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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/VIII

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (2p. 248-323).

LIVRE VIII





Lorsque Diderot se vit seul avec moi, et assez loin de la compagnie pour n’en être pas entendu, il commença son récit en ces mots : « Si vous ne saviez pas une partie de ce que j’ai à vous dire, je garderois avec vous le silence, comme je le garde avec le public, sur l’origine et le motif de l’injure que m’a faite un homme que j’aimois et que je plains encore, car je le crois bien malheureux. Il est cruel d’être calomnié, de l’être avec noirceur, de l’être sur le ton perfide de l’amitié trahie, et de ne pouvoir se défendre ; mais telle est ma position. Vous allez voir que ma réputation n’est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l’on ne peut défendre son honneur qu’aux dépens de l’honneur d’autrui, il faut se taire, et je me tais. Rousseau m’outrage sans s’expliquer ; mais moi, pour lui répondre, il faut que je m’explique ; il faut que je divulgue ce qu’il a passé sous silence ; et il a bien prévu que je n’en ferois rien. Il étoit bien sûr que je le laisserois jouir de son outrage plutôt que de mettre le public dans la confidence d’un secret qui n’est pas le mien ; et, en cela, Rousseau est un agresseur malhonnête : il frappe un homme désarmé.

« Vous connoissez la passion malheureuse qu’avoit prise Rousseau pour Mme d’Houdetot[1]. Il eut un jour la témérité de la lui déclarer d’une manière qui devoit la blesser. Peu de temps après Rousseau vint me trouver à Paris. « Je suis un fou, je suis un homme perdu, me dit-il : voici ce qui m’est arrivé. » Et il me conta son aventure. « Eh bien ! lui dis-je, où est le malheur ? — Comment ! où est le malheur ? reprit-il ; ne voyez-vous pas qu’elle va écrire à Saint-Lambert que j’ai voulu la séduire, la lui enlever ? et doutez-vous qu’il ne m’accuse d’insolence et de perfidie ? C’est pour la vie un ennemi mortel que je me suis fait. — Point du tout, lui dis-je froidement : Saint « Lambert est un homme juste ; il vous connoît ; il sait bien que vous n’êtes ni un Cyrus, ni un Scipion. Après tout, de quoi s’agit-il ? d’un moment de délire, d’égarement. Il faut vous-même, sans différer, lui écrire, lui tout avouer ; et, en vous donnant pour excuse une ivresse qu’il doit connoître, le prier de vous pardonner ce moment de trouble et d’erreur. Je vous promets qu’il ne s’en souviendra que pour vous aimer davantage. »

« Rousseau, transporté, m’embrassa. « Vous me rendez la vie, me dit-il, et le conseil que vous me donnez me réconcilie avec moi-même : dès ce soir je m’en vais écrire. » Depuis, je le vis plus tranquille, et je ne doutai pas qu’il n’eût fait ce dont nous étions convenus.

« Mais, quelque temps après, Saint-Lambert arriva ; et, m’étant venu voir, il me parut, sans s’expliquer, si profondément indigné contre Rousseau que ma première idée fut que Rousseau ne lui avoit point écrit. « N’avez-vous pas reçu de lui une lettre ? lui demandai-je. — Oui, me dit-il, une lettre qui mériteroit le plus sévère châtiment.

« — Ah ! Monsieur, lui dis-je, est-ce à vous de concevoir tant de colère d’un moment de folie dont il vous fait l’aveu, dont il vous demande pardon ? Si cette lettre vous offense, c’est moi qu’il en faut accuser, car c’est moi qui lui ai conseillé de vous l’écrire. — Et savez-vous, me dit-il, ce qu’elle contient, cette lettre ? — Je sais qu’elle contient un aveu, des excuses, et un pardon qu’il vous demande. — Rien moins que tout cela. C’est un tissu de fourberie et d’insolence, c’est un chef-d’œuvre d’artifice pour rejeter sur Mme d’Houdetot le tort dont il veut se laver. — Vous m’étonnez, lui dis-je, et ce n’étoit point là ce qu’il m’avoit promis. » Alors, pour l’apaiser, je lui racontai simplement la douleur et le repentir où j’avois vu Rousseau d’avoir pu l’offenser, et la résolution où il avoit été de lui en demander grâce ; par là, je l’amenai sans peine au point de le voir en pitié.

« C’est à cet éclaircissement que Rousseau a donné le nom de perfidie. Dès qu’il apprit que j’avois fait pour lui un aveu qu’il n’avoit pas fait, il jeta feu et flamme, m’accusant de l’avoir trahi. Je l’appris, j’allai le trouver. « Que venez-vous faire ici ? me demanda-t-il. — Je viens savoir, lui dis-je, si vous êtes fou ou méchant. — Ni l’un ni l’autre, me dit-il ; mais j’ai le cœur blessé, ulcéré contre vous. Je ne veux plus vous voir. — Qu’ai-je donc fait ? lui demandai-je. — Vous avez fouillé, me dit-il, dans les replis de mon âme, vous en avez arraché mon secret, vous l’avez trahi. Vous m’avez livré au mépris, à la haine d’un homme qui ne me pardonnera jamais. » Je laissai son feu s’exhaler, et, quand il se fut épuisé en reproches : « Nous sommes seuls, lui dis-je, et, entre nous, votre éloquence est inutile. Nos juges sont, ici, la raison, la vérité, votre conscience et la mienne. Voulez-vous les interroger ? » Sans me répondre, il se jeta dans son fauteuil, les deux mains sur les yeux, et je pris la parole.

« Le jour, lui dis-je, où nous convînmes que vous seriez sincère dans votre lettre à Saint-Lambert, vous étiez, disiez-vous, réconcilié avec vous-même ; qui vous fit donc changer de résolution ? Vous ne répondez point ; je vais me répondre pour vous. Quand il vous fallut prendre la plume, et faire l’humble aveu d’une malheureuse folie, aveu qui cependant vous auroit honoré, votre diable d’orgueil se souleva (oui, votre orgueil : vous m’avez accusé de perfidie, et je l’ai souffert ; souffrez, à votre tour, que je vous accuse d’orgueil, car, sans cela, votre conduite ne seroit que de la bassesse). L’orgueil donc vint vous faire entendre qu’il étoit indigne de votre caractère de vous humilier devant un homme, et de demander grâce à un rival heureux ; que ce n’étoit pas vous qu’il falloit accuser, mais celle dont la séduction, la coquetterie attrayante, les flatteuses douceurs, vous avoient engagé. Et vous, avec votre art, colorant cette belle excuse, vous ne vous êtes pas aperçu qu’en attribuant le manège d’une coquette à une femme délicate et sensible, aux yeux d’un homme qui l’estime et qui l’aime, vous blessiez deux cœurs à la fois. — Eh bien ! s’écria-t-il, que j’aie été injuste, imprudent, insensé, qu’en inférez-vous qui vous justifie à mes yeux d’avoir trahi ma confiance, et d’avoir révélé le secret de mon cœur ? — J’en infère, lui dis-je, que c’est vous qui m’avez trompé ; que c’est vous qui m’avez induit à vous défendre comme j’ai fait. Que ne me disiez-vous que vous aviez changé d’avis ? Je n’aurois point parlé de votre repentir ; je n’aurois pas cru répéter les propres termes de votre lettre. Vous vous êtes caché de moi pour faire ce que vous saviez bien que je n’aurois point approuvé ; et, lorsque ce coup de votre tête a l’effet qu’il devoit avoir, vous m’en faites un crime à moi ! Allez, puisque dans l’amitié la plus sincère et la plus tendre vous cherchez des sujets de haine, votre cœur ne sait que haïr.

