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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/Préface

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PRÉFACE


Les mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants ont été, comme le rappelle deux fois l’auteur, rédigés dans ce hameau d’Abloville, dépendant de Saint-Aubin-sur-Gaillon(Eure), où il s’était réfugié en 1792, et où il revint mourir après un court passage au Conseil des Anciens. Marmontel a donc retracé ses souvenirs tout à fait au déclin de sa vie, loin de ses notes, s’il en avait pris, séparé de ses amis survivants et dépouillé de ses pensions et de ses places. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait commis quelques inexactitudes plus ou moins involontaires dans le récit de ses premières années, ou porté un jugement prématuré sur les événements qui avaient bouleversé sa paisible existence. La part faite à ces défaillances fort excusables, et à des appréciations nécessairement partiales, l’auteur s’est trop complaisamment étendu sur les diverses phases de sa vie pour qu’il y ait lieu de reprendre ab ovo sa biographie, et il suffira d’en rappeler ici les derniers traits.

Parti de Paris le 4 avril 1792, avec sa femme, ses trois enfants, une servante et un domestique[1], Marmontel s’arrêta d’abord à Saint-Germain, près d’Évreux, puis se fixa au hameau d’Abloville, où il acheta une maison de paysan et deux arpents de terre. Il ne semble pas d’ailleurs que, sauf pendant les quelques jours qu’il dut passer à Aubevoie pour fuir la maladie contagieuse à laquelle avait succombé le précepteur de ses enfants, il ait été inquiété ni dénoncé. Bien lui en prit toutefois, suivant Morellet, de n’être pas resté à Paris, car le commissaire qui arrêta Florian à Sceaux semblait tout disposé à lui donner pour compagnon de captivité le secrétaire perpétuel de l’Académie, dont il n’ignorait ni la fuite ni la résidence. Confiné dans une solitude prudente, Marmontel trouva un apaisement à ses alarmes et à ses regrets en écrivant de Nouveaux Contes moraux qui ne valaient pas les premiers, de petits traités de grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, à l’usage de ses enfants, et enfin ses Mémoires, qui, si leur titre ne le disait expressément, ne semblaient pas avoir la même destination. Le 14 nivôse an III (3 janvier 1795), sur le rapport de M.-J. Chénier, et sans qu’il paraisse l’avoir sollicité, il fut compris pour une somme de 3,000 livres dans les encouragements accordés par la Convention aux artistes et aux gens de lettres. Mais, lors de la création de l’Institut, la même année, il n’y fut appelé qu’à titre d’associé non résidant, pour la section de grammaire. Au mois de germinal an V (avril 1797), Marmontel fut, comme il nous l’apprend lui-même, convoqué à l’assemblée électorale d’Évreux, et nommé représentant du département de l’Eure, avec le mandat spécial de réclamer le rétablissement des cérémonies catholiques. Fidèle à cet engagement, il rédigea une Opinion sur le libre exercice des cultes, qu’il n’eut pas l’occasion de lire à la tribune, mais que ses héritiers imprimèrent à la suite de ses Mémoires. Par contre, ils n’ont (pas plus que ses autres éditeurs) accordé le même honneur à un rapport qui, à tous égards, ne méritait point un si injuste oubli.

À la fin de 1795, l’encombrement des « dépôts littéraires », où s’étaient accumulées les bibliothèques des communautés religieuses supprimées en 1790, des émigrés et des condamnés, était devenu tel que le Directoire invita l’Institut à lui présenter ses vues sur les moyens d’y remédier. L’Institut, par l’organe de Langlès, rapporteur de la commission, proposait d’accorder à la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques de Paris un droit de prélibation, de répartir le surplus entre les bibliothèques des départements et des écoles centrales, et de liquider la masse énorme des livres de théologie et de jurisprudence tombés au rebut, soit par voie d’échanges avec l’étranger, soit par des ventes aux enchères. Tandis que Camus faisait passer, le 30 floréal, une motion conforme au conseil des Cinq-Cents, Marmontel, en son nom et en celui des deux collègues qui lui avaient été adjoints, Ysabeau et Porialis, présentait des conclusions toutes différentes[2]. Il y insiste avec raison sur la nécessité de distinguer quels livres conviennent à une bibliothèque plutôt qu’à une autre, réclame un choix scrupuleux dans les livres mis à la disposition des élèves des écoles centrales, et plaide incidemment la cause des émigrés, dont la plupart réclamaient leur radiation : « Eh ! quoi, s’écriait-il, dans un naufrage où tant de malheureux ont péri, où tant d’autres luttent contre les flots qui les repoussent du rivage, tandis qu’il en aborde tous les jours quelques-uns et que nous avons l’espérance d’en voir sauver un plus grand nombre, y aurait-il de l’humanité à ériger en loi la dispersion de leurs débris ? » Combattu par Camus et par Creuzé-Latouche, l’ajournement proposé par Marmontel fut écarté, et la loi du 26 fructidor an V, qui consacrait les propositions de l’Institut, fut promulguée.

