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Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome/Avant-propos

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Mémoires biographiques et philosophiques d'un astronome Voir et modifier les données sur Wikidata
Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-6).

MÉMOIRES
BIOGRAPHIQUES ET PHILOSOPHIQUES
D’UN ASTRONOME

AVANT-PROPOS



Je commencerai ces Mémoires par la fin, du moins en ce qui concerne leur introduction, car dans quelques instants nous allons prendre l’ordre logique. Or donc, un beau jour de l’année 1908, je reçus la visite des fondateurs d’une nouvelle Revue populaire, (Nos Lectures), mes sympathiques collègues du Conseil général de la Ligue de l’Enseignement, MM. Léon Robelin et Édouard Petit, me faisant l’honneur de venir me demander de rédiger mes Mémoires pour être publiés dans cette Revue. Très absorbé, particulièrement à l’heure de cette visite, par la solution d’un problème relatif à la planète Mars, sur laquelle j’imprimais mon second volume spécial à ce monde voisin, ma surprise ne fut pas médiocre. Je tombais de plus haut que les nues. En effet, l’idée d’écrire ses Mémoires ne pourrait pas germer dans l’esprit d’un astronome. Vivant perpétuellement en face de l’Infini, mesurant chaque jour, chaque nuit, notre infériorité, appréciant notre néant, il nous serait impossible de supposer que nos pensées ou nos actions fussent susceptibles d’intéresser qui que ce soit. Que sommes-nous ? Rien. Moins que rien, car nous sentons notre misère et la désespérance de la vie, qui nous tire de l’éternité pour nous y replonger. Atome racontant son existence ! Une telle vanité paraît plutôt burlesque.

Mes bienveillants visiteurs arrêtèrent mes arguments.

— Ce globe de Mars, dirent-ils, en prenant en mains celui que j’avais sur ma table et sur lequel j’ai réuni l’ensemble des découvertes martiennes, est intéressant, sans aucun doute, mais la vie des savants qui contribuent à ces découvertes l’est plus encore, parce qu’elle nous montre le travail intellectuel dans sa plus belle activité. Nous sommes des hommes, et nous aimons nos frères. Toutes les sciences, tous les arts, toutes les industries, pourraient être racontés par la biographie de leurs inventeurs. Permettez-nous de vous rappeler que vous avez été, en 1867, le premier président du Cercle parisien de notre Ligue de l’Enseignement, de cette Ligue qui compte aujourd’hui sept cent mille adhérents ; de vous rappeler aussi que vous avez fondé, en 1887, la Société Astronomique de France, dont vous avez été le premier président, où vous avez eu pour successeurs les plus illustres astronomes de l’Institut, et qui a réuni dans son sein les savants du monde entier ; que vous avez fondé l’Observatoire de Juvisy dont les travaux sont si estimés ; que vous avez là une station de climatologie agricole où vous avez créé une nouvelle branche de physique, la Radioculture ; que vous avez été président de la Société aérostatique de France et que le récit de vos voyages aériens est du plus haut pittoresque ; que vous avez écrit l’Astronomie populaire (qui en est aujourd’hui à son 125e mille), et une quarantaine de volumes presque aussi répandus dans le monde entier ; que vous avez su montrer dans l’astronomie autre chose que l’étude aride des mouvements célestes et des lois de la gravitation, et voir, au lieu de points matériels, des mondes représentant la vie universelle ; que vous avez exercé la plus heureuse influence non seulement sur le développement de l’Astronomie en France et dans tous les pays, mais encore sur l’Instruction publique tout entière ; que, du temps de l’Empire, vous étiez rédacteur du Siècle, le grand journal républicain de l’époque ; que vous avez fondé les conférences scientifiques et les projections, à Paris, avec un succès qui n’est pas oublié, quoiqu il date d’avant la guerre, de 1866 ; que vous avez été en relation avec Le Verrier, Pasteur, Lamartine, Victor Hugo, Jean Reynaud, Henri Martin, Charton, Sainte-Beuve, Duruy, Renan, Jules Simon, Jules Ferry, Paul Bert, Grévy, Carnot, avec tous nos ministres de l’Instruction publique, avec des présidents de république, des rois, des reines, des empereurs, et avec presque tous les maîtres de la Science contemporaine ; en un mot, pour tout dire, — et sans oublier l’Observatoire de Paris, — et sans oublier non plus, si vous le voulez bien, vos recherches dans les sciences psychiques, sur la nature et la vitalité de l’âme, dans les expériences de spiritisme et dans le domaine si vaste de l’inconnu, que vous avez en mains tous les éléments pour écrire des Mémoires du plus vif intérêt, qui ne pourront manquer d’instruire nos lecteurs en les charmant par des images littéraires dont les tableaux variés défileront sous leurs yeux. Et puis, toute modestie à part, vous savez bien que vous êtes l’astronome le plus connu du monde entier, que vos ouvrages sont traduits dans toutes les langues, que jusqu’aux antipodes, on ne peut parler du ciel sans vous citer, et que vous êtes aussi populaire en Espagne, en Italie, en Grèce, en Roumanie, à Constantinople, en Scandinavie, aux États-Unis, au Brésil, au Mexique, en Colombie, dans la République Argentine ou en Patagonie et au Japon qu’à Paris et dans notre France, et peut-être même plus encore, comme on vous le prouve à chaque instant par les lettres et les visites que vous recevez constamment de tous les points du globe. Pourquoi ? Parce que vous avez parlé aux cœurs, parce que vous avez initié l’humanité à la connaissance de l’univers, parce que vous avez fait comprendre et aimer le spectacle des cieux, parce que vous êtes le propagateur universel de la science des étoiles, parce que, sur cette science, vous avez fondé une philosophie qui, dans beaucoup d’esprits, remplace déjà les religions disparues.