« — Courage ! barbare, me dit-il ; achevez d’accabler un homme foible et misérable. Il ne me restoit au monde, pour consolation, que ma propre estime, et vous venez me l’arracher. » Alors Rousseau fut plus éloquent et plus touchant dans sa douleur qu’il ne l’a été de sa vie. Pénétré de l’état où je le voyois, mes yeux se remplirent de larmes ; en me voyant pleurer, lui-même il s’attendrit, et il me reçut dans ses bras.

« Nous voilà donc réconciliés ; lui continuant de me lire sa Nouvelle Héloïse, qu’il avoit achevée, et moi allant à pied, deux ou trois fois la semaine, de Paris à son Ermitage, pour en entendre la lecture, et répondre en ami à la confiance de mon ami. C’étoit dans les bois de Montmorency qu’étoit le rendez-vous ; j’y arrivois baigné de sueur, et il ne laissoit pas de se plaindre lorsque je m’étois fait attendre. Ce fut dans ce temps-là que parut la Lettre sur les spectacles, avec ce beau passage de Salomon par lequel il m’accuse de l’avoir outragé et de l’avoir trahi.

— Quoi m’écriai-je, en pleine paix ! après votre réconciliation ! cela n’est point croyable. — Non, cela ne l’est point, et cela n’en est pas moins vrai. Rousseau vouloit rompre avec moi et avec mes amis ; il en avoit manqué l’occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet que de m’attribuer des torts dont je ne pouvois me laver ? Fâché d’avoir perdu cet avantage, il le reprit, en se persuadant que, de ma part, notre réconciliation n’avoit été qu’une scène jouée, où je lui en avois imposé.

— Quel homme ! m’écriai-je encore ; et il croit être bon ! » Diderot me répondit : « Il seroit bon, car il est né sensible, et, dans l’éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui l’approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu’ils sont tous envieux de lui ; qu’ils ne lui font du bien que pour l’humilier, qu’ils ne le flattent que pour lui nuire, et que ceux même qui font semblant de l’aimer sont de ce complot. C’est là sa maladie. Intéressant par son infortune, par ses talens, par un fonds de bonté, de droiture qu’il a dans l’âme, il auroit des amis, s’il croyoit aux amis. Il n’en aura jamais, ou ils l’aimeront seuls, car il s’en méfiera toujours. »

Cette méfiance funeste, cette facilité si légère et si prompte non seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu’il y avoit de plus noir, de plus lâche, de plus infâme ; à leur attribuer des bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d’une imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troubloient sa malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissoit et empoisonnoit ses plus douces affections ; ce délire enfin d’un esprit ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée.

On en voyoit tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont il rompoit avec les gens qui lui étoient les plus dévoués, les accusant tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour l’épier, le trahir et le vendre à ses ennemis. J’en sais des détails incroyables ; mais le plus étonnant de tous fut la monstrueuse ingratitude dont il paya l’amitié tendre, officieuse, active, de ce vertueux David Hume, et la malignité profonde avec laquelle, en le calomniant, il joignit l’insulte à l’outrage. Vous trouverez dans le recueil même des Œuvres de Rousseau ce monument de sa honte. Vous y verrez avec quel artifice il a ourdi sa calomnie ; vous y verrez de quelles fausses lueurs il a cru tirer, contre son ami le plus vrai, contre le plus honnête et le meilleur des hommes, une conviction de mauvaise foi, de duplicité, de noirceur ; vous ne lirez pas sans indignation, dans le récit qu’il fait de sa conduite envers son bienfaiteur, cette tournure de raillerie qui est le sublime de l’insolence :


Premier soufflet sur la joue de mon patron.
Second soufflet sur la joue de mon patron.
Troisième soufflet sur la joue de mon patron.

Je crois l’opinion universelle bien décidée sur le compte de ces deux hommes ; mais si, à l’idée qu’on a du caractère de David Hume, il manquoit encore quelque preuve, voici des faits dont j’ai été témoin.

Lorsqu’à la recommandation de mylord Maréchal et de la comtesse de Boufflers, Hume offrit à Rousseau de lui procurer en Angleterre une retraite libre et tranquille, et que, Rousseau ayant accepté cette offre généreuse, ils furent sur le point de partir, Hume, qui voyoit le baron d’Holbach, lui apprit qu’il emmenoit Rousseau dans sa patrie. « Monsieur, dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein ; je vous en avertis, vous en sentirez la morsure. »

Le baron avoit lui-même accueilli et choyé Rousseau ; sa maison étoit le rendez-vous de ce qu’on appeloit alors les philosophes ; et, dans la pleine sécurité qu’inspire à des âmes honnêtes la sainteté inviolable de l’asile qui les rassemble, d’Holbach et ses amis avoient admis Rousseau dans leur commerce le plus intime. Or, on peut voir dans son Émile comment il les avoit notés. Certes, quand l’étiquette d’athéisme qu’il avoit attachée à leur société n’auroit été qu’une révélation, elle auroit été odieuse. Mais, à l’égard du plus grand nombre, c’étoit une délation calomnieuse, et il le savoit bien ; il savoit bien que le théisme de son vicaire avoit ses prosélytes et ses zélateurs parmi eux. Le baron avoit donc appris à ses dépens à le connoître ; mais le bon David Hume croyoit voir plus de passion que de vérité dans l’avis que le baron lui donnoit. Il ne laissa donc pas d’emmener Rousseau avec lui, et de lui rendre dans sa patrie tous les bons offices de l’amitié. Il croyoit, et il devoit croire avoir rendu heureux le plus sensible et le meilleur des hommes ; il s’en félicitoit dans toutes les lettres qu’il écrivoit au baron d’Holbach, et il ne cessoit de combattre la mauvaise opinion que le baron avoit de Rousseau. Il lui faisoit l’éloge de la bonté, de la candeur, de l’ingénuité de son ami. « Il m’est pénible, lui disoit-il, de penser que vous soyez injuste à son égard. Croyez-moi, Rousseau n’est rien moins qu’un méchant homme. Plus je le vois, plus je l’estime et je l’aime. » Tous les courriers, les lettres de Hume à d’Holbach répétoient les mêmes louanges, et celui-ci, en nous les lisant, disoit toujours : Il ne le connoît pas encore ; patience, il le connoîtra. En effet, peu de temps après, il reçoit une lettre dans laquelle Hume débute ainsi : Vous aviez bien raison, Monsieur le baron ; Rousseau est un monstre. « Ah ! nous dit le baron, froidement et sans s’étonner, il le connoît enfin. »

Comment un changement si brusque et si soudain étoit-il arrivé dans l’opinion de l’un et dans la conduite de l’autre ? Vous le verrez dans l’exposé des faits publiés par les deux parties. Ici, ce que j’ai dû consigner, attester, c’est que, dans le temps même que Rousseau accusoit Hume de le tromper, de le trahir, de le déshonorer à Londres, ce même Hume, plein de candeur, de zèle et d’amitié pour lui, s’efforçoit de détruire à Paris les impressions funestes qu’il y avoit laissées, et de le rétablir dans l’estime et la bienveillance de ceux qui avoient pour lui le plus d’aversion et de mépris.

Quel ravage un excès d’orgueil n’avoit-il pas fait dans une âme naturellement douce et tendre ! Avec tant de lumières et de talens, que de foiblesse, de petitesse et de misère dans cette vanité inquiète, ombrageuse, irascible et vindicative, qu’irritoit la seule pensée que l’on eût voulu la blesser ; qui le supposoit même sans aucune apparence, et ne le pardonnoit jamais ! Grande leçon pour les esprits enclins à ce vice de l’amour-propre ! Sans cela personne n’eût été plus chéri, plus considéré que Rousseau ; ce fut le poison de sa vie : il lui rendit les bienfaits odieux, les bienfaiteurs insupportables, la reconnoissance importune ; il lui fit outrager, rebuter l’amitié ; il l’a fait vivre malheureux, et mourir presque abandonné. Passons à des objets plus doux et qui me touchent de plus près.

