoublant, les voitures passant à vide étaient rares. Ne serait-il pas sage d’attendre un instant dans quelque café ? Elle fut de cet avis. J’en savais un, discret à souhait, chez Guillon, au coin de la rue de Clichy. Mme Guillon y somnolait. Dans le désert d’un salon en retrait, qu’éclairait en veilleuse une grosse lampe à huile, elle nous servit de l’orangeade à la groseille. Il avait un faux air de cabinet particulier, ce salon, qu’ornaient deux divans de velours rouge. Ma vivandière eut un recul d’inquiétude quand elle se vit là seule avec moi.

— Il est tard. Il faut que je rentre…

Je la chauffais de mes regards. Je lui dis que j’étais fou d’elle. Comme j’allais l’embrasser, elle mit une main sur sa bouche, et j’embrassai la main, avec une telle ardeur qu’elle en fut remuée et me livra la bouche. J’étais tout près de chez moi et je lui proposai de l’y emmener. Elle se récria. « Chez vous, moi ! Vous n’y pensez pas ! » Elle refusa de me donner son nom, consentit seulement à dire qu’elle demeurait Chaussée-d’Antin, dans sa famille, qui la croyait à un bal d’amis, rue Saint-Lazare. Je l’enlaçai sans qu’elle protestât. Elle me laissa visiter son corsage. Ses seins pointèrent. Je m’enhardis jusqu’au taffetas tricolore du jupon, sous lequel s’égarèrent mes recherches, qui atteignirent une chaire douce et tiède. J’y jouai si subtilement qu’un baiser m’en récompensa, auquel je donnai dix fois la réplique. Et puis, mon jeu se précisant, la petite vivandière se rejeta, face empourprée, vers l’extrémité du divan où mes bras allèrent la reprendre. Je lui renouvelai mon invitation à venir chez moi. « Pourquoi faire, chez vous ? » me chuchota-t-elle à l’oreille. Ma caresse exploratrice insistait, la violait en ses œuvres vives. « Pourquoi faire ? reprit-elle se raidissant toute. Expliquez-moi. Je suis très ignorante. » Si ignorante que cela ? J’eus, en la regardant, un sourire d’incrédulité. Je connaissais assez le bal de la Reine Blanche pour savoir que les pucelles ne le hantaient guère. « Vous ne me croyez pas ? Méchant ! » Et sa protestation s’acheva sur mon épaule, où se posa sa tête mutine. « Il ne m’est pas possible d’aller chez vous. Il faut que je m’en aille. » Je la pressais ; j’étais à bout d’émotion charnelle. Je la ployai sur le divan, dégageai l’orée d’un pantalon où ne m’attendait qu’une faible défense. Je l’ajointai, fouillant, fouissant à l’aveuglette, gêné et gauche. Elle s’abandonnait. Mes baisers cueillaient de gros soupirs. Je finis par l’anneler à demi, mal. Un petit cri, des yeux blancs, une pâmoison brève. Elle se redressa, me fit voir que sa fine lingerie était teintée de rouge. « Méchant ! » répéta-t-elle. Elle ne dit rien d’autre, tapota la soie froissée de son travesti. Au comptoir, la tête dans les mains, Mme Guillon continuait de somnoler. Et nous nous en allâmes, laissant sur le velours du divan des traces horriblement évidentes.

Il ne pleuvait plus. Aucun roulement de fiacre ne s’entendait. Elle voulut bien de moi jusqu’à la Chaussée-d’Antin. Nous ne fîmes pas l’échange de vingt paroles durant ces dix minutes, marchant vite, il est vrai, car il faisait très froid. Vingt paroles qui furent pour convenir que nous nous reverrions le surlendemain au plus tard. Elle m’écrirait, viendrait chez moi. Son nom, elle persistait à ne pas me le dire, mais elle me donna ce prénom : Régine. Elle habitait, m’affirma-t-elle, vers cette pointe de la Chaussée-d’Antin qui touchait au boulevard des Italiens, près de la rue Basse-du-Rempart. Elle quitta mon bras à vingt numéros de là, et, après un bref adieu buccal, m’ayant fait promettre de ne pas la suivre, elle prit sa course et s’effaça dans la nuit.

Je l’attendis trois jours. J’en rêvais. Je me voyais parcourant à loisir ce chemin de chair où je ne m’étais engagé qu’à tâtons. Deux semaines durant, matins, midis et soirs, j’arpentai les trottoirs de la Chaussée-d’Antin, tel un shire du commerce guettant un dettier pour le coffrer à Clichy. J’inspectais les maisons, portes, escaliers, fenêtres. Une fois, je m’attachai aux pas d’une demoiselle qui avait la tournure de ma vivandière. Mais allez donc retrouver sous une armature de crin, sous une capeline à peu près close, une jolie fille dont vous ne connaissez que le déguisement de Carnaval ! Ce n’était pas elle, d’ailleurs, et je le vis bien au regard courroucé qu’elle me jeta. Mais, après ces deux semaines, rien n’était venu m’éclairer sur la personnalité, probablement bourgeoise, de ma gente pucelette. Régine ? Était-ce vraiment là son prénom ? M’avait-elle menti ? En tout cas, elle m’avait dit vrai touchant son état de neuf.

Je me lassai de mes recherches. Après tout, tant pis ! Mais il m’arriva plus d’une fois, évoquant la petite vivandière, de rageusement m’assouvir en la médiocre Ludivine…

Passons. Avril venait et je ne songeais pas sans quelque honte que depuis près de dix mois je m’encroûtais dans ce rôle humiliant de gabelou surnuméraire, qui m’avait chaperonné si à point. J’en avais assez, et une idée diabolique me vint, celle d’envoyer promener l’octroi tout en gardant la mensualité de quatre-vingt-dix francs que me faisaient mes parents, patients au-delà de toute mesure. Je racontai à Maillefeu et à Buizard qu’un emploi plus sortable m’était offert, sans préciser lequel, et le mardi de Pâques, 5 avril, ayant fait mes adieux à Poulard et à Batiot, je pris congé de l’inspecteur Moulin, qui m’approuva de quitter l’administration où, m’avoua-t-il, je perdais mon temps. Enfin ! J’étais libre ! Aucune contrainte bureaucratique ne pèserait plus sur l’emploi de mes jours. J’étais libre ! Insoucieux de l’avenir et tout enivré de vivre, j’allais me lancer comme un fou dans le gouffre que m’ouvrait Paris.

CHAPITRE DEUXIÈME

Titi et sa sœur. Figuration et copies théâtrales.
Milieux interlopes. Jeanine Maillefeu.

Un soir que je rôdais boulevard Saint-Martin, sous la pluie et dans la crotte, je fus accosté par un petit bossu coiffé d’un tromblon presque aussi haut que lui. Il me confia d’une voix aigrelette : « Pour l’Ambigu. J’ai des billets à quinze sous, bien placés. » Je compris qu’il s’agissait de la claque, vingt fois supprimée, vingt fois rétablie. Je lui comptai mes quinze sous ; il me remit un bout de carton en m’indiquant la route à suivre, par le couloir du portier, au bout duquel je trouverais une porte ouvrant sur les balcons. J’y fus et pris place parmi des gens que le même recrutement avait amenés là. On donnait le Benvenuto Cellini de Paul Meurice, qui ne faisait pas le sou en dépit du grand talent de Mélingue. Dès le lever du rideau le petit bossu parut, levant les mains pour déclencher les premiers claquements, que pour ma part j’exécutai avec une vigueur qui ne sentait pas la commande. Il me regarda, m’encouragea d’un mouvement de sa trop grosse tête de nain difforme. De tous ces claqueurs j’étais le mieux mis, et sans doute le remarqua-t-il. Venant à moi pendant l’entracte, il me demanda s’il m’était possible de lui amener des camarades. À quoi je répondis négativement.

Quelques jours plus tard, errant par là, je le revis à son poste de recruteur. Il accourut, mais je prévins son offre en lui déclarant que je n’avais pas l’intention de retourner à l’Ambigu. Il gesticula, disant qu’il avait mieux à me proposer, et je consentis à le suivre au café du « Cadran Bleu », boulevard du Temple, où se pressaient des gens qui devaient être de théâtre, à en juger par leurs faces glabres et leurs mantelets, à la Talma. D’abord il se présenta : Tiborne, dit Titi, artiste, et je n’hésitai pas à lui donner mon nom, en le faisant suivre de cette qualité sommaire, mais suffisante : employé. Assis, la table lui arrivant aux épaules, il était vraiment simiesque. Il se frottait les mains, grimaçait, saluait à droite et à gauche des visages qui ne lui rendaient point la politesse, détail qui ne fut pas sans me frapper. Il commanda deux verres de bière et me débita son boniment.

Voilà : je lui plaisais ; il voulait faire de moi un régulier de sa troupe, car il n’avait pas que la claque de l’Ambigu. Il embauchait pour la figuration de plusieurs théâtres du boulevard, la Porte-Saint-Martin, les Délassements Comiques, les Folies-Nouvelles, où il ne tenait qu’à moi de paraître avec avantage. Il suffisait que je fusse libre le soir. En me distrayant, je gagnerais trente sous pour commencer, puis quarante. On m’expliquerait sur place mon emploi de figurant.

Une telle proposition ne pouvait que m’agréer, la solitude de mes soirées étant assez monotone. Aussi acceptai-je avec un empressement dont je témoignai en faisant remplir les verres. Il détacha d’une souche un billet qui devait, dans l’après-midi du lendemain, me permettre d’être reçu par le régisseur de la Porte-Saint-Martin, où l’on préparait, à grands frais de décors et de costumes, la reprise du fameux drame de Dennery et Grangé, les Bohémiens de Paris, avec Dumaine et Colbrin, et pour les débuts de Laurent, le comique cher au public du boulevard. La première en devait avoir lieu le samedi 15 mai.

Je quittai mon bossu tandis qu’il renouvelait de côté et d’autre ses salutations vaines. Il s’en allait, quand un coup de pied au cul que lui décocha un des buveurs en Talma l’envoya rouler sous une table. Je le vis se relever tout souriant, ramasser son chapeau, saluer, saluer encore, sortir en s’époussetant comme si de rien n’était.

Je fis toilette pour me rendre à la Porte-Saint-Martin. Après une heure d’attente dans un couloir à courants d’air je fus reçu par un poussah crevant de sang et de graisse, étalant sur ses tripes l’or d’une chaîne large de quatre doigts. « Haha ! C’est ce morpion de Titi qui t’envoie ? » souffla-t-il. Et d’énormes yeux ronds prirent ma mesure des pieds à la tête. « Bon, bon, continua-t-il, tu es bien bâti et tu ne m’as pas l’air bête. Nous allons faire quelque chose de toi. » Il se recula ; ses yeux me mesurèrent de nouveau, à distance.

— Haha ! Cette vermine de Titi ! Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur.

Que disait-il là ? Interloqué, je ne m’aperçus même pas qu’une main m’entraînait vers les sous-sols du théâtre. C’était celle d’un certain Jacquot, chef de figuration, aussi maigre et blême que l’autre était gros et apoplectique. Il pratiquait un laconisme que je connus par la façon dont il me présenta des costumes. « Essayez. Va pas. Quittez. Essayez. Va juste. Au revoir. » C’est ainsi que je devins figurant. J’incarnais quatre personnages des Bohémiens de Paris, simple passant de la rue au premier acte, qui se déroulait devant les Messageries royales ; client d’estaminet au troisième ; invité de noce au quatrième, dans le jardin du cabaret de la « Chatte amoureuse », aux carrières de Montmartre ; soldat enfin au dernier acte, dont l’épilogue était l’arrestation de Chalumeau et de Plume d’Ognon, héros de ce drame idiot, mais pittoresque, prêtant à des décors du Paris nocturne qui emballaient le public.

Mes compagnons de figuration étaient pour la plupart des militaires en garnison, qu’un gain de trente sous faisait riches. De braves garçons, justifiant bien la confiance que leur vouait un écriteau placé dans la salle enfumée, éclairée d’un quinquet avare, où nous étions parqués : « Ne craignez rien pour vos hardes ni pour votre argent. Il n’y a pas de voleurs ici. » Jamais le moindre vol n’avait jeté la suspicion parmi ces figurants rassemblés à tout hasard, sur la recommandation de leur honnête visage.

Nous étions payés chaque soir. J’étais inscrit pour trente sous, mais on m’en retenait cinq, représentant la commission prélevée par Titi. J’en recevais quarante après trois semaines. Je me fatiguai vite de cet emploi, qui m’obligeait à changer quatre fois de costume dans la même soirée, et, le douzième jour venu, je le dis au bossu, qui, m’ayant répondu, tout mielleux, qu’il songeait à me pourvoir d’autre chose, me rejoignit le lendemain en m’annonçant qu’il disposait pour moi d’une figuration brillante à l’Hippodrome. Il s’agissait de la féerie annoncée depuis quelque temps, La Guerre des Indes en 179., épopée militaire à grand spectacle, qui devait comprendre plus de mille figurants. Titi était accompagné d’un remplaçant qu’il fit agréer séance tenante, et il m’emmena. Un omnibus nous conduisit vers les hauteurs de Chaillot, près de la barrière de l’Étoile, où se carrait l’immense cirque. Le régisseur était un tout jeune homme à barbe ronde, très élégant, qui exigeait de ses figurants, pour les cortèges de cette féerie, une intelligence de leur rôle qu’il ne rencontrait pas dans le recrutement ordinaire, surtout chez les troupiers. Déjà Titi lui avait amené un garçon de l’établissement des Bains Chinois et un clerc d’avoué. J’étais le troisième. Il lui en fallait quatre-vingts pour encadrer les autres, et il lui en manquait encore une trentaine. Il me fit un accueil aimable, prit mon nom et mon adresse, me dit que c’était entendu, que je toucherais trente sous nets pour ne paraître que quelques instants, les répétitions préliminaires étant payées. Puis il me serra la main et me remit un cigare. Il ne s’occupait aucunement du bossu.

Celui-ci, alors, ouvrant une porte, me dirigea vers une vaste galerie ensablée où se tenait la troupe entière des figurants, menant grand et joyeux tapage. Les uns se livraient à la lutte, d’autres faisaient de la gymnastique, trapèze, anneaux, agrès de toutes sortes étant aménagés là. D’autres encore remuaient des poids et des haltères. Le jour même, revêtu d’un costume bizarre qui tenait du Chinois et de l’Hindou, je participai à une répétition, et il en fut ainsi huit jours de suite. Les représentations commencèrent devant un amphithéâtre chaque soir comble. On en parlait beaucoup dans Paris et le succès en fut éclatant.

Je n’étais pas sans me plaire dans ce milieu, moins clos que celui d’un théâtre. Dès que j’arrivais dans la galerie, qui était à la fois vestiaire et magasin de costumes, je m’emparais du trapèze et des anneaux, mais surtout des haltères, qui pesaient dans les soixante à quatre-vingts livres. Je fus bien aise de constater qu’après une année de Paris je gardais intacte ma belle force, dont j’étais fier sans en faire parade. Mes camarades figurants en furent ébahis. Aucun de ces hommes, tous en pleine vigueur de l’âge, n’était capable de soulever, en faisant effort, les poids avec lesquels j’avais l’air de jouer, tant je m’y étais entraîné à Saint-Brice. Un jour que je m’amusais ainsi, vingt admirateurs faisaient cercle, je vis à l’arrière Titi, qui applaudissait, ses petites mains de chef de claque battant ferme. Quand j’eus fini, il me félicita. Il rayonnait ; il tendait ses bras vers moi comme pour m’embrasser. Je ne savais de lui rien de plus qu’au premier jour. Une fois, un marque mal à moitié ivre, que je sus être un marchand de billets, l’avait entrepris furieusement, le secouant comme un prunier, l’obligeant à déguerpir. « Ce sale maquereau de sa sœur ! Cet enculé ! » gueulait-il. Mais peu m’importait, étant donné que je n’aurais bientôt plus à le connaître. Les représentations de l’Hippodrome allaient prendre fin, la chaleur de juin devenant insupportable, et j’étais bien décidé à ne pas reprendre du service dans la figuration.

C’est ce que je répondis au bossu, qui m’écrivit en m’invitant à venir le voir, me rappelant qu’il se tenait habituellement sur le boulevard, devant l’Ambigu. Mais, à quelques jours de là, un matin, alors que je m’apprêtais à quitter ma chambre, on frappa à ma porte. Ce ne pouvait être Ludivine, car j’avais cessé de recevoir cette garce de petite bonne qui, roulant avec tout le monde, m’avait salement emmorpionné. C’était Titi, que je reçus assez fraîchement. Je venais d’apprendre que ce pauvre Maillefeu, dont la maladie faisait des progrès effrayants, avait été admis à l’Hôtel-Dieu, et je me disposais à l’aller voir. Je dis à Titi que j’étais très pressé et il descendit avec moi, tout en m’expliquant l’objet de sa visite. La lettre que je lui avais adressée était, me dit-il, d’une si belle écriture qu’il avait pensé à moi pour des copies de manuscrits. Il en faisait pour le compte de Marchant, l’éditeur du Magasin Théâtral, boulevard Saint-Martin, qui lui en passait de quoi occuper plusieurs copistes. Je fus surpris de cette proposition nouvelle, d’autant plus intéressante qu’elle me relevait à mes propres yeux, et je lui fis promesse d’en venir causer avec lui dans l’après-midi, chez lui-même, comme il m’en priait. Ce petit bossu, en vérité, avait pas mal de cordes à son arc.

Il logeait au sixième étage d’une maison de la rue de l’Échiquier, sous les toits. Un coup de sonnette et il m’ouvrit, me précéda dans un couloir sombre, puis me dirigea vers une pièce très claire, d’un aménagement bourgeois, où je vis, assise à une table, une jeune femme penchée sur des écritures.

— Ma sœur, fit-il.

Elle se leva. « Bonzour, monsieur. » Elle zézayait. Elle était grande, brune de cheveux et de peau, son visage aux yeux très doux se dessinant en beaux traits à la grecque. Je ressentis un peu de gêne, qu’elle dissipa en m’avançant une chaise.

— Ze vous fais compliment. Vous êtes un calligraphe, me dit-elle, en me montrant, fignolée avec cette virtuosité de main qui m’avait valu déjà tant d’éloges flatteurs, la lettre que j’avais écrite à son frère.

Et comme je m’inclinais, Titi intervint, étalant une pile de manuscrits, vaudevilles, comédies, drames, qui représentaient les copies sur le chantier.

— Ma sœur vous expliquera. C’est assez bien payé et nous en avons toujours plus que nous n’en pouvons faire. Excusez-moi, car il faut que je m’en aille. Au revoir.

Il fila, disparut dans le couloir et je l’entendis sortir. Je restais là tout benêt, ne sachant que dire, mais elle vint à mon secours, me priant de tracer sur une feuille blanche des mots quelconques, en anglaise courante. J’écrivis mon nom, mon adresse, la date du jour et le chiffre de l’année. Accoudée, elle suivait les zigzags de la plume.

— Ze vous remercie. C’est tout à fait l’écriture qu’il faut pour les copies. Ça vous ira-t-il d’essayer ? À deux sous la paze on se fait facilement vingt francs par semaine. Vous travaillerez cez vous, bien entendu.

— Je ne demande pas mieux, dis-je. Et mes regards croisèrent les siens. Elle souriait.

— Vous êtes un bel homme, fit-elle, ce qui me rappela l’exclamation de Sidonie.

Nous nous regardions directement. Je ne savais comment engager la conversation avec cette femme qui m’était inconnue. Très dégrafée à cette heure chaude, elle ne cachait rien d’une gorge généreuse qui prenait l’air avec nonchalance. Le propos du régisseur de la Porte-Saint-Martin me revenait à l’esprit : « Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur. » Sans répondre à ce que je devais tenir pour des avances, je lui déclarai qu’elle pouvait compter sur moi.

— Voulez-vous que je revienne demain, à la même heure ?

— Ze suis touzours là dans l’après-midi.

Elle paraissait déçue de cette retraite, mais déjà j’étais à la porte.

— À demain, me dit-elle. Au revoir, cer monsieur.

Si je fus exact, on le devine. « Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur », m’étais-je répété cent fois, en concluant qu’à tout prendre elle valait bien l’expérience. Elle m’ouvrit. Je lus dans ses yeux qu’elle était seule. Elle me fit entrer, non dans la pièce aux manuscrits, mais dans une chambre à coucher, la sienne. Et, sans le moindre préambule, elle m’attira contre elle et ses bras me coincèrent dans l’évasement de ses seins.

— Ze m’appelle Anaïs, gloussa-t-elle, en s’asseyant sur son lit.

Je ne m’attendais pas à si brusque assaut, et je vérifiais qu’en effet il était bien inutile de me demander si j’avais baisé la sœur de Titi, puisque cela s’avérait si facile. Elle était à poil sous une robe de chambre qui s’ouvrit toute sous moi, avant que j’eusse eu le temps de m’y reconnaître. Je pris le parti de m’abandonner, et en peu de minutes elle me donna toutes les preuves possibles de son savoir-faire. Mais si cette première fois elle m’avait eu quasi de force, je sus, l’entreprenant à mon tour, lui prouver que je n’étais pas tout à fait un novice. Quelque chose d’elle m’intrigua, pourtant : ses vagissements et ses torsions, elle les outrait comme font les filles. En serait-elle une ? Cette arrière-pensée ne me gâta point le savant travail d’un corps bien construit, que des appas presque exubérants ne déparaient en rien dans un lit, au contraire. Mais qu’était-elle, cette bouillante Anaïs ? Elle et son frère, qu’étaient-ils ? Il faudrait bien que je finisse par le savoir.

Ensuite, assis à côté d’elle, en bras de chemise, je commençai, pour mon initiation, de copier un vaudeville en quatre actes mêlés de couplets, La Bavarde ou les Sept Péchés capitaux, par Gontrand Suiffard, auteur du Diable en diligence. Ronde écriture pour les titres et les noms des personnages, bâtarde pour les indications scéniques, anglaise, pour le texte, lequel était émaillé de fautes d’orthographe. Elle travaillait sur un autre manuscrit et l’on n’eût pas dit qu’entre nous venait de s’établir l’intimité des sexes. À peine l’amenai-je à quelques fausses confidences. Elle se donna vingt-sept ans. (Elle en avait trente-deux et Titi quarante.) Elle ne sortait guère, s’occupait du ménage. Elle renonçait à se marier, ne voulant pas quitter son frère. J’écrivais tout en l’interrogeant par instants, et j’avais écrit ainsi tout le premier acte de La Bavarde quand, tirant ma montre — la montre que je tenais de Claire Fosson — je vis qu’il était six heures et parlai de m’en aller. Aussitôt elle glissa sur mes genoux, me pelota, fit si bien qu’en rester là me devenait impossible. Mais Titi ne pouvait-il survenir ? « Ne t’inquiète pas de Titi, mon céri », me dit-elle avec une sereine assurance. Elle fut fougueuse et, la demie de six heures passée, je pris enfin congé d’elle. J’emportais le manuscrit du vaudeville, que j’achèverais de copier chez moi.

Je le lui rapportai le lendemain, avec la copie, impeccable. Ce fut Titi qui me reçut, manifestant une joie excessive, sautant sur mes mains pour les serrer. Et le programme de la veille se déroula. Titi s’étant éclipsé, Anaïs m’amusa quelque temps, puis je m’assis à la table et fis choix, dans le tas des pièces à copier, d’un drame vraisemblablement horrible, Les Amours sanglantes. Je l’emporterais ; j’émis même l’intention d’emporter plusieurs autres manuscrits, mais Anaïs protesta, fit une moue gentille.

— Z’aime mieux que tu viennes tous les zours, mon céri.

Je revins donc chaque jour. À la fin de la semaine, j’avais gagné dix-sept francs, que Titi me compta. Ce n’était pas mal pour un début. Mon écriture faisait merveille et Marchant en avait manifesté sa satisfaction au bossu, qui tint à me prouver, en me mettant sous les yeux un relevé de l’éditeur, qu’il ne gagnait pas un liard sur moi. C’était bien aimable à lui, mais alors, quoi ? Toujours il tournait les talons peu après mon arrivée. Qu’il eût affaire sur le boulevard, je le savais, mais le boulevard étant à une portée de pistolet, je m’étonnais qu’il ne lui arrivât pas de reparaître à l’improviste. Savait-il donc ce que nous faisions, sa sœur et moi ? Allait-il jusqu’à favoriser nos fouteries ? « Maquereau de sa sœur » ? Un soir que sept heures venaient de sonner, Anaïs m’ayant retenu dans ses bras plus longtemps que d’habitude, je vins à la fenêtre qui était grande ouverte devant la persienne abaissée. Et que vis-je, posté au coin de la rue, contre l’auvent d’une échoppe ? Titi, mains au dos derrière ses petites basques. Par une association d’idées, j’observai qu’un guenillon blanc que fixait une épingle pendait sur l’appui de la fenêtre. Un instant après j’étais dehors. Arrivé sur le boulevard, je me retournai, feignant de tirer de l’œil vers un étalage. Titi avait abandonné sa faction et le guenillon-fanion avait disparu.

Maquereau de sa sœur, sûrement, mais, en ce qui me concernait, maquereau pour michet ne déboursant pas, espèce qui devait être rare. Réflexion faite, qu’avais-je à m’en émouvoir ? Je verrais bien venir. Aussi persévérai-je dans mon double rôle de coucheur et de copiste. Titi m’accablait de protestations amicales. Il me gorgeait de billets de théâtre. Il me fit connaître l’éditeur Marchant, qui me dit apprécier mon écriture. Confiant et familier, il me révéla l’une de ses ressources les moins avouables, qui consistait en chansons et épigrammes qu’on lui commandait et qu’il composait lui-même, car il était poète — poète ! — épigrammes et chansons circulant secrètement dans les milieux interlopes où fréquentaient des bourgeois candides, glorieux d’y approcher les comédiennes de petites scènes, les chanteuses de bouis-bouis qui pullulaient aux abords du boulevard du Temple. Quand il sut que je me piquais de versifier ; quand je lui eus débité quelques-uns des poèmes que j’avais commis à Saint-Brice pour mon public de l’auberge Lureau, il admira, cria que notre fortune était faite, Anaïs admirant et criant avec lui. Leurs flatteries coalisées m’amenèrent à leur donner sans tarder un échantillon de mon savoir-faire. Documenté par Titi sur le cocuage d’un certain Michaud qu’il s’agissait d’édifier quant à la vertu de son épouse, j’improvisai une ballade où, en finale de quatre strophes, revenait comme un refrain ce distique : « Oh ! que d’heureux tu fais sans le savoir, Michaud — Car le cul de ta femme est un cul d’artichaut ! » Je m’accuse en toute contrition d’avoir commis cela, mais je tiens à dire que j’opposai un refus énergique au bossu qui, enthousiasmé, insistait pour me payer d’un écu cette vilenie. Je lui déclarai que je ne mangeais pas d’un tel pain, et il eut le bon goût de ne pas insister.

Drôle de bonhomme, ce Titi ! Il ne m’inquiétait pas outre mesure, cependant, puisque j’en arrivais à le rejoindre le soir, à la sortie des théâtres, à me montrer avec lui dans les estaminets des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin. Il paradait auprès de moi, et, s’y jugeant en sûreté, se redressait, regardait hardiment autour de lui. Il semblait dire : « Venez-y donc, à présent », et tout ainsi s’éclaira dans mon esprit, son empressement à mon égard, la maquerelle astuce qu’il avait déployée pour m’attirer chez lui, m’y garder, faire de moi le porte-respect que son infirmité humiliée souhaitait d’avoir. Cela m’amusa, bien loin de m’indigner. Un soir, à ce café du « Cadran Bleu » où je l’avais vu recevoir un rude coup de botte, un volumineux personnage le bouscula si brutalement qu’il n’évita la chute qu’en s’accrochant à ma veste. Le bousculeur se préparait à récidiver. « Eh là ! » dis-je. Sans le moindrement me fâcher, le prenant aux épaules, je soulevai ce paltoquet, le portai jusqu’à une table à l’écart, où il demeura bien sage. La leçon était claire. Le public de cabotins en resta becs clos, et de vieilles grues, leurs bonnes amies, me coulèrent de significatives œillades.

Je reçus une nouvelle bien inattendue. L’oncle Pouchin était à Paris, venu par le chemin de fer pour consulter un avocat spécialisé dans les questions de batellerie. Il était descendu aux « Amis de la Marine » et désirait me voir. J’y courus. Il ignorait, personne n’en sachant rien à Saint-Brice, que j’avais abandonné mon surnumérariat de gabelou. Buizard le savait, mais n’était pas renseigné sur ma situation nouvelle. Je racontai donc que j’exerçais la profession de copiste-calligraphe, titre assez ronflant pour qu’on ne m’en demandât pas plus. Mes parents, pouvant en être informés aussitôt par mon oncle, je pris les devants et, leur annonçant le fait accompli, je les priai de réduire de moitié, en attendant mieux, l’envoi mensuel qu’ils me consentaient. Je pouvais avoir ce beau mouvement de libéralité, mes copies ne m’ayant pas rapporté moins de soixante-quinze francs pour le premier mois. Trois jours durant je pilotai mon oncle à travers la capitale. Grâce à Titi, je pus le conduire au cirque de l’Impératrice, dont les splendeurs équestres l’éblouirent. Il dut se dire, en reprenant le chemin du pays, que son neveu avait à Paris de bien belles relations.

Presque chaque soir, à présent, le bossu évoluait en ma compagnie. On s’habituait à nous voir ensemble, mais s’il y gagnait en sécurité, j’y perdais de toute évidence en estime, et cela menaça plus d’une fois de tourner mal pour moi, qui cherchais querelle à propos d’un geste ou d’un regard. Les habitués de ces estaminets, épaves de la vie théâtrale, n’étaient pas de méchants bougres, mais il se mêlait à eux des marchands de contremarques, arrogants et puants, que j’écartais de la main quand ils se plantaient sur mon passage. Il s’y joignait un lot de francs marlous qui me firent l’honneur, dont je me serais bien passé, de m’admirer sur la réputation que m’avaient faite mes co-figurants de l’Hippodrome, entre lesquels un acrobate sans emploi, gentil garçon qu’on appelait Grimsel et que je revoyais là. Ma jeune inconscience ne me prémunissait pas assez contre ces compromissions quotidiennes. Je poussai l’aveuglement jusqu’à prier Anaïs d’être des nôtres, pensant par là lui être agréable. Elle s’excusa, invoquant la fatigue, après ses occupations de la journée. Elle sortait rarement le soir ; elle me remerciait, mais se dérobait. Je renouvelai ma prière en présence de Titi. Elle l’interrogea des yeux et accepta. Le jour même et plusieurs autres fois elle sortit avec nous, notre trio ne passant inaperçu nulle part. On nous vit chez Léonard, où venait régulièrement Paul de Kock, le romancier de la gaîté française, qui habitait dans la maison voisine. Anaïs était mise avec une coquetterie du meilleur ton, qui faisait valoir son buste élancé et ses traits de médaille antique. Elle buvait volontiers et je vis même qu’elle aimait boire. Je lui trouvai l’air triste et préoccupé.

Deux fois par semaine je me rendais à l’Hôtel-Dieu, où Maillefeu s’éteignait, quoi qu’on fît pour améliorer son état. Des hémorragies l’avaient épuisé. Il n’était plus qu’un spectre. Je me rencontrais à son chevet avec Jeanine, sa femme, qui lui amenait leur petit Germain, un poupon de treize mois, mignon et plein de vie. Sa fin fut douce, tant il était faible, et j’ai la conviction qu’il ne la pressentit pas. Il se sentait mieux, voulait se lever, quitter l’hôpital. La mort l’emporta dans la première semaine d’octobre, et j’en eus beaucoup de peine. Je perdais en lui un sincère ami. Pauvre Maillefeu ! Pauvre Jeanine !

Je continuais à me compromettre dans la société de Titi, mais je lisais trop dans son jeu pour condescendre à le venger des raclées qui étaient le lot courant de son existence. Il arriva néanmoins ce qui devait arriver. Une nuit, dans un bastringue du faubourg Saint-Denis, je me trouvai mêlé, sans l’avoir voulu, à une dispute qui finit en batterie sauvage, marchands de contremarques et marlous se lançant à la tête des chaises et des bouteilles. Je dus manœuvrer des poings pour me dégager. Je vis briller des couteaux et le sang coula. Des sergents de ville étant accourus, tout le monde, moi compris, fut emmené chez le commissaire. Je n’en sortis qu’au petit jour, après avoir subi un sévère interrogatoire. On enquêta sur moi, et je sus par une lettre alarmée de mon père que l’enquête parisienne avait eu son prolongement à Saint-Brice, les gendarmes de Saint-Jean-de-Losne étant venus à la maison. Je dus télégraphier pour faire cesser l’alarme paternelle. J’écrivis ensuite afin de me justifier, mais une nouvelle lettre me fit réponse, pleine de questions sur l’existence que je menais à Paris, et qui se terminait par un affectueux appel à mes sentiments filiaux. « Songe, mon cher Félicien, que depuis seize mois nous sommes séparés de toi. Le meilleur moyen de nous rassurer, c’est de venir. » À lire ces lignes désolées, mes yeux se mouillèrent. Je répondis en promettant d’aller passer au pays la dernière quinzaine de l’année.