Dans l’intervalle, le coup d’État du 18 fructidor avait dépossédé Marmontel de son mandat. Il abandonna aussitôt l’appartement de la place de la Ville-l’Évêque, qu’il partageait avec la famille Chéron, alliée de Morellet[3], et dut regagner Abloville. C’est là que, frappé d’une attaque d’apoplexie, il s’éteignit le 9 nivôse an VIII (31 décembre 1799), à minuit. Conformément au désir qu’il avait eu encore la force d’exprimer, il fut enterré dans son propre jardin, selon les rites catholiques, en présence de sa femme, de ses deux plus jeunes fils et des amis qui ont signé l’extrait mortuaire[4], Son fils ainé, Albert, employé dans la maison de banque de M. Hottinger, ne put être prévenu assez tôt pour assister à la cérémonie. Morellet, qui l’excuse dans la première de deux lettres communiquées par M. Jules Claretie à Albert de la Fizelière[5], écrivait de nouveau à Mme Marmontel, le 15 nivôse (5 janvier 1800) : « J’ai été sensiblement touché de l’offre des bons MM. Pelou, pour recueillir ces précieux restes dans ce joli jardin de la Rivette où notre ami a trouvé un asile ouvert par l’amitié et les vertus, et qu’il était si digne d’habiter. C’est certainement là ce qu’il y a de plus décent, de plus capable d’honorer sa mémoire ; un monument que les gens de bien et les gens de goût voudront visiter sera bien mieux placé dans un lieu agréable, accessible, habité par ses amis et les enfants et petits-enfants de ses amis, que dans votre chaumière, que je désire d’ailleurs que vos enfants et vous conserviez précieusement. » Mais, respectueuse des volontés suprêmes de son mari, la veuve ne consentit pas à cette translation, et, jusqu’en 1866, l’humble pierre fut un but de promenade pour les curieux de passage à Gaillon et une source de profit pour les paysans qui en avaient organisé l’exhibition. Elle était tout à fait délabrée et abandonnée lorsque, le 8 novembre 1866, les derniers représentants du nom de Marmontel, l’éminent professeur au Conservatoire de musique et sa cousine, Mme Anne Marmontel (née Beynaguel), procédèrent, non sans de longs pourparlers, à une inhumation définitive dans un terrain concédé par la municipalité au cimetière de Saint-Aubin-sur-Gaillon.

II

En annonçant dans un même paragraphe la mort de Marmontel, de Montucla et de Daubenton, le Magasin encyclopédique faisait observer que la littérature, la géométrie et l’histoire naturelle perdaient à la fois leurs doyens, et formait des vœux pour que la mémoire du premier, « bien qu’il n’appartînt plus à aucune association littéraire », — ce qui n’était pas tout à fait exact, — ne fût pas privée du juste hommage qui lui était dû. L’Institut national à Paris, les Lycées, qui reprenaient en province la succession des Académies jadis si nombreuses, s’efforçaient alors de rattacher le passé au présent en évoquant publiquement le souvenir des membres dont les noms brillaient sur leurs anciennes listes. C’est ainsi que, dès le 30 germinal an VIII {20 avril 1800), le citoyen Taverne lut devant le Lycée de Toulouse un Éloge de l’ancien lauréat des Jeux floraux, dont il n’y a guère à tirer qu’une anecdote plus ou moins controuvée[6] : Elle ne souleva, il est vrai, pas plus de protestations que l’invraisemblable affabulation imaginée sur son nom même par Armand Gouffé, Tournay et Vieillard, pour glorifier l’auteur de Bélisaire, et représentée en fructidor an XI sur le théâtre du Vaudeville. Les auteurs purent impunément montrer Mme de Pompadour (morte en 1764) s’efforçant de détourner les foudres de la Sorbonne prêtes à frapper Bélisaire (1767), Marmontel rimant au château de Ménars l’opéra de Didon (écrit en 1784), Marigny lui demandant (toujours en 1767) quand on représenterait sa Cléopatre (jouée en 1750) ; l’indulgente critique n’eut d’oreilles que pour « de jolis couplets sans calembours et tout à fait exempts de mauvais goût ». Quant à la donnée même du vaudeville, elle est inepte, et je renvoie les curieux qui la voudraient connaître soit à l’analyse du Magasin encyclopédique, soit au texte lui-même, car la pièce a été imprimée[7].