Ni la vie agréable que je menois à Paris, ni celle plus agréable encore que je menois à la campagne, ne déroboient à mon cher Odde et à ma sœur la délicieuse quinzaine qui, tous les ans, leur étoit réservée, et que j’allois passer avec eux à Saumur. C’étoit là véritablement que toute la sensibilité de mon âme étoit employée à jouir. Entre ces deux époux qui s’aimoient l’un l’autre plus qu’ils n’aimoient la lumière et la vie, je me voyois chéri et révéré moi-même comme la source de leur bonheur. Je ne me rassasiois point de l’inexprimable douceur de considérer mon ouvrage dans ce bonheur de deux âmes pures, dont tous les vœux appeloient sur moi les bénédictions du Ciel. Leur tendresse me pénétroit, leur piété me ravissoit l’âme. Leurs mœurs étoient, pour ainsi dire, le naturel de la vertu dans toute sa simplicité. À cette jouissance continuelle et de tous les momens se joignoit celle de les voir chéris, honorés dans leur ville Mme Odde y étoit citée pour le modèle des femmes ; le nom de M. Odde étoit comme un synonyme de justice et de vérité. La commission de la cour des Aides établie à Saumur et la compagnie des fermiers généraux avoient elles ensemble quelque contestation, Odde étoit leur arbitre et leur conciliateur. J’étois témoin de cette confiance acquise à un autre moi-même. J’étois témoin de l’amour du peuple pour un homme exerçant un emploi de rigueur, sans que jamais une seule plainte se fit entendre contre lui, tant son humanité savoit tout adoucir ! Moi-même je participois au respect qu’on avoit pour eux. On ne savoit quelle fête me faire ; et tous les jours que nous passions ensemble étoient des jours de réjouissance. Vous ne seriez pas nés, mes enfans, si ma bonne sœur eût vécu : c’eût été auprès d’elle que je serois allé vieillir ; mais elle portoit dans son sein le germe de la maladie funeste à toute ma famille ; et bientôt cet espoir dont je m’étois flatté me fut cruellement ravi.

Dans l’un de ces heureux voyages que je faisois à Saumur, je profitai du voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d’Argenson, l’ancien ministre de la guerre, que le roi y avoit exilé. Je n’avois pas oublié les bontés qu’il m’avoit témoignées dans le temps de sa gloire. Jeune encore, lorsque j’avois fait un petit poème sur l’établissement de l’École militaire[2], dont il avoit le principal honneur, il s’étoit plu à faire valoir ce témoignage de mon zèle. Chez lui, à table, il m’avoit présenté à la noblesse militaire comme un jeune homme qui avoit des droits à sa reconnoissance et à sa protection. Il me reçut dans son exil avec une extrême sensibilité. Ô mes enfans ! quelle maladie incurable que celle de l’ambition ! quelle tristesse que celle de la vie d’un ministre disgracié ! Déjà usé par le travail, le chagrin achevoit de ruiner sa santé. Son corps étoit rongé de goutte, son âme l’étoit bien plus cruellement de souvenirs et de regrets ; et, à travers l’aimable accueil qu’il voulut bien me faire, je ne laissai pas de voir en lui une victime de tous les genres de douleurs.

En me promenant avec lui dans ses jardins, j’aperçus de loin une statue de marbre ; je lui demandai ce que c’étoit. « C’est, me dit-il, ce que je n’ai plus le courage de regarder[3] » ; et, en nous détournant « Ah ! Marmontel, si vous saviez avec quel zèle je l’ai servi ! si vous saviez combien de fois il m’avoit assuré que nous passerions notre vie ensemble, et que je n’avois pas au monde un meilleur ami que lui ! Voilà les promesses des rois, voilà leur amitié ! » Et, en disant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes.

Le soir, pendant que l’on soupoit, nous restions seuls dans le salon. Ce salon étoit tapissé de tableaux qui représentoient les batailles où le roi s’étoit trouvé en personne avec lui. Il me montroit l’endroit où ils étoient placés durant l’action ; il me répétoit ce que le roi lui avoit dit ; il n’en avoit pas oublié une parole. « Ici, me dit-il en parlant de l’une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils étoit mort. Le roi-eut la bonté de paroître sensible à ma douleur. Combien il est changé ! Rien de moi ne le touche plus. » Ces idées le poursuivoient ; et, pour peu qu’il fût livré à lui-même, il tomboit comme abîmé dans sa douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, alloit bien vite s’asseoir auprès de lui, le pressoit dans ses bras, le caressoit ; et lui, comme un enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa consolatrice, les baignoit de ses larmes, et ne s’en cachoit point.

Le malheureux, qui ne vivoit que de poisson à l’eau, à cause de sa goutte, étoit encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût été sensible, car il étoit gourmand. Mais le régime le plus austère ne procuroit pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus m’empêcher de lui paroître vivement touché de ses peines. « Vous y ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque cela m’eût été si facile. » Peu de temps après il obtint la permission d’être transporté à Paris. Je l’y vis arriver mourant, et j’y reçus ses derniers adieux.

Je vous dirai quelque jour, mes enfans, des détails assez curieux sur la cause de sa disgrâce et de celle de son antagoniste, M. de Machault, arrivée le même jour. Un motif de délicatesse m’empêche d’insérer ces particularités dans des Mémoires qu’un accident peut faire échapper de vos mains. Mais, à la place de cette anecdote sérieuse, en voici une assez comique, car il faut bien parfois égayer un peu mes récits.

Mon ami Vaudesir avoit, près d’Angers, une terre dont son malheureux fils Saint-James a porté le nom[4]. Comme il savoit que tous les ans j’allois voir ma sœur à Saumur (route d’Angers), il m’offrit une fois de m’y mener dans sa chaise de poste, à condition que, sur le temps de mon voyage, il y auroit trois jours pour Saint-James, où il se rendoit. Je pris volontiers cet engagement, et je vis à Saint-James la fleur des beaux esprits de l’Académie angevine, entre autres un abbé qui ressembloit beaucoup à l’abbé Beau-Génie du Mercure galant[5]. Il venoit de se signaler par un trait de sottise si singulier, si rare, que je ne pouvois pas le croire. « Le croirez-vous, me dit Vaudesir, s’il vous le répète lui-même ? Aidez-moi seulement à l’y engager : vous allez voir. » Vers la fin du dîner, je mis l’abbé en scène en lui parlant de son Académie, et Vaudesir, prenant la parole, en fit un éloge pompeux. « C’est, me dit-il, après l’Académie françoise le corps littéraire le plus illustre et le mieux composé. Tout récemment M. de Contades le fils vient d’y être reçu. C’est monsieur l’abbé qui a parlé au nom de l’Académie, et avec le plus grand succès. — À l’éloge du fils, repris-je, monsieur l’abbé n’a pas manqué d’ajouter l’éloge du père ? — Non, assurément, dit l’abbé, je n’ai eu garde d’y manquer, et j’ai payé à monsieur le maréchal un juste tribut de louanges. — Le champ, lui dis-je, étoit riche et vaste. Cependant il y avoit un pas difficile à passer. — Oui, me dit-il en souriant, l’affaire de Minden ; vraiment, c’étoit l’endroit critique ; mais je m’en suis tiré assez heureusement. D’abord, j’ai parlé des actions qui avoient mérité à M. le maréchal de Contades le commandement des armées ; j’ai rappelé tout ce qu’il avoit fait de plus glorieux jusque-là ; et, lorsque je suis arrivé à la bataille de Minden, je n’ai dit que deux mots : Contades paroît, Contades est vaincu ; et puis j’ai parlé d’autre chose. » Comme le rire m’étouffoit, j’y voulus faire diversion. « Ces mots, lui dis-je, rappellent ceux de César, après la défaite du fils de Mithridate : Je suis venu, j’ai vu, et j’ai vaincu. — Il est vrai, dit l’abbé ; l’on a même trouvé ma phrase un peu plus laconique. » L’air d’emphase et de gravité dont il avoit prononcé sa sottise étoit si plaisant que Vaudesir et moi, pour n’en pas éclater de rire, nous n’osions nous regarder l’un l’autre ; encore eûmes-nous de la peine à garder notre sérieux.