Un jour de novembre, j’avais vu Titi entrer dans un tripot où l’on jouait de l’argent. Jouait-il ? Mais un autre jour, l’endroit où il entra, sans se douter que j’étais sur ses talons, passait pour offrir des jeux d’une nature spéciale. Tous les pédérastes du boulevard, les « petits Jésus », s’y donnaient rendez-vous. « Cet enculé ! » avait gueulé le marchand de billets de l’Hippodrome. Disait-il donc vrai ? J’allais être fixé là-dessus et sur tout le reste. Au café Lazari, mon ami Grimsel, l’acrobate, me prit à part, me reprocha de m’afficher trop avec Titi et sa sœur, « aussi putains l’un que l’autre ». Il me fit de Titi un portrait repoussant : joueur enragé, laissant sur les tables de jeu l’argent qu’il gagnait, non seulement avec la claque et la figuration, mais encore en se prostituant et prostituant sa sœur. Ce qu’il m’apprenait d’Anaïs m’était, comme on le pense, particulièrement désagréable, et j’exigeai qu’il précisât. « Elle fait les cafés du côté de l’Opéra, oui, mon grand, et si tu veux la paumer, va te promener sur le coup d’onze heures du soir entre la rue Le Peletier et le boulevard. Elle fait ses passes à l’Angélus et à l’Hôtel de l’Europe. » Il ajouta que son frère, cet avorton grotesque, la terrorisait, la contraignant à courir les michets dès qu’elle abandonnait ses écritures, à travailler nuit et jour de la plume et du cul. J’en savais assez. Comment avais-je pu vivre pendant quatre mois dans l’ignorance de tout cela ?

Je me mis à la recherche de Titi. J’entrais au café des Folies-Nouvelles quand un garçon me dit : « Votre beau-frère vient de partir. » Mon beau-frère ! Voilà ce que me valait mon inconscience étourdie. Je renonçai à le chercher et passai ma soirée chez Buizard, où j’étais reçu comme si j’avais été de la famille. Jeanine, qui, six mois avant la mort de son mari, s’attendait à porter le voile des veuves, se remettait un peu de sa grande douleur, toute à son petit qui biberonnait tandis qu’elle vaquait au service. Après le dîner, je me rendis rue Le Peletier, fis les cent pas pendant près d’une heure, allant de l’Opéra au boulevard. Les noctambules y étaient nombreux. Des femmes très en parure se pavanaient dans la lumière du gaz. D’élégants couples se croisaient aux portes de Tortoni et du café de Mulhouse. Il pouvait être onze heures et demie quand, entre tant de silhouettes féminines, je reconnus celle d’Anaïs, enveloppée, sur la crinoline, d’un long manteau gris à double collet. Mains au manchon, coiffée d’une large capeline, elle allait du pas calculé des racoleuses. Elle entrebâilla la porte du café Bignon, et la referma. Elle fit de même pour celle de Tortoni. Là, elle entra. Le rideau de tulle laissait voir une partie de la salle. Je l’aperçus causant avec un vieux monsieur à favoris. Elle reparut, suivie par lui. À vingt pas brillait le feu d’une lanterne, celle de l’hôtel de l’Angélus, qui faisait la passe. J’étais fixé. J’entrai au café de Mulhouse, lus des journaux, fumai un cigare. Quand j’en sortis, je revis Anaïs. Elle reprenait sa promenade. Relevant le col de mon paletot, je profitai d’un moment où elle refermait la porte du café de l’Opéra, rue Le Peletier, pour me glisser derrière elle. Elle roucoula : « Tu viens, mon céri ? » avec la routine professionnelle et sans lever les yeux vers moi. Je lui fis face. Elle étouffa un cri. Je la pris au poignet. « On m’avait assuré que tu n’étais qu’une putain. Je ne t’en veux pas et je te plains, car tu vaux mieux que ça. Mais quant à Titi, qu’à présent je connais aussi, avertis-le que je ne lui conseille pas de me tomber sous la patte. Fais ton métier, bonsoir ! » Elle ne dit rien, s’en alla lentement par la Grange-Batelière.

Je rentrai me coucher. Je me sentais désemparé, mais la nuit porte conseil, et je me réveillai sur une excellente décision, celle de partir pour Saint-Brice une semaine plus tôt. Le calendrier m’indiqua la date du mardi 7 décembre, que je me fixai définitivement. Ma rupture avec les Tiborne, frère et sœur, ne tarirait pas mes travaux de copiste, l’éditeur Marchant m’ayant à deux reprises proposé de me passer des manuscrits. Je lui écrivis que, devant me rendre dans ma famille, je m’empresserais d’aller le voir dès que j’en serais revenu.

Je détenais trois actes d’un mélo que je venais de copier. J’en fis porter le paquet à Anaïs par un commissionnaire. De son côté, elle m’adressa postalement un reliquat de trente-neuf francs qui m’était dû. Nous étions quittes. Un coup d’éponge sur cette histoire, et il n’en resterait plus rien.

Plus rien ? L’oubli ne se décrète pas ainsi, et j’en eus la preuve. Mes relations avec Anaïs avaient duré quatre mois. Quatre mois pendant lesquels je ne m’étais pas un seul instant égaré ailleurs. Qu’elle eût joué la comédie, je ne le pensais que trop, mais aurais-je pu désirer plus qu’elle ne m’avait donné ? Le souvenir de tant d’après-midi et de leurs turbulentes priapées ne laissait guère place au ressentiment, et quant à Titi, je ne me voyais pas le prenant au collet, secouant cette chiffe de nain rusé et crapuleux. Je l’aperçus alors qu’il errait, mains au dos, sur le boulevard du Temple. Il me vit, fit brusquement demi-tour, fuyant comme un lapin.

Le dimanche qui précéda mon départ, j’allai dîner aux « Amis de la Marine ». Jeanine fut aimable, mais demeura sombre, bien belle ainsi, vraiment. Ses yeux profonds, cernés de bistre, brillaient comme des diamants noirs. Le lait ne lui était pas encore passé, gonflait ses seins sous le caraco. À ses oreilles joliment faites se balançait une boule d’ébène travaillée. On eût dit une fille d’Italie, et le fruit mûr qu’étaient ses lèvres bien roulées achevait de faire penser à quelque saine paysanne de la campagne romaine.

Le petit Germain ne se décidait pas à s’endormir. Tout en le berçant, elle l’emporta. Les buveurs, tous mariniers, s’entassaient dans la salle, Buizard et sa femme courant d’une table à l’autre. On discutait, on criait fort, on riait, dans l’âcre fumée des pipes. Je me levai, suivis le corridor qui menait à la cour. J’entendis la voix berceuse de Jeanine et, en passant, je l’entrevis dans une chambre où, sans lumière, elle endormait l’enfant. Elle se tenait penchée au pied du berceau. Elle chantonnait les mots qui apportent le sommeil. J’entrai, l’entourai d’un bras, pris un baiser sur sa nuque. Elle eut un léger tressaillement. Je relevai la jupe, me collai contre elle, sous la chemise froissée, dans l’entrefesson que livrait un complaisant écart des jambes. Délicieux vertige ! À peine avait-elle bougé. À peine encore bougea-t-elle quand je lui renouvelai mon baiser, dans le cou, cette fois, à la hauteur de l’oreille. « Je t’adore, Jeanine », chuchotai-je. Et je reparus dans la salle, impassible. Elle s’y montra bientôt. Elle venait, face pâle, regard fixe, bouche frémissante, telle une somnambule. Mais elle se reprit, s’employa au service des tables. Puis elle s’assit auprès de moi, saisit en cachette ma main, la pressa nerveusement. Je partis enfin dans le bruit, dans la fumée, Buizard et leurs clients me souhaitant bon voyage et me chargeant de mille amabilités pour mes parents.

Un toc-toc à ma porte, le lendemain matin. J’étais au lit. « Qui est là ? — Moi, Jeanine. » En chemise, je courus ouvrir. Jeanine ! Jeanine par un froid de loup ! Jeanine dont j’avais à implorer le pardon pour ce viol impudent, que, toute cette nuit, j’avais rêvé de racheter par une étreinte consentie et confiante ! Jeanine ici, dans ma chambre ! Elle me mangeait de baisers. Je l’aidai à se dévêtir afin qu’elle se couchât vite, car elle grelottait dans cette pièce glaciale. Sous les draps, sous l’édredon, cuissée contre moi, elle grelottait encore. Mais je sus bien la réchauffer. J’aimai le joli grain doré de sa chair, sa chair qui n’allait faire qu’une avec la mienne. Ses seins s’épanouissaient sur ma poitrine. Tout son corps s’agitait, m’échappait pour me revenir, et ses crispations, presque aussitôt que je l’eus fixée, me renseignèrent sur la communauté de notre extase. Chère petite Jeanine, à qui, hier encore, je songeais si peu ! Je ne lui donnai pas le temps de connaître la langueur qui suit ces galvanismes. Elle était presque neuve, sans l’ombre d’un vice, et cela me surprit, si cela m’enchanta, quand, préludant à une reprise, je dus vaincre sa pudique résistance pour aller cueillir en son sillon le fruit même de son sexe. Ce fut une expirante victime qu’après cela je tins de nouveau dans mes bras.

Elle ne pouvait rester longtemps, étant partie en hâte. Elle se rhabillait et je ne cessais d’échanger avec elle de tendres attouchements. À bientôt, petite Jeanine ! Je lui jurai que ma première visite serait pour elle, le jour même de mon retour.

J’étais heureux, j’étais épris comme jamais je ne l’avais été, peut-être. Je me désolais d’une séparation qui serait longue. Quinze jours, trois semaines sans la voir, sans refaire l’amour avec elle. Jeanine ! Jeanine ! Je l’avais approchée trois fois sans me rassasier d’elle et je la désirais passionnément.

Je partais le lendemain et quelques emplettes devaient m’occuper, mais l’obsession de Jeanine me tourmentait au point de m’interdire tout esprit de suite. Le soir après dîner, j’allai dans Paris sans but, la tête vide. Vers dix heures et demie je me trouvai sur le boulevard. Le froid se montrait agressif sous un ciel idéalement pur. Je songeais à Jeanine, et, subitement, sans transition, un désir impérieux me prit, un désir fou et qu’aussi bien je jugeai tel, celui de faire l’amour, de le faire avec Anaïs, cette putain d’Anaïs. J’arrivais rue Le Peletier, où vingt crinolines m’entourèrent. J’y piétinai jusqu’à une heure, m’arrêtant parfois dans l’encoignure où s’étalait, gigantesque, l’enseigne du photographe Disderi. Enfin m’apparurent la capeline et le double collet de la sœur de Titi. Elle sortait du café de l’Opéra. Je courus à elle, qui me vit venir et voulut fuir. Je la retins. « Ne te sauve pas, je ne te veux pas de mal, lui dis-je. Écoute J’ai envie de toi. Viens. Je t’emmène à l’Angélus. » Elle me regardait, tremblante, appréhendant un piège. « Allons, viens », repris-je. Elle hésitait, continuant de me regarder. « Cez vous si vous voulez, finit-elle par dire, mais pas à l’hôtel. » Un fiacre passait, où je la fis monter. La barrière de Clichy était à quelques minutes. Durant le trajet je me tins muet en face d’elle, muette. Nous ne nous dégelâmes qu’en arrivant chez moi.

Mais quel dégel ! À dix heures du matin elle était encore là, dans mon lit. Elle avait déployé tous ses talents. Comme elle s’habillait, je la priai de m’excuser un instant et je descendis. Je connaissais à Batignolles, rue des Dames, le bijoutier Degaud, qui prenait ses repas comme moi à la table d’hôte du café Saint-Louis. Je lui demandai de me montrer des bracelets. J’en choisis un dont l’or était finement guilloché, une turquoise d’un bleu mat ornant le fermoir. Il valait, me dit-il, soixante-dix francs, et je le lui payai cinquante. Quand, remonté dans ma chambre, je passai ce bijou au bras d’Anaïs, elle crut d’abord, à une plaisanterie. « Il est à toi », lui dis-je. Émue, ravie, elle me remerciait, riait. Et puis, elle pleura. Je l’embrassai et elle partit.

Je pris le train du soir. Calé tant bien que mal entre une nourrice et un maquignon, sur la dure banquette d’un wagon où s’entassait un peuple de citadins, de terriens et de militaires, dans un remugle de bottes, de cottes, de pisse, de lait âcre, je dormis d’un pesant sommeil sans rêves. Je ne me réveillai qu’à l’arrêt de Dijon.

CHAPITRE TROISIÈME

On me revoit à Saint-Brice. Agathe enceinte.
Les événements d’Italie. Ma chère Jeanine.
La victoire de Montebello.

Combien je fus heureux de me revoir entre ma mère et mon père, qui me dorlotèrent avec leur inlassable tendresse de toujours ! Je les jugeai vieillis. Le pays m’apparut sous un autre objectif qu’après ma révélation première de Paris. Devenu Parisien, pouvais-je reprocher à mon village l’immobilité de sa vie, et ne devais-je pas lui savoir gré d’être immuable en son souriant décor ? Mon pantalon à grand carreaux, ma redingote fort ordinaire, mais serrée à la taille, mon haut-de-forme fatigué, mais au large bord, firent sensation dans la rue. Des gens qui m’avaient vu tout enfant, et qui me tutoyaient, hésitaient à répondre au bonjour de l’élégant monsieur qu’à leurs yeux j’étais devenu.

À l’auberge Lureau, je fus accueilli par une Agathe grosse de cinq mois, face boursouflée, cuivrée, ventre et derrière crevant le jupon. Elle était hideuse. Elle en avait conscience et mon apparition imprévue la vexa. Elle courut faire un brin de toilette, qui n’eut d’autre effet que de souligner les tares de l’obésité précoce et celles de la gestation. Elle allait enfin devenir la Bougrette, Bougret se décidant au mariage, moins par amour qu’afin de justifier l’octroi d’un congé militaire illimité qui, en fait, lui était également dû après un service de trois ans et demi sur sept. Les cloches sonneraient pour la noce dans les premiers jours de février.

En attendant, mon ex-bonne amie traînait paresseusement sa grossesse dans l’auberge, maman Lureau s’étant adjointe une petite nièce de seize ans, Louisette, bien mignonnette, ma foi, et qui, pelotée par le conducteur des ponts-et-chaussées, ne lui opposait qu’une défense peu farouche. Je ne rencontrai pas Morizot. J’apprenais avec étonnement qu’il allait se marier, lui aussi, épouser une veuve possédant quelque bien, et qu’il était à Beaune, où habitait sa promise. Mais il en reviendrait certainement dans quelques jours.

Il en revint et ne se montra guère, tout occupé par la paperasserie d’une succession qu’il liquidait pour la future Mme Morizot. Il amena celle-ci chez nous, mais non pas à l’auberge. Osseuse et éruptive, elle était franchement « peute », comme on dit en Bourgogne. Il n’en paraissait pas moins très amoureux. Il me confia qu’il l’avait essayée. « Elle est mirobolante », me dit-il. Je lui en fis tous mes compliments.

Les affaires de mon père étaient calmes, reflétant l’atonie générale de la batellerie. Je n’eus donc pas de peine à mettre à jour l’arriéré de ses comptes. Il se plaignait beaucoup, voyait l’avenir en noir. Après avoir ri des chemins de fer, à l’exemple de tant d’autres, il en exagérait la menace, les transports par eau devant, à l’en croire, disparaître à tout jamais. Il avait dû réduire de moitié l’équipe des compagnons qui, en temps normal, animaient joyeusement nos chantiers.

Je commençais à compter les heures, si heureux que je fusse d’être à la maison. Si heureux et méditant cependant sur le moyen de m’en évader sans trop peiner deux êtres que je chérissais. J’avais parlé, en arrivant, d’un séjour de deux ou trois semaines. Il y avait à présent dix-sept jours que j’étais privé de Paris. Mais, un matin, ma mère me dit : « Félicien, il faut que tu nous donnes le mois plein », et non seulement j’accordai le mois, mais j’offris une rallonge de toute une semaine. Quant à dire qu’il ne m’en coûta pas, ce serait mentir. Le souvenir de Jeanine me poursuivait, et la prudence m’interdisant de correspondre avec elle, je souffrais doublement de notre séparation. Que penserait-elle de moi, qui lui avais fait promesse d’être de retour au plus tard à la fin de décembre ? Je tournai la difficulté en écrivant à Buizard que j’avais décidé de rester à Saint-Brice jusqu’au 15 Janvier.

Oui, mais, mais… Si peu en état que fût Agathe, je lui donnai à entendre que j’avais besoin de ses services. Je ne mettais pas en doute qu’elle s’y empresserait, en quoi je me trompais car elle fit des manières. « Je ne peux pas, Félicien. Ne me demande plus ça. » Je le lui redemandai pourtant, et sur un ton qui n’admettait pas le refus. J’avais assez tapé dedans pour ne pas me gêner avec elle. Enfin, elle ne tenta plus de dire non, et je pus la rencontrer de nuit, comme autrefois, en grimpant à l’échelle sous sa fenêtre. Elle y reprit goût. Je n’avais qu’un signe à lui faire pour qu’elle se remît au garde-à-vous chaque fois qu’il m’arrivait, dans l’après-midi, d’aller rôder du côté de la cuisine. La mère Lureau s’en aperçut, d’abord indignée, rappelant avec colère à sa fille qu’elle avait « un Bougret dans le ventre », puis s’arrangeant de manière à ne pas nous voir. Par contre, Louisette, sa petite nièce, autrement plus curieuse et guettant ces ententes, éventa certaines fois nos précautions. Comme Agathe m’attendait, cul nu derrière la porte, le visage rieur de la gamine se montra, furtif. Elle en avait assez vu et cela ne fut pas sans m’ennuyer, car je la devinais vicieuse et bavarde. Fort heureusement, il ne me restait plus à compter que six jours avant de regagner mon cher Paris.

Juste à ce moment-là les journaux — mon père était abonné à La Presse — vinrent nous apporter d’alarmantes nouvelles d’Italie. Bravant l’Europe, l’Autriche remuait son sabre en menaçant ce beau pays qui gémissait sous son joug, et du Piémont, de la Toscane, de Milan, de Parme, de Naples, s’élevaient des clameurs de révolte. Un soulèvement général semblait imminent. Quel en serait le contrecoup en France ? À l’auberge Lureau, ce fut l’inépuisable sujet de nos discussions. On se répétait les dures paroles par lesquelles Napoléon III avait accueilli l’ambassadeur d’Autriche lors des réceptions diplomatiques du 1er janvier.

Je retrouvai Paris en pleine effervescence, prenant bruyamment fait et cause pour l’indépendance italienne. Les orgues de Barbarie ne moulaient plus que du Verdi et du Rossini. Les vivats à Garibaldi retentissaient partout. L’ambassade d’Autriche, m’apprit-on, était gardée à vue. Mais j’étais bien trop amoureux pour méditer sur l’éventualité politique, et sitôt descendu du train je courus aux « Amis de la Marine ». J’avais un prétexte : un beau lièvre que mon père me chargeait d’offrir aux Buizard.

Le lendemain matin, elle frappait à ma porte, Jeanine. Quelle émotion de nous revoir ! Elle ne disposait que d’un instant, l’instant enflammé d’une jonction qui se renouvela presque chaque jour. Elle accourait, essoufflée, car elle faisait à pied cette longue et fatigante route. Je l’attendais au lit. Elle s’y allongeait tout habillée, se donnait, me recevait avec des élans qui rendaient vains ses mouvements de pudeur. Je la libérais un peu de son vêtement, assez pour que fût bien à moi sa gorge fruiteuse. Il lui arriva de revenir dans l’après-midi, mais jamais le soir. Parfois elle avait dans ses bras le petit Germain, ce qui lui permettait une plus longue absence. Mais, tout mesuré que nous fût le temps, nous l’occupions si ingénieusement que nous ne tardâmes pas à bien nous connaître. Calmé l’amour, nous causions, nous envisagions l’avenir. N’allait-elle pas jusqu’à parler de quitter sa famille pour se mettre avec moi ? Tout amoureux que je fusse, je m’employais à écarter de son esprit la folie d’un tel projet.

Avril vint ainsi, qui devait contenir tant d’événements. Le 23, la nouvelle de l’ultimatum de l’Autriche fondit sur Paris avec un bruit terrible. Le Piémont était mis en demeure de licencier sans délai ses volontaires. Le 25, on sut qu’il se préparait à répondre par un refus qui ne laissait place à aucune conciliation. Une angoissante question se posait, exprimée par toutes les bouches : Qu’allait dire, qu’allait faire le gouvernement des Tuileries ? Le 26, le refus était prononcé, souffletant Vienne. Mais à ses côtés l’Italie trouvait la France, et ce même jour, avec une rapidité foudroyante, nos premiers régiments débarquaient à Gênes. C’était la guerre.

J’étais loin de m’attendre à la suite. Le 28 avril, la gendarmerie m’invitait à passer au bureau de recrutement. Simple formalité, mais qui me rappela ma situation militaire. J’appartenais à cette réserve que constituaient les jeunes gens auxquels un bon numéro à la loterie de conscription avait valu d’échapper à la caserne, et je demeurais à la disposition du commandant de dépôt. Cela ne laissait pas de m’inquiéter, une extrême activité guerrière se manifestant dans Paris. On mobilisait avec une hâte fébrile. Devant le quartier Napoléon, la foule ne cessait d’acclamer des troupes se préparant à partir. Je sus par Buizard que la batellerie était l’objet de réquisitions immédiates, et qu’on avait alerté tous les éclusiers. Le 1er mai, je recevais de mon père une lettre m’informant qu’on le mettait en demeure de procéder, par un travail de nuit, et de jour, à la réfection de quantité de péniches. Un officier du génie, le capitaine Quincette, était arrivé de Paris pour prendre la haute direction des travaux à effectuer. Sur son ordre, quinze compagnons venaient d’être embauchés par nos chantiers, et mon père exprimait sa satisfaction de cette soudaine reprise. On n’avait pas vu pareil remue-ménage depuis le départ de l’armée pour l’Orient, en 54. Mais alors la ligne de chemin de fer de Paris à Marseille était encore inachevée sur vingt-cinq lieues de sa section de Valence, et l’on avait dû recourir aux transports par eau pour le matériel et les troupes. Bien moindres étaient les difficultés à présent, la ligne entière étant livrée à la circulation, ce qui incitait le public à conclure que le fracas de cette immobilisation franco-italienne s’expliquait surtout par le désir du gouvernement de frapper un grand coup au-delà des Alpes, afin d’affirmer définitivement en France la puissance impériale. Cela, disait-on, sautait aux yeux.

Aux « Amis de la Marine », c’était la cohue des grands passages de batellerie. La salle ne désemplissait pas. S’évader le matin n’était plus possible pour Jeanine, surmenée. Il m’arriva de la saisir à l’improviste comme la première fois, dans sa chambre, mais l’imprudence nous en fut démontrée si évidente, que nous nous promîmes de ne pas la renouveler. Notamment, Jeanine avait observé que sa belle-sœur, Pauline Maillefeu, laide et méchante, qui, un jour que je lui avais pincé les fesses, m’avait qualifié de saligaud, semblait se douter de quelque chose et nous guignait d’un œil cafard.

La suite ne tarda pas. Le 10 mai, la gendarmerie me convoquait d’urgence. J’y fus reçu par un brigadier d’origine dijonnaise, qui me traita en pays. Comme il me questionnait sur mes occupations à Paris, une heureuse inspiration me fit lui répondre que j’y représentais les chantiers à bateaux de Saint-Brice, qu’en Bourgogne tout le monde connaissait. Il ne m’en demanda pas plus. J’en avertis mon père, et bien m’en prit, car la gendarmerie de Saint-Jean-de-Losne vint à son tour le questionner. Tout, alors, se précipita. Pressentant que j’allais être mis en activité de service, mon père parla de moi si à point au capitaine Quincette, en exagérant mes titres professionnels, que le 18 mai je recevais une sorte de feuille de route m’enjoignant de me rendre à Saint-Brice, département de la Côte-d’Or, où tous ordres me seraient donnés. Mieux valait cela que d’aller faire l’exercice dans une cour de caserne, et c’est ce que je pensai tout d’abord. Je n’envoyai pas moins au diable l’Autriche et l’Italie, dont les démêlés bousculaient la bonne vie que je m’étais faite. Le 20 mai au soir, mon sac de nuit bouclé, je disais adieu aux Buizard. Jeanine, désolée, dut se contenir pour ne pas mouiller ses beaux yeux.

Je pris le train de Dijon en laissant derrière moi un Paris qui délirait d’ivresse guerrière, le télégraphe venant d’apporter la nouvelle de la victoire de Montebello. On acclamait Garibaldi, l’Italie, la Lombardie, le général Forey, vainqueur de l’Autriche. Je les entendis acclamer toute la nuit dans mon wagon à soldats, où soixante héros futurs s’entassaient, qui ne s’arrêtaient de gueuler que pour se gargariser du tord-boyaux de leur gourde. Ils s’évacuaient du bas et du haut dans tous les coins, et jusque sur les banquettes. Je me résignai mal à cette ordure et ce fut avec allégresse que je la secouai quand, à l’aube, mon pays de Bourgogne m’apparut dans une transparente brume poudrée d’or, annonciatrice d’une radieuse matinée.

CHAPITRE QUATRIÈME

Nouvelles victoires en Italie.
La petite Louisette.
Le capitaine Quincette et sa femme.
Une crise de nerfs qui finit bien.

À Saint-Brice, que de changements en si peu de jours ! Les péniches pleines de munitions, d’équipements, de vivres destinés à l’armée, se succédaient en file indienne aux écluses. Des officiers et des sapeurs du génie logeaient chez l’habitant, et nous avions à la maison le capitaine Quincette en personne, petit rougeaud luisant de pustules, adonné avec excès aux vieilles eaux-de-vie. Il est vrai que l’alcool, paradoxalement, lui avait façonné une âme exquise, toute de douceur et d’aménité. Je crus qu’il allait m’embrasser quand je lui fus présenté par mon père.

— Enchanté, jeune homme. Je tiens à vous déclarer que c’est sous les espèces d’un civil que vous servirez ici, sur les chantiers paternels. Cela vous laissera plus de liberté.

Il me serra vigoureusement les mains. Il prenait ses repas chez nous, avec nous, faisant à notre cave l’honneur de l’apprécier selon ses mérites. Trois ou quatre bouteilles n’étaient pas pour lui faire peur, un coquet flacon de cognac arrosant ensuite son gloria. Mon père, né malin, devait y trouver son profit.

Ce pauvre papa ! Il était temps que je vinsse à son secours, car il succombait sous un fardeau qui dépassait un peu ses moyens. Il se couchait à minuit pour reparaître dès cinq heures sur les chantiers, où scies, marteaux, enclumes, ne chômaient pas une minute. À la table où longtemps j’avais présidé aux écritures, je trouvai un fantastique entas de papiers, lettres, avis d’envois, ordres d’exécution, sur lesquels je me jetai avec ce courage à la besogne dont, à l’occasion, je savais me montrer capable. Je ne reprenais souffle qu’à la fin de l’après-midi.

Agathe, mariée depuis trois mois, avais mis au monde une petite fille. Le ménage Bougret s’était réfugié dans l’arrière-cuisine pour céder la place aux militaires. La mère Lureau couchait dans la salle même de l’auberge. La petite Louisette, sa nièce, campait de nuit dans la remise à outils qui prolongeait le poulailler : c’étaient là les dernières nouvelles. Dans tout Saint-Brice, les commerçants, les paysans se félicitaient d’une guerre inespérée qui faisait entendre un agréable roulement d’écus.

Marié, lui aussi, Morizot. Mais il venait de monter en grade. Promu à Beaune, il y ferait souche. Ce déjà vieil ami, que je ne verrais plus ! Bah ! J’avais tant à faire, que je n’eus pas le sentiment de son absence. Il m’écrivit, m’invitant à venir le voir, et je lui répondis par une vague promesse. Déjà sa silhouette s’imprécisait dans mon souvenir…

En Italie, l’armée française allait de victoire en victoire, les dépêches officielles insistant sur la présence de Napoléon III à la tête des vainqueurs. Le 31 mai, ce fut Palestro, et il y eut soûlerie générale, les autorités militaires et civiles prêchant d’exemple. Le 4 juin, ce fut Magenta, qui fit acclamer le nom de Mac-Mahon, devenu du jour au lendemain duc et maréchal de France. Le 8, ce fut l’écrasement des Autrichiens à Marignan par les troupes de Baraguay d’Hilliers. Les triomphales dépêches se suivaient et l’on ne dessoûlait plus à Saint-Brice.

Ce soir de Marignan, je traînais à l’auberge Lureau mon énervement de boire. Louisette servait. Agathe, baudruche soufflée, roulant des tétines brimbalantes, ne venait plus guère aux tables. Bougret, niaisement humble avec moi, qui m’eût léché les bottes, débouchait les bouteilles. Je buvais en compagnie d’un caporal-sapeur que m’avait prêté le capitaine Quincette, et qui m’aidait à classer les livraisons de matériel. Assez tard, il s’en alla. Rieuse et butée, Louisette trottinait dans la salle. Un mince cotillon de toile à fleurs calquait son petit fessier. Je lui en fis la remarque et elle en rit, me révélant que sa jolie bouche était meublée de dents bien laides. Je restai jusqu’au couvre-feu de minuit, fis ensuite une promenade à travers les rues endormies déjà, où quelques rares lumières veillaient aux fenêtres. Je songeais que ma dernière approche de Jeanine remontait à plus d’un mois. Tout entier au travail, j’avais subi paisiblement cette carence, mais il suffisait que j’en eusse conscience pour qu’elle me devînt irritante. Agathe mariée, je devais me pourvoir ailleurs. Me faudrait-il chercher à Beaune ou à Dijon des expédients de fortune ? J’organisais cette affaire dans mon esprit quand Louisette, qui se rendait à la remise en s’éclairant d’une lanterne, passa tout contre moi. Je l’arrêtai, l’embrassai, ce qui la fit, en riant, se cabrer pour une feinte défense, et comme je l’embrassais encore elle me demanda de la laisser, disant dans un bâillement qu’elle avait sommeil. Je la suivis de l’œil jusqu’à ce qu’elle eût pénétré dans cette remise où un lit de sangle avait été dressé pour elle. La porte refermée, presque aussitôt elle la rouvrit, passant la tête. Je me tenais dans l’ombre, mais elle avait la vue fine. « Bonne nuit ! » me jeta-t-elle. Et de rire. Elle s’éclipsa et j’entendis le mécanisme d’une targette. Pouvais-je hésiter ? Venant à la porte, de mes deux mains j’écartai les battants, arrachant sans bruit la ferrure. J’entrai. Elle riait toujours, ce qui me rassura sur les suites de ce coup de force. Je pris alors et caressai ce menu corps, pubère à peine, et le lit de sangle nous reçut, si étroit fût-il, si peu à ma mesure. Elle n’en était pas à son coup d’essai, la Louisette. Elle avait été dépucelée à quatorze ans, me raconta-t-elle, par un berger de moutons que, gardeuse d’oies, elle rencontrait au pâturage. Bien sûr elle avait eu, depuis, plus d’un amant, le conducteur des ponts-et-chaussées devant, dans ma pensée, être l’un des derniers en date. Cependant aucun d’eux ne lui avait enseigné la propreté, et ce fut moi qui dus prendre ce soin, un baquet d’eau gisant là. Je crois qu’elle avait l’instinct du vice plus qu’elle n’en ressentait le chatouillement, mais je ne me divertis pas moins avec ce joujou rieur qui refermait sur moi ses bras frêles. Je la quittai après avoir revissé la targette. J’avais passé avec elle un marché amoureux : Elle se laverait de la tête aux pieds, avec du savon et à l’eau chaude. Je la prendrais chaque soir et lui donnerais quarante sous. Elle se vit riche, s’offrit — mais je refusai — à me ménager un accostage supplémentaire, l’après-midi, « dans le coin de la porte comme faisait Agathe ». Elle nous avait surpris, mais me jura n’en avoir soufflé mot à personne. Elle en crevait encore de rire, se rappelant le gros derrière de sa cousine, si gros, me dit-elle, qu’il lui avait fait peur. Elle riait de tout et sans cesse, Louisette ; elle s’épouffait comme d’une bonne farce en me laissant tout à ma guise la manœuvrer d’amour.