Ce nouvel « hommage » était depuis longtemps oublié quand les Mémoires d’un père, publiés en 1804, étaient dans toutes les mains, et que Morellet lut enfin devant ses confrères de la seconde classe de l’Institut (12 thermidor an XIII — 30 juillet 1805) un Éloge dont la dernière partie est précisément consacrée à répondre aux critiques provoquées par les testimonia posthumes de son neveu.

Depuis la révélation déjà lointaine des Confessions de Rousseau, et bien avant celle des Lettres de Mme du Deffand, ou de la Correspondance littéraire de Grimm, aucun livre n’avait remis en circulation plus de noms célèbres, ni ranimé plus de polémiques tant sur les hommes que sur les doctrines. Deux partis divisaient alors la société renaissante : l’un, celui des « dévôts », rendait responsable des crimes de la Révolution tout le siècle qui l’avait précédée, et volontiers en eût aboli jusqu’au souvenir ; l’autre, bien moins nombreux, celui des « idéologues », défendait pied à pied des conquêtes dont il avait eu sa part, et s’y montrait d’autant plus attaché qu’il n’ignorait pas ce qu’elles avaient coûté[8].

Ces querelles plus politiques que littéraires, dont la personnalité de Marmontel fut bien moins le sujet que le prétexte, ont été parfaitement résumées, et, si j’ose dire, compensées dans une étude intitulée précisément : Des Mémoires de Marmontel et des critiques qu’on en à faites. Cette élude, signée E. H. (Mme Guizot, née Pauline de Meulan), publiée dans les Archives littéraires de l’Europe, tome VIII (1805), p. 124-141, n’a pas été recueillie par Mme de Witt dans les deux volumes où elle a réuni sous ce titre : Le temps passé, les articles fournis au Publiciste par des membres de sa famille, et cette omission a d’autant plus lieu de surprendre que tout le début de l’article a été reproduit dans ce journal à la date du 7 ventôse an XIII (26 février 1805). C’est assurément l’une des meilleures pages de Mme Guizot, et l’on y retrouve en germe quelques unes des remarques suggérées à Sainte-Beuve par la lecture de ces mêmes Mémoires, notamment sur la tendance de Marmontel à tout embellir, hommes et choses, d’un coloris « bienveillant et amolli », et à refaire, vaille que vaille, les discours tenus à lui ou par lui dans une circonstance mémorable.

Deux autres jugements dont il importe de tenir compte furent portés à la même date sur les Mémoires, mais tous deux, et pour cause, restèrent ignorés des contemporains : l’un est inédit, l’autre n’a vu le jour que dans les œuvres posthumes de son auteur.

Jacques-Henri Mister, retiré à Zurich, continuait pour quelques souscripteurs la correspondance littéraire dont Grimm lui avait, dès 1774, cédé la clientèle, et il demandait volontiers à ses amis de Paris de quoi alimenter sa gazette manuscrite. Mme de Vandeul, fille unique de Diderot, était du petit nombre de ses tributaires, et voici ce qu’elle lui répondait au sujet du livre que chacun s’arrachait[9]  :

J’ai lu les Mémoires de Marmontel ; le plaisir qu’ils m’ont fait a été de me reporter au temps de ma jeunesse, aux époques où j’ai vu et connu tous ceux dont il parle. Pour lui-même, il s’est peint, ce me semble, tel qu’il était : courant après la fortune, faisant la cour à ceux qui pouvaient le mener à son but d’ambition, de succès littéraires ou d’argent, aimant le plaisir de manière à n’aller que dans les sociétés où il se trouve, et changeant de société sans chagrin ni regret ; aimant les femmes, et ne s’attachant à aucune assez pour l’empêcher d’en vouloir une autre. Il parle assurément très bien de mon père, mais pendant sa maladie, qui a duré dix-neuf mois, il n’a envoyé qu’une seule fois savoir de ses nouvelles, et n’est jamais venu le voir. Ce n’était pas par projet, c’est qu’il n’y a pas pensé, et sûrement il aura appris sa mort comme une nouvelle de gazette. Ce qui me déplaît fort, c’est que, pour l’instruction de ses enfants, il leur ait appris à recueillir de la façon la plus dangereuse tous les détails de la vie domestique où la confiance fait introduire. Mais est-il au monde une manière plus propre à réconcilier avec l’ignorance et la sottise, à faire fuir comme la peste les gens d’un esprit un peu supérieur ? Je ne vois personne qui ne fasse cette réflexion. L’intérieur d’une société n’est-il pas sacré ? Comment ! des maîtres de maison, s’ils supposent qu’un individu peut être indiscret, avertiront leurs convives, ils tairont à leurs amis les défauts qu’ils observent, et pendant qu’ils dépensent ainsi leur estime, leur amitié, souvent leur admiration pour le talent et l’esprit, le fruit qu’ils ont à espérer de leur confiance est de se voir un beau jour peints, traduits au tribunal de la société qui leur succède, et cela sans considérer si l’on ne fait pas grande peine à leurs parents ! Si j’avais de la richesse et de la jeunesse, je crois que je ne recevrais que des imbéciles, pour être à l’abri des éloges ou des critiques futures de beaux esprits qui semblent avoir renoncé à la sûreté du commerce, sans laquelle la société n’est qu’une ruche d’insectes très dangereux. Voilà, mon ami, tout ce que m’a fait penser l’ouvrage de Marmontel, et je suis sûrement une des personnes qui l’ont lu avec le plus d’intérêt et de plaisir.