Ces voyages et ces absences déplaisoient à Mme Geoffrin. De toute la belle saison je n’assistois à l’Académie. On lui en faisoit des plaintes ; elle s’imaginoit que je me donnois un tort grave en cédant mes jetons aux académiciens assidus (ce qui, à l’égard des d’Olivet, étoit assurément une crainte bien mal fondée), et j’essuyois souvent de vives réprimandes sur ce qu’elle appeloit l’inconséquence de ma conduite. « Quoi de plus ridicule, en effet, disoit-elle, que d’avoir désiré d’être de l’Académie, et de ne pas y assister après y avoir été reçu ? » J’avois pour excuse l’exemple du plus grand nombre, encore moins assidu que moi ; mais elle prétendoit, avec raison, que j’étois de ceux dont les fonctions académiques exigeoient l’assiduité. Elle avoit bien aussi son petit intéŕêt personnel dans ses remontrances, car elle passoit les étés à Paris ; et, dans ce temps-là, elle ne vouloit point que sa société littéraire fût dispersée.

J’écoutois ses avis avec une modestie respectueuse, et, le lendemain, je m’échappois comme si elle ne m’avoit rien dit. Il étoit assez naturel que ses bontés pour moi en fussent refroidies, mais un dîner où j’étois aimable me réconcilioit avec elle ; et, dans les occasions sérieuses, elle se reprenoit d’affection pour moi. Je l’éprouvai dans deux maladies dont je fus attaqué chez elle. L’une avoit été cette même fièvre qui m’a repris cinq fois en ma vie, et qui finira par m’enlever : elle me vint dans le temps qu’on imprimoit ma Poétique. J’y voulois encore ajouter quelques articles ; et ce travail, dont j’avois la tête remplie, rendoit, dans les redoublemens de ma fièvre, le délire plus fatigant. Mes amis n’étoient pas tranquilles sur mon état, Mme Geoffrin en étoit inquiète. Le petit médecin de ses laquais, Gevigland[6], m’en tira très bien.

Mon autre maladie fut un rhume d’une qualité singulière : c’étoit une humeur visqueuse qui obstruoit l’organe de la respiration, et qu’avec tout l’effort d’une toux violente je ne pouvois expectorer. Vous concevez qu’après avoir vu périr toute ma famille du mal de poitrine, j’avois quelque raison de croire que c’étoit mon tour. Je le crus en effet ; et, privé du sommeil, maigrissant à vue d’œil, enfin me sentant dépérir, et ne doutant pas que le dernier période de la maladie ne s’annonçât bientôt par le symptôme accoutumé, je pris ma résolution, et ne songeai plus qu’à trouver quelque sujet d’ouvrage qui préoccupât ma pensée, et qui, après avoir rempli mes derniers momens, pût laisser de moi traces d’homme.

On m’avoit fait présent d’une estampe de Bélisaire, d’après le tableau de Van Dyck[7] ; elle attiroit souvent mes regards, et je m’étonnois que les poètes n’eussent rien tiré d’un sujet si moral, si intéressant. Il me prit envie de le traiter moi-même en prose ; et, dès que cette idée se fut emparée de ma tête, mon mal fut suspendu comme par un charme soudain. Ô pouvoir merveilleux de l’imagination ! Le plaisir d’inventer ma fable, le soin de l’arranger, de la développer, l’impression d’intérêt que faisoit sur moi-même le premier aperçu des situations et des scènes que je préméditois, tout cela me saisit et me détacha de moi-même, au point de me rendre croyable tout ce que l’on raconte des ravissemens extatiques. Ma poitrine étoit oppressée, je respirois péniblement, j’avois des quintes d’une toux convulsive ; je m’en apercevois à peine. On venoit me voir, on me parloit de mon mal ; je répondois en homme occupé d’autre chose : c’étoit à Bélisaire que je pensois. L’insomnie, qui jusqu’alors avoit été si pénible pour moi, n’avoit plus cet ennui, ce tourment de l’inquiétude. Mes nuits, comme mes jours, se passoient à rêver aux aventures de mon héros. Je ne m’en épuisois pas moins ; et ce travail continuel auroit achevé de m’éteindre si l’on n’eût pas trouvé quelque remède à mon mal. Ce fut Gatti, médecin de Florence, célèbre promoteur de l’inoculation, habile dans son art, et, de plus, homme très aimable, ce fut lui qui, m’étant venu voir, me sauva. « Il s’agit, me dit-il, de diviser cette humeur épaisse et glutineuse qui vous empâte le poumon ; et le remède en est agréable : il faut vous mettre à la boisson de l’oxymel. » Je ne fis donc que délayer au feu d’excellent miel dans d’excellent vinaigre, et du sirop formé de ce mélange l’usage salutaire me guérit en très peu de temps. Il y avoit alors plus de trois mois que je croyois périr ; mais, dans ces trois mois, j’avois avancé mon ouvrage. Les chapitres qui demandoient des études étoient les seuls qui me restoient à composer. Tout le travail de l’imagination étoit fini ; c’étoit le plus intéressant.

Si cet ouvrage est d’un caractère plus grave que mes autres écrits, c’est qu’en le composant je croyois proférer mes dernières paroles, novissima verba, comme disoient les anciens. Le premier essai que je fis de cette lecture, ce fut sur l’âme de Diderot ; le second, sur l’âme du prince héréditaire de Brunswick, aujourd’hui régnant[8].

Diderot fut très content de la partie morale ; il trouva la partie politique trop rétrécie, et il m’engagea à l’étendre. Le prince de Brunswick, qui voyageoit en France, après avoir fait contre nous la guerre avec une loyauté chevaleresque et une valeur héroïque, jouissoit, à Paris, de cette haute estime que lui méritoient ses vertus ; hommage plus flatteur que ces respects d’usage que l’on marque aux personnes de sa naissance et de son rang. Il désira d’assister à une séance particulière de l’Académie françoise, honneur jusque-là réservé aux têtes couronnées. Dans cette séance je lus un ample extrait de Bélisaire, et j’eus le plaisir de voir le visage du jeune héros s’enflammer aux images que je lui présentois, et ses yeux se remplir de larmes.

Il se plaisoit singulièrement au commerce des gens de lettres, et vous verrez bientôt le cas qu’il en faisoit. Helvétius lui donna à dîner avec nous, et il convint que, de sa vie, il n’avoit fait un dîner pareil. Je n’étois pas fait pour y être remarqué ; je le fus cependant. Helvétius ayant dit au prince qu’il lui trouvoit de la ressemblance avec le prétendant, et le prince lui ayant répondu qu’en effet bien des personnes avoient déjà fait cette remarque, je dis à demi-voix :

« Avec quelques traits de plus de cette ressemblance, le prince Édouard auroit été roi d’Angleterre. » Ce mot fut entendu ; le prince y fut sensible, et je l’en vis rougir de modestie et de pudeur.

Autant la lecture de Bélisaire avoit réussi à l’Académie, autant j’étois certain qu’il réussiroit mal en Sorbonne. Mais ce n’étoit point là ce qui m’inquiétoit ; et, pourvu que la cour et le Parlement ne se mêlassent point de la querelle, je voulois bien me voir aux prises avec la Faculté de théologie. Je pris donc mes précautions pour n’avoir qu’elle à redouter.