Et ce fut, le 14 juin, Solferino. On pavoisa. Victorieux sur toute la ligne, il ne manquait plus à l’empereur que d’être populaire, et à cet effet il fit répandre beaucoup d’argent pour que l’on fêtât ses victoires. On ordonna des bals ; on banqueta. La troupe eut du vin et des douceurs. Huit jours de suite je fis la noce, mais sans pour cela quitter des yeux le travail militaire qui m’incombait.

Le capitaine Quincette nous apprit, à la fin du mois, qu’il prendrait pension désormais chez les Lureau, sa femme arrivant de Paris et la plus belle chambre de l’auberge étant aménagée pour elle. Mon père et ma mère s’inclinèrent devant cette décision, qui n’interromprait pas leurs rapports avec le sympathique officier, nos meilleures bouteilles pouvant partout le suivre. L’arrivée de sa femme, le 1er juillet au soir, passa presque inaperçue. Il s’y était préparé par des libations d’alcool dont le service avait été assuré par Bougret, promu planton. Tous les habitués de l’auberge étaient impatients de voir Mme la capitaine. Ils s’attendaient, nous nous attendions à quelque cosaque en jupons, doublure femelle de l’invétéré buveur de schnick. Aussi fûmes-nous bien surpris à l’apparition d’une jeune dame au port gracieux, à l’élégance toute parisienne sous un chapeau impératrice en paille d’Italie, habillée d’un taffetas bleu clair tout orné de nœuds qui contournaient la crinoline. Elle ne fit que passer, traversant l’auberge sans se préoccuper de nous. Les jours suivants, nous ne la vîmes pas plus. Elle et son mari prenaient les repas dans leur chambre. Que ce brave homme d’ivrogne, tout pustuleux, dormît aux côtés d’une si belle épouse, était-ce croyable ? Il nous parut pourtant qu’ils s’entendaient parfaitement.

Le 12 juillet fut un nouveau jour de fête. La veille, l’empereur des Français et l’empereur d’Autriche avaient eu, à Villafranca, une entrevue aboutissant à des préliminaires de paix. Paix boiteuse, car la libération de l’Italie était loin d’être assurée, mais qui n’en fut pas moins célébrée dans toute la France. La municipalité de Saint-Brice tira des pétards, quoique à dire vrai les gens eussent voulu que la guerre durât jusqu’à la fin des siècles. Mon père avait, en ces deux mois et demi, gagné plus de dix mille francs. Il m’en remit trois cents pour grossir mon pécule. Dès le 15 juillet, le capitaine Quincette m’annonça, en me donnant un satisfecit, qu’il me rendait ma liberté, et je m’empressai de décider mon retour. Je reprendrais, le 20, le chemin de la capitale. La veille, j’allai faire mes adieux à celui qui avait été mon chef, et je le remerciai des bontés qu’il avait eues pour moi. Je pus, à la faveur de cette démarche, voir de près sa femme, qui fort aimablement m’exprima son intention de rendre visite à ma mère, le capitaine lui en ayant dit le plus grand bien. Elle était vraiment splendide. La section du génie devait rester quelque temps encore à Saint-Brice, afin d’organiser les convois de vivres des troupes d’occupation.

J’étais à Paris le 21. J’avais indirectement prévenu Jeanine, qui m’attendait au débarcadère. Ivresse de nous revoir, après une séparation si pesante ! Je l’emmenai dans un hôtel, et nous allâmes aux cimes du bonheur. Elle était partie de chez elle tête nue, en tablier à carreaux, sous prétexte d’une commission dans le voisinage. Que nos rencontres de chair fussent si brèves, elle s’en chagrinait plus que jamais. Elle eût voulu me donner toute une nuit. Elle en revenait à cette idée folle de se mettre avec moi, et je voyais bien qu’elle ruminait celle du mariage. Je m’efforçais de l’amener à prendre patience, en lui représentant que bientôt, quand le petit Germain marcherait seul, il lui serait plus facile de se rendre libre. En attendant, elle pourrait venir occasionnellement dans l’après-midi, ce qui lui permettrait de mieux dissimuler ses absences. Elle s’était pour la première fois entièrement dévêtue, ce qui me fut bien agréable. La maternité n’avait marqué en rien l’harmonieuse voûte d’un ventre que la moindre alerte sensuelle agitait de soubresauts.

L’éditeur Marchant m’avait confié des manuscrits. J’arrivais, sans trop de peine, à gagner ma petite journée. Après quoi je sortais, descendais dans Paris, où les fêtes de la victoire perpétuaient leur éclat. Les troupes ne faisant pas partie du corps d’occupation rentraient dans un tonnerre de fanfares, d’enthousiastes ovations saluant, comme on disait, les braves à trois poils qui n’avaient eu qu’à paraître pour vaincre. Mon père m’écrivit que Saint-Brice reprenait sa physionomie habituelle. Le capitaine Quincette et sa femme venaient de partir. Singulière nouvelle : ils avaient emmené la jeune Louisette, dont ils feraient une bonne. Il me donnait leur adresse, 35, rue du Bac, mais je n’aurais certainement pas l’indiscrétion d’y aller.

Je me rendais trois fois par semaine chez Marchant, sans songer qu’un jour je pourrais m’y trouver devant Anaïs, et voilà que je la croisais sur la porte de l’éditeur qu’elle m’avait fait connaître. Qualifierais-je de morbide la sensation subite que j’éprouvai ? La sœur du bossu portait au poignet le bracelet que je lui avais offert. Je me remémorais notre dernière partie, dans ma chambre, dix mois auparavant, et notre séparation toute cordiale. Je la fis entrer dans un estaminet. Elle me dit son plaisir de me revoir. Elle estima que j’avais grossi. « Ze vous trouve encore embelli », traduisit-elle. Pour moi, je la complimentai sur le bel état d’une poitrine qui forçait l’échancrure d’un boléro. Quelques minutes plus tard nous étions sur un lit d’hôtel, à nous dévorer l’un l’autre. Elle en tenait pour moi, je le voyais assez, si j’en tenais pour elle. Nous nous fîmes la promesse de ne plus nous perdre de vue. Quand je la voudrais, je n’aurais qu’à la guetter chez Marchant ou ailleurs. Ailleurs, et je savais bien où. Mais raisonne-t-on avec la débâcle des sens ? À peine osais-je m’avouer que je recherchais en Anaïs un piment que ne m’offrait pas ma Jeanine, si chaste en ses emportements passionnés. Le surlendemain je la rejoignis rue Le Peletier, puis ce fut à sa sortie de chez l’éditeur. Je l’eus ainsi de trois en trois jours, à volonté, à toute heure de mon caprice. Elle avait eu le bracelet ; elle eut la bague, dans le même style, avec une turquoise de même teinte, plus petite. Un médaillon et sa chaîne viendraient plus tard.

Je m’installai dans ces amours divergentes, qui suffisaient à me rassasier. Elles me laissaient libre. Je travaillais juste assez pour ne pas voir le fond de ma bourse. Je fumais de bons cigares, je me promenais, j’allais au bal, je ne me lassais pas du théâtre. Je me sentais pleinement heureux. Un jour que je longeais les quais pour me rendre aux « Amis de la Marine », je fus étonné de m’entendre appeler. Et par qui ? Par Louisette Lureau, une Louisette que je ne reconnus pas sur le moment, changée par un petit bonnet, un fichu croisé, un jupon à la taille. C’était justement près de la rue du Bac, où demeuraient le capitaine Quincette et sa femme. Elle babilla gaiement, bien aise de causer du pays. Elle se plaisait chez les Quincette. Mme Quincette était « tout plein gentille » pour elle ; le capitaine se soûlait tous les jours et ne se fâchait jamais. Je lui demandai si elle s’était fait des amoureux à Paris. Elle m’avoua un petit commis de mercerie qui la faisait danser à la Closerie des Lilas, mais dit qu’elle pourrait me voir quand même, le soir après neuf heures, si je voulais. À quoi je ne répondis ni oui ni non, la gaminerie de cette petite frimousse aux dents en brèches ne m’offrant pas à Paris la même séduction qu’à Saint-Brice. Elle allait en commissions, panier au bras, et je ne voulus pas la retenir.

Mais je la rencontrai de nouveau quelques jours plus tard, accompagnant cette fois sa maîtresse, que je saluai sans m’arrêter, et qui répondit légèrement à mon salut. Que de grâce ! Une capote de velours vert à bavolet de tulle la coiffait, un pardessus mandchou d’un gris d’ardoise déployait son ample décor sur la rigide cage de la crinoline. Que de frais pour un répugnant mari ! Elle ne semblait guère vouée au sacrifice volontaire, pourtant, cette belle Parisienne qui recueillait sur ses pas des murmures flatteurs.

Et je retrouvai Louisette, dont je savais à présent les habitudes. Tous les matins elle prenait sa mesure de lait à une laiterie ambulante installée sur le quai, s’accoudait au parapet pour regarder les bateaux, puis revenait en musant aux boutiques. Je me promettais de la questionner sur sa maîtresse et, dans ce but, de la mener à la Reine Blanche, où mes ailes de pigeon faisaient toujours florès. Mais je lui vis une figure chiffonnée, décolorée, que je ne lui connaissais pas. Mon invitation la laissa hésitante. Qu’avait-elle ? En pleurnichant elle me confessa que son commis de mercerie lui avait passé un mauvais mal. Elle en souffrait et ça la fatiguait beaucoup. Je la remerciai de cette franchise, car j’aurais bien été capable de m’isoler une heure avec elle. Un herboriste lui avait formulé un traitement, qu’elle suivait de son mieux. Je le complétai de quelques conseils. Cependant je ne la lâchai pas pour cela, aiguillant notre causerie vers le ménage Quincette. Elle se reprit à rire, de son rire clair qui était bien de chez nous.

— Je vous vois venir. Vous vous demandez avec qui Mme Quincette couche quand son mari n’est pas là. Car il n’est pas souvent là, vous savez. Toujours en tournée d’inspection, qu’elle me dit. Alors elle va se promener, voilà. Mais quant à dire où… La femme de chambre doit en savoir plus long que moi là-dessus, mais elle se méfierait de ma langue.

Cela ne m’apprenait pas grand-chose. Que Mme Quincette eût un amant, quelque piaffant officier de salon, je le tenais pour hors de doute. Le capitaine passait pour riche ; sa femme n’en était donc pas à rechercher l’entreteneur généreux. Au fait, quel besoin avais-je de pénétrer ce secret ? Ce qui s’agitait sous cette crinoline impressionnante ne devait-il pas m’être complètement indifférent ?

Depuis longtemps je formais le projet d’abandonner les hauteurs de la barrière de Clichy, où trop de souvenirs me rattachaient à mon surnumérariat de gabelou. Je louai une bonne chambre au deuxième étage d’une maison meublée de la rue Saint-Jacques, presque au coin de la nouvelle rue des Écoles, en plein Quartier latin. Cela me rapprochait de Jeanine. Maison meublée n’ayant rien du garni d’étudiants, possédant une double entrée fort opportune. Anciens domestiques faisant valoir leurs économies, M. et Mme David en tenaient avec grand soin les vingt numéros répartis sur quatre étages. Ils étaient discrets, donnaient toute liberté à leurs locataires, que d’ailleurs ils choisissaient prudemment. Des fonctionnaires, des employés d’administration, des professeurs, en constituaient la clientèle. J’avais pour voisin de palier un joli garçon, romantique de visage et d’allure, ficelé comme une gravure de modes, qui était secrétaire particulier du baron Rodier, président de chambre à la Cour des Comptes. Il jouait de l’orgue, et sur ce clavier grave égrenait pêle-mêle des musiques d’Opéra et des refrains populaires, l’air de la reine Hortense, Partant pour la Syrie, revenant souvent sous ses doigts. M. et Mme David m’ayant demandé si cela me gênait, je leur déclarai sans rire que j’en étais ravi. Il s’appelait d’Horchiac, avec particule. Nous échangions chaque jour de grands coups de chapeau.

Un soir de mai 1860, comme je me rendais à ma chambre, je trouvai devant moi le joli secrétaire à la Cour des Comptes, qu’une dame précédait. L’escalier ne recevait que la maigre lumière d’une demi-fenêtre, mais soudain il s’éclaira pour moi des trente-six chandelles de la surprise, car en cette dame, dont je ne voyais que le dos élancé et la vaste « malakoff », je reconnus aussitôt Mme Quincette, qui sans aucun embarras pénétra chez mon voisin. Mme Quincette ! Le piaffant officier de salon que je lui prêtais se ramenait-il à ce pâle, fluet, gentillet toucheur d’orgue, illustration presque caricaturale de l’amoureux élégiaque et platonique ? L’antithèse était si bouffonne, que je ne me défendis pas d’en rire, tout en prêtant indiscrètement l’oreille, derrière ma porte, aux bruits intimes qui pourraient m’arriver. Mais le seul bruit de l’orgue se fit entendre. M. d’Horchiac exécutait du Verdi, d’Il Trovatore à la Traviata, et par instants Mme Quincette fredonnait. Il en fut ainsi pendant plus d’une heure, et le silence tomba. Faisaient-ils l’amour ? J’imaginais ce lovelace d’administration dévêtant sa belle maîtresse, abattant les cerceaux qui encageaient la source de ses délices. Il me semblait qu’à travers les cloisons et le palier de subtiles fragrances venaient jusqu’à moi. Pas un cri, pas un craquement. Qu’ils étaient calmes ! Puis l’orgue reprit, scandant l’air de la reine Hortense. J’entendis enfin des voix naturelles, celles d’une simple conversation, et, après un instant, la porte s’ouvrit. Simultanément j’ouvris la mienne. Un pas, et je me trouvai devant Mme Quincette qui, suivie de M. d’Horchiac, se préparait à descendre. Son regard se vrilla sur le mien. Elle eut un brusque sursaut. Je baissai les yeux, saluai, descendis. Qu’allait-il se passer là-haut ?

J’en eus l’écho le soir même. Rentrant tard, je vis M. d’Horchiac ouvrir sa porte et s’avancer vers moi.

— Monsieur, en dépit de l’heure indue, pourrais-je solliciter de vous une minute d’entretien ?

Comme il paraissait ennuyé ! Entré chez moi, il s’assit précautionneusement, étira les pans de sa redingote, pivota deux ou trois fois sur son derrière.

— Monsieur, commença-t-il, il s’agit de l’honneur d’une femme. La fatalité a voulu que vous vissiez sortir de ma chambre Mme Quincette, qui est connue de vous. Mme Quincette m’honore quelquefois de sa visite. Cet événement la désespère. Elle se voit perdue. Je voudrais la rassurer en lui transmettant votre parole d’honnête homme de garder un secret auquel son honneur et sa vie sont étroitement attachés…

Il parlait comme un héros de roman-feuilleton. Il avait de fort beaux yeux, une fine moustache, de légers favoris, mais la minceur de ses lèvres n’annonçait pas plus la sensualité que la bonne humeur. Je m’empressai de lui donner toutes les assurances possibles. Je n’avais rien vu, je chassais cela de ma mémoire. Pas un mot de moi, à qui que ce fût, ne le révélerait jamais. Il s’en alla, mélancolique, après m’avoir mollement serré la main.

Ils ne devaient pas être folichons, leurs tête-à-tête ! Je songeais à la situation gênante que me créait cette histoire, dans cette maison où les amours de Mme Quincette se continueraient sous la foi de mon silence. Mais je sus par le garçon de service que M. d’Horchiac avait donné congé. Les amoureux iraient se cacher ailleurs. J’appris en même temps que leurs rendez-vous duraient depuis deux ans. La dame, on ne la connaissait pas. On la supposait huppée, très faubourg Saint-Germain. Elle n’adressait la parole à personne.

Quel incident singulier ! Plus singulier qu’on le peut penser, puisque Mme Quincette, à deux jours de là, frappait chez moi, entrait, s’asseyait, me remerciait, me conjurait avec une effusion extrême. Appelé au chevet d’une parente, M. d’Horchiac, me dit-elle, n’était pas chez lui. Cette apparition, toute bruissante d’un frou-frou de popelinette, quelle émotion elle me causa ! Avec elle était entré un flot de parfums qui m’apportaient tout le Paris que j’ignorais encore. Elle me surprenait en bras de chemise, travaillant à un manuscrit, dans un assez beau désordre de paperasses. J’observai la gracieuse évolution de ses épaules. Elle avait le nez un peu fort, en accord avec une bouche en léger bourrelet, à la denture parfaite. (Je songeai à ce moment à la petite bouche pincée du trop heureux d’Horchiac.) Pâle, crispée un peu, elle parla par phrases brèves, au débit précipité :

— Monsieur, vous avez pris un engagement d’honneur que vous aurez à cœur de tenir, j’en suis sûre. Merci, merci ! Le tiendrez-vous même devant votre père et votre mère ? Je vous le demande, les mains jointes. Tout s’effondrerait si vous veniez à oublier votre parole. Une indiscrétion en déclencherait une autre et ce serait pour moi le pire. Ah ! monsieur ! Quelles heures d’inquiétude je viens de vivre !

— Madame, madame, fis-je, cherchant des mots qui ne venaient pas. J’ai juré, cela suffit. Je ne sais plus rien. Ce que j’ai dit à M. d’Horchiac, je vous le répète en m’engageant sans retour. Vous me voyez désolé, madame, d’avoir été la cause involontaire de votre ennui…

Elle se rassérénait, promenait ses yeux sur mon lit et sur ma table, éloignait sa chaise d’une pile de cahiers que sa crinoline envahissait. Je dis aussi que je déplorais qu’un souci de discrétion eût conduit M. d’Horchiac à quitter cette maison. Ne serait-ce pas plutôt à moi de m’en aller, à moi tout nouveau venu ? Mais elle secoua la tête :

M. d’Horchiac a réfléchi et reste. Comme il avait prétexté que sa chambre était sombre, une autre plus claire a été mise à sa disposition. Elle est au troisième étage qui, vous le savez, est indépendant des deux premiers.

Cet arrangement était convenable, en effet, si les deux amants ne voulaient qu’éviter de me retrouver devant eux. À partir du troisième, les chambres se reliaient uniquement à l’escalier principal, le second escalier isolant les deux premiers étages. On voulait bien me faire confiance, mais on fuyait ma vue.

Mme Quincette ajouta, et elle souriait :

— Je n’aurai plus à passer par votre escalier, monsieur.

Cette réplique osée me vint aux lèvres :

— Je le regretterai, croyez-le bien, madame.

Elle me regarda, tourna sa chaise, et puis :

— Vous faites vos études, monsieur Fargèze ?

Je lui répondis que non et, ne voulant pas avouer mon petit métier de copiste, j’usai d’une périphrase : Je travaillais pour le théâtre. Elle se reprit à sourire. Ne se disait-elle pas que je devais être bien en cour auprès des actrices ? Et puis, prenant ma main dans la sienne, elle me répéta son merci et le frou-frou de popelinette passa ma porte, glissa par le corridor, s’effaça dans l’escalier. Je fus quelque temps à me remettre d’une si émouvante visite. J’aérai ma chambre pour en chasser les parfums capiteux, une autre visiteuse pouvant survenir : Jeanine, bien entendu. Papillon nocturne, Anaïs ne venait pas chez moi. Je la voyais sur place, dans un des garnis à cinquante sous des environs de l’Opéra.

Je fus, les jours qui suivirent, plus qu’étonné de constater que Mme Quincette, descendant de chez son amant ou y montant, prenait encore mon escalier et ne faisait usage de l’autre qu’entre le deuxième et le troisième étage. L’excès de chaleur m’amenant à entrebâiller ma porte, j’aperçus à deux reprises la crinoline à grands ramages, qu’un estival taffetas à damier gris et blanc faisait plus légère, mais non moins froufroutante. « Je n’aurai plus à passer par votre escalier », m’avait-elle dit. Cependant elle y passait. Ma galante réplique y était-elle pour quelque chose ?

Un jour que Jeanine, sortant de ma chambre, me disait au revoir sur le pas de la porte, Mme Quincette déboucha juste à ce moment du corridor. Je la saluai. « C’est une dame du troisième, Mme d’Horchiac », expliquai-je, assez sot pour me sentir humilié par cette rencontre. Elle faisait si modeste figure, ma Jeanine, sous son petit bonnet, avec son fichu croisé sur un caraco de ménage ! Jolie fille du peuple, sans rien même de la grisette. Ce qu’en pouvait penser Mme Quincette me préoccupa si fort que je guettai son passage en laissant ma porte à demi ouverte. Elle parut, je surgis, et tout alla comme si c’eût été réglé entre nous. « Je suis habituée à votre escalier et je le prends étourdiment, me dit-elle. Je m’en excuse. » Je me récriai, renouvelant mon regret d’un arrangement qui avait pour effet de m’isoler. Elle me regarda droit dans les yeux, ironique. « Oh ! Isolement relatif ! » Quelqu’un venant, elle s’éloigna. Je refis le même jeu le lendemain, puis d’autres fois, d’innocents propos nous retenant un quart de minute dans le couloir qui séparait les deux escaliers. Pas un mot sur Jeanine. Parfois nous arrivait en sourdine la voix de l’orgue mû par M. d’Horchiac. Un soir qu’il jouait l’air de la reine Hortense : « C’est là mon prénom », m’apprit-elle, et ce fut sa première confidence. Un jour, enfin, alors que déjà elle avait un pied engagé sur l’escalier du troisième — un petit pied haut botté jusqu’à la dentelle du pantalon — elle en vint à évoquer Jeanine, mais non sans prendre un détour.

— Ne vous pèse-t-il pas un peu, le secret que vous me gardez ? me demanda-t-elle.

— Oh ! madame, protestai-je.

— Me jureriez-vous que vous n’en avez rien livré à la jolie personne que j’ai entrevue ici ?

— Je vous le jure, madame ! (Je pouvais le jurer, certes.) Puis, sur un ton parfaitement dégagé, j’ajoutai :

— C’est une payse. Elle demeure dans le quartier. Elle était venue me voir en passant.

— Elle m’a paru très bien faite, déclara-t-elle.

Encore un peu, et ce dialogue nous entraînait sur une pente glissante, assez périlleuse. En eut-elle conscience ? Elle rompit court et, balançant sa crinoline, monta majestueusement les degrés.

J’étais devenu citoyen du Quartier latin. Je fréquentais au café Soufflet, où joueurs de cartes et d’échecs me consentaient un accueil sympathique. Je m’y donnais comme poète. Je fumais la pipe, la calumet à long tuyau, signe de ralliement de la jeunesse entre le quai Saint-Michel et l’Observatoire. Je sacrifiais à la couleur locale en laissant pousser mes cheveux.

Ces messieurs groupaient un bruyant peuple d’ex-étudiants rentés ou bohèmes, en chapeaux tromblons ou calabrais. Ces dames étaient leurs peu gênantes maîtresses. Moi qui venais là sans être accouplé, je bénéficiais d’appréciables aubaines. Une certaine Laurette, grasse et rieuse blonde au service appointé d’un carabin de quatrième année, me reçut à pleines cuisses chez elle quand, juillet venu, la Faculté de médecine ferma pour deux mois ses cours. Si nombreuses, en ce temps de vacances, étaient les filles inoccupées, que leurs offres amicales finissaient par rebuter mon robuste appétit.

Nous devions nous réunir tous et toutes à l’occasion du 15 août, fête de l’empereur, mais un boyard ayant levé Laurette, je me trouvai sans femme et résolus d’aller seul à travers les bals du quartier. Il en était un qui faisait grand bruit de cuivre sur la place Saint-Michel, près de la fontaine qu’on venait d’inaugurer. Je dînai aux « Amis de la Marine », où Jeanine s’affairait au service, et, méditant de rejoindre mes amis après minuit, à la Closerie des Lilas, je me dirigeai vers la rue Saint-Jacques. Partout l’animation était follement joyeuse. Sur la chaussée, les danseurs se heurtaient aux tables des mastroquets. Les premiers lampions s’allumaient dans une pénombre bleutée. J’avais fait un repas bien arrosé qui me disposait aux galantes entreprises. Dormir à deux m’eût été doux. Il n’était que huit heures. Avant de me rendre à la Closerie, n’irais-je pas me dégourdir un moment avec Anaïs ?

Rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel (le boulevard Saint-Michel venait d’être percé, et l’éventration des vieilles rues offrait un aspect pathétique), un cortège d’étudiants et de grisettes culbutait tout sur son passage. Il arrivait près de moi quand un fiacre assez téméraire pour circuler dans ce tumulte de fête s’arrêta là. Ne me trompais-je pas ? Je croyais voir s’y profiler le beau visage de Mme Quincette. Ce fut Mme Quincette, en effet, qui en descendit. Elle n’avait pas mis pied à terre que vingt mains la saisissaient, l’enveloppant dans une ronde qui se fit autour d’elle. Je me précipitai. Non que je craignisse pour elle un mauvais parti : une belle fille, à Paris, peut bannir toute crainte. Mais je vis son effroi, justifié par les cris sauvages de la cohorte avinée. Ma soudaine intervention fut fort mal prise. Il me fallut assez rudement secouer quelques énergumènes du coup de gueule pour briser le cercle épileptique. Je finis par dégager l’amie de M. d’Horchiac, et je l’emportai. Je l’emportai littéralement, la soulevant des deux mains à la taille pour la déposer un peu plus loin. Elle ne me reconnut qu’à cet instant précis, étourdie, à demi défaillante. Je lui offris mon bras. Nous n’étions qu’à vingt pas de la rue Saint-Jacques, où, certainement, elle allait comme moi. Je la fis passer par l’escalier de mon étage. Je sentais battre son cœur, très fort.

— Je n’en puis plus, fit-elle quand nous fûmes sur le palier.

J’ouvris ma porte et la priai d’entrer. Elle s’inquiéta de l’heure. « M. d’Horchiac ne sera là qu’à neuf heures. Je suis en avance. Je puis donc me reposer un instant chez vous. » Deux bougies illuminèrent ma chambre. Elle s’assit dans mon unique fauteuil, se remit vite de son alarme, parla de la fête, me dit sa peur des foules. J’avais une de ces ridicules caves à liqueurs qui serinaient une aigre musiquette. J’emplis d’anisette deux petits verres de Bohême et lui en présentai un, qu’en souriant elle accepta. Nous trinquâmes. Elle s’égaya, dit que ma chambre était agréable, s’amusa d’entendre un chœur nasillant de tyroliens rassemblés au coin du carrefour.

— Dieu ! Qu’il fait chaud ! s’exclama-t-elle, en jouant d’un petit éventail à monture de nacre.

Elle retira son chapeau, écarta les revers de son corsage. En vérité, la chaleur, au-dehors comme au-dedans, était celle d’un four, bien que d’abondantes averses eussent rafraîchi l’atmosphère dans l’après-midi. « Quelle accablante journée ! » reprit-elle, en évasant le col du vêtement. Elle défit deux agrafes, mit à l’air le seuil moite de sa gorge. « Excusez-moi, fit-elle. La mode inflige aux femmes de véritables tortures. » L’excuser ! Je dis que pour mon goût il y aurait toujours trop d’agrafes. Elle partit d’un rire sec, un étrange rire. Elle respirait à profonde haleine. La mi-côte de ses seins émergeait d’un balcon de guipure. Certainement elle sentit le chatouillement de mon observation, car elle se leva, vint à la fenêtre qui était grande ouverte. Je m’y tins à son côté. Des joueurs de mirliton passaient, arborant à de hautes perches des lanternes vénitiennes. On percevait les accords d’orchestre d’un quadrille. Mais comme, involontairement, je l’effleurais, elle se porta vivement en arrière en jetant un cri. Que lui prenait-il ? Les seins en houle, l’oculaire fixe, elle arrêtait sur moi des regards d’hallucinée. « Qu’avez-vous ? » fis-je, en lui touchant l’épaule. Un mouvement convulsif la secoua et je n’eus que le temps de l’approcher du fauteuil, où massivement elle tomba, gémissant, criant, les talons de ses bottines battant le plancher. Quelle histoire ! Que Mme Quincette eût une crise de nerfs chez moi, c’était bien le pire qui pût m’arriver. On l’aurait entendue dans toute la maison si le vacarme de la rue n’avait couvert ses gémissements et ses cris. Que faire ? Je lui frappai dans les mains, qui étaient de glace ; j’aspergeai son front d’une eau d’ailleurs tiède ; je lui donnai à respirer du vinaigre de toilette. Elle étouffait ; il semblait que quelque chose l’étranglât. Je me permis de décrocher son corset, ce qui libéra les seins. Ses cris cessèrent ; elle apaisa ses gémissements. Je la pris, l’étendis de tout son long sur mon lit, en déployant avec soin le taffetas de la crinoline. Presque aussitôt elle ferma les paupières, s’assoupit, narines et lèvres frémissantes. Qu’elle était belle ainsi ! Son cou fièrement élancé, ses épaules pleines, ses palpitantes rondeurs, je découvrais tout cela, que j’aurais pu caresser sans qu’elle en eût conscience. Mais je me défendis contre ces suggestions en couvrant d’un voile les joyaux tentateurs. Qu’allait-elle penser, qu’allait-elle dire en revenant à elle ? Sous l’encerclement de la crinoline, j’entrevoyais les blancheurs de dessous à dentelle, jupon plissé, pantalon descendant jusqu’aux bas jarretés d’une moire à boucle d’argent. La tête, je l’avoue, commençait à me tourner.

Je crois bien qu’une heure s’était écoulée quand, enfin, Mme Quincette rouvrit les yeux. Du rose lui teinta les joues. Elle regarda autour d’elle sans manifester l’égarement auquel je m’attendais. Elle se souleva :

— Mon Dieu, monsieur Fargèze, quelle scène vous ai-je faite ! balbutia-t-elle.

Elle prit une pause, puis :

— La chaleur, cette plaisanterie d’étudiants… Je suis d’une nature si nerveuse !

— Vous m’avez fait un peu peur, dis-je simplement.

Elle vit le désordre de sa poitrine, s’en émut, ouvrit vers moi des yeux chargés d’inquiétude. Mains croisées, toute songeuse, elle s’assit sur le bord du lit. « Monsieur Fargèze, combien je suis confuse ! Je me sens accablée de honte ! » Elle me regardait sans oser faire un mouvement. Il eût fallu que je fusse bien dénué d’esprit pour ne pas comprendre l’intense détresse de cette femme élégante, qu’une défaite de ses nerfs avait amenée à un tel abandon de ses pudeurs. Cela m’imposait tout au moins un devoir de décence. Renonçant à jouer le jeu que pouvait m’offrir une situation si singulière, j’eus assez de sang-froid pour rompre d’un mot notre embarras commun.

— Je vais sortir un instant. Disposez de ma chambre. Il vous suffira, en vous en allant, de tirer la porte. J’en ai la clef.

Je ne lui donnai pas le temps de me répondre. J’étais dans le corridor, où papillotait la lueur d’une petite lampe à huile. De discrètes gammes musicales descendaient du troisième : l’orgue de M. d’Horchiac préludait.

Dans la rue, j’allai machinalement, bouleversé par cette étonnante aventure. Un insupportable état de prurit me rendait tributaire d’Anaïs. J’irais rue Le Peletier vers les onze heures, ce qui me permettrait d’être exact, à minuit, au rendez-vous de la Closerie.

J’avais très soif. Je m’arrêtai dans une petite brasserie de la rue des Écoles et, après un bon moment, jugeant que Mme Quincette était sortie de ma chambre, je retournai sans me presser rue Saint-Jacques. Mais, levant la tête vers ma fenêtre, qu’éclairait la maigre flamme de mes deux bougies, j’y vis nettement se mouvoir une ombre. Mme Quincette n’était pas partie encore. Je repris ma promenade. Je fis une station nouvelle dans un estaminet enfumé. Et je m’en revins. Surprise ! À ma fenêtre, une femme qui ne pouvait être que Mme Quincette se silhouettait. Elle avait son chapeau ; elle s’accoudait à la barre d’appui. Que signifiait cette persistante présence ? Je montai. Les arpèges de M. d’Horchiac s’impatientaient. Ils malmenaient le beau Dunois de la reine Hortense. J’ouvris. Mme Quincette, très pâle, était devant moi.

— Au risque d’être indiscrète, monsieur Fargèze, je n’ai pas voulu m’en aller sans vous avoir revu pour vous faire toutes mes excuses, sans vous avoir dit toute ma reconnaissance…

— Oh ! Je vous en prie, fis-je, ne parlons plus de ça. Je suis heureux de constater que votre malaise est dissipé.