À cette appréciation sévère, où perce une pointe de ressentiment personnel, il est juste et piquant d’opposer le jugement beaucoup plus net et rassis d’un homme qui est et restera, disait Sainte-Beuve, « un homme du XVIIIe siècle », de L.-P. Rœderer. Sa lettre à M. de V…, du 23 frimaire an XIII (19 décembre 1805), montre très bien le fort et le faible des Mémoires[10].

J’ai lu en entier les Mémoires de Marmontel. Il n’y a guère que les deux premiers volumes qui répondent à ce titre, car, quand l’auteur raconte les commencements de la Révolution, il est historiographe de France, et non historien de lui-même. Il n’est pas vrai, comme le disent bien des gens, que cette partie soit absolument mauvaise : elle est pleine de détails vrais et d’observations justes ; mais l’auteur n’a pas tout vu.

Il est évident pour moi que tout ce qui regarde les temps antérieurs à la Convention a été rédigé dans la vue de remplir le devoir de la place d’historiographe, et c’est le seul monument que Marmontel ait laissé de l’existence qu’il avait sous ce titre. Sa Lettre sur le Sacre de Reims est au-dessous du médiocre ce n’est rien. Ce qu’il dit du commencement de la Révolution est quelque chose. La politique était chose trop compacte et trop profonde pour les yeux de Marmontel : il était accoutumé à pénétrer dans les mœurs des boudoirs et des coulisses, aussi peint-il très bien des caractères de femmes et d’hommes du monde, ce qui diffère très peu des femmes ; mais, quand il veut nous représenter l’âme d’un politique, d’un conspirateur ou d’un grand citoyen, d’un factieux ou d’un homme d’État, le burin s’émousse dans ses mains, et nul trait ne ressort.

Dans la partie qui concerne Marmontel, et qui, seule, constitue proprement ses Mémoires, deux sentiments distincts m’ont frappé, et je les ai conservés après la lecture : le premier, c’est que l’auteur a su rendre la pauvreté aimable, intéressante, noble, en lui donnant de l’esprit et de l’âme, et le second, c’est qu’il rend la grandeur parfaitement ridicule et méprisable quand il la trouve sans mœurs, sans raison, sans esprit. Je lui sais gré de ces deux effets ; il est bon de montrer par de doubles exemples que l’esprit et la raison sont les maîtres du monde ; que, partout où pénètre leur lumière, il y a de l’intérêt, et que l’oripeau ni le pouvoir ne peuvent en tenir lieu.

J’ai remarqué avec plaisir que Marmontel, en parlant mal de la Révolution, même en plaidant pour la liberté du culte catholique, avait été conséquent ; qu’il n’avait rétracté ni eu besoin de rétracter les principes de sa philosophie pour se déchaîner contre les horreurs commises par des scélérats qui n’avaient pas plus de rapport avec la philosophie qu’avec l’Évangile, où la doctrine dite des Sans-Culottes est expressément établie. Je conclus de là que, si tous les confrères de Marmontel avaient, comme lui, poussé leur carrière jusqu’au delà de la Révolution, comme lui, sans se démentir plus que lui et en se conformant aux principes professés par eux durant toute leur vie, ils auraient eu horreur de tout ce qui se passait en 92, en 93, même avant et depuis. Il me paraît donc que ces Mémoires sont un témoignage en faveur des philosophes du XVIIIe siècle, et contre les crimes qui en ont déshonoré la fin, et contre les calomniateurs qui veulent les en charger.