L’abbé Terray n’étoit pas encore dans le ministère ; mais au Parlement, dont il étoit membre, il avoit le plus grand crédit. J’allai avec Mme Gaulard, son amie, passer quelque temps à sa terre de la Motte, et là je lui lus Bélisaire. Quoique naturellement peu sensible, il le fut à cette lecture. Après l’avoir intéressé, je lui confiai que j’appréhendois quelque hostilité de la part de la Sorbonne, et je lui demandai s’il croyoit que le Parlement condamnât mon livre, dans le cas qu’il fût censuré. Il m’assura que le Parlement ne se mêleroit point de cette affaire, et me promit d’être mon défenseur, si quelqu’un m’y attaquoit.

Ce n’étoit pas tout. Il me falloit un privilège, et il me falloit l’assurance qu’il ne seroit point révoqué. Je n’avois aucun crédit personnel auprès du vieux Maupeou, alors garde des sceaux ; mais la femme de mon libraire, Mme Merlin, en étoit connue et protégée. Je le fis pressentir par elle, et il nous promit toute faveur.

Il me restoit à prendre mes sûretés du côté de la cour ; et, ici, l’endroit périlleux de mon livre n’étoit pas la théologie. Je redoutois les allusions, les applications malignes, et l’accusation d’avoir pensé à un autre que Justinien dans la peinture d’un roi foible et trompé. Il n’y avoit, malheureusement, que trop d’analogie d’un règne à l’autre ; le roi de Prusse le sentit si bien que, lorsqu’il eut reçu mon livre, il m’écrivit, de sa main, au bas d’une lettre de son secrétaire Lecat : « Je viens de lire le début de votre Bélisaire ; vous êtes bien hardi ! » D’autres pouvoient le dire ; et, si les ennemis que j’avois encore m’attaquoient de ce côté-là, j’étois perdu.

Cependant il n’y avoit pas moyen de prendre à cet égard des précautions directes. La moindre inquiétude que j’aurois témoignée auroit donné l’éveil, et m’auroit dénoncé. Personne n’auroit pris sur soi ni de me rassurer, ni de me promettre assistance ; et le premier conseil que l’on m’auroit donné auroit été de jeter au feu mon ouvrage, ou d’en effacer tout ce qui pouvoit être susceptible d’allusion et que n’auroit-il pas fallu en effacer ?

Je pris la contenance toute contraire à celle de l’inquiétude. J’écrivis au ministre de la maison du roi, le comte de Saint-Florentin, que j’étois sur le point de mettre au jour un ouvrage dont le sujet me sembloit digne d’intéresser le cœur du roi ; que je souhaitois vivement que Sa Majesté me permît de le lui dédier, et qu’en le lui donnant à examiner (à lui, ministre) j’irois le supplier de solliciter pour moi cette faveur. Pour cela je lui demandois un moment d’audience, et il me l’accorda.

En lui confiant mon manuscrit, je lui avouai en confidence qu’il y avoit un chapitre dont les théologiens fanatiques pourroient bien n’être pas contens. Il est donc bien intéressant pour moi, lui dis-je, que le secret n’en soit pas éventé ; et je vous supplie, Monsieur le comte, de ne pas laisser sortir mon manuscrit de votre cabinet. » Comme il avoit de l’amitié pour moi, il me le promit, et il me tint parole ; mais, quelques jours après, en me rendant mon ouvrage, qu’il avoit lu, ou qu’il avoit fait lire, il me dit que la religion de Bélisaire ne seroit pas du goût des théologiens ; que vraisemblablement mon livre seroit censuré, et que, pour cela seul, il n’osoit proposer au roi d’en accepter la dédicace. Sur quoi je le priai de vouloir bien me garder le silence, et je me retirai content.

Que voulois-je en effet ? Avoir à la cour un témoin de l’intention où j’avois été de dédier mon ouvrage au roi, et par conséquent une preuve que rien n’avoit été plus éloigné de ma pensée que de faire la satire de son règne ; ce qui étoit la vérité même. Avec ce moyen de défense je fus tranquille encore de ce côté. Mais il me falloit passer sous les yeux d’un censeur ; et, au lieu d’un, l’on m’en donna deux, le censeur littéraire n’ayant osé prendre sur lui d’approuver ce qui touchoit à la théologie.

Voilà donc Bélisaire soumis à l’examen d’un docteur de Sorbonne il s’appeloit Chevrier.

Huit jours après que je lui eus livré mon ouvrage, j’allai le voir. En me le rendant, il m’en fit de grands éloges ; mais, lorsque je jetai les yeux sur le dernier feuillet, je n’y vis point son approbation. « Ayez donc la bonté, lui dis-je, d’écrire là deux mots. » Sa réponse fut un sourire. « Quoi ! Monsieur, insistai-je, ne l’approuvez-vous pas ? — Non, Monsieur, Dieu m’en garde, me répondit-il doucement. — Et puis-je, au moins, savoir ce que vous y trouvez de répréhensible ? — Peu de chose en détail, mais beaucoup dans le tout ensemble ; et l’auteur sait trop bien dans quel esprit il a écrit son livre pour exiger de moi d’y mettre mon approbation. » Je voulus le presser de s’expliquer. « Non, Monsieur, me dit-il, vous m’entendez très bien ; je vous entends de même ; ne perdons pas le temps à nous en dire davantage, et cherchez un autre censeur. » Heureusement j’en trouvai un moins difficile, et Bélisaire fut imprimé.

Aussitôt qu’il parut, la Sorbonne fut en rumeur ; et il fut résolu, par les sages docteurs, que l’on en feroit la censure. Pour bien des gens, cette censure étoit encore une chose effrayante ; et de ce nombre étoient plusieurs de mes amis. L’alarme se mit parmi eux. Ceux-là me conseilloient d’apaiser, s’il étoit possible, la furie de ces docteurs ; d’autres amis, plus fermes, plus jaloux de mon honneur philosophique, m’exhortoient à ne pas mollir. Je rassurai les uns et les autres, ne dis mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public. Mon livre étoit enlevé ; la première édition en étoit épuisée ; je pressai la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avoit neuf mille exemplaires de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu’elle y devoit censurer ; et, grâce au bruit qu’elle faisoit sur le quinzième chapitre, on ne parloit que de celui-là ; c’étoit pour moi comme la queue du chien d’Alcibiade. Je me réjouissois de voir comme les docteurs me servoient en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi étoit de ne paroître ni foible ni mutin, et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se répandre dans l’Europe des éditions de mon livre. Je me tenois donc en défense, sans avoir l’air de craindre la Sorbonne, sans avoir l’air de la braver, lorsqu’un abbé, qui depuis a eu lui-même de puissans ennemis à combattre, l’abbé Georgel[9], vint m’inviter à prendre pour médiateur l’archevêque[10], en m’assurant que, si je l’allois voir, j’en serois bien reçu, et qu’il le savoit disposé à me négocier avec la Faculté un accommodement pacifique. Rien ne convenoit mieux à mon plan que les voies de conciliation. J’allai voir le prélat il me reçut d’un air paterne, en m’appelant toujours mon cher monsieur Marmontel. Je fus touché de la bonté que sembloient exprimer des paroles si douces. J’ai su depuis que c’étoit le protocole de monseigneur en parlant aux petites gens.

Je l’assurai de ma bonne foi, de mon respect pour la religion, du désir que j’avois de ne laisser aucun nuage sur ma doctrine et celle de mon livre, et je ne lui demandai pour grâce que d’être admis à m’expliquer devant lui avec ses docteurs sur tous les points qui, dans ce livre, leur paroissoient répréhensibles. Ce personnage de médiateur, de conciliateur, parut lui plaire. Il me promit d’agir, et, de mon côté, il me dit d’aller voir le syndic de la Faculté, le docteur Riballier, et de m’expliquer avec lui.