— Monsieur Fargèze, je n’oublierai pas votre amabilité, votre délicatesse…

Elle me tenait la main. Sa poitrine palpitait, haletait comme tout à l’heure. Nous étions face à face. Mon désir et le sien se faisaient confidence. Je l’amenai à moi. Lentement nos bouches se joignirent. La minute d’après, nous étions amants.

Bougies éteintes ; drap couvrant notre nudité. Elle avait exigé cela dès que s’était écroulé, dégrafé par moi autant que par elle, le souple édifice de la crinoline. Hortense Quincette, délirante Hortense, tout muscles pour l’action, tout nerfs pour la jouissance, qui se révéla telle à moi dès cette première épreuve ! Dans la nuit qu’elle avait voulue, je ne voyais rien d’elle, mais mes mains me renseignèrent, et je pus vérifier que le réseau à ressorts de la crinoline ne contenait pas de fausses promesses. Peu fessière, Hortense dressait un haut torse bien cambré sur de solides cuisses qui, lorsqu’elles me furent familières, me rappelèrent celles, athlétiques, des écuyères de l’Hippodrome. Comment expliquer qu’une si robuste structure fût impérieusement commandée par les nerfs ? Par ses nerfs sans cesse désaccordés, que j’étais appelé à si bien connaître… Ah ! cette foulée initiale, à la conclusion trop rapide pour moi, incertaine pour elle ! Le jeu du spasme la convulsait, bras raidis, dents crissantes ; pâmée, elle avait d’effrayants silences. Une reprise ne la détendit pas. Elle m’inquiétait et, tout à la fois, me surexcitait, me laissant librement user d’elle, ma débauche d’investissement ne paraissant pas plus la surprendre que la lasser. Enfin elle s’apaisa, descendit du lit, remua mes modestes porcelaines, et quand elle se recoucha ce fut une Hortense tout autre, au corps souple, aux manières câlines, qui se serra contre moi. On pouvait causer ; on causa. J’étais tout remué d’elle. Je me disais que ces premiers actes n’étaient que simples levers de rideau. De grisantes perspectives m’étaient ouvertes. J’avais Hortense Quincette et je la voulais garder.

— Je serai à vous demain, toujours, mais pas ici, non, pas ici ! me dit-elle.

Nous ne prononçâmes même pas le nom de M. d’Horchiac. Je lui déclarai que dès le lendemain je déménageais. Je savais qu’à l’hôtel Rollin, rue de la Sorbonne, de grandes chambres étaient libres. Avant midi, ma malle et mes paquets y seraient portés.

Il était près d’une heure du matin quand elle s’en alla. Son mari était absent. Pour les domestiques, la fête expliquerait sa rentrée tardive. Craintivement j’inspectai le corridor et l’escalier. La rue était devenue silencieuse. Il nous fut impossible d’y découvrir un fiacre. Fuyant les lumières, nous dûmes nous acheminer jusqu’à la rue du Bac. Un profond scellement de nos lèvres, dans l’ombre. Elle me quitta.

Au retour, comme je passais par la place Saint-Michel, je tombai sur la bande noceuse de mes amis. Laurette était avec eux, débarrassée de son boyard. Nous allâmes boire. Le grand jour, flambant de soleil, nous surprit errant d’une beuverie à l’autre. Cela devenait déraisonnable. Laurette m’offrit de venir dormir chez elle, mais dormir chez moi m’assurant un repos moins agité, je regagnai sagement ma chambre, où je fis disparaître toutes traces de ce qui venait de se passer. J’étais bien las. Quand, peu d’instants après, m’arriva ma chère Jeanine, je dus soutenir une lutte contre le sommeil pour ne pas la priver de son quart d’heure d’amour.

CHAPITRE CINQUIÈME

La passionnée Hortense. Mes doubles amours.
Pauline Maillefeu.
Mme Quincette s’en va et Jeanine se marie.

L’histoire d’Hortense tenait en quelques mots. Née d’Horchiac, elle était cousine du jeune secrétaire à la Cour des Comptes. Leurs âges coïncidaient : vingt-huit ans. Elle avait été élevée au couvent des Oiseaux. Elle en sortit avec le bagage de futiles connaissances qui valaient à l’établissement de la rue de Sèvres sa réputation mondaine. Elle peignait, sculptait, jouait de la harpe, chantait, dansait. Elle avait quinze ans quand elle perdit sa mère. Son père, brillant officier, ruiné par le jeu, faisait sa carrière en Algérie. Une tante passablement folle la recueillit, lui fit partager son existence moisie de vieille fille. Survint un jour le cousin, qui faisait son droit à Paris. Ils s’ennuyaient l’un et l’autre ; ils se déniaisèrent mutuellement. Cependant la tante travaillait à marier sa nièce, et ce fut elle qui découvrit l’officier Quincette, de douze ans plus âgé, mais riche. Le jeune d’Horchiac était retourné dans sa province, en Languedoc. Il en revint pour occuper auprès du baron Rodier cet emploi flatteur, mais mal rétribué, qu’il devait à des relations de famille. Il retrouva sa cousine. Ils reprirent aussitôt leur intimité d’autrefois, bien peu ardente, me confia-t-elle. Elle s’était, entre-temps, donnée à un beau lieutenant de cavalerie, jeune, ambitieux, intrépide, qui fut tué par une balle russe, en 55, devant Sébastopol.

Mon installation à l’hôtel Rollin, rue de la Sorbonne, fut opérée avec toute la célérité possible. J’avais au premier étage une grande chambre qu’Hortense jugea gaie et Jeanine magnifique. Mais il me fallait organiser ma vie passionnelle, qui se compliquait. Je fixai à Jeanine d’immuables heures de visites, le matin, entre huit et dix. J’établis l’itinéraire détourné d’Hortense, qui, en évitant les abords de la place Saint-Michel, viendrait tantôt vers la fin de l’après-midi, tantôt le soir. Elles seraient à moi tous les deux jours, chaque jour m’en apportant une. Entrées et sorties étant ainsi réglées, j’évoluai entre mes deux amies en me disant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes où l’on faisait l’amour.

Hortense me restait encore presque inconnue après ce coup de théâtre du 15 août, si extraordinaire. Et de moi, que connaissait-elle ? Mais nous avions vécu en commun d’inoubliables minutes, et quand elle entra le lendemain dans ma nouvelle chambre, nous eûmes le sentiment d’être liés depuis un long temps. Nous plantâmes la crémaillère, et le sens équivoque de l’expression la mit en joie. Je fus d’abord surpris de l’intégrale familiarité que spontanément elle voulut entre nous.

De vrai, ce n’était plus la même femme. Celle-ci manifestait une effronterie sexuelle sans limites. Après s’être livrée entière, elle s’épuisait à attiser ses sens et les miens en s’offrant en détail. Quelle terrible maîtresse ! Mais avec ses muscles, ses nerfs, quelle machine à forniquer ! Où diable avait-elle pris et appris tout cela ? L’histoire du bel officier remontait à six ans ; d’Horchiac faisait figure de couille molle ; le capitaine Quincette sacrifiait certainement plus à l’alcool qu’à tout le reste. Elle me conta que les charmantes pratiques du saphisme avaient amusé ses nuits de pensionnaire, et que le souvenir attendri qu’elle en gardait n’avait été que partiellement aboli par la connaissance de l’homme. Même, elle m’avoua que la complicité d’une amie lui valait de ranimer parfois ce souvenir. Elle dit aussi que cette amie, coureuse de sensations ultra-conjugales, l’avait nourrie de toute une littérature aux imageries échauffantes, que lui passait un amant. Mais tout cela m’expliquait-il l’érotique frénésie qu’elle fit délirer sur moi ? Désirs incompréhensibles, charnalité dévorante, embrasement véritablement infernal…

Quoi qu’il en soit, son agissante curiosité de toutes les caresses eut sur moi cet effet heureux, qu’elle me guérit d’Anaïs. Je vis de moins en moins la sœur de Titi, et je finis par ne plus la voir du tout.

Le revers de la médaille, c’était la furieuse jalousie d’Hortense. Lui demandais-je, moi, si elle continuait d’être assidue aux séances musicales de son cousin d’Horchiac ? Entre nous, le bavardage d’un garçon de chambre de la rue Saint-Jacques m’avait renseigné. La belle dame ne venait plus aussi souvent chez le joueur d’orgue, une fois dans la semaine, peut-être. Elle y venait, en tout cas, et j’aurais pu le lui reprocher, si j’avais été d’humeur jalouse. Pour elle, dès le début elle s’inquiéta de savoir si la personne en caraco qu’elle avait vue sortir de chez moi y était revenue. Je la rassurai, reniant lâchement Jeanine : elle n’y était pas revenue, et n’y reviendrait pas. Pauvre chère Jeanine qui, elle, m’aimait et se donnait sans en demander plus, sans s’autoriser de cela pour exiger de moi le serment de lui être fidèle !

— Je vous connais, beau masque ! me disait Hortense en me menaçant du doigt. J’entends que vous soyez à moi sans partage. Prenez garde !

Un après-midi, comme, inquisitoriale, elle tournait, furetait dans ma chambre, elle jeta un cri : une jarretière, une vulgaire jarretière de coton, se cachait sous des papiers, sur ma table. Cet oubli de Jeanine allait me coûter cher. Ce fut la crise nerveuse, d’abord. Mais j’en savais à présent le remède, que je détenais et dont je vérifiai l’infaillibilité. Puis ce fut son enquête, obsédante, policière, tendant à découvrir l’identité de la « personne en caraco ». Jeanine, à ce moment-là, se voyait obligée de déployer mille ruses pour accourir chez moi, Pauline Maillefeu, sa belle-sœur, s’étant embusquée plusieurs fois sur sa route. Je craignais qu’elle ne changeât ses jours et ses heures de visite sans m’en avertir, ce qui eût risqué de la faire se rencontrer avec Hortense. J’en étais très ennuyé, mais il arriva pis. Je revoyais Louisette Lureau en passant sur les quais. Je lui avais promis de la conduire au bal, et la gamine s’en souvenait. Elle me rappelait ma promesse ; je la lui renouvelais sans songer beaucoup à la tenir. Or, un dimanche qu’elle demandait à Mme Quincette la permission de sortir, elle parla de danse et dit qu’on la menait au bal. « Et qui vous y mène ? » fit, amusée, Mme Quincette. « Des galants, pardi, répondit-elle. Il y en a même un que vous connaissez. » Et cette petite imbécile de prononcer mon nom ! Quel pavé dans la mare ! Sur-le-champ Hortense décida que cette débauchée devait retourner à Saint-Brice. À peine lui permit-elle de faire son paquet. Elle lui compta l’argent du voyage, la fit accompagner par sa femme de chambre jusqu’à l’embarcadère de la place Mazas, jusqu’au wagon du train partant pour Dijon. Puis elle écrivit à la mère Lureau que sa nièce courant les bals, elle ne voulait pas être tenue pour responsable de sa conduite et la lui renvoyait.

Quand Hortense me jeta cela, une Hortense déchaînée, m’imputant tout, je crus qu’un haussement d’épaules serait une protestation suffisante. Mais elle hoquetait de sanglots en se roulant sur mon lit. En vain disais-je que jamais je n’avais pensé à faire danser et moins encore à courtiser Louisette, je me heurtais à une véhémence vociférante et sourde. Elle me criait l’horreur de ma trahison. « Qu’est-ce que tu pouvais bien faire avec ce souillon de cuisine qui n’a que les os et la peau, et qui empoisonne ! » Je tentais de la caresser, mais elle s’en défendait rageusement, me mordait, me lacérait de ses ongles. Je saignai et la vue du sang mua sa rage en tendresse. « Je t’ai griffé, Félicien. Pardonne-moi. Dis-moi encore que tu n’as rien fait avec cette petite saleté. Comment pourrais-tu chercher du plaisir ailleurs, puisque je suis à toi des pieds à la tête et que tu n’as qu’à me prendre ? Regarde, si je suis belle ! » Elle bombait sa poitrine, arquait son ventre, écartait animalement ses cuisses, me prenait, m’attirait dans sa nudité en feu. « Griffe-moi, mords-moi, criait-elle, griffe et mords mes beaux seins, mon chéri ! » Et puis, ce fut la détente. Elle s’immobilisa sous mes caresses, qu’elle ne refusait plus.

Ce sont là de ces scènes qui détourneraient à tout jamais d’une femme, si l’amour n’était aux antipodes de la raison. Le piteux visage à griffures que je fis voir à mes amis ! À quels ongles adorés devais-je cela ? L’un d’eux, qui avait sa chambre à ce même hôtel Rollin, connaissait mes visiteuses pour les avoir vues passer. Il parlait gaillardement de la jolie brune, toute simplette ; il faisait claquer sa langue pour dire quelle fleur de coït était la belle blonde. Qui, de celle-ci ou de celle-là m’avait donné cette preuve acérée de son amour ? Mais je ne fus pas très fier de comparaître en cet état devant Jeanine. Elle me demanda ce qui m’était arrivé. Je mis cela sur le compte d’une chute : en glissant, je m’étais labouré le visage sur le sol. « Tu t’es battu, Félicien, voilà la vérité », fit-elle. Puis, me regardant de tout près : « Ce sont des coups d’ongles. C’est une femme qui t’a fait ça. » J’eus beau dire, elle ne consentit pas à me croire. Ses yeux s’embuèrent ; elle pleura. Mais je lui jurai que je l’aimais bien et la preuve que je lui en donnai la rassura suffisamment.

Je parlai tout à l’heure de mes amis. Hortense se désespérait de ne rien savoir de ma vie de brasserie, de ma vie nocturne. À ses interrogations, je ne faisais que des réponses fuyantes. Y avait-il des femmes, parmi ces amis ? Répondre que non eût été ridicule. Eh ! oui, parbleu, il y avait des femmes, les maîtresses de ces messieurs. Mais la mienne n’y était pas, puisqu’elle s’appelait Hortense Quincette. Elle insistait, quêtait des précisions. Elle savait que nous allions du café Soufflet au café Belge de la rue Dauphine, où les jupons étaient plus nombreux que les culottes. Je lui rapportais les mille histoires paillardes qui en pimentaient la bière et la choucroute. Elle riait, mais ne se demandait pas moins quel rôle je pouvais jouer dans ces parties collectives. C’était sa préoccupation constante. « Parmi les femmes qui sont là, n’en est-il pas que tu désires ? Une qui me ressemblerait un peu, je suppose. Avoue. Je t’excuserais d’avoir couché avec elle en pensant à moi. » Je n’avouais rien, bien entendu ; je ne pouvais avouer qu’entre ces houris de brasseries il en était une bonne douzaine qui avaient répété avec moi, en toute camaraderie, leur gymnastique professionnelle. Je les payais d’un passable dîner, et j’y ajoutais quelquefois le double écu. L’argent ne roulait pas, dans notre milieu, et le louis d’or faisait de son possesseur un prince des Mille et une Nuits.

— On t’a vu avec des femmes, hier soir, me dit-elle un jour.

— À quelle heure et où cela ?

— Rue de Vaugirard, à onze heures.

— Qui te l’a raconté ?

— Mon petit doigt, qui sait bien des choses.

Il y avait là une troublante exactitude d’heure et de lieu. Mes amis et moi, en effet, nous étions sortis du café Belge avec des femmes. Je me souvins qu’alors j’avais vu se glisser dans l’ombre une forme féminine. « Tiens ! m’étais-je dit. Elle a la tournure d’Hortense. » Mais cette forme s’enveloppait d’un manteau gris très ordinaire. Hortense irait-elle jusqu’à m’épier, le soir, jusqu’à se travestir pour me surprendre ? Cette fois, je me fâchai.

— Je t’engage à prévenir ton petit doigt que je ne suis pas homme à supporter les espionnages. S’il me plaît de me promener, de jour ou de nuit, en compagnie de femmes, ce n’est ni ce petit doigt ni un autre, qui auront le pouvoir de m’en empêcher.

Je m’attendais à un éclat. Il n’y eut rien. Ou plutôt il n’y eut, de sa part, qu’un élan de soumission amoureuse, auquel je m’appliquai tout particulièrement à répondre. Jamais je ne l’eus plus amicale. Ma ferme protestation l’avait disciplinée.

Mais j’allais d’une inquiétude à l’autre. Deux mois de suite Jeanine avait vainement attendu ses menstrues. J’en fis part à un potard. Il me remit un médicament abortif qui n’eut pour effet que de la rendre fort malade. Le troisième mois n’ayant rien amené, je vis s’affoler Jeanine, qui, allant de l’infusion de rue à l’eau-de-vie allemande, détraquait sa santé sans déterminer l’hémorragie libératrice. Enfin, un carabin me donna l’adresse d’une sage-femme à laquelle on pouvait se fier, qui garantissait l’expulsion du fœtus même un peu après la période embryonnaire. Il suffisait qu’elle gardât l’opérée vingt-quatre heures. Toute une comédie fut machinée par ma pauvre amie pour qu’elle pût passer une journée et une nuit hors de chez elle. Une cousine Buizard, demeurant à Robinson, demandait à garder quelque temps le petit Germain. Jeanine l’y mena, disant à son père et à sa mère qu’elle y resterait trois jours. Elle en revint sur l’heure et put ainsi se rendre chez la sage-femme, qui la délivra sans difficulté. Elle n’en fut pas moins très affaiblie, sans l’être pourtant au point d’éveiller les soupçons autour d’elle.

Les soupçons de sa méchante belle-sœur, surtout, qui l’obsédait de sa sournoise surveillance. Elle offrait, cette Pauline Maillefeu, une figure décolorée qu’on eût dit sculptée dans un navet. Des yeux sans vie ; une grosse tête engoncée. Exagérément tétonnière, avec ça, et roulant sous son jupon des fesses de jument, ces fesses qui m’avaient valu d’être qualifié de saligaud parce qu’un jour je m’étais permis de les pincer. Elle venait de passer les trente ans mais en marquait bien quarante. Or, depuis longtemps cette aigre demoiselle ne possédait plus rien d’une pucelle. Jeanine, quand elle se défendait contre elle, ne se faisait pas faute de lui rappeler certaine histoire assez ancienne, des rendez-vous avec un garçon boucher qui s’était amusé d’elle en lui promettant le mariage. Elle avait, chez les Buizard, la situation d’une demi-servante, et l’on y appréciait ses qualités de travailleuse propre et ordonnée.

Je faisais assez souvent, après-dîner, ma partie aux « Amis de la Marine » avec Buizard et des habitués. Mme Buizard, Jeanine et Pauline tricotaient ou ravaudaient. Vers dix heures, les femmes se retiraient, et quelques instants après Buizard mettait ses derniers clients à la porte. Peu pressé de rentrer, je rejoignais aussitôt mes amis.

Un soir que je m’en allais, je distinguai Pauline Maillefeu à l’entrée du corridor desservant les chambres de l’hôtel, au coin de la rue Dauphine. Elle logeait là, au rez-de-chaussée ; j’avais, à mon arrivée à Paris, logé au deuxième étage. Elle était appuyée contre la porte, dans l’ombre. L’idée me vint d’agacer sa hargne. Je m’approchai.

— Tiens ! C’est vous, mademoiselle ? Vous n’avez donc pas envie de dormir ?

Si invraisemblable que ce fût, elle ne me répondit pas sur le ton d’aigreur qui lui était naturel.

— J’ai la migraine et je prends l’air, me dit-elle.

— Parions plutôt que vous attendez quelqu’un, fis-je. Elle se rebiffa.

— Et après ? Ça vous regarde ?

J’insistai :

— Celui que vous attendez, s’il vous pince les fesses, le traiterez-vous de saligaud ?

— Si je vous ai traité de saligaud, un jour, je n’ai pas à retirer le mot, répliqua-t-elle.

— Vous n’êtes pas gentille, dis-je.

— Croyez-vous que c’est une chose à faire, reprit-elle, que de vous pincer comme ça devant tout le monde ?

Je me mis à rire.

— Dans ces conditions, mademoiselle Pauline, permettez-moi de vous pincer ici, puisqu’il n’y a personne.

Et je m’approchai un peu plus. Elle recula.

— Passez votre chemin, vous êtes un débauché.

Mais j’avais déjà la main sur le rond de la jupe, au plein des fesses, que je pelotais et ne pinçais pas. Elle me laissait faire. Je pelotai plus libertinement, sous la jupe même. Elle me laissa faire encore, et je passai du derrière au devant. Elle reculait sans mot dire, poussait du dos la porte de sa chambre, moi la suivant dans la nuit, ma main bien en place. L’occasion était bonne d’engager assez son honnêteté de fille pour qu’elle renonçât à surveiller Jeanine. Elle se trouva contre son lit et s’y renversa. Elle me soufflait une haleine forte. Une odeur de suint se dégageait du râble que j’amenais à moi. Je la flairai bestialement, cette odeur, et sans autre façon j’eus Pauline Maillefeu, qui se mouvait pour aider à ma prise. Pas un baiser, pas une parole. Elle me montra pourtant qu’elle était contente en me reconduisant jusqu’au dehors. « Cela ne sera pas su, j’espère ? » me dit-elle. « Pauline, je vous promets le plus profond secret » Et de m’éloigner à une allure de fuite. Mes amis tenaient cercle au café Belge, et j’entrepris un billard avec deux d’entre eux. Une bonne fille, Pomponne, s’ennuyait seule à une table. Elle m’emmena chez elle où j’achevai la nuit.

J’avais calculé juste. Prise à mon piège, Pauline Maillefeu ne se sentit plus en droit de continuer sa surveillance, et Jeanine s’en aperçut, si elle ne se l’expliqua pas. « Il y a quelque chose de changé en Pauline », me dit-elle. Mais peu de temps après elle m’arriva dans un état de vive agitation, m’annonça que son père l’avait interpellée au sujet de ses sorties, disant qu’il était renseigné et que cela devait finir. Il avait ajouté qu’il en causerait avec quelqu’un qu’elle connaissait bien. Assurément, Jeanine avait été surprise entrant à mon hôtel, mais par qui ? J’entrevis les plus sérieux ennuis et je ne me rendis pas sans quelque appréhension chez Buizard. Il me reçut avec froideur. « J’aurais deux mots à vous dire, monsieur Fargèze. » Nous passâmes dans l’arrière-boutique et là, d’une voix cassante :

— J’ai à vous demander si vous avez l’intention d’épouser Jeanine. Voilà plus de trois ans qu’elle a perdu son mari. Vous la courtisez et je sais des choses. Il faut que vous me disiez oui ou non.

Je voulus biaiser, me récrier. Qui lui prêtait à croire que je courtisais Mme Jeanine ? Peine inutile. Il n’admettait pas de discussion.

— Je sais ce que je sais. Ne cherchez pas à faire dévier ma conviction. Vous épouserez ou vous n’épouserez pas ma fille, mais si vous ne l’épousez pas, il me sera bien difficile de vous recevoir à l’avenir chez moi. Voilà.

C’était net. Que répliquer ? Un refus eût été injurieux pour Jeanine. Je répondis que j’étais loin de m’attendre à l’honneur qu’il me faisait en me proposant d’épouser sa fille. J’en étais très ému. J’allais en référer à mes parents. Dans les trois jours, il aurait ma réponse. Il secoua la tête.

— Trois jours, c’est trop. Vous êtes assez grand pour me répondre. Je vous donne jusqu’à demain.

Il rompit là-dessus l’entretien. Je me retirai sans avoir aperçu Jeanine.

Elle ne vint pas le lendemain matin. Le délai d’un jour était expiré. Que ferait Buizard ? Je reçus, portée par un commissionnaire, une lettre par laquelle Jeanine me donnait rendez-vous sur le quai du Louvre. Je l’y trouvai. Elle m’embrassa, fondit en larmes. En me mettant au pied du mur, Buizard avait son idée, celle de parer à tout tracas en remariant sa fille quelle que fût ma réponse. Un prétendant était prêt à se déclarer, un employé de la Monnaie, M. Berland, honorable quadragénaire, demeuré veuf avec une petite fille. Je le connaissais pour avoir trinqué avec lui aux « Amis de la Marine ». Jeanine se voyait donc condamnée à devenir Mme Berland, puisque je ne voulais pas en faire une Mme Fargèze…

Je lui répétai ce que je lui avais dit bien des fois :

— Je t’aime de tout mon cœur, mais puis-je songer au mariage alors que je n’ai pas de position sérieuse ? Je dépends encore de ma famille, tu le sais…

Elle s’attendait à cette déclaration. Elle me renouvela sa proposition de se mettre avec moi en ménage. Elle placerait le petit chez la cousine de Robinson ; on vivrait en chambre comme mari et femme. J’eus beaucoup de peine à lui faire comprendre que ce « collage » ferait scandale, affligerait ses parents et les miens. À mon avis, le mieux serait qu’elle demandât à réfléchir, qu’elle laissât adroitement traîner les choses. Mais elle pleurait et pour la consoler je l’emmenai dans un hôtel de la Croix-des-Petits-Champs, où elle ne songea plus qu’à être la tendre Jeanine. Nous étions dans la quatrième année de notre amour, qui restait pur de toute cendre. Allions-nous cesser de connaître cette douce accoutumance ? Elle me promit de suivre mes conseils ; elle ruserait pour gagner du temps.

Cependant une autre catastrophe se préparait. Un soir, accourant échevelée, Hortense m’apprit qu’on venait d’assigner au capitaine Quincette la résidence de Dijon, où il avait mission d’établir un service qui se rattacherait à la direction centrale du génie. Il lui fallait quitter pour quelques années Paris, et bien entendu, la loi conjugale la contraignait à le suivre. Avec quel accent de désolation elle me fit part de cette désastreuse nouvelle ! Elle souhaitait de mourir ; elle parlait de suicide. Se rebellant contre le sacrifice qui était exigé d’elle, elle me disait — jamais elle ne me l’avait dit encore — son dégoût pour l’homme dont elle partageait le lit. Quitter Paris et tout ce qu’il représentait de raison de vivre ! Elle n’y pourrait venir que trois ou quatre fois l’an, et que ferais-je quand je la saurais loin de moi ? La pauvre Hortense serait bien vite oubliée. Déchirante fut sa crise de désespoir, que mes bras et ma bouche n’apaisèrent qu’à la longue. Je lui multipliai promesses et serments, avec une émotion qui ne demandait rien à la feinte. Il y avait dix-neuf mois, jour pour jour, que nous étions amants. Comme le temps passe ! Cette belle maîtresse aux électriques ardeurs, je l’adorais en dépit de ses soudaines sautes de nerfs, peut-être même à cause de cette névrose qui, si elle l’accablait, l’embrasait aussi. Que d’aiguës jouissances je lui devais ! Nous convînmes de ne rien perdre de ses précieuses dernières heures. Elle viendrait me voir tous les jours, deux fois par jour si elle en trouvait la possibilité. Elle me consacrerait plusieurs nuits entières, le capitaine devant se rendre à Dijon avant le départ définitif. Elle ne s’en alla, bien abattue, qu’après m’avoir longuement passionné de tout ce que recélait son corps.

Deux semaines épuisèrent nos ultimes bonheurs, et ce fut la séparation douloureuse. Quel pathétique enlacement marqua l’adieu de nos luxures ! Dans les premiers jours de mars 62, Hortense Quincette passait mon seuil pour la dernière fois.

J’eus l’impression d’un grand vide s’ouvrant en moi, et l’obsession des souvenirs me fut si pénible que je résolus d’abandonner cette chambre de l’hôtel Rollin qu’avaient si longtemps emplie mes doubles amours. Aussi bien, c’était à qui déserterait la rue de la Sorbonne, que les démolitions des rues de la Harpe et d’Enfer cernaient partout de chantiers boueux ou poussiéreux. J’allai louer au 5 de la rue Monsieur-le-Prince, qui était à la fois hôtel et restaurant. M. et Mme Piquerel y avaient succédé à Ober, très estimé au Quartier latin, et je choisissais ce gîte en pleine connaissance de cause. Je m’y installai, et cette fois sans inauguration joyeuse. J’étais seul. Par bonheur j’avais un surcroît de travail qui m’assurait contre l’ennui : aux copies théâtrales, l’éditeur Marchant ajoutait des copies littéraires. Je débrouillais les élucubrations cursives de quelques feuilletonistes obscurs.

Je pus faire venir Jeanine à cette nouvelle chambre, mon déménagement étant ignoré. Mais je ne l’y reçus pas longtemps, son père la pressant, s’irritant de ses réponses évasives. Elle céda plus tôt que je n’aurais cru, et ce ne fut même pas par elle que je l’appris. Elle n’était pas venue de toute une quinzaine quand, un soir assez tard, comme je me rendais au café Belge, je me trouvai devant Pauline Maillefeu, qui descendait la rue Dauphine. Je lui dis bonsoir ; elle s’arrêta.

— On ne vous voit plus. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ce que cela voulait dire, elle le savait aussi bien que moi, la sacrée garce. Je répondis que j’avais beaucoup d’occupations.

— Vous savez que Jeanine se remarie ?

Je ressentis un petit choc, mais je tins bon. Oui, je le savais. Du moins, j’étais renseigné sur certain projet de mariage.

— Elle était encore ma belle-sœur, elle ne sera plus rien pour moi, reprit-elle aigrement, ajoutant qu’heureusement il y avait le petit.

— Revenez nous voir, ça nous fera plaisir, conclut-elle en me serrant la main, s’apprêtant à poursuivre sa route.

— Vous rentrez ? demandai-je.

— Bien sûr. Je vais me coucher.

Nous étions tout près de la devanture close des « Amis de la Marine ». Pas une lumière. Le corridor de la rue Dauphine était ouvert. Pauline y entra et, comme si elle m’en avait fait l’invite, je la suivis. Elle eut ce mot :

— Ça vous dit donc ?

Je ne répondis pas. J’étais dans l’obscurité de sa chambre ; elle se déshabillait, libérant l’odeur de suint que distillait son sexe. Je me couchai à ses côtés, renouvelai ma saisie bestiale de l’autre fois. Elle jouait vigoureusement sa partie, me serrant à pleins muscles, et je me rebutai si peu de ses chevalines protubérances que je ne m’en allai qu’au matin, veillant à n’être pas vu par Buizard, qui se levait de bonne heure. Je songeais que tout à côté ma Jeanine dormait, rêvant de moi, peut-être. Quelle honte ! Ma lubricité satisfaite, je me faisais horreur.

À quelques jours de là je rencontrai Buizard, qui me fit le meilleur visage du monde.

— Le mariage de Jeanine avec Berland est pour le premier samedi de mai, me dit-il, sans embarras aucun. Il faudra que vous reveniez à la maison, parce que votre absence finirait par faire jaser.

Évidemment, dès l’instant que Jeanine se remariait, ce qui avait pu se passer entre elle et moi devenait sans importance. Dès le lendemain je retournai donc faire mon bésigue aux « Amis de la Marine ». J’y bus avec Berland, le futur mari. Jeanine se dominait, évitant le croisement de nos regards.

Trois fois encore elle vint faire l’amour avec moi. La dernière, c’était la veille même de ses noces. Je ne fus pas du dîner nuptial, mais Buizard m’avait invité à venir, dans la soirée, vider quelques coupes de champagne en l’honneur des nouveaux époux. Ils étaient déjà partis. Je me représentais Jeanine forniquant avec l’employé de la Monnaie, si brave homme. Je bus beaucoup et payai trois bouteilles. Les habitués de la maison chantaient à pleine gueule. Buizard rayonnait.

Il était un peu plus de minuit quand je me retirai, lourdement ivre. À l’entrée du corridor se dissimulait Pauline. Elle m’appela. Je titubai dans son ombre. Elle saisit ma main, la porta d’un trait sous sa chemise, jusqu’aux braises de son barathre béant. Je la repoussai furieusement contre le mur. « Saloperie ! » lui criai-je, comme en réplique à son « saligaud » de naguère. Je l’aurais bien étranglée. Mais je flairai son odeur de bête. Ma fureur s’éteignit dans le sadisme et je bousculai vers son lit cette dégoûtante femelle aux fesses de jument.

CHAPITRE SIXIÈME

Madame « Quelle-heure-est-il ».
Les petites Liaubert. Détournement de mineures.
Je glisse vers la trentaine.