Il me paraît, au reste, que le prodigieux succès de ces Mémoires, que tout le monde lit et dont tout le monde parle, est une forte preuve du peu de succès qu’ont obtenu, hors de leur parti, les détracteurs jurés de la raison humaine, gens bien plus odieux que ne sont ridicules les chevaliers de la perfectibilité. L’intérêt qu’inspirent ces Mémoires tient en très grande partie à celui que le XVIIIe siècle et les hommes qui l’ont honoré continuent d’inspirer aux gens sensés du XIXe. Il y a de quoi rire à voir tant d’efforts répétés tous les matins par tant de fripons déguisés, sous tant de prétextes divers, pour nous faite rougir du XVIIIe siècle ; il y a de quoi, dis-je, rire de les voir si parfaitement inutiles.


III

Les Mémoires d’un Père, de même qu’un travail sur la Régence du duc d’Orléans et les autres œuvres posthumes de l’auteur, furent présentés au public comme imprimés « sur le manuscrit autographe », et cette spécification, que la Décade trouve oiseuse, ne me semble pas absolument inutile. D’abord, il n’y aurait rien de surprenant à ce que l’original même de Marmontel eût servi de copie aux compositeurs de l’imprimerie Xhrouet, puis il paraît certain que le texte ne subit aucun retranchement. Cinq noms en tout (dont trois noms de femmes) furent remplacés par des initiales. Si, grâce aux recherches de M. Ernest Rupin, nous savons aujourd’hui que Mlle B***, objet des premiers soupirs de Marmontel, s’appelait Mlle Broquin, il nous manque un Œdipe pour deviner quelles furent Mlle Sau*** et Mme de L. P. L’une ne saurait être Mlle Saugrain, à qui j’avais tout d’abord songé, et les initiales de l’autre ne constituent pas une probabilité suffisante en faveur de la seconde, Mme de La Popelinière, fille de M. de Mondran, président au parlement de Toulouse. Quant à l’abbé M. (Maury) et M. de L. H. (La Harpe), l’un encore vivant en 1804, l’autre mort à cette date depuis quelques mois seulement, il n’était point difficile de deviner, et il eût été puéril de respecter un incognito aussi transparent.

Au moment où il posait la plume pour ne plus la reprendre, Marmontel, s’appliquant un mot de Mme de Staal-Delaunay qui avait fait fortune auprès des lecteurs de ses charmants Mémoires, déclare qu’il ne s’est peint qu’en buste, et cette réticence est assez extraordinaire de la part d’un homme qui ne nous a rien dissimulé de ses amours avec la facile Gaussin, l’altière Clairon, la voluptueuse et fantasque Navarre, ni même de ses passades avec les nymphes folâtres chargées, à Passy, de ranimer la sénilité précoce de La Popelinière. On peut s’étonner à bon droit qu’il ait ainsi étalé aux yeux de ses enfants ce qu’un père garde d’ordinaire pour lui, mais, comme l’a dit Sainte-Beuve, « cela forme un trait de mœurs de plus, et le ton général de bonhomie et de naturel qui règne dans l’ensemble fait tout passer ». Si la morale en souffre, l’histoire sociale y gagne, et l’on doit savoir gré aux dépositaires des Mémoires de n’avoir point compris leur tâche comme l’auraient pratiquée certains éditeurs de nos jours.

L’édition originale est précédée d’un avertissement de deux pages et suivie d’une post-face non moins brève, d’une table des matières et de l’Opinion sur le libre exercice des cultes. Ces adjonctions sont remplacées ici par la présente Préface, par une annotation continue, par une nouvelle table analytique et par un index des titres et des noms cités.

Voici, au surplus, la nomenclature bibliographique des éditions antérieures à celle-ci :

Œuvres posthumes de Marmontel, historiographe de France, secrétaire perpétuel de l’Académie française, imprimées sur le manuscrit autographe de l’auteur. Mémoires. Paris, Xhrouet, Déterville, Lenormant, Petit, an XIII-1804, 4 vol.  in-8o ou in-12. Les exemplaires des deux tirages déposés à la Bibliothèque nationale portent la signature autographe de Xhrouet, imprimeur-éditeur.

Heinsius et Kayser mentionnent une édition française publiée l’année suivante chez G. Fleischer, à Leipzig, 4 vol.  in-12.

Memoirs of marmontel, writtten by himself, containing his literary and political life and anecdotes of the principal characters of the eighteenth century. London, Longman et Murray, 1805, 4 vol.  in-12.