J’allai voir Riballier : nos entretiens et ma correspondance avec lui sont imprimés ; je vous y renvoie.

Les autres docteurs qu’assembla l’archevêque à sa maison de Conflans, où je me rendois pour y conférer avec eux, furent un peu moins malhonnêtes que Riballier ; mais, dans nos conférences, ils portoient aussi l’habitude de falsifier les passages pour en dénaturer le sens. Armé de patience et de modération, je rectifiois le texte qu’ils avoient altéré, et leur expliquois ma pensée, en leur offrant d’insérer en notes ces explications dans mon livre, et l’archevêque étoit assez content de moi ; mais ces messieurs ne l’étoient pas. « Tout ce que vous nous dites là est inutile, conclut enfin l’abbé Le Fèvre (vieil ergoteur que dans l’école on n’appeloit que la Grande Cateau) ; il faut absolument faire disparoître de votre livre le quinzième chapitre : c’est là qu’est le venin.

— Si ce que vous me demandez étoit possible, lui répondis-je, peut-être le ferois-je pour l’amour de la paix ; mais, à l’heure qu’il est, il y a quarante mille exemplaires de mon livre répandus dans l’Europe ; et, dans toutes les éditions qu’on en a faites et qu’on en fera, le quinzième chapitre est imprimé et le sera toujours. Que serviroit donc aujourd’hui d’en faire une édition où il ne seroit pas ? Personne ne l’achèteroit, cette édition mutilée ; ce seroit de l’argent perdu pour moi-même ou pour mon libraire. — Eh bien ! me dit-il, votre livre sera censuré sans pitié. — Oui, sans pitié, lui dis-je, Monsieur l’abbé, je m’y attends, si c’est vous qui en rédigez la censure ; mais monseigneur me sera témoin que j’aurai fait, pour vous adoucir, tout ce que raisonnablement vous pouviez exiger de moi.

— Oui, mon cher monsieur Marmontel, me dit l’archevêque, sur bien des points j’ai été content de votre bonne foi et de votre docilité ; mais il y a un article sur lequel j’exige de vous une rétractation authentique et formelle : c’est celui de la tolérance. — Si Monseigneur veut bien, lui dis-je, jeter les yeux sur quelques lignes que j’ai écrites ce matin, il y verra nettement expliquée quelle est, à ce sujet, mon opinion personnelle, et quels en sont les motifs. » Je lui présentai cette note, que vous trouverez imprimée à la suite de Bélisaire. Il la lut en silence, et la fit passer aux docteurs. « Bon ! dirent-ils, des lieux communs, rebattus mille fois, mille fois réfutés, qui sont le rebut des écoles. — Vous traitez, leur dis-je, avec bien du mépris l’autorité des Pères de l’Église et celle de saint Paul, dont mes motifs sont appuyés. » Ils me répondirent que « les écrits des Pères de l’Église étoient un arsenal où tous les partis trouvoient des armes, et que le passage de saint Paul que j’alléguois ne prouvoit rien.

— Eh bien ! leur demandai-je, puisque votre autorité seule doit faire loi, que me demandez-vous ? — Le droit du glaive, me dirent-ils, pour exterminer l’hérésie, l’irréligion, l’impiété, et tout soumettre au joug de la foi. »

C’étoit là que je les attendois, pour me retirer en bon ordre et me tenir retranché dans un poste où l’on ne pourroit m’attaquer. Præmunitum, atque ex omni parte causæ septum (de Or., I, 3). Je leur répondis donc que le glaive étoit l’une de ces armes charnelles que saint Paul avoit réprouvées lorsqu’il avoit dit : Arma militiæ nostræ non carnalia sunt ; et, à ces mots, j’allois sortir. Le prélat me retint, et, me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce. « Non, Monseigneur, lui dis-je ; si je l’avois signé, je croirois avoir trempé ma plume dans le sang ; je croirois avoir approuvé toutes les cruautés commises au nom de la religion. — Vous attachez donc, me dit Le Fèvre avec son insolence doctorale, une grande importance et une grande autorité à votre opinion ? — Je sais, lui dis-je, Monsieur l’abbé, que mon autorité n’est rien ; mais ma conscience est quelque chose, et c’est elle qui, au nom de l’humanité, au nom de la religion même, me défend d’approuver les persécutions. Defendenda religio est, non occidendo, sed moriendo ; non sævitia, sed patientia… Si sanguine, si tormentis, si malo religionem defendere velis, jam non defendetur, sed polluetur atque violabitur. C’est le sentiment de Lactance, c’est aussi celui de Tertullien et celui de saint Paul, et vous me permettrez de croire que ces gens-là vous valoient bien.

— Allons, dit-il à ses confrères, il n’en faut plus parler. Monsieur veut être censuré ; il le sera. » Ainsi finirent nos conférences. Ce qui m’en étoit précieux, c’étoit le résultat que j’en avois tiré. Ce n’étoit plus ici de petites chicanes théologiques où j’aurois été exposé aux arguties de l’École, c’étoit un point de controverse réduit aux termes les plus simples, les plus frappans, les plus tranchans. « Ils ont voulu, pouvois-je dire, me faire reconnoître le droit de forcer la croyance, d’y employer le glaive, les tortures, les échafauds et les bûchers ; ils ont voulu me faire approuver qu’on prêchât l’Évangile le poignard à la main, et j’ai refusé de signer cette doctrine abominable. Voilà pourquoi l’abbé Le Fèvre m’a déclaré que je serois censuré sans pitié. » Ce résumé, que je fis répandre à la ville, à la cour, au Parlement, dans les conseils, rendit la Sorbonne odieuse ; en même temps mes amis travaillèrent à la rendre ridicule, et je m’en reposai sur eux.

La première opération de la Faculté de théologie avoit été d’extraire de mon livre les propositions condamnables. C’étoit à qui auroit la gloire d’y en découvrir un plus grand nombre. Ils les trioient curieusement comme des perles, que chacun à l’envi apportoit dans le magasin. Après en avoir recueilli trente-sept, trouvant ce nombre suffisant, ils en firent imprimer la liste sous le titre d’Indiculus. Voltaire y ajouta l’épithète de ridiculus. Jamais l’adjectif et le substantif ne s’accordèrent mieux ensemble ; Indiculus ridiculus sembloient faits l’un pour l’autre ; ils restèrent inséparables. M. Turgot se joua d’une autre manière de la sottise des docteurs. Comme il étoit bon théologien lui-même, et encore meilleur logicien, il établit d’abord ce principe évident et universellement reconnu, que de deux propositions contradictoires, si l’une est fausse, l’autre est nécessairement vraie. Il mit ensuite en opposition, sur deux colonnes parallèles, les trente-sept propositions réprouvées par la Sorbonne, et les trente-sept contradictoires, bien exactement énoncées[11]. Point de milieu ; en condamnant les unes il falloit que la Faculté adoptât, professât les autres. Or, parmi celles-ci, il n’y en avoit pas une seule qui ne fût révoltante d’horreur ou ridicule d’absurdité. Ce coup de lumière, jeté sur la doctrine de la Sorbonne, fut foudroyant pour elle. Inutilement voulut-elle retirer son Indiculus ; il n’étoit plus temps, le coup étoit porté.

Voltaire se chargea de traîner dans la boue le syndic Riballier et son scribe Cogé, professeur à ce même collège Mazarin dont Riballier étoit principal, et qui, sous sa dictée, avoit écrit contre Bélisaire et contre moi un libelle calomnieux. En même temps, avec cette arme du ridicule qu’il manioit si bien, Voltaire tomba à bras raccourci sur la Sorbonne entière ; et ses petites feuilles, qui arrivoient de Genève et qui voltigeoient dans Paris, amusoient le public aux dépens de la Faculté. Quelques autres de mes amis, bons raisonneurs et bons railleurs, eurent aussi la charité de prendre ma défense ; si bien que le décret du tribunal théologique étoit déjà honni et bafoué avant d’avoir paru.