Je faisais peau neuve. Je menais, à présent, la vie d’un jeune homme cueillant le plaisir sans se lier à celles qui le lui dispensent. J’allais de la blonde à la brune, m’ingéniant à varier les fleurs plus ou moins fraîches de mon bouquet. Les femmes qui évoluaient au Quartier, je les connaissais toutes, et pour peu qu’elles en valussent la peine je les occupais quelques instants. J’avais aussi de ces passantes qu’on pourrait rencontrer le lendemain sans les reconnaître. Ce que me rapportait mon travail de copiste ne suffisait pas toujours à payer cette insouciance voluptueuse, mais si je ne demandais plus à mon père de régulièrement y contribuer, je frappais à sa caisse dès que le diable menaçait ma poche. Un voyage à Saint-Brice me ravitaillait comme par enchantement.

Les Piquerel, tenanciers de l’hôtel-restaurant de la rue Monsieur-le-Prince, composaient un pittoresque assemblage. Mme Piquerel avait eu de la beauté et s’appliquait à en utiliser les restes. Asthmatique et cardiaque, son mari, ex-sommelier chez Bignon, se recommandait de la plus belle gueule de coco qui pût échoir à un homme. Piquerel s’occupait du restaurant, Mme Piquerel donnait ses soins à l’hôtel. Délicate était la table, moelleux étaient les lits, sans compter que Mme Piquerel se montrait secourable aux pensionnaires démangés de luxure. Son débordant corsage de blonde maquillée, qui eût contenu tous les rêves d’un potache, prodiguait des réalités qu’à l’heure trouble du réveil il m’arriva de ne pas juger déplaisantes. Le matin, M. Piquerel étant descendu aux cuisines, Mme Piquerel frappait aux portes, discrètement. À la mienne, par exemple. — « Quelle heure est-il, monsieur Fargèze ? » — « Sept heures, madame Piquerel, laissez-moi dormir. » Elle n’insistait pas. Mais si je disais : « Entrez, madame Piquerel, vous verrez l’heure à ma pendule », elle entrait aussitôt, en chemise. Une légende libertine glorifiait les nichons-vulve de Mme Piquerel, que nous appelions entre nous « Madame Quelle-heure-est-il ».

Les jours s’accumulaient sur cette trop facile existence. Je n’allais plus aux « Amis de la Marine », mais je savais que Jeanine était mère d’une petite Berland. Point de nouvelles d’Hortense Quincette, qui sans doute avait rencontré l’ardent consolateur. Mes délices quotidiennes me rendaient ingrat envers ce charmant passé.

Depuis quelque temps une table voisine de la mienne, au restaurant Piquerel, recevait, midi et six heures venus, deux demoiselles assez jolies, de toute petite taille, l’air triste, qu’on me dit être sœurs jumelles. De vraies poupées par la miniature du visage, mais des poupées sans le sourire. Je les sus de Mâcon, filles d’un entrepreneur de bâtiments, et à la faveur de ce renseignement j’échangeai quelques paroles avec elles, assez pour entrevoir leur état de détresse. Leur mère étant morte, le père s’était remarié, mal. Françoise et Gabrielle Liaubert, dix-huit ans, se trouvèrent si malheureuses qu’elles s’enfuirent. Instruites, musiciennes, elles cherchaient à Paris un emploi qui les fit vivre. Elles logeaient carrefour de l’Odéon. Leur argent fondait. Je les invitai plusieurs fois à ma table ; je m’arrangeai avec Piquerel pour qu’il les servît copieusement. Elles me dirent un soir que Mme Caron, leur hôtelière, menaçait de leur refuser la clef si elles n’acquittaient pas un arriéré de deux semaines. Je réglai cette petite affaire. Juste à point un Mâconnais, négociant en vins, qui fournissait Piquerel et que j’avais vu à Saint-Brice, me renseigna sur elles très sympathiquement.

Je n’étais mû, j’en puis jurer, par aucune arrière-pensée de galanterie à l’égard de ces fillettes, la joliesse qui me les avait signalées n’était pas irrésistible, en dépit de la limpidité bleue de leurs yeux enfantins. Je leur accordais cependant l’agrément de seins rondelets. Mais il arriva que Mme Caron les jeta brutalement dehors, leur préférant un locataire de meilleure paye. Je les recueillis chez Piquerel, ce qui était tenter l’enfer. Elles n’étaient pas depuis une semaine mes voisines de chambre, qu’un matin je me réveillais entre elles deux, dans leur lit. Entre elles, mais je m’explique. Françoise m’avait raconté sa vie désolante, marquée par un fait odieux : sa défloration était l’œuvre de son père. Elle n’avait pas eu la force de lui résister. Elle pleurait éperdument, et sa sœur pleurait avec elle. Je les calmai, les embrassant, asseyant enfin sur mes genoux la pauvre Françoise, qui, à peine hésitante, me laissa la caresser, pleurant encore. Mais comme l’animation de mes traits lui faisait comprendre où j’allais en venir : « Non, non, murmura-t-elle. Je suis une malheureuse. Prenez Gabrielle. » Elle venait de se mettre au lit, Gabrielle. J’y étendis Françoise, qui ne me défendit pas de la saisir, amante passive, les heures qui suivirent me la redonnant active sans qu’elle parût gênée par la présence de sa sœur, inerte et muette, mais que je sentais éveillée et attentive. Le jour venu, ce fut Gabrielle qui se leva la première. Je ne l’avais, au cours de la nuit, inquiétée par aucune caresse. Je voulus lui donner sur les joues un bonjour d’ami, mais elle tourna légèrement la tête et me livra ses lèvres. Je vis ses yeux s’éteindre ; elle fit passer en moi un saisissement délicieux.

Je pensai qu’il valait mieux que Françoise vînt la nuit dans ma chambre, et ce fut l’avis souriant de Gabrielle. Il en résulta que le matin d’après, Françoise étant sortie, je courus aux lèvres de Gabrielle, qui se donnèrent d’un tel élan que ma bouche s’en autorisa pour descendre jusqu’aux seins, et que j’eus tout et tout, de proche en proche, sans l’avoir demandé. Elle était imperforée, ayant échappé à son ignoble père. Ses pudeurs vite rassurées me charmèrent. L’immolation brusque à laquelle je dus me résoudre me laissa dans l’enivrement. En ferais-je l’aveu à Françoise ? Gabrielle me prévint en renseignant sa sœur, qui se félicita de notre accord. Dès ce jour-là je dormis avec l’une ou avec l’autre, quand ce n’était pas avec l’une et l’autre. Elles étaient extraordinairement pareilles, au plus minime accident près, leur similitude absolue allant jusqu’aux grains de beauté découverts par moi sous le sein droit et contre la hanche gauche. Nous nous amusions à la confrontation de leurs académies. « Elle a comme moi ceci », indiquait Gabrielle. « J’ai cela comme elle », révélait Françoise. Le plus petit détail nous retenait, poil après poil. Fallait-il que nous eussions du temps à perdre !

Mais si la nature avait pétri deux mêmes corps, elle en avait varié les ressorts animateurs. Gabrielle était plus capable d’affection que Françoise, mais celle-ci avait des réactions passionnelles plus vives. Allant de Françoise à Gabrielle, je trouvais deux âmes différentes sous une matière identique, cette dualité dans l’unité multipliant mes transports. J’ajouterai que ces petites, qui toujours avaient fait lit commun, s’étaient de bonne heure initiées à un intime échange d’émotions charnelles. Elles en renouvelaient devant moi l’alerte et subtil jeu, la grâce lascive qu’elles y apportaient n’étant pas pour tempérer mon éréthisme. Cela me conduisit à des excès que mes amis lurent sur mon visage. Ils m’en plaisantèrent. Je dois dire ici qu’ils ne savaient pas grand-chose de mes amours nouvelles. Les deux sœurs sortaient ensemble, seules. À l’hôtel, où nous nous enveloppions de silence, nul ne s’occupait de ce qui se passait derrière ma porte. Et si Mme Piquerel ne venait plus me demander l’heure, ce qui montrait qu’elle n’ignorait rien, je pouvais faire confiance à son entière discrétion.

On sut cependant tout, au-dehors. Mon étonnement fut extrême de recevoir de mon père une lettre d’admonestation à propos des « sœurs Liaubert », qu’on lui disait être entretenues par moi. Je lui répondis que ce n’était qu’un commérage, et il en demeura là. Mais un jour que j’étais attablé au restaurant, les jumelles dînant à une table voisine, un homme d’une cinquantaine d’années entra, sec et voûté, qui alla droit sur elles, stupéfaites. C’était leur oncle. Il les accabla de reproches, leur ordonna de le suivre, de l’accompagner chez le commissaire. Il criait très fort. « Quant à votre M. Fargèze, je vais lui faire voir de quel bois je me chauffe ! », ajouta-t-il, ne se doutant pas que j’étais si près. Je me levai d’un bond : « Vous dites, monsieur ? Vous venez de prononcer mon nom. Je suis M. Fargèze. » Il n’en parut pas décontenancé. « Ça tombe bien. Vous allez me suivre avec elles jusqu’à la police. » C’en était trop. Ma main s’abattit sur son épaule. « C’est moi qui vais vous en montrer le chemin », dis-je, criant à mon tour. Je le tenais ferme et il fut prestement dans la rue, où roula son haut-de-forme, que Piquerel ramassa. Avec une vigueur qui lui interdisait toute velléité de résistance, je le contraignis à marquer le pas comme un ivrogne qu’on ramène. Tremblantes, les deux sœurs suivaient. Nous fîmes dans le bureau du commissaire une irruption mouvementée.

Mon homme avait recouvré du coup son assurance et bouillonnait de colère. J’étais un vaurien, un suborneur ; j’avais entraîné deux filles mineures dans la débauche. Il ne se tut que sur l’injonction du magistrat de police, qui s’avisa de m’entendre en premier. Il avait sous les yeux un rapport sommaire dans lequel il était probablement question de moi. Qu’avais-je à dire ? Je lui déclarai, très calme, que je m’étais borné à faire mon devoir en venant en aide à deux jeunes filles sans ressources, jetées à la rue par leur propriétaire. Il me fit observer que ces jeunes filles eussent peut-être mieux fait de rentrer dans leur famille, toute disposée à pardonner leur fugue, ce que l’oncle appuya, furieux, en me roulant sous le nez un poing que j’écartai rudement. Interrogées à leur tour, Françoise et Gabrielle balbutièrent, sanglotantes. Quelle excuse donnaient-elles à une fuite dont les conséquences pouvaient être graves pour elles ? Soumises à l’autorité de leur père, elles auraient à compter avec les sévérités de la loi.

— Voyons, parlez, leur disait le commissaire. Mais leurs sanglots répondaient seuls.

Hardiment je pris la liberté d’intervenir.

— Monsieur le commissaire, fis-je en élevant la voix, si ces jeunes filles se taisent, c’est que l’excuse qu’elles ont à invoquer est des plus pénibles. L’une a été violentée par son père ; l’autre a dû lutter pour ne pas ne subir le même sort. Désespérées, elles ont fui. Oserait-on leur en faire reproche ?

Cette intervention déclencha tout. L’oncle rugissait, me menaçant de son poing ridicule. Les petites sanglotaient toujours, mais elles allaient parler. Jugeant qu’il y avait lieu de recevoir leurs déclarations à huis clos, le commissaire les fit passer dans une autre pièce. Il me donna la permission de me retirer. Moins d’une heure après, les deux sœurs reparaissaient à l’hôtel, le commissaire ayant décidé d’ouvrir une information complémentaire auprès de son collègue de Mâcon.

Reprendre notre petit ménage à trois eût été d’une folle imprudence. La discrétion ne suffisait plus, et nous devions y ajouter la ruse. J’étais espionné. Le lendemain soir, comme je sortais du café Belge, je vis dans l’ombre de la rue Christine trois individus qui, sitôt que j’apparus, s’élancèrent sur moi, solides spadassins armés de cannes. Je me collai dos à un mur. Une feinte seule pouvait me sauver. Me tournant vers l’agresseur de droite, je fis demi-tour avec une rapidité foudroyante et me ruai sur celui de gauche, le jetant à terre et lui arrachant sa canne. J’allais m’attaquer à ses acolytes, mais ils étaient déjà loin. Or, je reconnus, s’enfuyant derrière eux, un complice qui n’était autre que l’oncle. Je ne racontai cette agression qu’aux deux sœurs, mais je me tins pour suffisamment averti.

Une trêve de quinze jours nous remit de cette alarme. Mes amies étant soucieuses de justifier leur présence à Paris, Françoise accepta, excellente pianiste, de faire sonner les claviers d’un fabricant de la rue de Tournon, et Gabrielle, qui avait une écriture assez bonne, voulut bien travailler à des copies que je lui fis confier par Marchant. La tendresse qu’elles me témoignaient était touchante. J’y répondais avec un emportement qu’irritaient nos précautions craintives. Mais nous finissions par supposer que le père et l’oncle renonçaient à agir, craignant un scandale, et que la police nous avait oubliés.

Hélas ! Un après-midi, arrivant de chez l’éditeur Marchant, je trouvai vide la chambre des chères petites. Le commissaire était venu à l’improviste, accompagné d’une dame chargée de les ramener de gré ou de force à leur père. Une dame de la police, qui leur donna le choix entre sa compagnie et celle d’un gendarme. Vivement on avait fait leur malle, réglé leur compte. Sous une vigilante surveillance, un fiacre les avait emportées. Sans doute roulaient-elles à présent sur le chemin de fer du Grand Central…

Consterné, je m’enfermai chez moi, tout à mes souvenirs. Gabrielle et Françoise Liaubert ! Huit mois j’avais possédé leur âme fraîche et leurs gentils charmes. Je les pleurais, vouant le plus gros de ma peine à la douce Gabrielle, dont Françoise était d’ailleurs l’harmonieux complément.

Quelque repos me devenait nécessaire. On touchait à l’automne de 1864 et j’avais retardé de plusieurs mois mon séjour annuel à Saint-Brice. J’y allai. Les premières paroles de mon père furent pour me rapporter les échos de mes relations avec les jeunes Mâconnaises. Il n’en ignorait même pas l’épilogue policier. Il n’était guère content de moi et ne me le cacha point. Avais-je donc juré de ne pas devenir sérieux ?

Mais que m’apprenait-il ? Le capitaine Quincette, faisant en voiture une tournée d’inspection, était passé à Saint-Brice quelques jours auparavant. Sa femme l’accompagnait, toujours bien belle, mais très fatiguée. « Ils sont venus à la maison. Elle a demandé de tes nouvelles. » Et, me regardant d’un air interrogateur : « Elle en a même redemandé, en insistant d’une drôle de manière. Est-ce qu’elle aurait quelque chose pour toi, par hasard ? » Je répondis à cela qu’à Paris je n’avais eu que deux ou trois fois l’occasion d’entrevoir Mme Quincette, en passant, le temps d’un salut.

— Louisette était avec elle, et nous n’avons pas échangé un mot, précisai-je, compensant le mensonge par un peu de vérité.

Le rouge m’était monté au front, ce disant, et mon père ne fut pas sans l’observer. Depuis deux ans et demi je ne savais rien d’Hortense, et voilà qu’elle reparaissait, se signalant indirectement à moi. Que signifiait cela ? Était-il possible qu’elle n’eût pas fait une seule fois, en ces trente mois, le voyage de Paris, où elle continuait d’avoir son appartement ? Ceci posait une singulière énigme.

Agathe, pétant de graisse, traînait le poids de sa quatrième grossesse. Louisette, dans sa vingt-deuxième année, venait d’épouser un propriétaire de Saint-Jean-de-Losne, quadragénaire mi-bourgeois et paysan, qu’elle menait par le bout du nez. Ses formes s’étaient arrondies sans excès, et le compliment que je lui en fis la rendit fière. Elle voulut me montrer sa maison, mais quoique son mari fût absent elle ne me permit qu’un constat superficiel de ses attraits nouveaux. Je ne tardai pas à me sentir bien seul dans l’isolement de Saint-Brice. Mes anciens amis de l’auberge avaient quitté le bourg ; des visages inconnus m’accueillaient « Pourquoi ne te maries-tu pas ? » disait ma mère. Et mon père d’ajouter : « Si Paris est dépourvu de filles à marier, je t’en trouverai ici dix pour une, richement dotées et jolies. Qu’est-ce que tu attends pour me charger de la commission ? » Il raillait, mais sous sa raillerie je percevais l’accent de la tristesse. « Félicien, me dit-il un soir, est-ce que tu consultes ton calendrier, quelquefois ? Le temps file, mon garçon. Voilà que tu glisses vers la trentaine… » Ma mère l’entendit. Elle se mit à pleurer et mes larmes se mêlèrent aux siennes.

Pendant quinze jours je fus tout à eux. Quinze jours… Et j’allais repartir. Que faisais-je à Paris ? Quelle destinée y poursuivais-je ? Mais à ces questions que je feignais de me poser je tenais toute prête une réponse. Je m’en retournai le seizième jour, impatient de retrouver la grande ville qui ensorcelait mon esprit et mon cœur.

J’étais rue Monsieur-le-Prince à dix heures du soir. Je me couchai tout de suite. Au matin, Mme Piquerel vint me demander l’heure et je la fis entrer.

CHAPITRE SEPTIÈME

Isabelle Abrial. Éva Cadine.
L’Exposition universelle de 1867.
Du Champ-de-Mars à Mabille et Bullier.
Paris Lupanar.

L’énigme d’Hortense Quincette m’intriguait. Par un pharmacien de la rue du Bac, je sus que depuis son départ pour Dijon, en mars de 62, Mme Quincette n’avait pas été revue à Paris. On la disait très malade. Par un ami de brasserie, jeune licencié en droit, qui habitait Dijon et que je priai de se renseigner secrètement sur ce qu’on y savait de la femme du capitaine Quincette, j’appris qu’elle était presque inconnue pour la société dijonnaise, un mal qui fut tenace l’ayant frappée peu après son arrivée là-bas. On parlait d’une maladie de langueur. Elle ne pouvait, disait-on, se faire à son éloignement de Paris. On admirait sa beauté, touchée à peine par la souffrance. Rien d’autre. Mais quelques jours plus tard il m’écrivait que le capitaine Quincette et sa femme venaient de quitter Dijon. Je sus alors par le pharmacien que Mme Quincette avait reparu, bien changée. Elle ne sortait qu’en voiture.

Je reconstituais à présent le drame douloureux que je n’avais pas pressenti. Le désespoir d’Hortense, j’avais pensé que la perspective de fréquents séjours à Paris le dissiperait, que vivre à Dijon face à face avec son mari ne lui apparaîtrait plus comme un supplice au-dessus de ses forces. Je m’étais trompé. Mais puisqu’elle était revenue, ne pourrais-je tenter de la voir ? Je me proposais déjà de faire le guet rue du Bac, avec toute la prudence nécessaire, quand une autre nouvelle me fut donnée : le capitaine Quincette venait d’acquérir un petit hôtel tout neuf, au milieu d’un jardin, dans le nouveau quartier Beaujon, où l’on construisait beaucoup. J’en restai là, n’osant aller plus loin dans la voie d’une si délicate enquête.

Je repris ma nonchalante vie de brasserie, que d’obligeantes demoiselles ne cessaient d’animer, prostituées connues ou anonymes. Régulièrement je passais chez l’éditeur Marchant. Anaïs n’y venait plus depuis environ deux ans, entretenue par un gros constructeur de chemins de fer. Mais j’y voyais une intéressante brune de vingt-cinq à trente ans, Mme Isabelle Abrial, aussi sage que belle, veuve et vivant avec sa mère. Un vieux commis de Marchant, Thourin, la courtisait sans qu’elle se souciât de lui, et je l’entrepris sans beaucoup plus réussir, un sourire narquois répondant à mes pressants hommages. Elle n’en avait pas moins avec moi une liberté relative, et lorsque nous sortions ensemble de chez Marchant je l’accompagnais jusqu’à l’omnibus des boulevards.

Mais le bonhomme Thourin, ventripotent ridicule, considéra d’un fort mauvais œil cette camaraderie pourtant innocente. Chaque fois que je me préparais à sortir, il imaginait un prétexte pour retenir Mme Abrial qui, malicieuse, me priait alors de l’attendre un instant. De quels regards furibonds il nous suivait, lorsque nous nous en allions côte à côte ! Sa jalousie meurtrie s’exaspéra. Il se vengea en cessant de nous confier des copies, à moi d’abord, à elle ensuite. « Je n’ai rien ! » grognait-il, bien que sa table croulât sous le poids des manuscrits. Je me récriais, mais il ne bronchait pas. Je m’en plaignis à Marchant, qui longtemps m’avait témoigné de la sympathie. Je le trouvai tout occupé d’un magasin qu’il venait d’ouvrir rue de Rivoli, et il ne m’écouta que d’une oreille. Le jaloux continua. Je dus me résoudre, et j’en eus quelque amertume, à rompre avec une maison où l’on tenait si peu compte de mes sept années de collaboration.

Mme Abrial ne savait trop quel parti prendre. Elle se fût peut-être humiliée pour rentrer en grâce auprès de Thourin, mais je lui promis de m’occuper d’elle, je lui témoignai une telle amitié amoureuse que la fragile barrière qui nous séparait tomba tout d’une pièce. Isabelle Abrial m’accorda ses faveurs, et j’en fus ravi. Elle était d’une réelle beauté. Je caressai l’une des plus impeccables poitrines que j’eusse connues jusque-là, digne d’enrichir l’écrin de mes meilleurs souvenirs. Je pressai des flancs dont la souple courbe était enchanteresse, et je commençais d’y être expert. Tout cela, qu’assaisonnait l’esprit le plus parisien, n’avait été que pendant quelques mois la propriété d’un mari, mort peut-être de s’en être trop gloutonnement repu. Il ne me restait plus qu’à tenir la promesse que j’avais faite un peu à la légère. Mais ne devais-je pas, moi aussi, me pourvoir d’un emploi ?

C’est alors que j’eus l’idée d’ouvrir un cabinet de copies, en utilisant mes relations déjà nombreuses. J’avais les noms des clients de Marchant, écrivains de théâtre ou feuilletonistes. Je rédigeai, en pensant à eux, une lettre-circulaire bien tournée. J’en fis part à mon père, qui m’envoya sans discuter les six cents francs dont je lui disais avoir besoin pour réaliser mes intentions. Je louai rue Saint-Martin, au rez-de-chaussée, sur la cour, un petit appartement meublé composé d’une antichambre et de deux pièces, bureau et salon, d’un loyer mensuel de soixante-dix francs. J’arrangeai tout avec le concours d’Isabelle et je lançai ma circulaire.

Mes prix étaient sensiblement inférieurs à ceux de Marchant. Aussi quelques travaux me furent-ils confiés, suffisants pour occuper deux plumes. Mais une autre idée me vint, plus heureuse encore : on parlait beaucoup d’une vaste entreprise, l’Exposition universelle, décidée pour 1867. La Commission impériale en était constituée. Pourquoi n’étendrais-je pas de ce côté-là mes offres de service ? En hâte je rédigeai une circulaire spéciale destinée au commerce et à l’industrie. J’y proposais des copies, et, à tout hasard, des correspondances en toutes langues. J’en fis imprimer cinq cents, que j’envoyai ou distribuai. La circulaire était adroite et quelques réponses m’autorisèrent à croire qu’elle avait porté. Tout allait bien. Le bilan de mes six premiers mois fit ressortir un assez joli bénéfice : plus d’un millier de francs. Je n’en demandais pas plus.

J’avais en Isabelle une maîtresse précieuse, une véritable associée, laborieuse et compréhensive. Mon bureau même devint notre chambre d’amour. Elle ne quittait son travail que pour aller retrouver sa mère. Je l’amenais rarement rue Monsieur-le-Prince, et jamais on ne nous vit dans les tavernes du Quartier. Entre ces tavernes, il en était une nouvelle, la Jeune France, qui bénéficiait de la percée des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Les étudiants y descendaient en bande après minuit. À cette époque, ils se battaient à l’Alcazar d’Été pour Thérésa, comme ils s’étaient battus trois ans auparavant pour Renan au Collège de France. Je m’incorporais à leurs cohortes cognantes et hurlantes. La Jeune France était notre centre de ralliement J’y rencontrais une nymphe du nom de Bibiane, drôle de petite femme bien en chair, qui m’amusait par son air candide et ses propos orduriers. Je faisais volontiers jambes en l’air avec elle quand des amours mieux rétribuées ne la retenaient pas ailleurs. Je n’en voulus pas moins me rapprocher de mes affaires, et, renonçant aux nichons de Mme Piquerel, je vins habiter 38, rue des Bourdonnais, à l’hôtel de Rochefort, ce qui ne m’éloignait pas trop de mon cher pays latin.

Dans les premiers jours d’avril 66, j’appris par mon père une nouvelle qui m’attrista. L’excellent oncle Pouchin était décédé à l’hospice de Nevers, où on l’avait transporté au cours d’une terrible crise de foie. Il laissait une situation difficile, qu’un homme d’affaires s’employait à débrouiller, ma mère étant héritière. Ses trois péniches constituaient le meilleur de son avoir. Depuis déjà longtemps Balthasar, dit Nom-de-Dieu, n’était plus à son service, travaillant dans le Nord pour son compte, marié avec la Berrichonne qui lui avait donné deux enfants. Je partis pour Saint-Brice où je restai trois semaines. Un notable changement venait de se produire dans l’immobile village. La mère Lureau était morte. Bougret, agréé par l’administration du Canal au titre d’éclusier, habitait avec Agathe et leur marmaille à un kilomètre en amont ; l’auberge avait été reprise par le mari de Louisette, aveuglément soumis à sa rusée femme. Tout y était remis à neuf ; on installait un billard. J’y allai, reçu, fêté avec empressement par la sémillante petite aubergiste. Tous ces « messieurs » de Saint-Brice viraient autour de ses insinuants cotillons.

Dès que je fus de retour, je m’occupai de la future Exposition universelle. Le Comité départemental, que présidait le conseiller d’État Alfred Blanche, siégeait à l’Hôtel de Ville. Son secrétaire était M. Germain Thibaut, conseiller général, et je me souvins qu’en 62, ayant eu à s’occuper de batellerie, il avait correspondu avec mon père. Je pris sur moi d’aller lui demander son appui. On me fit attendre dans une antichambre où vingt personnes m’avaient précédé. J’y étais depuis plus de deux heures quand une jolie jeune fille s’y fraya passage, avec cette harmonieuse légèreté qui n’appartient qu’à la Parisienne. Elle s’assit auprès de moi, sur un canapé où je me serrai pour lui faire place. Et chacun de l’accueillir d’un mouvement sympathique, tant, soudain, elle apportait de grâce parmi ces solliciteurs soucieux, que la présence de deux vieilles dames à falbalas ne contribuait pas à égayer. Elle dressait fièrement une angélique tête de blonde, son chignon tapageur s’ornant d’une toque écossaise qu’une plume traversait en flèche. Mais cette blonde possédait de noirs yeux en accolades, abritant leur pur velours sous un épais réseau de cils. Sa mise était simple et coquette, une écharpe de soie crème parant la serge bleue d’un long paletot croisé. Elle remuait une mignonne ombrelle à la façon d’un éventail.

Je me levai pour qu’elle pût s’asseoir plus au large. Elle me remercia par un sourire que je ressentis comme un contact. M. Germain Thibaut me reçut, et fort bien, se rappelant parfaitement ses rapports avec mon père. Je lui remis ma circulaire ; il en prit note et me promit de ne pas m’oublier. J’attendis le tour de réception de la jolie jeune fille, et quand elle s’en alla je me trouvai sur son passage, devant l’Hôtel de Ville. Elle me vit, je la saluai ; elle sauta dans un omnibus et je n’y pensai plus.

Un mois plus tard, venant au bureau de l’Exposition pour un renseignement, j’eus la surprise de la revoir au secrétariat départemental, où elle tenait je ne sais quel emploi. Elle me reconnut, souriante, et ce fut elle-même qui me renseigna. La caresse de sa voix s’accordait à celle de ses regards, qui suggéraient irrésistiblement la communion sexuelle. Quand elle levait ses yeux, on croyait voir se lever sa chemise. Elle avait un petit tic au coin des lèvres, comme l’agacement d’une chatouille. Elle me laissa si ému que je revins plusieurs fois au Comité, en imaginant divers prétextes pour être reçu par elle, qui se montrait immuablement aimable. Elle m’appelait par mon nom, qu’elle avait lu sur ma circulaire, et j’en étais tout impressionné. Je sus le sien par un huissier de la préfecture : Éva Cadine. Elle était fille d’un comptable et vivait chez ses parents, du côté de Neuilly.

Je m’armai d’audace. Je l’attendis à l’heure de la fermeture du secrétariat. Je l’accostai sur la place. Il pleuvait. Je lui offris l’abri de mon parapluie.

— Jusqu’à l’omnibus, si vous voulez, me dit-elle, en m’enflammant de son regard.

Il n’était qu’à quelques pas, l’omnibus. Comme elle allait y monter, je la retins doucement.

— Êtes-vous donc si pressée, mademoiselle ?

Je gardais sa main. Elle sourit, mira ses yeux dans les miens :

— Je suis fiancée, monsieur. Au revoir.

Je fus très occupé, après cela, à mesure qu’approchait l’Exposition universelle. Elle s’annonçait féerique, mais on craignait que l’état d’agitation de l’Europe ne lui fût préjudiciable. La guerre entre la Prusse et l’Autriche justifiait si bien les prévisions alarmistes, que la débâcle autrichienne de Sadowa, qui pourtant était une défaite pour l’Empire, fut considérée comme propice à la reprise des affaires. On ne douta plus, dès ce jour-là, du succès d’un spectacle international qui se proposait d’effacer le souvenir de tous les autres, et Paris se prépara dans la joie à recevoir des millions de visiteurs.

Le Comité départemental se tenait à présent au Champ-de-Mars même, où l’on édifiait un prodigieux dédale de galeries, sans parler des palais et des pavillons qui surgissaient de partout. Je n’avais pas obtenu grand-chose de M. Germain Thibaut, qui ne savait où donner de la tête, mais je lui devais quelques relations utiles au sein du Comité. Je n’avais pas revu Mlle Éva Cadine depuis deux mois quand, un matin, je la découvris au Champ-de-Mars dans une annexe du secrétariat, devant une montagne de papiers. Elle me fit un accueil amical, et plus que jamais je fus fasciné par le feu de ses yeux. Comme je lui demandais la permission de venir quelquefois lui présenter mes hommages, elle me répondit en rougissant qu’elle me renseignerait bien volontiers sur les divers services de l’Exposition, qu’elle connaissait tous. Les bureaux fermaient ; je l’attendis au-dehors. Je me disais que quelque joli cœur devait certainement guetter son départ. Je ne vis personne, et tandis qu’elle s’éloignait dans la foule j’osai encore l’aborder. Elle parut ennuyée de cette insistance.

— Je suis fiancée, monsieur, je vous l’ai dit. Je tiens à n’être pas accompagnée.

Je la revis alors avec une assiduité dont, heureusement, l’excès ne fut observé par personne. Je venais au secrétariat le matin et l’après-midi, à tout propos, à toute heure. Je vouais mes journées à cette jolie demoiselle aux yeux incendiaires. Je délaissais mes travaux pour elle, confiant à la dévouée Isabelle le soin de parer à tout. Pauvre Isabelle ! Elle travaillait comme quatre, ajoutant à sa tâche celle qui eût dû me revenir et que je négligeais. À peine paraissais-je quelques instants rue Saint-Martin, distrait, rêveur, maussade. Mais elle ne pouvait attribuer cette humeur qu’au piètre résultat de mon activité auprès de ces messieurs du Champ-de-Mars, car je lui apportais une excitation avivée par les incidents de mon attente amoureuse, et, évoquant celle qui occupait mes pensées, je lui faisais l’amour avec une furie qui n’était pas pour lui déplaire. Furie que je manifestais même à mes amies occasionnelles du Quartier, à Bibiane, à une certaine autre surtout, Flore Lassin, qu’on appelait Beauté, à qui je prêtais un faux air d’Éva Cadine, assez pour me donner l’éphémère illusion de posséder celle que j’adorais en vain.

J’étais l’âme d’un groupe nouveau où rien ne subsistait de celui de naguère, les visages se renouvelant vite en ce mouvant Quartier latin. J’y comptais trois amis, qui ne se passaient pas plus de moi que je ne me passais d’eux. Le gros Barjoze avait en poche depuis plusieurs années son diplôme de médecin, mais ne pratiquait pas, riche. Licencié en droit, le maigre Dherbaut donnait des consultations et démêlait des procès. Ayant tâté de toutes les Facultés, le petit et joyeux Viallet leur avait finalement préféré la brasserie, où le maintenaient les subsides d’un oncle dont il serait l’unique héritier. Ils avaient leurs amours, assez régulières, et moi j’avais le tout venant. Nous nous entendions à merveille, une règle d’honneur nous interdisant de sacrifier l’amitié à la concupiscence. Nos femmes le savaient, qui ne nous incitaient pas à la perfide trahison.