Memoirs of marmontel written by himself, including anecdotes of the most distinguished literary and political characters who appeared in france during the last century. Edinburgh, 1808, 4 vol.  in-12.

(D’après un catalogue ; peut-être est-ce la précédente traduction dont on a renouvelé le titre. Elle n’est pas mentionnée par Watt.)

Ettinger et Kayser signalent une traduction allemande par Wilhelm Becker et Nicolaus-Peter Stampeel (Leipzig, 1805-1806, ou 1819, 4 vol.  in-8o). Le British Museum en possède une autre par Muller (Hamburg et Mainz (Mayence), 1805, 4 vol.  in−12), avec un mauvais portrait en tête du tome II. Œttinger indique également une traduction italienne par Camillo Ciabatta (Milan, 1822-1823, 4 vol.  in-8o).

Mémoires de Marmontel. Tomes I et II des Œuvres complètes publiées par Saint-Surin (Verdière, 1818-1819, 18 vol.  in-8o). Cette réimpression est précédée de l’Éloge de Morellet et suivie de L’Opinion sur le libre exercice des cultes. Un libraire, Étienne Ledoux, acquéreur du solde de l’édition, fit réimprimer à son nom des titres particuliers afin d’écouler séparément les divers ouvrages de la collection.

Mémoires d’un Père. Tomes I et II des Œuvres complètes, nouvelle édition. Amable Costes et Cie, 1819-1820 (ou Maumus, 1826), 18 vol.  in-12. Mêmes adjonctions qu’au tirage in-8o.

Mémoires d’un Père. Tomes I et II des Œuvres complètes publiées par Villenave (A. Belin, 1819-1820, 7 vol.  in-8o compacts).

Mémoires d’un Père. Paris, Étienne Ledoux, 1827, 2 vol.  in-8o. Les faux-titres portent : Œuvres choisies et la rubrique typographique de Gaultier-Laguionie. Ces deux volumes sont ornés d’un détestable frontispice représentant la Cascade de Bort et d’un non moins médiocre portrait signé : Choquet del., 1818, gravé par Leroux, dont un tirage moins usé accompagnait déjà l’édition de 1818. Il a néanmoins son intérêt, car il a été visiblement copié sur l’original exposé par Roslin au Salon de 1767. « Il est ressemblant, écrivait Diderot, mais il a l’air ivre, ivre de vin s’entend, et l’on jurerait qu’il lit quelques chants de sa Neuvaine (La neuvaine de Cythere) à des filles. »

Mémoires de Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie française, précédés d’une introduction par M. Fr. Barrière (Firmin Didot, 1846, in-12). Forme le tome V de la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle.

Dans l’introduction, où il est question de tout et accessoirement des Mémoires, Barrière allègue qu’il a supprimé les neuf derniers livres parce que Marmontel n’avait pas le « burin de Tacite ». L’éditeur n’a corrigé aucune des fautes de lecture des premiers tirages, et, pour tout commentaire, il a reproduit en appendice un fragment des Mémoires de Mme d’Épinay (Un Souper chez Mlle Quinault) et un passage des Mémoires de Morellet (sur la constitution de la maison de Sorbonne).

Mémoires de Marmontel, nouvelle édition à l’usage de la jeunesse, avec introduction et éclaircissements historiques, par M. l’abbé J.-A. Foulon, licencié ès-lettres, professeur au petit séminaire de paris. Paris, à la Librairie des livres illustrés de Plon frères, 1850, in-8o. Le faux-titre porte : Bibliothèque des familles chrétiennes et des maisons d’éducation, publiée sous le patronage de l’épiscopat.