« Et nous ajoutons que votre vie entière est un exemple d’énergie personnelle et d’indépendance si absolue, d’initiative privée, de désintéressement si rare, d’abnégation si complète, qu’il est bon et salutaire de la mettre en évidence. »

— Oh ! répliquai-je, après une assez longue discussion, vous me comblez, vous m’accablez, vous m’écrasez, vous venez de réunir les discours dont m’ont honoré Faye, Janssen, Brisson, Perrotin, Cruls, et d’autres amis trop élogieux : tout cela ne me rappelle que mieux mon imperceptible exiguité. Devant tous les efforts à faire pour connaître l’univers, ma vie tout entière est à peu près égale à zéro.

Vous insistez ? Eh bien, je vous promets de réunir mes souvenirs et de les présenter du mieux qu’il me sera possible. Vous me faites un honneur auquel j’aurais apparemment mauvaise grâce à me refuser. Croyez-vous au déterminisme ? Sans aucun doute. C’est la philosophie positive du vingtième siècle. Tout à l’heure, j’étais dans Mars, et j’espérais y rester longtemps. Vous arrivez, vous me ramenez sur la Terre. Nous ne faisons pas ce que nous voulons. Les événements nous conduisent. J’ai beau essayer de résister, vous me convainquez. Saint Augustin et Bossuet, Leibnitz et Kant, ont écrit des pages éloquentes sur le libre arbitre. L’année dernière encore, j’ai eu une longue discussion là-dessus avec Sully-Prudhomme. Un souffle éteint cette bougie.

Quoi qu’il en soit, vous pouvez compter sur moi.

J’ai donc entrepris la rédaction de ces souvenirs sur l’invitation trop amicalement persuasive de mes estimés collègues, et puisqu’un certain nombre de lecteurs de mes ouvrages ont également insisté pour les voir publiés en volumes comme complément de ces ouvrages, je le fais avec plaisir. C’est surtout pour eux qu’ils sont écrits.

Plus d’un jeune homme passe ou passera par des luttes intellectuelles analogues à celles que j’ai traversées, et trouvera ici les confidences d’un frère. Ces pages pourraient recevoir pour titre : Comment se fait une vocation.

J’ajouterai que des Mémoires ne doivent pas être étroitement personnels, et que leur lecture doit laisser derrière elle des notions de science, d’histoire, de géographie et de toutes les connaissances humaines auxquelles la vie du narrateur est attachée. D’autre part, n’est-ce pas là une sorte de cadre préparé, un genre de recueil où l’on peut dire bien des choses que l’on n’a pas l’occasion de raconter ailleurs ? Je me livre donc, et je commence sans plus long préambule.

Paris, 1911.