Café de la Jeune France, au bas du boulevard Saint-Michel, brasserie des Fleurs, rue d’Enfer, brasserie Suisse, rue de l’École-de-Médecine, brasserie Hoffmann, boulevard Montparnasse, telles étaient nos stations d’après-dîner. Je m’étais déshabitué du café Belge. Deux ou trois fois par semaine, en outre, nous courions les bals, des jardins de Bullier à ceux de Mabille, aux belles allées du Valentino, et jusqu’à Montmartre, où je n’avais pas perdu pied, allant de l’Ermitage à la Reine Blanche et au Château Rouge. S’il m’arrivait, au départ, d’être démuni de compagne, je ne l’étais jamais au retour, mes amis et leurs maîtresses acceptant sans protester les surprises parfois bizarres de mes bonnes fortunes. Mais le désir que j’avais d’Éva Cadine me rendit nerveux, morose, insupportable. Non seulement je ne délogeais plus du Champ-de-Mars, veillant autour du pavillon qui recélait l’objet de mes rêves agités, mais j’avais découvert son domicile, rue de Chartres, au-delà de la barrière Maillot, et j’y faisais une supplémentaire veillée sous ses fenêtres, tant qu’il y brillait de la lumière, ma présence insolite ne passant pas inaperçue en cet endroit presque désert. La divine enfant s’amusa d’abord de cette dévotion, que ne décourageaient pas ses refus. « Je suis fiancée, je suis fiancée », persistait-elle à me dire, quand je parvenais à me trouver en face d’elle. Puis elle montra de l’agacement, puis une véritable irritation. Me rencontrant dans l’antichambre de M. Alfred Blanche, président du Comité départemental, elle me prit à l’écart, me reprocha d’autoriser mille ragots, qui finiraient par la compromettre. Je jurai d’être plus raisonnable : « Je suis amoureux de vous, lui dis-je, et c’est mon excuse. — Eh bien ! répliqua-t-elle, renoncez à cela. » Tout en causant, nous avions gagné un couloir où ne passait personne. Confidente, elle me dit qu’elle devait épouser un jeune homme de Rouen, et que ce mariage aurait eu lieu déjà si un deuil — la mort du père — ne l’avait fait différer. Le fiancé était clerc d’avoué et se proposait d’acheter une étude. Ils seraient mariés dans six mois. Dans six mois… Elle me regardait. Je me sentais attiré vers les profondeurs veloutées de ses yeux noirs. Je m’emparai de ses mains. Elle s’effraya de ce mouvement et courut vers l’entrée du couloir, où se tenait un huissier à chaîne. Je ne la revis pas ce jour-là.

J’avais fait un vain serment. Je me parjurai dès le lendemain en reprenant ma veillée obsédante. Elle me vit, me fit un signe, et je la suivis dans le couloir. « Je vous en supplie, me dit-elle, cessez d’être ainsi autour de moi. » Émue, inquiète, à peine pouvait-elle parler, si près de mon visage que j’aspirais son haleine. Le magnétisme de son regard me parcourait, obnubilant en moi la conscience des choses. Je ne sais comment cela se fit, mais mes lèvres, soudain, sentirent la brûlure des siennes, qu’elles venaient de presser. « Laissez-moi, murmurait-elle, d’une voix qu’on eût dit lointaine. Je suis fiancée, laissez-moi. » Je craignis de n’être plus maître de mes sens et je me sauvai comme un fou.

Et fou, je l’étais vraiment. Mes allures prirent un caractère de démence qui inquiéta mes amis. Je les fuyais. J’oubliais mon bureau, où m’attendait l’anxieuse Isabelle, perdue dans des courriers en souffrance. Elle finissait par venir à mon hôtel, rue des Bourdonnais, où l’on ne me voyait pas non plus. Je couchais dans des galetas de passe, avec quelque fille ramassée dans la rue et qui me lâchait en pleine nuit, effrayée de mon priapisme. Je n’osais reparaître à l’annexe du Comité, de peur d’y être vu d’Éva, que j’apercevais dix fois dans la journée, mais de loin, tandis qu’elle se rendait d’un bureau à l’autre. Que pensait-elle de moi, après mon outrageant baiser ? Éva Cadine ! Mon sommeil était traversé de cris que je jetais en rêvant d’elle. Je la voyais ; je la touchais ; je la violais toute. D’abord je demeurais en extase devant l’abîme velouté de ses yeux. Puis je mangeais ses lèvres, dont j’avais gardé le goût de sucre et de sang. Je la déshabillais, et c’était du délire. Je m’égarais en son architecture virginale. Ses seins, ses seins, je les sentais palpiter. Elle m’ouvrait son sexe. Je m’enivrais d’une essence marine. Je foulais profondément cette chair que me livrait mon trop généreux songe. Alors un sursaut me réveillait, rejetant dans le néant le fantôme d’une volupté qu’il ne me serait jamais donné de connaître. Je sautais du lit ; je bondissais dans un fiacre qui me conduisait à Neuilly sous ses fenêtres. Je faisais et refaisais le tour des bureaux du Comité, sans me soucier de la fuite des heures, dans l’oubli de tout ce qui n’était pas elle, moi qui, jusque-là, trop heureux mortel, avais ignoré les cruels tourments de l’amour.

Quinze jours passèrent. L’Exposition universelle se préparait à ouvrir ses portes. Le Champ-de-Mars fourmillait d’exposants, d’ouvriers et d’artistes achevant fébrilement la toilette des galeries et des pavillons. La section italienne seule n’était pas prête. Le soleil d’avril papillotait sur une profusion de couleurs qui ajoutaient à l’alacrité de cette foule disparate, où se mêlaient tous les peuples. Je me promenais dans cette féerie qui allait être l’émerveillement du monde, quand, à quelques pas, surgit Éva Cadine, plus lumineuse que la lumière. Éva ! Elle m’aperçut et je frémis. Elle paraissait grisée, elle aussi, par l’étonnant spectacle. Feindrait-elle de ne pas m’avoir vu ? Ô surprise ! Elle s’arrêta, me sourit, me donna gracieusement le bonjour.

— Vous allez bien ? Que de curieuses choses je viens de voir ! Les dromadaires sont arrivés. Le café turc est ouvert. L’orchestre chinois fait une répétition dans le jardin. Tenez ! On l’entend d’ici.

Cette façon cordiale et dégagée d’ouvrir une causerie avec moi, après ce qui s’était passé, me laissa tout interdit. Moi qui me préparais à subir ses reproches indignés !

— Vous aimez la musique, mademoiselle ? fis-je, ne sachant que dire.

— La musique et la danse, oui, monsieur.

Je rayonnais. Peut-être aurais-je mis à profit cette indulgence inespérée si plusieurs fonctionnaires de l’Exposition ne s’étaient trouvés avec Éva, qui s’éloigna, glissant sa crinoline à travers les allées encombrées de caisses et de brouettes. Je continuai ma promenade en sifflotant, ce qui depuis longtemps ne m’était pas arrivé. Je me sentais revivre. Je renaissais à l’espoir.

C’était le matin, cela. Je la revis l’après-midi et, rassuré, je courus à elle. On l’avait chargée d’être l’intermédiaire entre le Comité et les dames qu’il employait. Il y avait de ces dames, toutes coquettement travesties, dans les galeries et, au-dehors, dans des kiosques. J’aurais donc le bonheur de la rencontrer fréquemment. Je le lui dis. Une vive rougeur lui envahit le visage.

— Vous serez sérieux, monsieur, sinon il me serait impossible de vous voir.

Je n’en pouvais plus douter : elle ne me faisait pas grief du viol de ses lèvres. Elle paraissait avoir oublié cette rapide scène dont le souvenir était si vif en moi. Révélation libératrice ! Je cessai, dès cette minute, d’être le damné d’amour qui nuit et jour endurait des tortures. Je repris ma vie normale, dans le cercle de mes amitiés. Mes sens recouvrèrent leur équilibre, Isabelle et quelques irrégulières y aidant. Certes, de tout mon être physique je désirais Éva Cadine, mais à présent j’avais le sentiment que cette jolie fille n’était peut-être pas l’inaccessible que j’avais imaginée, et cela me rendait capable d’une discipline lucide et sereine. Mon désir au paroxysme faisait allégrement confiance à ma volonté de possession.

L’Exposition universelle était ouverte. On en célébrait l’éclat incomparable. Un innombrable pittoresque y amusait le visiteur. L’elliptique palais central, gigantesque, déroulait en son pourtour une ceinture de brasseries peuplées d’émoustillantes serveuses. Le Parc, où d’heure en heure tintait le carillon aux quarante-trois cloches, offrait un microcosme de l’Orient, avec son quartier turc, ses pavillons, ses kiosques égyptiens, tunisiens, marocains. Autour du théâtre chinois, c’était la Chine même. Il y avait une rue de Provence et une rue de Lorraine, que fleurissaient d’authentiques belles filles de ces provinces. On se pressait à l’Aquarium, où, dans la foule, fouinaient des sirènes qui n’avaient rien de mythologique. En ce Champ-de-Mars devenu du jour au lendemain Champ-de-Vénus, partout se faisaient entendre les appels de la luxure, auxquels mes amis et moi n’étions jamais inattentifs.

Nous baguenaudions là chaque après-midi, chaque soir, jusqu’au moment où les tambours battaient la fermeture. Je ne donnais plus dans le débraillé d’étudiant. Je m’étais fait faire une jaquette soutachée, de ce drap bleu cru — bleu Thérésa, bleu Patti — que recommandait la mode, et qui tranchait agréablement sur le gris d’un pantalon à grandes rayures. Je coiffais le plus haut des gibus. Moustaches tortillées, larges pattes de lapin, achevaient de faire de moi le monsieur que lorgnaient les petites dames. Avec cela, un cigare au bec, et j’avais tout à fait la mine du franc cascadeur.

Je rencontrais à tout instant Éva, que je n’abordais pas toujours, mais qui ne passait jamais sans me gratifier d’un sourire. Elle était assez occupée, mais à chaque pas des orchestres et des fanfares l’arrêtaient. Même, plusieurs fois, elle croisa notre groupe, où régnait une gaillarde humeur, et je ne craignis pas de lui présenter mes amis, qui tous furent sensibles à son irradiante séduction. Son ovale chignon s’élançait d’une petite capote de paille dont le long ruban pervenche, noué sous le menton, descendait jusqu’à la ceinture. Un léger châle d’Écosse couvrait le corsage, les pointes s’effilant sur le souple cône d’une robe vert d’eau qu’elle relevait en marchant, découvrant le volant à broderie dentelée d’un blanc jupon de percale. J’étais fier d’elle, comme si elle m’eût appartenu. J’aurais voulu, devant tout le monde, embrasser cet énamourant visage que la capote à ruban pervenche encadrait mutinement

L’Exposition autorisait tout. Aussi m’autorisa-t-elle à inviter Éva au Sorbet Napolitain, tout vibrant d’un frottement de guitares. Elle accepta. Je venais de la trouver devant le kiosque où se faisaient applaudir les musiciens des célèbres concerts Besselièvre. Elle ne cacha pas sa joie de s’asseoir là, de s’y mêler à ces trépidantes harmonies.

— J’aime tant la musique ! me répétait-elle.

— Et la danse, m’avez-vous dit ?…

— Et aussi la danse. Ah ! la danse !

L’élastique danseur que j’étais, héros de tous les bals de Paris, se targua vaniteusement de ses talents chorégraphiques. Elle ne connaissait aucun des jardins élus par la folie, le plus fameux étant Mabille. Qui l’y eût amenée ? Elle dansait dans ces bals de sociétés où l’on ne s’amuse qu’à la condition de scandaliser les gens qui s’y ennuient. Je lui offris d’être son cavalier à de vrais bals, Château-des-Fleurs, Bullier, Reine Blanche. « À l’heure où ils s’ouvrent, je suis dans mon lit », m’objecta-t-elle. Je lui rappelai que l’Exposition prêterait à de nombreuses fêtes de nuit auxquelles certainement elle serait invitée, ce qui l’amènerait à rentrer tard. Elle parut en convenir, mais ne m’en dit rien.

Le Sorbet Napolitain nous revit deux jours après, dans une cohue propice à l’isolement. Elle me faisait face et je descendais dans la troublante nuit de ses yeux. Qu’il était parfumé, l’air que je respirais sur sa bouche ! J’admirais les nuances de son épiderme de blonde. Qu’il devait être doux à caresser, le satin qui l’habillait quand elle était nue ! Mes protestations d’amour ne l’irritèrent pas, mais elle y répondait en secouant la tête. « Que pourriez-vous espérer, monsieur ? Dès après l’Exposition, je serai mariée, sans doute… » Elle déclarait cela presque tristement, et comme je lui en faisais la remarque, elle m’avoua que l’obligation de vivre à Rouen l’effrayait. « J’aime pourtant mon fiancé », poursuivait-elle en manière de correctif. J’en eus un apparent témoignage au cours de la semaine suivante. Éva, son fiancé, sa famille visitaient le Champ-de-Mars, guidés par elle. Ce futur mari était un petit fat très provincial, monocle à l’œil, parodiant le lion parisien. Je l’observai au café Hongrois, où ils s’étaient tous attablés. Il caressait de près celle qui serait sa femme. J’eus l’impression d’une intimité plus complète que ne donnait à le croire l’air angélique d’Éva. Je ne manquai pas de le lui dire, quand je la vis seule. Elle haussa les épaules, sourit en me regardant avec un calme étrange. Mon opinion était faite. Elle me détermina sur-le-champ à suivre une tactique moins louvoyante. J’en arrivai sans transition à des préliminaires de familiarités, bras passé derrière la taille ou pression de la hanche. Je m’enhardis ; elle ne s’en offensa point.

Un banquet devait réunir, le jeudi 6 juin, les collaborateurs de M. Alfred Blanche au Comité départemental. Éva y étant priée, je lui suggérai d’en profiter pour aller, en sortant de table, faire un tour avec moi à l’Allée des Veuves. Je la reconduirais en voiture, jusqu’à sa porte. L’Allée des Veuves, dénomination ancienne de l’avenue Montaigne, c’était Mabille, autrement dit le Château des Fleurs, plus brillant que jamais. J’eus beau lui décrire les splendeurs du jardin élyséen, elle ne se laissa pas convaincre. Le jour du banquet, elle me fit l’admirer dans une toilette qui relevait encore la lascive séduction de sa tête de blonde aux sombres yeux de brune. Je retrouvai mon affolement charnel devant cette fascinante apparition, qui faisait se retourner tous les hommes. Soudain, une dramatique nouvelle se répandit. Un coup de pistolet venait d’être tiré sur la voiture qui ramenait du Bois de Boulogne l’empereur Napoléon III et son invité l’empereur de Russie. La balle ne les avait pas atteints, blessant seulement un des chevaux de l’attelage. On tenait l’auteur de l’attentat, un jeune Polonais du nom de Berezowski. Aussitôt une officielle brume de deuil couvrit Paris. L’Opéra, où une soirée de gala se préparait, décida de faire relâche. L’Exposition mit ses éclatantes lumières en veilleuse. On décommanda le banquet du Comité départemental. Mabille lui-même annonça qu’il resterait clos.

Quel désastre pour Éva Cadine, promise à un divertissement de choix ! Le secrétaire du Comité, M. Germain Thibaut, ne voulut pas que ses subordonnés rentrassent chez eux sans avoir dîné, et il leur offrit un repas de consolation au restaurant de l’industrie. À neuf heures, tous les invités se retirèrent. Éva se disposait à rentrer chez elle quand je l’accostai. Je guettais sa sortie du restaurant, et j’en fais franchement l’aveu. Elle riait aux éclats, toute pétillante de vin de champagne.

— Il vous serait bien difficile de m’offrir Mabille, à présent, me dit-elle sur un ton de nargue. S’il n’était pas fermé, peut-être y serais-je allée avec vous.

— D’autres bals sont ouverts, mademoiselle. Je suis prêt à vous y conduire.

— Oh ! je ne me vois pas vous suivant à Bullier, monsieur Fargèze.

— Il y a Valentino, et l’orchestre y est excellent.

— Merci. Je n’irai pas là.

Mais elle eut la fantaisie de prendre une glace dans le Parc, au restaurant Viennois, et nous nous y assîmes. Une coupe de champagne arrosa la crème aromatisée.

— Je m’en vais, fit-elle après cela. Je vous permets de m’accompagner jusqu’à l’omnibus.

— Vous ne me ferez pas l’injure de refuser une voiture ? dis-je, en lui offrant le bras.

— Prenons une voiture, si vous voulez.

Je fis signe à un fiacre clos qui consentit à s’arrêter. (Depuis l’ouverture de l’Exposition, le bon plaisir des cochers devenait de jour en jour plus tyrannique.) Elle y prit place.

— À Neuilly ! ordonnai-je, en ajoutant à mi-voix : « Ne vous pressez pas trop, le pourboire sera bon. » L’homme au fouet me comprit.

— Que diriez-vous d’une petite promenade jusqu’à la Reine Blanche, mademoiselle, insinuai-je alors. Le temps d’une valse. Cela ne nous détournerait pas beaucoup.

Elle eut un mouvement qui, je crois, était de refus, mais déjà je criais l’ordre.

— À la Reine Blanche, d’abord, et vite !

— Le temps d’une valse, soit ! concéda-t-elle.

J’y étais toujours comme chez moi, à la Reine Blanche. Tout le monde y connaissait M. Félicien, et j’avais là des camaraderies vieilles de dix ans. Éva fut éblouie par les girandoles du gaz, délicieusement étourdie par le fracas des cuivres. Je l’emportai dans le tourbillon de cent couples. Elle voltigea, telle une sylphide. Au rythme sur place de la valse, les trois temps saccadés d’une varsovienne succédèrent, puis les quatre temps balancés d’une scottish. Elle était aux anges. Après un instant, ce fut une valse qui nous reprit dans ses vertigineuses volutes. Elle se tenait contre moi, les yeux à demi clos. Un quadrille allait suivre, et je jugeai que c’était assez pour cette fois. Il était onze heures quand nous remontâmes dans le fiacre. Elle se sentait lasse. J’approchai du mien son visage. Elle ne se défendait pas. Sa peau fleurait la violette. J’eus ses lèvres. Je chauffai mes baisers sur ses yeux de flamme. Comment aurais-je pu ne pas céder à la tentation suprême ? Je déléguai ma main vers des sinuosités intimes. « Oh ! » protesta-t-elle, sans plus. Un émoi violent soulevait sa gorge, que cherchait ma bouche. Je l’attirai, m’engageai doucement, et ce fut la conjonction indiciblement exquise. Là, dans ce fiacre cahotant ! Cet assouvissement sommaire qui eût dû me faire si heureux, me laissa triste, un peu confus. « Pourvu que ma mère ne s’aperçoive de rien », murmurait-elle. Nous arrivions. Un long baiser sanctionna tout. Elle descendit, se glissa sous la porte. Le fiacre me ramena dans Paris au petit trot.

C’est alors que le sentiment de l’acte accompli se précisa dans mon esprit. Je fus transporté de bonheur. J’avais eu Éva Cadine ! Je venais de connaître cette fusion qui affolait mes rêves. Ma pensée déroulait cette scène rapide et prodigieuse, que jamais je n’eusse imaginée telle. Je l’avais eue sans lutte. Elle s’était laissé prendre. Peut-être, il est vrai, n’avait-elle pas plus disputé ses prémices au clerc d’avoué de Rouen. Mais, revenu à moi, je me sentis pour elle la même exaspération charnelle. Ce que j’avais fait ne comptait pas. Je dormis mal, tourmenté d’évocations lubriques. Éva m’appelait. Je la voyais nue, dans de cyniques postures. Elle se scellait à moi par son fourreau de chair. Je fus tôt debout. À neuf heures, j’entrais au Champ-de-Mars et j’attendis son arrivée à l’annexe du Comité. À dix heures seulement je la vis descendre de l’omnibus. Que me dirait-elle ? Elle vint à moi, visage souriant. Un peu de fatigue se lisait en ses grands yeux battus.

— Vous allez bien ? me dit-elle.

Ce furent ses seules paroles. J’allais lui répondre, quand M. Germain Thibaut passa, que je saluai. Elle me laissa, disparut dans les bureaux avec lui.

J’avais mon plan. Elle prenait son repas de midi dans un restaurant de l’Exposition. Quand elle s’y rendit, je l’invitai à déjeuner « en ville ». Elle accepta gaminement. Dans la voiture, elle se montra caressante. Nous nous embrassâmes avec la plus libre tendresse. « Vous n’êtes pas fâchée ? » demandai-je, tandis que je dédiais à sa gorge un baiser qui m’électrisa. Le don de ses lèvres fut sa réponse. Je l’emmenai galerie Beaujolais, aux Trois-Frères-Provençaux, si réputés. Nous y déjeunâmes de gourmandises. Elle babillait, débitait mille enfantillages qui me rendirent impatient d’autre chose. Nous n’étions pas loin de la rue des Bourdonnais. « Je veux vous faire visiter ma chambre », lui dis-je. Et cette proposition l’enchanta. Elle entra chez moi, y évolua sans manifester la moindre inquiétude. Je n’avais pas encore épuisé les étonnements que me réservait cette troublante jeune fille, dont si longtemps j’avais craint d’effleurer la pudeur, et qui me laissa la dévêtir, la porter nue sur mon lit — ce lit où j’avais, rêvant d’elle, connu les fureurs animales du désir.

Ces formes charmantes, comme elles se donnaient à l’amour ! Longue, svelte, fine, c’était un délicat régal que la nudité d’Éva. Des globes parfaits, de ces seins qui remuent et vivent ; un ventre à la voûte bien pleine, de nerveuses fesses qui tressaillaient sous la main. Je me jetai comme un affamé sur ces friandises. Je m’abattis de son col à ses flancs, de sa poitrine à la blonde mousse de son sexe. Ce corps de vingt ans que j’envahissais, je le serrais à le meurtrir, enragé de violation complète. J’interrogeais l’âme en plongeant dans les soyeuses profondeurs des yeux aux longs cils, ces doux et brûlants yeux qui continuaient de passionner mes sens. Éteindrais-je le feu qu’ils avaient allumé en moi ? Me rassasierais-je jamais de cette jolie créature qui s’agitait, soupirante, se cachait pudiquement le visage et consentait à tout ? Que d’amusements en elle ! Trois fois nos chairs s’étaient jointes. Il était tard. Je la couvrais encore de baisers dans le fiacre qui nous ramenait au Champ-de-Mars, où l’on n’avait pas remarqué sa longue absence. Il fut convenu que je la reverrais le lendemain, que je la reverrais chaque jour. Le soir, comme je traînais avec mes amis à la Jeune France, j’y fus rejoint par Flore Lassin, dite Beauté, cette coucheuse que je recherchais pour sa fausse ressemblance avec Éva. Elle était libre. Je l’emmenai chez moi et ne la lâchai pas de la nuit.

Quinze jours plus tard, quiconque nous rencontrait, Éva et moi, devait se dire que nous étions des amants de déjà vieille date. Nous avions pris la décision prudente de ne nous voir qu’au-dehors de l’Exposition. J’avais loué une belle chambre à l’hôtel de l’Alma, au coin de la rue Vernet. Nous déjeunions dans un restaurant voisin, puis l’hôtel isolait notre chair à chair. Deux fois par semaine elle prétextait une invitation du Comité pour obtenir de ses parents la permission d’onze heures, qui suffisait au déroulement de notre programme. Dès six heures nous dînions ; à sept, nous faisions l’amour, le rideau se levant sur deux actes. À dix, enfin, nous courions au bal, et Éva, folle de danse, passait à mon bras le portique flamboyant de Mabille ou de Bullier.

Mabille ! Bullier ! L’Éden de l’Allée des Veuves l’avait conquise par le faste de son luminaire, par son entraînant orchestre, inégalable, que dirigeait Olivier Métra. Mais Bullier, ex-Closerie des Lilas, paradis chorégraphique de la jeunesse ! La première fois, elle y était entrée en tremblant ; elle y serait revenue chaque soir à présent qu’elle en avait partagé la joie chahuteuse, terreur du philistin correct et vicieux. Nous y retrouvions mes amis, qui enviaient mon sort. Elle était avec eux franchement amicale. Aussitôt nous nous élancions dans la tonnante artillerie d’un quadrille ; elle participait à la fantaisie échevelée d’un cancan. Quelques soirs avaient fait d’elle une parfaite cabrioleuse, n’ignorant rien du balancé, de l’entre-deux ni de la chaloupe. Elle eût exécuté le grand écart, pour un peu, avec la souplesse d’une élève de Rigolboche, comme il en était là de fameuses, levant si haut la cuisse, que du râble au chignon elles semblaient écartelées.

La passion de danser se révélait excessive en Éva qui, je crois, n’en avait pas d’autre. Elle n’était guère sensuelle, et je le reconnus peu à peu, bien qu’elle se donnât avec une grâce libertine inlassable. Mais la danse lui dispensait une volupté sans pareille, à m’en rendre jaloux. Peut-être aurais-je tenté de refréner cette passion trop exclusive si je ne m’étais dit que je lui devais d’être l’amant heureux, le possesseur extasié, que rien ne préparait à une telle béatitude. D’ailleurs, si le bal la faisait délirer trois fois par semaine, ne jouissais-je pas intégralement d’elle tous les jours ?

Je disposais de mes matinées pour mes affaires, qui n’allaient pas aussi mal que j’aurais pu le craindre. Des travaux suivis m’avaient été confiés par un groupement de gros bateliers du Centre, auxquels mon père m’avait directement recommandé. J’assumais leur correspondance et je les représentais auprès des services de l’Exposition. Isabelle dirigeait tout avec une admirable lucidité, mais elle s’étiolait d’ennui dans cette cour de la rue Saint-Martin, où les visiteurs étaient rares. Je la promenais quelquefois le soir à travers l’Exposition en fête, quand je n’étais pas de bal avec Éva. Je la voyais triste, je la sentais inquiète. Elle me trouvait distrait. Il ne m’arrivait plus aussi souvent de la saisir en courant au bureau même. Elle ne m’en était pas moins dévouée, et je lui en témoignais une affectueuse reconnaissance. Elle gagnait sa vie ; je lui offris quelques bijoux, des objets de toilette ; je lui plaçai cinq cents francs à la Caisse d’épargne sur les premiers paiements que me firent les bateliers.

Le 15 août approchait. Mon père et ma mère profitèrent d’un train de plaisir pour venir passer cinq jours à Paris. Ne désirant pas renouer avec les « Amis de la Marine », je les fis descendre à mon hôtel. Ne tenant pas à leur faire connaître Isabelle, je priai ma chère collaboratrice de prendre une semaine de vacances, qu’elle avait bien méritée. Je m’ingéniai à distraire mes parents. Je leur montrai l’Exposition en détail ; je leur fis faire une promenade sur la Seine, dans ces bateaux-mouches qui étaient la récente innovation parisienne. Ils allèrent applaudir Cendrillon au Châtelet, et les acrobaties du Cirque américain au Théâtre du Prince impérial, place du Château-d’Eau. Ils assistèrent à une ascension du Géant, le ballon de Nadar ; ils virent le feu d’artifice tiré par Ruggieri sur l’Arc de Triomphe. Ils repartirent éblouis, mais rompus de fatigue. Mon père m’avait félicité de mon activité et de l’état de mes affaires. On sait qu’il n’était pas bien exigeant.

Ces cinq jours, je ne les avais dérobés que partiellement à Éva, que je ne privai pas de ses bihebdomadaires parties de danse. Mabille s’efforçait de capter les étrangers par des spectacles pimentés sur lesquels la police jetait un voile. On y renouvelait, en présence du vieux Chicard qui revenait là chaque soir, les suggestives désarticulations de ce cancan national qu’avaient illustré Irma Canot, La Tocquée, l’Aztec, Finette, Alice la Provençale. Un bataillon de pétulantes lève-la-patte faisait escorte aux reines de la chorégraphie acrobatique, et toute une armée de cocodettes était mobilisée pour garnir les allées du beau jardin où deux rangées d’ormes servaient d’avenue à des asiles verdoyants et fleuris. Or, Bullier ne voulait pas être en reste avec le bal de l’Allée des Veuves, et chaque soir y étaient offertes des attractions nouvelles. On tirait un feu d’artifice. Maria la Bouquetière distribuait à brassée des fleurs dans un décor qu’incendiaient des flammes de Bengale. Des femmes nues quadrillaient éperdument entre deux rideaux de gaze rose. Quant aux bals populaires, de la Reine Blanche au Château Rouge, ils corsaient à l’unisson leurs programmes, les viveurs qui allaient de l’un à l’autre pouvant se flatter d’en avoir pour leur argent.

En même temps, les établissements à femmes qui faisaient à l’Exposition une ceinture de pavillons multicolores s’efforçaient de retenir près du Champ-de-Mars la clientèle qui, le soir, disparaissait dès après la fermeture. Tout étant toléré, on se permettait le pire. Cela prit bientôt tournure d’orgie, et les journaux pieux eurent beau jeu de représenter Paris comme un immense lupanar où le vice était publiquement offert en spectacle, à la face du monde. Jamais on ne s’y était si furieusement amusé.

Éva n’échappa pas à la fièvre de folie qui portait au plus haut la température des nuits parisiennes. La permission d’onze heures ne lui suffisait plus. Elle se désolait de me quitter si tôt, n’ignorant pas qu’après minuit commençait la vraie fête. Elle en vint à ne rentrer qu’à une heure ou deux du matin. Elle prenait goût à la halte bruyante des brasseries où elle m’accompagnait après le bal. Nous y retrouvions mes amis, qui étaient devenus les siens. Elle buvait, fumait autant que ces dames. Il m’arriva de la reconduire un peu ivre, malade. Son père s’alarma de ces intempestives incartades. Il se rendit au Comité, se renseigna, apprit que les invitations prétextées n’étaient que mensonge. Il eut avec sa fille une explication extrêmement vive. Elle me raconta tout, m’avouant en même temps que le jeune clerc de Rouen l’ayant déflorée, M. Cadine l’avait su, s’était emporté avec violence, avait exigé le mariage réparateur. Elle n’aimait pas son fiancé, et c’est ce qu’en me caressant elle m’avoua aussi.

Elle n’obtint plus une seule permission du soir, mais nos rendez-vous de l’après-midi ne furent pas menacés. On atteignait aux dernières semaines de l’Exposition. Dans les premiers jours d’octobre, comme je m’y promenais avec quelque mélancolie, en songeant que toutes ces splendeurs éphémères touchaient à leur terme, j’eus une émouvante rencontre : le capitaine Quincette et sa femme passaient devant moi, sans me voir ! Hortense avait un peu grossi, toujours fort belle. Je pris un détour pour la regarder mieux, et de si près qu’elle m’aperçut, fit un mouvement qui tira le bras de son mari, comme si elle eût buté sur quelque chose. Pourquoi n’allai-je pas à eux ? Leur présenter mes respects eût été naturel. Mais j’étais paralysé par l’émotion. L’était-elle moins ? Ses regards me parlaient. Alors, chapeau bas, dissimulé derrière un kiosque, je fis vers elle le geste discret d’un baiser.

L’Exposition fermée, Éva resta deux semaines encore dans les services, puis ce fut fini. Mais je continuai d’en jouir, soit qu’elle vînt dans ma chambre, soit que, l’attendant près de la barrière Maillot, je l’amenasse à quelque hôtel du voisinage. Où que ce fût, elle s’offrait avec la même impudeur abandonnée. Je me délectais de ses yeux. Je l’aidais à retirer sa crinoline. Je me faisais un jeu de la rieuse défense qu’elle opposait à ma hâte attoucheuse. Mais M. Cadine, son père, pressait le mariage ; elle sentait autour d’elle une surveillance incessante ; le fiancé et sa famille s’apprêtaient à venir ; on publiait les bans. Je fus huit jours sans la voir, ma rage lubrique me reprenant, ma folie d’attente sous ses fenêtres. Son image, comme auparavant, se projetait érotiquement dans mes rêves. Ah ! Ce corps succulent que toujours il me semblait goûter pour la première fois, lèvres fruitées, gorge à la pulpe savoureuse, chatteries secrètes de ma jeune maîtresse ! Quand elle reparut après ces huit jours, ce fut un dément qui la roula sous lui. Je criai ma jouissance. Mais une interruption plus prolongée suivit, et puis une autre. Elle m’écrivit, s’en excusant. Je ne pouvais lui répondre. Un mot qu’en courant elle avait mis à la poste me fit l’attendre toute une journée chez moi, à l’écoute du moindre bruit. Elle n’avait pu venir, et c’est ce que m’apprit un autre mot plus bref, griffonnage presque indéchiffrable. Puis je reçus deux lettres de Rouen. Le mariage en était aux ultimes préparatifs. J’en sus la date : 22 décembre. Et puis, plus rien : l’épais silence…

CHAPITRE HUITIÈME

Isabelle mariée. La guerre de 1870.
La bataille de Dijon. Je suis blessé. Angèle Didier.
Saint-Brice au lendemain de la guerre.