Ce n’était pas une mince besogne que de transformer les Mémoires en un livre d’édification, et, à ce point de vue, cette édition, devenue d’ailleurs très rare, parce qu’elle a dû être accaparée par la clientèle spéciale à laquelle on la destinait, est une véritable curiosité bibliographique. L’abbé Foulon n’y est pas allé, comme on dit, de main morte. D’un trait de plume il biffe tout ce qui donnerait à penser que jusqu’au jour de son mariage (à cinquante-quatre ans) Marmontel ne fut pas tout à fait un petit saint : de Mlle Broquin, de ses diverses amours de théâtre, pas un mot ne subsiste, non plus que des mésaventures conjugales de La Popelinière. Rien ne trouve grâce devant l’austère censeur, pas même cette phrase assez innocente sur Mme Necker : « Elle dansait mal, mais de tout son cœur », ni, dans un autre ordre d’idées, les confidences du supérieur des Jésuites de Clermont sur l’art de s’agrandir, sans bourse délier, au détriment des voisins, ni le dialogue du P. Nolhac et de l’auteur pour l’attirer au noviciat. Quant aux retouches de détail, passe-encore si « le plus crasseux et le plus cagot des séminaires » devint « le plus pauvre » ; mais l’abbé Foulon excède la mesure quand il fait exprimer à Marmontel tout le contraire de sa pensée. « J’eus aussi pour amusement, dit-il (durant son séjour à Bordeaux), les facéties qu’on imprimait contre un homme qui méritait d’être châtié de son insolence » (Le Franc de Pompignan) ; l’abbé imprime : « … contre un homme qu’on ne ménagea pas assez », et tout ce qui suit est tronqué. Les démêlés de l’auteur de Bélisaire avec la Sorbonne, avec Christophe de Beaumont, avec les évêques de Noyon et d’Autun, ne sont pas escamotés avec moins de désinvolture, et remplacés par ces lignes, qu’on chercherait inutilement dans l’original « Tout le monde connait la censure qu’en fit la Sorbonne. Je ne rappellerai pas les détails de cette affaire, qui occupa quelque temps Paris et la France entière. On mit de l’aigreur de part et d’autre ; tous eurent à se reprocher des torts réciproques. Quant aux miens, je les rétracte avec franchise. Par contre, il a donné en entier les livres XII-XX, sauf les toutes dernières lignes de celui-ci ; la phrase fameuse sur laquelle il s’arrête : « Je ne me suis peint qu’en buste », est, cette fois, parfaitement justifiée.

Mes prédécesseurs m’avaient, on le voit, laissé tout à faire, et j’ai dû procéder à l’égard de ce texte comme s’il était inédit. À défaut de la collation du manuscrit, à laquelle je ne pouvais songer, j’ai pris à tâche d’identifier les noms propres mal lus par les éditeurs de 1804 et reproduits tels quels depuis lors ; dans les notes je me suis efforcé d’éclaircir les allusions, de rappeler les circonstances et de rétablir les titres qui pouvaient embarrasser le lecteur. Ces vérifications, que n’auraient pu accomplir les anciens éditeurs, alors même que la pensée leur en serait venue, sont rendues aujourd’hui faciles par le nombre et la valeur des documents que l’érudition moderne met à notre disposition ; toutefois, il est tel nom inconnu, tel point obscur, devant qui ma bonne volonté eût échoué si je n’avais trouvé auprès de quelques-uns des représentants de cette érudition soucieuse d’exactitude et de critique, M. C. Port, membre de l’Institut, le P. Sommervogel, M. Jules Flammermont, M. F. Bournon, des secours dont je tiens à les remercier ici.

Loin d’étendre ce commentaire, je me suis efforcé d’ailleurs de le restreindre à l’essentiel, en raison de la place dont je disposais et du public auquel cette édition est présentée. Sans doute il eût été piquant de rapprocher des témoignages de Marmontel ceux de ses contemporains, de rappeler leurs jugements sur ses œuvres, de le montrer, en un mot, tel qu’il fut dans la société de son temps ; mais il n’est point de lettré qui n’ait aujourd’hui dans sa bibliothèque tous ces éléments de comparaison, et ces lecteurs d’élite ne trouveront pas mauvais que j’aie pris pour règle le vieil et flatteur adage : intelligenti pauca.

Maurice Tourneux.
  1. Mémoires de Morellet (1821), I, 30.
  2. Corps législatif. Conseil des Anciens. Rapport fait par Marmontel, au nom de la commission nommée pour l’examen de la résolution du 12 fructidor, sur la manière de disposer des livres conservés dans les dépôts littéraires. Séance du 24 prairial an V (12 juin 1797). Paris, Imp. nationale, prairial an V, in-8, 15 p.
  3. Mémoires et Récits de François Chéron, publiés par F. Hervé-Bazin. Paris, librairie de la Société bibliographique, 1882, in-18, p. 113-114.
  4. Voici cet acte de décès, dont je dois la copie à M. le maire de Saint-Aubin-sur-Gaillon, et que je crois inédit :