Tandis que la Sorbonne, plus furieuse encore de se voir harcelée, travailloit de toutes ses forces à rendre Bélisaire hérétique, déiste, impie, ennemi du trône et de l’autel (car c’étoient là ses deux grands chevaux de bataille), les lettres des souverains de l’Europe et celles des hommes les plus éclairés et les plus sages m’arrivoient de tous les côtés, pleines d’éloges pour mon livre, qu’ils disoient être le bréviaire des rois. L’impératrice de Russie l’avoit traduit en langue russe, et en avoit dédié la traduction à un archevêque de son pays. L’impératrice, reine de Hongrie, en dépit de l’archevêque de Vienne, en avoit ordonné l’impression dans ses États, elle qui étoit si sévère à l’égard des écrits qui attaquoient la religion. Je ne négligeai pas, comme vous pensez bien, de donner connoissance à la cour et au Parlement de ce succès universel[12] ; et ni l’une ni l’autre n’eurent envie de partager le ridicule de la Sorbonne.

Les choses étant ainsi disposées, et ma présence n’étant plus nécessaire à Paris, j’employai le temps que mirent les docteurs à fabriquer leur censure, je l’employai, dis-je, à remplir les saints devoirs de l’amitié.

Mme Filleul se mouroit d’une fièvre lente qui avoit pour cause une humeur âcre dans le sang, et pour laquelle le plus habile de nos médecins, Bouvart, lui avoit ordonné les eaux et les bains d’Aix-la-Chapelle. La jeune comtesse de Séran l’y accompagnoit ; mais, dans l’état où étoit la malade, l’assistance d’un homme leur étoit nécessaire. Leur ami Bouret me pria de les accompagner. Je m’en fis un devoir ; et, dès qu’elles apprirent ma réponse, Mme de Séran m’écrivit ce billet :

Est-il bien vrai que vous venez avec nous aux eaux ? Non ; je ne puis le croire. C’étoit l’objet de tous mes désirs ; mais je n’osois en faire l’objet de mes espérances. Vos occupations, vos affaires, vos plaisirs, tout combat ma confiance. Assurez-m’en vous-même, si vous voulez que je me le persuade ; et, si vous m’en assurez, croyez que je mettrai cette marque d’amitié au-dessus de toutes celles qui ont été données dans la vie. Mme Filleul n’ose pas plus se flatter que moi ; mais vous seriez peut-être décidé par le désir qu’elle en montre, et la reconnoissance qu’elle en témoigne.

Je partis avec elles. Mme Filleul étoit si mal, et Mme de Séran croyoit si bien voir mourir son amie en chemin, qu’elle m’avertit de me pourvoir d’un habit de deuil.

Arrivés à Aix-la-Chapelle avec cette femme courageuse qui, n’ayant plus qu’un souffle de vie, ne laissoit pas de sourire encore à la gaieté que nous affections, le médecin des eaux fut appelé ; il la trouva trop affoiblie pour soutenir le bain, et commença par lui faire essayer tout doucement les eaux. L’effet de leur vertu fut tel que, l’éruption de l’humeur ayant rendu la vie à la malade, dans peu de jours elle reprit des forces et fut en état de soutenir le bain. Alors s’opéra, comme par un miracle, un changement prodigieux. L’éruption fut complète sur tout le corps, et la malade, se sentant ranimée, alloit seule, se promenoit, et nous faisoit admirer les progrès de sa guérison, de son appétit, de ses forces. Hélas ! malgré nos remontrances et nos prières, elle abusa de cette prompte convalescence en ne voulant plus observer le doux régime qui lui étoit prescrit ; encore, malgré son intempérance, eût-elle été sauvée, sans la fatale imprudence qu’elle commit, à notre insu, au terme de sa guérison.

M. de Marigny, dont la sœur étoit morte, et qui, voulant se marier à son gré et pour son bonheur, avoit épousé la fille aînée de Mme Filleul, notre idole à tous, la belle, la spirituelle, la charmante Julie, cédant au désir qu’avoit sa femme de venir voir sa mère, nous l’amena, et, tout d’un temps, fit, avec le célèbre dessinateur Cochin, un voyage en Hollande et dans le Brabant, pour y voir les tableaux des deux Écoles hollandaise et flamande.

Je vous ai peint le caractère de cet homme estimable, intéressant et malheureux. Tout ce qu’on peut désirer de charmes dans une jeune personne, soit du côté de la figure, soit du côté de l’esprit et du caractère, douceur, ingénuité, bonté, gaieté ingénieuse, raison même, et raison très saine, tout cela, cultivé avec le plus grand soin, se trouvoit réuni dans sa jeune femme. Mais, tourmenté comme il l’étoit par un amour-propre ombrageux, à peine l’eut-il épousée qu’il s’avisa d’être jaloux de la tendresse qu’elle avoit pour sa mère, et de l’amitié dont elle étoit liée dès l’enfance avec Mme de Séran. Il fut témoin de leur sensibilité mutuelle en se revoyant ; mais il dissimula le dépit qu’il en ressentoit, et le peu de temps qu’il passa avec nous ne fut obscurci par aucun nuage. Il témoigna même à Mme Filleul des sentimens assez affectueux. « Je vous laisse, lui dit-il, notre chère Julie. Il est bien juste qu’elle donne des soins à la santé de sa mère. Dans quelque temps je viendrai la reprendre, et j’espère trouver alors parfaitement rétablie cette santé qui nous est si précieuse à tous. » Il dit aussi des choses aimables à la comtesse de Séran, et il nous laissa tous persuadés qu’il s’en alloit tranquille ; mais en lui le plus petit grain d’humeur étoit comme un levain qui fermentoit bien vite, et dont l’aigreur se communiquoit à toute la masse de ses pensées. Dès qu’il fut seul et livré à lui-même, il se représenta sa femme l’oubliant auprès de sa mère, et, plus en liberté, se réjouissant avec nous de son éloignement. « Elle ne l’aimoit point, elle ne vivoit point pour lui, et il s’en falloit bien qu’il fût ce qu’elle avoit de plus cher au monde. » Telles étoient les réflexions qu’il rouloit dans sa malheureuse tête. Il m’en avoit fait plus d’une fois la triste confidence. Ses lettres cependant furent assez aimables durant tout son voyage, et, jusqu’à son retour, nous n’aperçûmes rien de ce qui se passoit en lui. Laissons-le voyager, et parlons un peu de la vie qu’on menoit à Aix-la-Chapelle.

Quoique Mme Filleul, naturellement vive, volontaire et gourmande, fît, malgré nous, tout ce qu’il falloit pour retarder sa guérison, la vertu des eaux et des bains ne laissoit pas de chasser encore les nouveaux principes d’acrimonie qu’elle faisoit passer tous les jours dans son sang, avec des jus très épicés et des ragoûts dont l’assaisonnement étoit un vrai poison pour elle. Comme elle se vantoit d’être guérie, sans en être aussi persuadés qu’elle nous le croyions assez pour nous en réjouir.

Ainsi nos dames se donnoient tous les amusemens des eaux. Je les partageois avec elles. L’après-dînée c’étoient des promenades, le soir c’étoit la danse à l’assemblée du Ridotto, où l’on jouoit gros jeu ; mais aucun de nous ne jouoit. Les danses étoient toutes angloises, et très jolies, et très bien dansées. C’étoit pour moi un curieux spectacle que ces chaînes d’hommes et de femmes de toutes les nations du Nord, Russes, Polonois, Allemands, Anglois surtout, réunis et mêlés par l’attrait commun du plaisir. Je n’ai pas besoin de vous dire que deux Françoises d’une rare beauté, dont la plus vieille avoit vingt ans, n’eurent qu’à se montrer pour s’attirer des soins et des hommages. Lors donc que le matin, à la promenade des eaux, ou quelquefois chez elles, on leur faisoit la cour, j’avois des heures solitaires ; je les employois au travail : je faisois les Incas.