Longtemps le souvenir d’Éva Cadine me fut déchirant. Je n’y échappai qu’en me réfugiant dans le travail. J’avais une grosse besogne d’écritures, la liquidation de mes comptes de l’Exposition me retenant dix heures par jour à mon bureau. Nous étions débordés, Isabelle et moi, et je dus nous adjoindre un vieux teneur de livres qui, de janvier à mars, vint mettre un peu d’ordre dans ma situation, d’ailleurs excellente. Tous frais payés et après prélèvement de mes mensualités personnelles, l’Exposition me faisait réaliser quatre mille francs de bénéfices. J’en remis quinze cents à Isabelle. Vraiment, je lui devais bien ça.

Isabelle !… Il était écrit que toutes mes amies me seraient enlevées par le mariage. Isabelle elle-même, qui tenait en mon cœur une place que la reconnaissance disputait à la sensualité. J’étais à mille lieues de penser que cette belle veuve méditât d’échanger son volage amant contre un sérieux mari. Nous avions parmi nos clients un certain M. Prévost, fabricant de bâches, très à son aise et qui avait fait sa pelote à l’Exposition. Nous lui assurions sa correspondance commerciale, relevée en anglaise calligraphique. Il venait souvent rue Saint-Martin, où Isabelle était bien seulette. Il admira tout à la fois sa constance au travail et sa beauté. C’était un Poitevin d’une quarantaine d’années, petit, solide, sanguin, respirant la franchise. Isabelle, un beau jour, m’apprit qu’il lui avait fait la proposition de l’épouser. Qu’en pensais-je ? Elle savait très bien que je ne l’épouserais pas, moi. Il eût été cruel de lui mentir. Je lui répondis que puisqu’il fallait que l’un fût sacrifié à l’autre, mieux valait que le sacrifice fût pour moi. Cette réponse la toucha. Elle me dit qu’elle réfléchirait, et je vis bien que sa résolution était prise. Quand, enfin, tout se trouva décidé, elle me l’annonça non sans verser des larmes. Elle me continua sa collaboration jusqu’à la limite extrême de sa liberté. À vrai dire, elle fut plus souvent entre mes bras qu’à sa table de travail. Elle voulait me laisser d’elle un souvenir qu’elle marqua de ses plus voluptueuses caresses. Quelle femme de feu était cette aimante femme ! Je souhaitais qu’elle en donnât à M. Prévost quelques preuves comparables à celles dont j’avais eu mille, inoubliables. Le mariage se fit en septembre. Elle partit aussitôt pour Poitiers avec son nouvel époux. Elle emmenait sa mère. M. Prévost paraissait très excité. Il fut un excellent mari, et Isabelle se plut à me l’écrire. À me le dire aussi, car elle venait quelquefois à Paris sans négliger de me prévenir, ce qui nous permettait de ranimer un moment nos ébats. Mais elle eut un enfant, puis un deuxième, et la maternité rompit les ponts à l’amour.

Je la remplaçai rue Saint-Martin par un ancien professeur, M. Leclerc, qui, excellent copiste, ayant longtemps travaillé pour l’éditeur Marchant, était en outre un homme de bureau, ponctuel et ordonné. Après quoi je m’enfonçai de nouveau dans mes habitudes de brasseries à filles, garçaillant de droite et de gauche. Le Quartier latin n’était pas gai depuis l’Exposition universelle qui, ayant fini par une faillite, après une carrière triomphale, avait laissé derrière elle une légion d’insolents parasites qu’on retrouvait installés partout dans Paris. La vérole était sous toutes les jupes. Le renchérissement de la vie devenait scandaleux. Les étudiants s’endettaient ou crevaient de misère. Il me fallait naviguer avec une constante prudence à travers mille inconvénients qui, du reste, ajoutaient à l’attrait de cette bohème spéciale à laquelle j’adhérais si délibérément.

1870 arrivait. Bientôt un effroyable cyclone emporterait tout. La nouvelle de l’offre de la couronne d’Espagne à Léopold de Hohenzollern tomba sur Paris confiant et crédule, qui se croyait fort parce qu’il avait l’esprit de blague. Que l’édifice de l’Empire fût en staff, chacun le savait, mais la superstition de la puissance française aveuglait tout le monde. Et puis, Lebœuf n’affirmait-il pas que nous étions cinq fois prêts ? La paix n’était pas devenue impossible encore que déjà les belles dames des Tuileries brodaient les drapeaux qui salueraient l’Empereur entrant à Berlin. Je revois les cortèges de gueulards, les bandes louches en blouses blanches, les cohortes de policiers donnant la chasse aux protestataires assez osés pour crier : « Vive la paix ! » Le 19 juillet, la guerre était déclarée. La mobilisation s’effectua dans un désordre si manifeste que sur-le-champ tous les yeux se dessillèrent : notre pays allait au désastre. L’Empire n’avait préparé qu’une façade théâtrale de défense contre un ennemi formidablement organisé.

Je courus à la gendarmerie. Les réservistes et les congédiés avaient ordre de rejoindre, mais où ? Les renseignements qu’on me donnait étaient contradictoires. Mes états de services lors de la campagne d’Italie me désignaient pour le génie, où m’avait admis temporairement le capitaine Quincette. En étais-je encore ? Ou bien, faisais-je partie des quatrièmes bataillons de seconde ligne ? Personne n’en savait rien. Les dépôts débordaient de troupiers à la recherche de leurs régiments, et qu’on expédiait au petit bonheur, sauf à reconnaître qu’on les avait égarés. À la section technique du génie, il me fut dit que le capitaine en premier Quincette, qui, à la veille de prendre sa retraite, devait être promu chef de bataillon, était chargé de rassembler un contingent exceptionnel. Je me rendis à son bureau. Il se souvint à peine de moi — il ne m’avait pas revu depuis 1859 — mais décréta que j’étais maintenu à la disposition du génie, avec affectation à la compagnie qu’on se préparait à diriger sur Dijon. Le soir même un gendarme m’apportait ma feuille de route. Mon employé, M. Leclerc, n’étant pas mobilisable, je lui confiai la gestion de mes affaires. Je fis une tournée d’adieu au Quartier latin, qui s’était vidé de toute sa jeunesse. Au café Soufflet, Bibiane pleurait, criait devant un verre de menthe, en dédiant aux Prussiens les vertes épithètes qui fleurissaient son répertoire. Elle maudissait la guerre, qui lui prendrait tous ses amants. Je la consolai. Je l’emmenai coucher. Elle voulait savoir si j’irais à Berlin. « Ça ne dépend pas de moi, ma petite Bibiane. — Il faut y aller », prononça-t-elle. Je le lui promis. À six heures du matin, je la mis amicalement à la porte en lui donnant l’assurance qu’avant trois semaines tout serait terminé. J’étais prêt. Bouclant ma valise, je sautai dans un fiacre pour me rendre à la gare de Lyon.

J’y tombai sur des ahuris qui déclarèrent ne rien comprendre à mon histoire. Ils me dirent qu’avant tout je devais me faire équiper. Je revins à la section ; on me conduisit à la caserne du Prince-Eugène, où je demeurai huit jours en mes vêtements de civil. Je reçus un fusil ; on me fit faire l’exercice. On m’ordonna, ensuite, de rejoindre au Champ-de-Mars une compagnie de gardes mobiles, avec lesquels je campai sous la tente une quinzaine de jours. Enfin, comme je me récriais, me réclamant du capitaine Quincette et invoquant mon incorporation dans le génie, je fus invité à gagner Dijon par les voies les plus rapides. Les trains vers la Bourgogne étaient bondés, à n’y pouvoir fourrer un œuf. Trois jours j’en attendis un, sans quitter la gare, où les convoyés futurs s’étaient organisé une vie bien tranquille, dans une salle d’attente. On arrivait à septembre quand j’atteignis Dijon, d’où, pour un peu, on m’eût réexpédié sur Paris, tant ma présence y parut inexplicable. Fort heureusement, j’étais en règle. Les bureaux du génie m’identifièrent. On m’équipa et j’entrai aussitôt en fonction au titre de sapeur.

Mais je ne me propose pas de raconter la guerre. Simplement, je dirai le rôle que j’y jouai, et qui fut modeste. Le Comité militaire de la Côte-d’Or était composé du chef du génie, du commandant de la légion de gendarmerie, de deux ingénieurs des ponts-et-chaussées et d’un ingénieur des mines. Quand j’arrivai à Dijon, où les gardes nationaux mobilisés faisaient l’exercice à la bonne franquette, sous le paterne commandement d’anciens troupiers qui ne savaient rien des armes nouvelles, il s’y trouvait, non compris les mobilisés, quelques bataillons de la garde mobile de la Loire et de la Haute-Garonne, des volontaires et des francs-tireurs, ceux-ci n’étant armés que de fusils à tabatières. Pas de chevaux, pas de bouches à feu. L’administration militaire était incohérente. Avec la meilleure volonté du monde, chacun tirait de son côté.

Le Comité fit exécuter quelques travaux de défense constitués par des tranchées et des abattis. J’ignorais le maniement de la pelle et de la pioche, mais je n’y fus pas trop maladroit, et la manœuvre de lourds matériaux fit vite apprécier mes moyens musculaires. La zone où nous opérions s’étendait assez loin sur la route de Gray, et nous logions chez l’habitant. Je fus ainsi, avec deux autres sapeurs, l’hôte d’un ménage de maraîchers, le père et la mère Bailloche. Ils avaient avec eux une nièce de vingt-huit à trente ans, Angèle Didier, veuve d’un homme d’équipe du chemin de fer qui, deux ans auparavant, avait été broyé par un train. Taille fine et poitrine avenante, Angèle Didier était fraîche comme une rose. Je la contemplais quelquefois, ce qui la rendait confuse. Mais l’heure n’était pas à la galanterie, et le soir, dès après la soupe, la fatigue nous entraînait, mes camarades et moi, dans un sommeil à poings fermés.

Je n’en mis pas moins à profit mes moments de loisir pour aller à travers cette ville qui m’était si chère par tout ce qu’elle me rappelait : le lycée, l’ami Morizot, mes débuts de puceau avec Sidonie, et puis Fifine et la jolie Lolotte… Je revoyais avec émotion les témoins muets d’une jeunesse qui déjà m’apparaissait dans les brumes du passé.

Cependant l’invasion se développait, foudroyante. Le 17 octobre, les Allemands franchissaient les Vosges, marchant sur Vesoul. L’avant-veille, j’avais vu passer dans sa calèche escortée de brillants cavaliers Garibaldi revenant de Tours, où était Gambetta, et se rendant à Dole. Dijon était menacé. Les troupes du général de Werder, commandant le 14e corps de l’armée prussienne, s’avançaient rapidement, fortes de plus de vingt-cinq mille hommes, avec six mille chevaux et quatre-vingts canons. La première ligne ennemie tenait la crête du mamelon de Saint-Apollinaire. La ville recevait une pluie de projectiles. L’angoisse était au comble et l’anarchie aussi. Le commandant en chef Fauconnet, colonel de gendarmerie, survint dans la nuit du 29 au 30, amenant des mobiles de l’Yonne, de la Lozère et de la Drôme. Ils venaient appuyer les trois bataillons de mobilisés qui représentaient l’ultime effort de la Côte-d’Or, mobilisés paysans, tous en blouse, auxquels on n’avait même pu distribuer les bidons et gamelles réglementaires. Dérision sinistre : les gardes nationaux sédentaires, jusqu’à la limite de soixante ans, étaient appelés à leur tour sous les armes. On remit à ces pauvres vieux des fusils à percussion ; on leur distribua des cartouches et, par détachements de compagnies, on les envoya sur la route de Gray. Ils y élevèrent, pensant faire mieux que nous, un enfantine barricade, faite de traverses et de cailloux, au-delà du parc de Montmuzard. Et ce fut, le 30 octobre, la grande bataille, qui dès le premier engagement démontra l’impossibilité de toute résistance. En avant de la barrière de l’octroi, le commandant Fauconnet tomba mortellement blessé. C’était dans l’après-midi. Je me trouvai sur la route avec mes camarades. Nous nous efforcions de rendre la chaussée inutilisable pour l’ennemi. Soudain, une vive douleur à la cuisse gauche, un peu de sang, une défaillance légère : j’étais touché. Je fus transporté par mes camarades eux-mêmes jusqu’à la plus proche ambulance.

Ce n’était rien. Déjà des centaines de blessés plus atteints avaient été ramenés en ville. Dans la nuit, la municipalité hissait sur la mairie le drapeau parlementaire. Dijon était aux mains des Allemands. Nous comptions exactement cent soixante morts.

Je veux m’épargner l’évocation des jours qui suivirent. Plusieurs milliers d’hommes, tous Badois, assuraient l’occupation. Le prince Guillaume de Bade était à l’hôtel de Rancy, le prince de Hohenlohe à la Cloche. Les convalescents des ambulances étant considérés comme prisonniers de guerre, j’exagérai la douleur que me causait ma blessure et les majors chargés de l’inspection passèrent devant moi sans s’arrêter. Toutes relations entre Dijon et le territoire étaient coupées, mais les civils qui circulaient grâce à un laissez-passer de la commandantur parvenaient à saisir des bribes de nouvelles. L’investissement de la banlieue dijonnaise était un fait accompli. Le 4 novembre, une explosion révéla que les Allemands venaient de faire sauter le pont du chemin de fer sur le canal. Ils craignaient d’être enveloppés, leur avant-postes vers Nuits, Auxonne, Saint-Jean-de-Losne, étant harcelés sans trêve. Le 12, ils évacuèrent la ville ; ils y reparurent et l’évacuèrent encore. J’aurais pu mettre à profit ces évacuations successives pour sortir sous le couvert de l’ambulance de la Côte-d’Or, mais je m’y refusai, et pour cause : j’étais retenu par une ébauche d’intrigue avec Angèle Didier. Je l’avais fait prier de venir à mon chevet de blessé. Elle m’y vit, non pas comme je me montrais chez sa tante, sapeur hirsute et tout crotté, n’ayant pas le temps de faire toilette, mais rasé de frais et l’œil net. Je ne dus pas lui déplaire. Je lui fis compliment de son bonnet tuyauté, d’où s’échappaient les frisures des cheveux blonds. La morsure du grand froid avivait les roses de ses joues paysannes. Tout en son visage exprimait la santé et, en dépit de la cruauté du moment, le bonheur de vivre, ce que je lui dis aussi, ajoutant qu’avant de quitter Dijon je lui demanderais la permission de l’embrasser, non en galant, mais en ami. Gaiement elle me dit que c’était entendu, et je jugeai qu’il ne me serait pas difficile d’obtenir mieux, beaucoup mieux d’elle. Elle revint ; elle apportait des gâteaux qu’elle faisait elle-même et tous mes camarades d’ambulance en eurent leur part.

Je courus au dénouement avec la précipitation qu’excusait l’incertitude du lendemain. Trois fois par semaine, les Bailloche venaient vendre des légumes au marché, leur nièce restant à la maison. Sous prétexte de me réhabituer à la marche — à la vérité, je marchais très bien — j’obtins l’autorisation d’aller en promenade. La demeure des maraîchers était isolée à l’écart de la route. Je tirai la sonnette de la barrière. Angèle fut stupéfaite de me voir, mais ne vint pas moins m’ouvrir, apaisant de la voix un énorme chien qui, lui, m’interdisait d’entrer. Elle me reçut dans une pièce au sol dallé, que meublaient une longue table et deux lits. Le chien aboyait avec fureur, ses fortes pattes battant la porte. Elle baissait les yeux, gênée, et comme je l’embrassais elle croisa ses mains à mes épaules, laissant mes baisers s’aviver dans la tiédeur de son corsage. Elle me les rendait dans le cou, posément. Nous butâmes sur un lit. Nous restions muets l’un et l’autre, mais je voyais bien qu’elle consentait. J’étais pressé, avide. Sept mois d’abstinence ! L’impétuosité de mon entrée en jeu lui fit jeter un cri. Ce fut rapide, mais elle était prête, et je l’eus dans une crispation nerveuse de sa bouche sur la mienne. Le chien hurlait, à présent. Elle craignit qu’on ne vînt. Elle ouvrit à l’animal qui se rua, grognant, flairant l’air, sautant autour de moi de façon peu rassurante. Arrêté sur la route, un paysan regardait. Vite elle me dirigea vers une sortie donnant sur les cultures, en m’indiquant le chemin que je devais suivre. Nos bouches se dirent au revoir et je m’élançai dehors.

Je la revis régulièrement, toléré par le chien jaloux. Presque chaque jour elle venait à l’ambulance. Elle prenait nos amours très au sérieux, pensait que je l’épouserais sitôt après la guerre. Deux mois passèrent et l’armistice du 28 janvier fut conclu, signalé par une grandiloquente proclamation de Garibaldi, commandant général de l’armée des Vosges, qui qualifiait de Côte de Fer la Côte-d’Or bien meurtrie. Ce furent enfin, le 26 février, les préliminaires de la paix. On nous libéra. J’échangeai mon uniforme de sapeur contre le costume de bonne coupe qui depuis septembre gisait dans ma valise. Quand, ainsi transformé, je reparus devant Angèle, elle hésita d’abord à me reconnaître, puis se prit à pleurer. « Vous êtes un trop beau monsieur. Je m’étais fait des idées bêtes. » Elle se dévêtait, pourtant, se prêtant à mon approche. « Je suis heureuse malgré tout si je vous ai donné du plaisir », me dit-elle. Je l’en remerciai. Elle était agréablement bâtie, soigneuse de son corps, et je gardai d’elle le souvenir de repas d’amour substantiels et sains.

Je quittai Dijon le 4 mars pour me rendre à Saint-Brice. Toute la région de Saint-Jean-de-Losne avait durement souffert. Les Prussiens s’étaient acharnés sur mon pauvre village, dont la position entre la Saône et le canal commandait la vallée. Nos chantiers portaient les traces de bombes incendiaires. La brigade Keller ayant occupé la commune, il n’y restait pas de quoi nourrir un rat, pas de quoi soûler une grive, quand sonna l’heure de l’évacuation. Cependant mon père, plus malin que ses concitoyens, avait réussi à sauver sa cave en immergeant six cents bouteilles au fond d’une vieille péniche à demi ensablée. Il travaillait à les tirer de là quand j’arrivai, et sur place il en déboucha deux en mon honneur. Je trouvai ma mère souffrante, se plaignant d’étouffements. Quand elle sut que j’avais été blessé, elle faillit tomber en syncope. Mais j’étais bien guéri, et ma bonne mine la rassura. Le repos de l’ambulance m’avait engraissé, nonobstant mes visites à Angèle.

À l’ex-auberge Lureau, promue café du Port, Louisette trônait — Mme Louisette Bontemps aujourd’hui. Coquettement arrangée, couverte de bijoux, la maigre drôlette que j’avais connue s’était métamorphosée en une femme de trente ans diversement séduisante, aux jupons tout remuants de promesses. Sa denture ne s’était pas améliorée, mais si sonore était le rire qui la traversait ! Les Allemands avaient été d’empressés chalands pour elle, aucun d’eux, d’ailleurs, n’ayant pu se flatter d’avoir entrevu le bas de sa chemise. Cocu résigné, M. Bontemps faisait valoir ses propriétés au-delà de Saint-Jean-de-Losne. Il apparaissait le soir, quand des voyages d’affaires ne l’appelaient pas au loin, Louisette ne s’ennuyant guère en son absence. Je fus le bienvenu chez elle, où je me rendis dès le premier soir. Elle trinqua, joyeuse ; elle me promena par la maison remise à neuf. Même, je fus dans sa chambre et, plaisantant, j’en tâtai le lit, profond à souhait. J’entends encore son rire. L’occasion me tentait, mais ma main à son derrière fut l’unique privauté que je me permis.

Il me tardait de rentrer à Paris, et pour que se prolongeât mon séjour à Saint-Brice, il fallut les événements du 18 mars et la proclamation de la Commune. Je fixai donc aux premiers jours d’avril un retour dont l’urgence me rendait anxieux. J’étais trop optimiste. Le drame des Communards se déroulait. Pour la seconde fois Paris était bloqué. Des échos de ce qui révolutionnait la capitale nous arrivaient, déformés en passant par Versailles. Avril s’effeuilla jour après jour, et je ne me risquai plus à former des projets. La sanglante guerre civile était aussi résolue d’un côté qu’impitoyable de l’autre. Je finis par me résigner, à l’exemple des centaines de Parisiens qui, réfugiés dans le pays, encombraient les hôtels où ils organisaient des concerts et des bals au profit des veuves et des orphelins.

Et puis, un printemps tout en soleil nous faisait prendre patience, et j’en goûtais les verdoyants décors. Je me grisais de renouveau. Je me livrais à la promenade sur les rives de la Saône. Je cueillais des violettes et des primevères ; je chantais, je sifflais. Ah ! poète, poète ! Je ne m’ennuyais point de Paris, et j’en fais l’aveu. Mais je dois avouer aussi, et c’est bien le moins, que depuis le 25 mars le profond lit de Louisette s’ouvrait pour moi chaque après-midi.

CHAPITRE NEUVIÈME

Retour au Quartier latin. Pierrette Rives.
Plaisirs de Montmartre. La Manola.
Une nuit de « crémaillère ».

Je regagnai la capitale le 6 juin, après dix mois d’absence. Que de ruines ! Depuis les premiers jours du siège, mon bureau de la rue Saint-Martin était vide. Mon employé, M. Leclerc, avait mis mes dossiers en lieu sûr. Je fis choix d’un autre local, rue de Buci, où je m’installai dans des meubles que j’eus à bon compte, l’argent étant rare. Je revins habiter l’hôtel de la rue Monsieur-le-Prince, où les Piquerel n’étaient plus. Je repris M. Leclerc, j’adressai une circulaire à mes clients et j’attendis. Mais l’année s’acheva dans le pire marasme. Ce ne fut qu’au printemps de 72 qu’on vit poindre une reprise des affaires. Les décombres tragiques disparus, la vie de Paris se ranimait peu à peu.

Avant tout autre le Quartier latin recouvra son entrain, son décor de débauche allègre et facile. De mes trois amis d’auparavant, seul me restait le petit et joyeux Viallet, étudiant à perpétuité, infatigable compagnon des heures nocturnes. La province retenait le gros Barjoze, qui cultivait quelque part la médecine ; Dherbaut, licencié en droit, avait décroché dans le Nord une justice de paix. De toutes ces dames, nos dames, quelques-unes seulement reparaissaient, plus fatiguées par quelques mois de siège que par dix années de noce. Je rencontrai Bibiane, qui vit en moi un héros et, m’entraînant chez elle, rue Racine, m’octroya séance tenante ce qu’elle jugeait être une récompense nationale. Boulevard Saint-Michel, je croisai ma Pomponne du café Belge, bien éteinte, et Flore Lassin, dite Beauté, en qui je ne discernai plus ce faux air d’Éva Cadine que lui prêtait ma passion hallucinée. Au fait ? N’avais-je pas un peu changé, moi aussi ?

Des mœurs nouvelles rajeunissaient la vie. Les cafés où s’immobilisait naguère le silence des joueurs d’échecs étaient envahis par une jeune bourgeoisie républicaine qui buvait, vociférait, faisait l’amour entre deux portes, en courant d’air. Allégée des pretintailles d’un autre temps, la mode féminine favorisait les rapprochements rapides. Aux stratégies savantes des tombeurs de crinolines succédait l’art des petits jeux de cache-cache entre chair et étoffe. Serrant la taille et décrivant les contours, le vêtement mettait à portée du désir ce que l’édifice à tringles s’était appliqué à rendre inexpugnable. Culbuter une femme sur un sopha redevenait commode. L’étreinte du couple habillé retrouvait les appuis naturels, fesses et hanches, que depuis 1856 les mains avaient à peu près oubliés.

L’année 73 fut joyeuse, marquée par la première apparition des brasseries où le service était exclusivement féminin, ces relais de beuveries galantes qui bientôt pulluleraient, objets d’une faveur unanime. Mon centre de rendez-vous était le café Vachette, boulevard Saint-Michel. Sept ou huit amis y formaient cercle, avec Viallet et moi, les plus assidus étant Maxime Dagoty, collaborateur du Figaro, l’ex-chartiste Paul Verlot, professant le billard dans une académie du Quartier, Élie Magler, petit juif jeune et sans âge, érudit universel, qui sur commande rédigeait des thèses. J’étais le doyen de la bande — trente-sept ans ! — et j’en fus l’aède, rimant pour mes amis, pour nos belles, pour moi, des poèmes qui connurent plus d’une fois la renommée entre la fontaine Saint-Michel et les portiques de l’Odéon.

Elles étaient bien une douzaine à papillonner autour de nous, les filles, à commencer par la forte en gueule Bibiane, qui ne comptait pas trente ans et en avait passé treize au Quartier. Il y avait Poulette, petit être diaphane, à peine jolie, mais qui attirait par le polisson sourire de sa chair ; la maigre Marie Blandat, intelligente et d’esprit rosse, qu’un derrière exigu avait fait surnommer As de Pique ; Albertine Fouras, bordelaise mamelue, qu’on appelait Coquin, parce qu’elle ponctuait de ce mot la saccade finale ; la toute mignonne Milienne Thibaut, pomme d’api et bouton de rose, dont on mystifiait l’extrême naïveté ; Linette Prou, dite Cul Blanc, qui, si elle subjuguait les hommes, n’en passionnait pas moins les femmes ; la belle Siméonne, que caractérisait un roulement bien rond de l’arrière-train, tanguant lascivement au rythme de la marche. Je l’eus presque à moi seul assez longtemps. Je la prenais souvent encore. J’ai connu peu de dispensatrices d’amour qui fussent aussi ingénieuses à se renouveler.

Cette Siméonne, je ne l’avais pas vue depuis quelques jours quand, un soir, elle entra au Vachette en compagnie d’une petite personne inconnue de nous et n’ayant en rien la tournure des coucheuses du Quartier. Elle nous la présenta : « Une amie. Je lui ai dit qu’elle ne se compromettrait pas en venant ici. Rien à faire avec elle, je vous en avertis. Elle a quelqu’un de sérieux. Assieds-toi, Pierrette. » Elle avait vingt ans tout au plus. De taille moyenne, blonde et gracile, elle ouvrait des yeux bleus alanguis dans un pâle visage ovale empreint d’une gravité singulière, cette gravité qu’ont les visages d’enfants. Siméonne me confia que Pierrette, sa payse, était entretenue pas un négociant, marié et demeurant à Alençon, qui passait une semaine à Paris sur quatre. Elle avait appartement, bonne et vingt-cinq louis par mois. Mais ce généreux amant était soupçonneux et la faisait surveiller de près. Beau garçon, du reste, assez pour faire des caprices. Sur ce point, Siméonne précisa qu’elle en savait quelque chose, car elle l’avait eu avant Pierrette, dont elle répondait devant lui. Nous fîmes un accueil empressé à cette intéressante recrue, et notre milieu dut lui plaire puisqu’elle y reparut, flanquée toujours de Siméonne. Elle en devint presque une habituée, réservée, mais sensible à nos hommages. C’était à qui la ferait asseoir auprès de lui. Ses lèvres de bouderie me plaisaient, qu’elle vernissait de furtifs coups de langue. Un grain de beauté lutinait à la naissance de sa joue droite. Elle s’habillait avec un goût sobre, soulignant bien ses délicats agréments. Je commis l’indiscrétion de me pencher sur un transparent tissu qui dissimulait la matité liliale de seins fermement jumelés. Je lui dis qu’elle devait cacher là de purs joyaux. Elle émit un rire dont me frappèrent les résonances sensuelles. Quelquefois la nacre bleutée de ses yeux s’obscurcissait, le pâle visage s’enveloppant d’une rêverie triste. Qu’elle était touchante ! Je n’osais, en sa présence, sacrifier à l’incongruité qui constituait le fond obligatoire de nos propos de buveurs.

Mais le Quartier latin ne me retenait plus exclusivement, et j’avais repris le chemin de Montmartre. Je m’y adonnais à la danse, toujours et, surtout, je faisais de bonnes parties avec mes camarades anciens, à qui je gardais un souvenir fidèle, car ils me rappelaient mes premiers pas dans Paris. Parmi eux je comptais Framine, régisseur de la Reine Blanche, bras droit du directeur Goupil. Grâce à lui, j’entraînais en d’intimes conversations d’honnêtes dames qui, émues par quelques tours de valses, acceptaient volontiers un rafraîchissement. Je disposais, à cet effet, d’une retraite où nul autre que moi n’avait accès. Je pouvais même, par la cour, gagner le café-restaurant d’à côté, tenu par mon ami Rousselin, qui avait des cabinets particuliers et quelques chambres. Bien malin le mari qui m’y eût surpris. À l’heure de l’absinthe, je passai prendre Framine pour l’emmener à la Nouvelle Athènes, place Pigalle, où nous recevions le bonjour des plus présentables belles de nuit du boulevard de Clichy.

Cette double existence, je la menais sans que personne la devinât, le Quartier se souciant peu de Montmartre. Elle me rendait indépendant à l’égard de nos folles amies du Vachette et d’ailleurs. Elle me permettait de garder quelque tenue devant elles quand Pierrette était là. Alors je faisais la cour à l’amie de Siméonne, celle-ci me disant sans cesse que je perdais mon temps. Je lui rimais des vers dont je ne me souviens plus, dans lesquels j’exaltais ce que je voyais d’elle : « Que vos rêveurs yeux bleus sont bleus ! — Que rose est votre lèvre rose ! » J’y décrivais le noir grain qui agaçait sa joue : « Indice ardent de volupté — Qu’Amour prête à votre beauté. » Elle en aurait dû rire. Mais non : elle les lisait gravement à plusieurs reprises, m’en remerciait comme des cadeaux sans prix et les serrait dans la pochette de son corsage.

Entre onze heures du soir et une heure du matin, notre bande ayant fait boule de neige tenait, hommes et femmes, trois ou quatre tables de chez Vachette. La rigolade, la grosse farce, la cocasserie, sel et poivre mêlés, y était intarissables. Chaperonnée par Siméonne, Pierrette écoutait gaîment. Une épileptique du rire était As de Pique, secouée par le moindre des mots drôles dont Viallet avait la spécialité. « Je pisse, je pisse ! » gloussait-elle. À la demande générale, la callipygienne Linette Prou, dressée et pirouettante, prestement relevait jusqu’aux reins et rabattait sa chemise, juste assez pour entrevoir le blanc visage lunaire qu’on disait sans pareil. Parfois quelque ordurière interjection de Bibiane traversait la salle, et l’on feignait de se scandaliser. Elle était généralement des nôtres après minuit, Bibiane, qui couchait beaucoup mais choisissait ses têtes, ne passant pas avec indifférence de l’English au Valaque ou au sec riverain du Mançanarès. Nous l’avions eue plus ou moins, tous, Élie Magler excepté, qu’elle repoussait injurieusement. Il n’y avait pas d’antisémitisme, à cette époque, mais elle vouait aux juifs un dégoût incoercible. En vain plaidions-nous la cause de ce pauvre Magler, excellent camarade. Elle éclatait, furibonde et féroce : « Ma merde pour ce youtre, mais pas mon cul ! » Il finit par ne plus venir, navré, quand il la savait en notre compagnie.

Pierrette m’intéressait chaque jour davantage. Devenu son barde personnel, je lui madrigalisais des compliments qui, je le voyais bien, ravissaient sa petite vanité. Les billets rimés que je lui glissais, elle les collectionnait précieusement, chacun me valant un sourire. M’était-il permis de croire qu’ils eussent assez d’action pour forcer le cœur de cette langoureuse blonde, qui partageait nos soirées chahuteuses sous la foi d’une convention de respect ? La révélation en fut pour moi surprenante. Nous étions au Vachette, elle et moi chuchotant dans le bruit. Je lui dis qu’il me serait agréable de la rencontrer sans témoins. L’impression qu’elle m’avait causée, ajoutais-je, était des plus profondes. Il avait suffi que Pierrette parût pour que s’accomplît en moi le miracle du sentiment. On me connaissait mal et je ne me connaissais pas moi-même : les faciles amours du Quartier n’avaient point terni à mes yeux la vraie figure de la femme. Tout ceci, ne pouvais-je le redire ailleurs à Pierrette, ma Muse ? Ailleurs, où nous serions seuls ? Elle écouta la tirade avec cette enfantine attention qui lui était particulière, puis elle prit, muette, une attitude de réflexion.