    « Aujourd’hui, dixième jour de nivôse, l’an huitième de la République françoise, une et indivisible, à dix heures du matin ; par devant moi, Jean-Baptiste Crepel, agent municipal de la commune de Saint-Aubin-sur-Gaillon, chargé par la Loi de recevoir les actes de naissance et décès des citoyens, sont comparus les citoyens Antoine-Félix Baroche, notaire public, âgé de cinquante-cinq ans, domicilié en la commune de Gaillon, et René Lemonnier, juge de paix, âgé de cinquante-cinq ans, domicilié en la commune de Saint-Aubin, amis du citoyen Jean-François Marmontel, homme de lettres, âgé de soixante-seize ans, époux de Marie-Adélaïde Lairin-Montigny, domicilié en ladite commune, né en la commune de Bort ; lesquels, Antoine-Félix Baroche et René Lemonnier, m’ont déclaré que ledit Jean-François Marmontel est mort aujourd’hui à minuit, en son domicile, section d’Habloville. D’après cette déclaration, je me suis sur-le-champ transporté au lieu de ce domicile, je me suis assuré du décès dudit Jean-François Marmontel, et j’en ai dressé le présent acte, que Antoine-Félix Baroche et René Lemonnier ont signé avec moi.


    Fait à Saint-Aubin-sur-Gaillon, les jour, mois et an ci-dessus. » (Suivent les signatures.)

  5. La Petite Revue anecdotique, 25 février 1868.
  6. « Natif de Bort en Limousin, et d’une famille obscure et pauvre, Marmontel fut dès l’enfance placé chez un curé qui était son parent, et qui lui apprit un peu de latin. Ne s’étant pas bien comporté chez cet ecclésiastique, son père lui fit apprendre le métier de tailleur. Il vint à Toulouse et entra en qualité de garçon chez Lamanière, tailleur des jésuites. Un jour, en portant un habit à un pensionnaire, il le trouva occupé à un thème dont il ne pouvait venir à bout. Marmontel s’approcha, lut l’ouvrage de l’enfant, et lui fit connaître ses fautes. « Puisque vous savez le latin, lui dit l’écolier, faites-moi le plaisir d’arranger ce thème, » Marmontel fit des corrections élégantes. Le préfet de l’enfant, peu accoutumé à tant de perfection de sa part, lui dit : « Mon ami, qui a fait ce thème ? — Le garçon tailleur, répondit l’enfant. — Oh ! parbleu, je veux le connaître, dit le jésuite. » Il le mande, lui parle, est satisfait de lui, et lui propose de reprendre ses études. Marmontel y consent, et, pour lui donner les moyens de subsister, il le place en qualité de précepteur dans une maison bourgeoise. Dès lors, il prit un : goût décidé pour les belles-lettres, et, pendant son cours de philosophie et de droit, il s’associa aux d’Auffrery, aux Forest, aux Dutour, aux Revel, et ils formèrent ensemble l’Académie des Galetas [la Petite Académie], où ils rectifiaient leurs compositions réciproques. Il travailla avec eux pour les Jeux floraux et remporta une foule de prix. Voulant aller se perfectionner dans la capitale, M. de Mondran, l’ami des talents et des artistes, lui donna une lettre de recommandation pour son gendre, La Popelinière, fermier général, qui se piquait de littérature, et qui le garda longtemps chez lui avec distinction. »

    Taverne est le seul qui ait ainsi conté les débuts de Marmontel, et je reproduis son récit tel quel, sans m’en porter garant. Il se termine d’ailleurs par une erreur manifeste : M. de Mondran ne devint le beau-père de La Popelinière qu’en 1759, près de quinze ans après l’arrivée de Marmontel à Paris.

  7. Le théâtre du Vaudeville donna encore, le 23 janvier 1813, Marmontel et Thomas, ou la Parodie de Cinna, vaudeville en un acte. « Il n’y a dans cet ouvrage, dit le Magasin encyclopédique, après avoir rappelé l’épisode qui en avait fourni le sujet, ni ce qui provoque une chute, ni ce qui justifie un succès. Le public, qui l’avait entendu avec une paisible indulgence, n’a pas vu sans surprise la toile se lever et Vertpré venir proclamer le nom de M. Dumolard. » Celui-ci l’a gardé en portefeuille.
  8. Voir dans le Mercure de France du 8 nivôse an XIII, (29 décembre 1804) un article violent, presque grossier, de Fiévée contre Marmontel et ses contemporains, article cité et réfuté par le Publiciste du 13 fructidor (31 août 1805). Voir aussi la Décade philosophique, tome 43 (an XII, 1er trimestre), p. 567, et tome 44, p. 27-37.
  9. J’ai copié ce fragment de lettre dans la partie restée inédite du manuscrit de la Correspondance littéraire, appartenant à la Bibliothèque Ducale de Gotha.
  10. Publiée dans le tome IV (p. 170) de ses Œuvres, réunies par son fils (Typ. Firmin Didot, 1853-1859, 8 vol.  in-8), et non mises dans le commerce. Le destinataire de cette lettre ne peut être Jean de Vaines, mort en 1803.