— Mon amant est renseigné sur tout ce que je fais, vous le savez, répondit-elle enfin. Il faut que je sois sage, très sage. Vous voir en cachette me paraît impossible.

— Chère Pierrette, Paris est vaste, observai-je.

Un moment encore elle se plongea dans un silence réfléchi. Puis :

— Mais où vous trouverais-je ? Pas à votre hôtel, bien sûr. Je ferais mieux de vous dire non tout de suite.

— Pierrette, Pierrette, fiez-vous à moi.

— Siméonne est terrible, reprit-elle. À peine puis-je disposer d’une heure ou deux. Ah ! je suis bien gardée !

Elle cédait et je fus pressant. Connaissait-elle Montmartre ? J’y savais de petits coins impénétrables. Je finis par obtenir d’elle qu’elle vînt le lendemain, à midi, au restaurant Rousselin, près de la Reine Blanche. Et tout alla pour le mieux. Elle fut exacte. La discrétion du milieu la rassura. Nous fîmes honneur à une cuisine parfaite. Je n’eus pour qu’elle consentît à me suivre dans une chambre, qu’à lui roucouler un à-propos dont je venais de trouver les rimes doucereuses. Elle fut à moi, et sans se soucier de Siméonne, nous prolongeâmes notre intimité fort avant dans l’après-midi.

Je ne m’attendais pas à si complète victoire, non plus qu’à délectation si vive. Mais pouvais-je deviner que Pierrette — Rives était son patronyme — logeait sa petite âme puérile dans un corps intégralement façonné pour le charnel ? Son précautionneux amant avait dû s’appliquer à la nourrir de vices dont il serait seul à connaître la saveur. J’étais bouleversé quand je me dépris de sa caresse insistante. Je ne la quittai qu’après lui avoir fait promettre de revenir souvent au même endroit. Elle n’était pas mécontente de moi, je pense, l’agitation de ses sens ayant répondu à la griserie des miens.

Et cela se renouvela, cela dura. Nos amours nous devinrent habitude. Ni Siméonne, ni mes amis n’en purent soupçonner rien, tant nous fûmes adroits à tromper tout le monde. Que de fois nous revit notre inviolable cachette de Montmartre ! Seule nous séparait, une semaine sur quatre, la présence de l’amant arrivant d’Alençon.

Je profitais de ces trêves pour faire une politesse à l’une ou l’autre de nos nymphes quotidiennes, Siméonne par exemple, à quoi voulait bien consentir Pierrette, qui payait ainsi sa sécurité. J’avais cependant d’autres extra de diversion, Montmartre m’en fournissant plus encore que le Quartier. Certes, la quarantaine sonnée m’incitait à choisir, mais si je disciplinais ma fantaisie, je lâchais la bride au flaireur faisant confiance à l’aubaine, curieux toujours de ce qui se passait sous d’autres jupons. La femme que je venais de quitter, quel admirable édifice, tout entier construit pour l’amour ! Cependant une jolie maigre venant de passer, rien ne me semblait plus désirable qu’une flânerie d’un moment sur l’étroit sentier de ses hanches. Et je voulais la brune après la blonde, et je voulais aussi la rousse. Je voulais la grande après la petite, la sévère madame après la rieuse gamine. Je voulais ceci, cela, cela encore, nulle chimère ne dirigeant cette perpétuelle poursuite. Je savais et je vérifiais que la nature multiplie à l’infini les modulations du plaisir.

Si, prudent, je tenais à l’écart les professionnelles de la Reine Blanche et de l’Élysée-Montmartre, ex-Ermitage, empressées à recevoir mes services, fréquentes étaient les bonnes fortunes que ça et là je m’amusais à cueillir. Même, les plus humbles conquêtes me valurent de saisissantes surprises, maintes et maintes fois. Oublierai-je la jeune bouchère de la rue Lepic, effrénée valseuse, et qui me laissa l’entraîner, pourpre de confusion, dans la chambre de Rousselin, où courant à son sexe avec une douce violence, j’eus l’émotion ravie de découvrir un corps d’une sculpturale beauté ? Et la grande rouquine au visage de Diane chasseresse, avec son massif chignon dans le dos, et qui, en tablier blanc et cotillonnée court, apportait le pain chez Rousselin un peu avant midi ? De la bouche aux cuisses, comme elle sentait bon la pâte chaude ! Si de telles primes à l’éventuel étaient l’exception, combien de passantes dont j’ignorais le nom, qu’ensuite je voulais revoir à loisir afin de savourer mieux ce que m’avait fait pressentir d’elles un ajustement sommaire ! Mais que de déceptions aussi, et, pour un heureux déshabillage, que de linge sale et de derrières crottés !

Ma voluptueuse vie secrète avec Pierrette durait depuis plus de deux ans, sans que rien n’en eût été surpris, quand du jour au lendemain ce fut la séparation. L’amant en titre, le monsieur d’Alençon, notable apprêteur en soies, s’était associé à un grand soyeux lyonnais, et, transportant à Lyon son foyer, décidait d’y avoir sa maîtresse. Elle avait à choisir entre l’acceptation et la rupture. Il était riche et généreux. Elle s’en alla, désespérée. Son absence nous peina tous, mais ma peine à moi fut si évidente que Siméonne m’en plaisanta : « Décidément, c’était un vrai béguin que tu avais pour elle. Tu as bien perdu ton temps, toi si réaliste. » Réaliste était alors un qualificatif très répandu.

On se console de tout, et je me consolai. Au Quartier, je l’ai dit, on vivait sur des relations, des amitiés instables. Notre bande se désagrégeait périodiquement. Siméonne eut un collage sérieux ; Bibiane, malade, se plaignant d’un point au côté, là, douloureux, regagna, munie d’un viatique, son humble famille terrienne, près de Lons-le-Saunier. Mais nous eûmes le pire, car Viallet, en 77, nous fit ses adieux. Son oncle était mort ; il héritait, se voyait millionnaire. Il avait, dans le Sud-Ouest, une propriété considérable à gérer. Pendant huit jours nous fîmes une noce d’adieux carabinée — et les chahutants carabins n’y manquèrent pas, déchaînés en une mêlée de filles soûles. Viallet disparut et nul ne le revit plus jamais.

J’eus, l’année suivante, une accablante douleur. Je perdis ma mère. J’étais accouru à l’appel télégraphique de mon père, et j’arrivai juste pour assister à l’agonie, qui fut longue et pénible. Elle s’en allait d’une hypertrophie du cœur. Elle avait soixante-huit ans. Ma bien-aimée mère ! Maman ! Maman ! Le désespoir de mon père était tel que je craignis qu’il ne s’en remît pas. Je restai tout un mois auprès de lui, et mes soins affectueux le réconfortèrent. Il avait vieilli de dix ans. Il reprit enfin ses occupations et nous nous séparâmes dans les larmes.

À quelque temps de là je suivis le convoi de M. Leclerc, mon irréprochable employé, qui menait tout à mon bureau de la rue de Buci, où je n’avais avec lui qu’un petit scribe de seize ans, préposé aux courses. J’y allais matin et soir, mais les affaires devenaient difficiles, les concurrents étant nombreux. Je joignais à peine les deux bouts, bien que l’Exposition universelle de 1878, éclatante démonstration de la vitalité française, m’eût fait retrouver quelques clients de 1867. Je remplaçai M. Leclerc par une vieille copiste, Mlle Borde, laide et claudicante. Elle n’était certes pas de nature à m’inspirer des passions et je n’eus d’ailleurs qu’à me louer d’elle, qui toute la journée demeurait au bureau, où, à midi, elle faisait méticuleusement cuire son œuf à la coque.

Le Vachette ne me voyait plus autant qu’autrefois. Je donnais mes préférences à la brasserie d’Harcourt, qu’avaient élue de somptueuses cocottes. Je pris chambre dans la maison meublée que tenait Mme Cachereux tout à côté du d’Harcourt, ce qui simplifiait bien des choses. Les Hydropathes venaient d’être fondés, tenaient leurs tapageuses assises rue Cujas, dans une annexe du café de la Rive Gauche. Je connaissais jusqu’au tutoiement Émile Goudeau, et j’avais rencontré plusieurs fois André Gill à la Nouvelle Athènes. Je fus donc des leurs, nos discussions politico-littéraires nous entraînant à des orgies de bière qui se terminaient après trois heures du matin sur les bancs du boulevard Saint-Michel, où, bock en main, nous éructions à pleine gueule de pharamineux paradoxes jusqu’à ce que la brume glaciale nous chassât, à défaut des sergots. Mais je les abandonnai quand ils émigrèrent du côté de la place Saint-Michel. Ils étaient devenus multitude, envahis par les raseurs.

Au d’Harcourt, j’avais trois amis d’élection, Béryl, qui tenait un cabinet d’assurances, le chimiste Mérinval, exerçant dans une grande maison de produits pharmaceutiques, Albert Lautré, chroniqueur écouté du Journal des Modes, où il signait « comtesse de la Popeline ». Lautré venait en compagnie de femmes, jolies toujours, qu’il recrutait chez les modistes, mais que rarement on voyait deux fois. Il y en avait pour tout le monde. Il habitait, rue Gay-Lussac, un petit appartement où nous allions tous, et nous y faisions l’amour jusque dans la cuisine, ces demoiselles de modes ne disposant pas de la nuit. Nous n’en vivions pas moins en bonne camaraderie avec les notabilités femelles du d’Harcourt, et personnellement je recevais d’elles les témoignages de confiance qui étaient dus à ma longue expérience du Quartier.

Je fus quinze jours auprès de mon père au cours de l’été de 79. Il reprenait goût à la vie, mais ses chantiers le fatiguaient. Il avait résolu de tout vendre, des offres lui étant faites par les ponts-et-chaussées, qui se proposaient de créer un entrepôt et des ateliers de réparations. Il garderait seulement notre maison d’habitation, dont pour rien au monde il n’eût voulu se séparer. Je l’encourageai dans ce projet, que peu après il réalisa. Il avait à son service une belle veuve, Mme Henrion, que je connaissais du vivant de ma mère. Mme Henrion, dont le mari avait travaillé sur nos chantiers, passait pour être au mieux avec mon père, qui n’était pas insensible à de fermes appas. Durant ce séjour à Saint-Brice, j’appris la mort prématurée de Morizot, Morizot. L’ombre d’un souvenir à l’horizon de ma jeunesse. Et je sus aussi que Mme Lorimier, qui était devenue Mme Cadot, épouse d’un huissier, était décédée à Beaune trois mois auparavant, le sein rongé par un cancer.

Autre nouvelle : Louisette était partie avec un amoureux. Son mari avait vendu le fonds du café. Il gérait ses propriétés sans plus se faire de bile.

Montmartre sacrifiait avec excès au goût récent des beuglants, et il s’en ouvrait de tous côtés, les boulevards de Rochechouart et de Clichy en comptant pour leur seule part une demi-douzaine. Le modeste concert Antoine David, boulevard de Clichy, s’agrandissait, devenait, sous la direction de Renaut, une vaste brasserie chantante où se produisaient des danseuses et des acrobates. Un fidèle public d’artistes et de commerçants y faisait masse tous les soirs. J’y allais avec Framine, à qui tout le monde serrait la main. Une petite danseuse espagnole, la Manola, qui avait été quelque temps du quadrille de la Reine Blanche, y remportait un frénétique succès, dans lequel entrait pour beaucoup l’affolante sensualité que dégageait sa chair fauve, chacun de ses ondoyants mouvements étant pour s’offrir. Des yeux qu’on n’osait pas regarder brûlaient sa face de gitane. Je l’applaudissais à tout rompre. Nous l’emmenions, Framine et moi, boire le champagne — elle ne buvait pas autre chose — à la Nouvelle Athènes, où nous retrouvions quelques bons amis.

Framine n’était pas, comme on dit, « très porté sur l’article ». Il m’abandonnait la place. Je me montrais donc empressé auprès de la Manola, qui vidait coupe sur coupe en riant de mes déclarations bouillantes. Elle était vêtue à la dernière mode ; un immense chapeau à plumes d’autruche se plaquait sur sa petite tête ronde aux lisses cheveux noirs. De gros anneaux tiraient ses oreilles au lobe finement ourlé. Elle parlait le français avec un piquant accent qui était en elle une séduction supplémentaire : « Yo me laisse faire la cour, disait-elle, mais yo défends l’entrée dou jardin. » Elle me permit pourtant un baiser qui goûta ses lèvres. Quelles lèvres ! Elle était de ces femmes dont, croirait-on, la vulve jute sur la bouche. Je me jurai de l’avoir bien que Framine m’eût averti qu’elle avait un amant, un triste sire, et qu’elle ne se donnait qu’à lui.

Je la voyais tous les jours, sans avancer beaucoup, quand, certain midi que je déjeunais à la Nouvelle Athènes, elle fit une entrée noire et, larmoyante, refusant la coupe qu’on lui servait, me dit que son amant était parti, emportant tout ce qu’elle avait, argent, bijoux et robes. Elle écouta, distraite, mes paroles de consolation, mon offre de lui venir en aide. Le soir, on l’attendit vainement au café-concert. Elle n’y reparut plus, bien que son numéro lui fût payé deux louis. Quinze jours plus tard, j’avais la surprise de lire son nom sur l’affiche de Bullier, qui organisait tous les jeudis une grande fête. Elle y dansa dans le tonnerre d’acclamations des étudiants excités. J’étais au premier rang. Elle fut contente de me voir et m’accompagna au d’Harcourt. Elle regardait craintivement autour d’elle, sa fripouille d’amant la relançant partout.

Elle se montra peloteuse, mirant mes yeux, se frottant à moi. Elle me dit que ma peau lui plaisait et, à deux heures du matin, venu le moment de la séparation, elle s’offrit pour la nuit. Quelle nuit ! Un vrai paquet de nerfs, la Manola, des nerfs avec de jolis ornements charnus. Griffant et mordant, c’était une tigresse. Elle ruait sous moi et je quittais l’étrier ; elle me revenait en me criant au visage des mots espagnols qui étaient des obscénités mêlées d’injures. Elle s’endormit enfin et ronfla, pelotonnée comme une chatte. Mais au réveil reparut la tigresse, qui me mit assez rudement en demeure de me renouer à elle. Puis elle vida trois tasses de chocolat, dévora brioches et sandwiches et, sautant du lit, elle dansa nue. Je voyais fonctionner ainsi l’excitant mécanisme que cachait le vêtement de danse, et qui faisait tant haleter le désir. Elle aurait eu mon dernier souffle si je n’avais dû me rendre à mon bureau, où j’étais attendu. Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle me cria qu’elle mourait de faim. J’allais m’enfermer avec elle dans un cabinet du d’Harcourt, à l’abri des gêneurs.

La nuit suivante, on tapa dur à ma porte. C’était la Manola. Elle me sauta dessus, m’embrassant, me léchant à pleine langue, mais je ne lui cachai pas que je ne l’attendais guère. « N’es-tu pas mon amant ? » fit-elle. Elle se dévêtait. Elle bondit dans le lit, se cala, m’étreignit, petite masse électrique. Je la pris. Elle se démenait en tempête. Elle disposait de moi, déchaînée, engageant un orifice après l’autre. Au jour pointant elle s’échappa pour me revenir avec une malle. Elle s’installait. J’étais bien ennuyé. Je me tirai d’affaire en lui payant une chambre dans l’hôtel même, expliquant que par là nous sauverions les apparences. Mais son marlou la guettait. Glabre et sec, la gueule couturée de cicatrices, il était franchement ignoble. Il me vit avec elle et carrément j’allai à lui, risquant un coup de traître. Il comprit, à me voir, que je n’étais pas homme à plaisanter, tourna les talons en proférant des menaces. Cependant je sus qu’elle le recevait dans sa chambre. Ils se battaient. Un matin, il emporta les draps et la pendule. Je dus payer. Je me fâchai. Je remis quelques louis à la Manola en la priant d’aller se faire foutre ailleurs. Précisément on venait de lui proposer une tournée de danses dont la première étape serait Toulouse. Elle s’en irait donc. Elle se donna de toute sa fougue en manière d’adieu. Quelques semaines plus tard, le directeur de Bullier m’avisait qu’elle avait regagné l’Espagne, et je n’entendis plus parler d’elle. La regrettais-je ? Vulve prenante et sphincter élastique, elle était exotiquement divertissante, mais — dois-je le dire ? — elle sentait fort.

Je m’amusai, après cela, d’une spirituelle habituée de la Nouvelle Athènes, Andréa Martine, ex-modèle de peintres célèbres, riche d’une rente qui la faisait libre, et dont les faveurs étaient d’autant plus cotées qu’on ne les rétribuait pas. On faisait chez elle, rue de Laval, de petits dîners fins dont j’assumais quelquefois les frais. Framine y venait avec sa maîtresse, que j’avais ignorée jusqu’alors, une blondinette de dix-huit ans, à l’air de petite sauvageonne, et qui sur-le-champ me prit à l’endroit sensible. Elle s’appelait Didine. J’ai à faire ici un aveu qui me coûte. Je courtisai Didine, qui ne se montra pas cruelle. Je l’eus pendant six mois. Framine le sut. Je perdis un vieil ami qui ne me pardonna jamais ma trahison.

L’année 1883 me fut terriblement douloureuse. Le 7 juin, un télégramme de Mme Henrion m’apprenait la fin subite de mon père. Un coup de sang l’avait abattu. Il venait d’entrer dans sa soixante-dix-septième année. Je ne restai qu’une semaine à Saint-Brice, après avoir confié à notre notaire de Saint-Jean-de-Losne le soin de s’occuper de la succession. Mon père me chargeait d’assurer à Mme Henrion une rente viagère de douze cents francs, et je priai le notaire de faire diligence à ce sujet, au mieux des intérêts de cette excellente femme, pleine de réserve et de dignité. Je décidai de garder notre maison familiale. Ne serais-je pas heureux de venir m’y reposer, un jour ?

On m’apprit que Bougret était mort. Ivre, il avait chu dans le canal. On l’avait repêché, mais une congestion pulmonaire s’en était suivie. Son fils aîné, marié, le remplaçait à l’écluse. La Bougrette travaillait durement pour toute la maisonnée.

J’étais riche. Après avoir distrait de mon capital une trentaine de mille francs que je plaçai en fonds d’État, je mis en viager le surplus de l’héritage et j’eus ainsi quinze mille francs de revenus. Je liquidai mon entreprise de copies, avec d’autant moins de regret que les bénéfices en étaient devenus problématiques. J’allais compter quarante-huit ans. Je n’avais qu’à me laisser vivre. Je continuerais de regarder bien en face le plaisir. D’abord je quittai l’hôtel de Mme Cachereux pour un autre, au 19 de la rue Champollion, où j’occupai deux vastes pièces. Mais les galantes amies que j’y recevais étaient d’une allégresse exubérante, et pour échapper aux justes observations des hôteliers je résolus de me mettre dans mes meubles, bourgeoisement. Tout en haut du boulevard Saint-Michel, devant les beaux arbres du Luxembourg, je découvris trois pièces ensoleillées que je meublai en dilettante raffinant sur le confort. Et, bien entendu, on en pendit la crémaillère. C’était le 6 mai 1885 et ce fut une petite noce dont on parla longtemps.

J’avais invité quelques amis du Quartier et de Montmartre. Vachette, le d’Harcourt, le Cujas, la Nouvelle Athènes, étaient représentés par de joyeuses filles, intimement connues de moi, sauf une, que je ne connaissais encore que par son prénom de Marie-Antoinette et qui, abandonnée par un étudiant, pleurait chaque soir au Cujas mais s’était jusque-là refusée à d’autres amours. Grande et semblant taillée dans du marbre, elle était d’une rare distinction. Nous nous convenions et nous nous étions entendus. Elle m’avait fait la promesse d’être à moi cette nuit même.

Je n’avais rien ménagé. Le maître queux de la Closerie nous servit un repas de gourmets que des vins de haute marque arrosèrent. Dès le dessert ces dames étaient à peu près nues. L’artillerie du champagne péta. Les liqueurs furent versées à ras bord. On chanta. Tous les refrains de beuglants y passèrent. Détaillant le couplet sentimental, Marie-Antoinette, qui depuis un instant livrait à mes mains l’éclatant contenu de son corsage, révéla un émouvant contralto qui fit tressaillir en moi le candidat au bonheur. Pour ma part, enfin, puisant dans mon répertoire de rimeur, je clamai des poèmes inspirés d’Éros et de Bacchus, qu’accueillirent les bravos auxquels on m’avait de tout temps accoutumé. On ne m’accusera pas d’avoir trop répandu mes vers à travers ces pages, et c’est pourquoi je veux reproduire ici certain sonnet que je débitai pour la première fois ce soir-là, et que dès le lendemain les échos du boulevard Saint-Michel répétèrent, un sonnet qui, je crois, marque bien ce qu’était alors mon lyrisme de Quartier latin. Je l’appelais Chanson joyeuse :

Amis, encore un carafon,
Et que nos trognes renfrognées,
Enfin congrûment imprégnées
Se lustrent d’un vernis bouffon !

Au tonneau faisons des saignées
La meilleure goutte est au fond.
Obscurcissons notre plafond
Pour n’en point voir les araignées.

Honneur à celui qui rira
Le plus de nous tous, larira !
Honneur à celle, larirette,

Qui, faisant son amant cocu,

Nous offrira pour amourette
Plus beaux tétons et plus beau cul.

 
 
 

J’avais gardé notre maison de Saint-Brice, la maison familiale où je naquis. Depuis la mort de mon père, deux ans, elle est restée close. Je pensais retourner là-bas de temps à autre, mais le passé qui m’y attirerait ne saurait m’y retenir. Et quant à quitter Paris pour aller finir mes jours à Saint-Brice…

Aussi vais-je accepter les offres de l’administration dijonnaise des ponts-et-chaussées. Possédant déjà nos anciens chantiers, elle voudrait avoir le bâtiment bourgeois qui les commande. J’ai réfléchi à cela et je m’incline. Le notaire de Saint-Jean-de-Losne se chargera des négociations.

Non, jamais je ne quitterai Paris, ce Paris qui m’est si cher, mon vieux Paris des bons et des mauvais jours. Jamais ! Ah ! Paris ! Ciel de cendre ou ciel d’azur, Paris ! Paris sous la brume, Paris dans la crotte, Paris, Paris !


 

CHAPITRE DIXIÈME

Épilogue

 
 
 

1900. Un saut de quinze années…

Le Félicien Fargèze d’aujourd’hui, plus que sexagénaire, mais trop peu sensible aux vicissitudes de l’âge, renoue le fil rompu de ces Mémoires pour y ajouter un épilogue. Si, pour conclure, j’attendais de m’être assagi, jamais ce manuscrit ne recevrait le mot final. Quinze années… Debout sur mes souvenirs et continuant d’en accumuler, je promène autour de moi le regard ému, mais amusé, d’un homme qui ne consent pas à vieillir.

Mon logis ensoleillé de 1885, sur le jardin du Luxembourg ; mes amis, mes amours, l’anecdote qu’un jour apporte à l’autre… Le temps a passé ; la vie a remué les décors. Je suis depuis deux ans, rue Bréda, l’hôte considéré d’une pension de famille tenue par une très digne personne sur le retour, qui fut belle et galante, Mme Proscigonié. J’y occupe en toute indépendance un petit appartement, chambre, bibliothèque, salle de bains, que j’ai garni de mes plus jolis meubles, de tapis qui sont comme des litières de laine. La maison de Mme Proscigonié ne compte que cinq ou six pensionnaires, des messieurs âgés, vieux garçons ou veufs, de situation sociale bourgeoise. Je ne ferai pas de présentations. Aussi bien, je les vois peu. Je ne m’assieds que rarement à la table commune. Les repas me sont servis chez moi, et d’ailleurs je déjeune ou dîne souvent au-dehors. Mme Proscigonié a l’instinct de la bonne cuisine, mais si je suis gourmand ce n’est pas de cela, et Marion Ledébert le sait bien, qui me sert chaque jour et, vaquant à son travail, va et vient en ce moment même dans ma chambre.

Marion est l’une des deux chambrières de Mme Proscigonié. Elle est Dijonnaise et cela suffirait à me la recommander, à défaut de qualités plus personnelles. Ses vingt-sept printemps font s’épanouir des grâces qui ne sont point négligeables. Vallonnée à souhait, c’est un en-cas appétissant que Marion Ledébert.

— Marion, laisse là tes plumeaux. Tu vas courir à la poste pour y jeter ce pneumatique.

— Une dame que vous aurez à déjeuner, je parie ?

— Non, un ami. Tu es à croquer, ce matin, Marion. Sauve-toi bien vite.

Ne suis-je pas incorrigible ? Oui, je le suis. Mais pourquoi repousserais-je les dons que la nature me consent encore ? En moi la curiosité de vivre est toujours aussi passionnée. L’au jour le jour, je le déguste et n’en veux rien perdre. Je jouis du soleil, de la lune, de la pluie et du beau temps. Je suis demeuré tendre — et vigoureux. Je ne jette plus ma poudre aux moineaux, mais mon vieux sang, devant une belle fille, a le bouillonnement de la jeunesse. On a l’âge de sa braguette. L’heure de la retraite, je dis que l’Amour seul est en droit de la sonner.

1900. L’Exposition universelle bat son plein. Surpasse-t-elle celle de 67 en magnificence ? Oui, sans doute. Mais elle ne l’égale pas en gaîté. À l’aube d’un siècle neuf j’observe la génération nouvelle. Elle est morne. On égrenait la vie avec plus de bonne humeur, jadis.

Je vais fuir la foule. J’irai en pays savoyard. Je prendrai l’express du soir afin de traverser la Bourgogne à la pointe du jour. Ma chère Bourgogne dont je suis un fils bien ingrat ! Je m’arrêterai quelques heures à Saint-Jean-de-Losne pour me rendre en pèlerinage à Saint-Brice. Depuis la mort de mon père, 1883, je n’y suis pas retourné.

 

À Saint-Jean-de-Losne, je pouvais prendre une voiture, mais la route ombragée m’invita. Je m’en allai lentement à travers cette allègre campagne, si amie autrefois, et qui ne me connaissait plus. Je fis un détour pour longer le boqueteau giboyeux où je m’étais souvent reposé, chasseur de dix-huit ans rêvant aux filles. Il me semblait entendre les abois impatients de mon chien Furet. Je m’arrêtai devant l’ancienne briqueterie Lorimier, devenue propriété des « briquetiers réunis », toute bruissante d’activité ouvrière. Une lourde bâtisse écrasait le pavillon où m’avait reçu Hermance Lorimier. Hermance… Il y avait de cela quarante-cinq ans.

Saint-Brice. À gauche, le cimetière dressait ses croix et ses marbres. Là, contre le mur, la tombe de mes parents, dans un entourage de fleurs. « Mariette Pouchin, épouse Fargèze, 1810-1878 » — « Jean-François Fargèze, 1807-1883. » Mes chers disparus ! Ô ma mère, ô mon père ! La pierre tombale laissait un espace libre pour les inscriptions à venir, et je me souvins de ce que m’avait dit mon père : « Dans le caveau, il y a ta case, où tu pourras nous rejoindre, et celle de ta femme, si tu te maries un jour… »

Nos chantiers à bateaux ; notre maison. La maison est devenue bureau des ponts-et-chaussées ; les chantiers sont un entrepôt du canal. À demi effacée, l’enseigne est en partie lisible encore : « Fargèze, construct… de bat… » Quelques péniches sont au repos. Je lis ce nom sur l’une d’elles, peint en belles lettres bleues : Brise de Mai. Nombreux sont les bateaux qui se baptisent ainsi, mais quelle évocation ! Hubertine…

Les visages me sont inconnus ; le mien ne dit rien à personne. Irai-je frapper à la porte des anciens, ceux de ma génération, mes camarades d’école ? Peut-être sont-ils morts, et puis je préfère passer inaperçu. Le café du Port… Une petite femme proprette m’y sert de la bière. Elle n’est pas du pays. Cependant elle a entendu parler des Fargèze. « Ils demeuraient ici, tenez. Dame, il y a longtemps. »

— Et les Bougret ? Sont-ils toujours à l’écluse ?

— Non, mais ils habitent par là. Ils ne sont pas malheureux. Ils ont des tas d’enfants et la vieille s’en occupe.

La vieille… La Bougrette, Agathe Lureau. Agathe… Depuis 1864 je ne l’avais pas vue.

C’était à vingt minutes du village et j’y fus en suivant le canal. Autour de l’écluse, quelques maisons s’étaient groupées, bien chétives. Des chiens, des poules, une piaillerie de marmots. Je marchais en promeneur. Une grand-mère toute cassée, ridée, loqueteuse… Serait-ce elle ? Je me rappelai le siffleur que j’avais été, sifflant sans cesse en flânant, mains aux poches. Je sifflai La Belle Dijonnaise. La femme se tourna péniblement, me regarda, fit quelques pas vers moi : « Vous seriez-t-y pas Félicien ? — Je suis Félicien, oui. — Ah ! T’es Félicien ! » Tout son pauvre corps tremblait. « Félicien, Félicien !… Comme c’est loin ! Et j’ai eu tant de misère ! » De ses yeux ravinés coulaient de grosses larmes. Des enfants s’approchaient. Je vis venir un beau garçon d’une vingtaine d’années. Un de ses petits-fils, bien sûr. Elle dit encore : « Tu voudrais-t-y pas rentrer, t’asseoir un moment ? » Je fis signe que non. « Je suis bien content de vous avoir revue, la Bougrette. » Et je m’éloignai, suivi des yeux par elle. Le canal, là, faisait un coude. Je me remémorai mon départ à bord d’une péniche de mon oncle. Je m’assis sur une borne de halage et méditai longtemps. Je pleurais et cela m’était d’une douceur inexprimable. Je revins sans hâte. Je m’emplis les yeux de l’image éteinte de notre maison, des vestiges de nos chantiers à bateaux. De nouveau j’allai m’incliner devant la tombe qui recelait tant de moi-même. Je ne me dissimulais pas que je ne reviendrais jamais à Saint-Brice, et c’était un adieu dernier que je disais à mon père et à ma mère. Lourd d’émotion, alors, et me retournant sans cesse, je regagnai Saint-Jean-de-Losne où j’attendis que passât l’express venant de Dijon.


 
 

Mais je me suis promis de conclure. Je fus toujours bavard à me raconter et ceci explique ces Mémoires. Tout y est vrai. Tous les personnages que j’y évoque ont vécu ou vivent. Je n’ai même pas changé leurs noms. Seul celui de mon village natal est travesti, et l’on chercherait vainement Saint-Brice sur la carte de la Côte-d’Or.

Je suis heureux. Je m’abandonne à d’agréables habitudes parisiennes. Je n’épuise mes revenus qu’en faisant un peu de bien autour de moi. Je continue d’accoupler des rimes. Je vis avec les jeunes. Je suis le moins fatigué de tous et de beaucoup le moins désabusé. J’ai des amies ravissantes. Et n’ai-je pas aussi Marion, si belle et bonne fille ? Gaie comme une fauvette, avec ça. Justement, la voici.

— Marion, je parle de toi dans mes Mémoires. Tiens, regarde, c’est écrit : « Marion Ledébert est une belle et bonne fille. » Allons, viens que je t’embrasse. On ne se lasse pas d’y promener la main, sur ce rond petit derrière…

Bon estomac, cœur vaillant et le reste. Santé cérébrale parfaite. Je pourrai faire longue route encore. Certes, je ne quitterai pas sans regret ce bas monde, car il valait le voyage, mais je verrai venir la nuit finale avec sérénité. Et foin du curé : il n’entendra pas ma dernière prière. Elle sera pour la bonne Nature, qui tant m’aura donné de joies. Je la remercierai de m’avoir fait sensible aux émotions de l’âme comme à celles des sens, au merveilleux chatoiement des choses. Que si tout cela est l’œuvre d’un Dieu, salut au Maître magnifique !

Mesdames et messieurs, bonsoir !

[Félicien Fargèze mourut d’une congestion pulmonaire le 20 avril 1920, dans une clinique médicale du quartier de l’Europe. Il venait, très vert encore, d’entrer dans sa 85e année. Il fut inhumé au cimetière Montmartre. Il laissait une somme assez considérable à son village natal, une part des arrérages devant pourvoir à l’entretien de la tombe de ses parents. Il attribuait des legs à quelques femmes, réservait des souvenirs à plusieurs amis. Il priait l’un de ceux-ci, M. Tabarant, de recueillir le manuscrit de ces Mémoires et d’en disposer à son gré.]