Dans ce temps-là, deux de nos évêques françois vinrent aux eaux, et se trouvèrent logés dans notre voisinage. L’un, Broglie[13], évêque de Noyon, étoit malade ; l’autre l’accompagnoit ; c’étoit Marbeuf, évêque d’Autun, qui depuis a été ministre de la feuille#1. L’auteur du livre que la Sorbonne censuroit dans ce moment-là fut pour eux un objet de curiosité. Ils vinrent me voir, et m’invitèrent à faire ensemble des promenades. Je compris bien que ces prélats vouloient peloter avec moi ; et, comme le jeu me plaisoit assez, je fis volontiers leur partie.

Ils commencèrent, comme vous pensez bien, par me parler de Bélisaire. Ils s’attendoient à me trouver fort effrayé du décret que la Sorbonne alloit fulminer contre moi, et ils furent assez surpris de me voir si tranquille sous l’anathème. « Bélisaire, leur dis-je, est un vieux militaire, honnête homme et chrétien dans l’âme, aimant sa religion de bon cœur et de bonne foi ; il en croit tout ce qui lui en est enseigné dans l’Évangile, et ne rejette que ce qui n’en est pas. C’est aux noirs fantômes de la superstition, c’est aux monstrueuses horreurs du fanatisme que Bélisaire refuse sa croyance. J’ai proposé à la Sorbonne de rendre cette distinction évidente dans des notes explicatives que j’ajouterois à mon livre. Elle a [14] refusé ce moyen de conciliation ; elle a voulu que le quinzième chapitre fût retranché d’un livre dont quarante mille exemplaires sont déjà répandus : demande puérile, car l’édition tronquée et mise au rebut n’auroit fait que me ruiner. Enfin, elle s’est obstinée à vouloir que je reconnusse le dogme de l’intolérance civile, le droit du glaive, le droit des proscriptions, des exils, des cachots, des poignards, des tortures et des bûchers, pour forcer à croire à la religion de l’agneau ; et, dans l’agneau de l’Évangile, je n’ai pas voulu reconnoître le tigre de l’inquisition. Je m’en suis tenu à la doctrine de Lactance, de Tertullien, de saint Paul, et à l’esprit de l’Évangile. Voilà pourquoi la Sorbonne est actuellement occupée à fabriquer une censure où elle foudroiera Bélisaire, Lactance, Tertullien, saint Paul, et quiconque pense comme eux. Prenez garde à vous, Messeigneurs, car vous pourriez bien être du nombre.

— Mais de quoi se mêlent les philosophes, me dit l’évêque d’Autun, de parler de théologie ? — De quoi se mêlent les théologiens, lui répliquai-je, de tyranniser les esprits, et d’exciter les princes à employer la force pour violenter la croyance ? Les princes sont-ils juges sur l’article de la doctrine et sur les objets de la foi ? — Non, certes, me dit-il, les princes n’en sont pas les juges. — Et vous en faites les bourreaux ! — Je ne sais pas, reprit-il, pourquoi on accuse aujourd’hui les théologiens d’un genre de persécution qui ne s’exerce plus. Jamais l’Église n’a mis tant de modération dans l’usage de sa puissance. — Il est vrai, Monseigneur, lui dis-je, qu’elle en use plus sobrement ; et, pour la conserver, elle l’a tempérée. — Pourquoi donc prendre, insista-t-il, ce temps-là même pour l’attaquer ? — Parce qu’on n’écrit pas seulement, répondis-je, pour le moment où l’on écrit ; qu’il est à craindre que l’avenir ne ressemble au passé, et qu’on prend le moment où les eaux sont basses pour travailler aux digues. — Ah ! les digues ! ce sont, dit-il, les prétendus philosophes qui les renversent ; et ils ne tendent pas à moins qu’à détruire la religion. — Qu’on lui laisse son caractère, à cette religion charitable, bienfaisante et paisible, j’ose assurer, lui répliquai-je, que l’incrédule même n’osera l’attaquer, et que l’impie se taira devant elle. Ce ne sont ni ses dogmes purs, ni sa morale, ni même ses mystères, qui lui suscitent des ennemis. Ce sont les opinions violentes et fanatiques dont une théologie atrabilaire a mêlé sa doctrine, c’est là ce qui soulève une foule de bons esprits. Qu’on la dégage de ce mélange, qu’on la ramène à sa sainteté primitive ; alors ceux qui l’attaqueront seront les ennemis publics des malheureux qu’elle console, des opprimés qu’elle relève, et des foibles qu’elle soutient. — Vous avez beau dire, reprit l’évêque, sa doctrine est constante, l’édifice en est cimenté, et nous ne souffrirons jamais qu’une seule pierre en soit détachée. » Je lui fis observer que l’art des mines étoit porté fort loin ; qu’avec un peu de poudre on renversoit de fond en comble des tours bien hautes, bien solides, et que l’on brisoit même les rochers les plus durs. « Me préserve le Ciel, ajoutai-je, de souhaiter que ce présage s’accomplisse ! j’aime sincèrement, je révère du fond du cœur cette religion consolante ; mais, si jamais elle meurt parmi nous, le fanatisme théologique en sera seul la cause ; ce sera lui qui, de sa main, lui aura porté le coup mortel. »

Alors s’éloignant un peu de moi, et parlant à voix basse à l’évêque de Noyon, je crus entendre qu’il lui disoit : Cela durera plus que nous. Il se trompoit. Ensuite, revenant vers moi : « Si vous aimez la religion, insista-t-il, pourquoi vous joignez-vous à ceux qui méditent de la détruire ? — Je ne me joins, lui répondis-je, qu’à ceux qui l’aiment comme moi, et qui désirent qu’elle se montre telle qu’elle est venue du ciel, pure, sans mélange et sans tache, sicut aurora consurgens, pulchra ut luna, electa ut sol. (Il ajouta, en souriant, terribilis ut castrorum acies ordinata.) Oui, répliquai-je, terrible aux méchans, aux fanatiques, aux impies ; mais terrible dans l’avenir avec les armes qui lui sont propres, et qui ne sont ni le fer ni le feu. » Telle fut à peu près notre première conversation.

Une autre fois, comme il revenoit sans cesse à dire que les philosophes se donnoient trop de libertés « Il est vrai, Monseigneur, lui dis-je, que parfois ils s’avisent d’être vos suppléans dans des fonctions assez belles ; mais ce n’est qu’autant que vous-mêmes vous ne daignez pas les remplir. — Quelles fonctions ? demanda-t-il. — Celles de prêcher sur les toits des vérités qu’on dit trop rarement aux souverains, à leurs ministres, aux flatteurs qui les environnent. Depuis l’exil de Fénelon, ou, si vous voulez, depuis ce petit cours de morale touchante que Massillon fit faire à Louis XV enfant, leçons prématurées, et par là inutiles, les vices, les crimes publics, ont-ils trouvé dans le sacerdoce un seul agresseur courageux ? En chaire, on ose bien tancer de petites foiblesses et des fragilités communes ; mais les passions désastreuses, les fléaux politiques, en un mot les sources morales des malheurs de l’humanité, qui ose les attaquer ? qui ose demander compte à l’orgueil, à l’ambition, à la vaine gloire, au faux zèle, à la fureur de dominer et d’envahir, qui ose leur demander compte devant Dieu et devant les hommes des larmes et du sang de leurs innombrables victimes ? » Alors je supposai un Chrysostome en chaire ; et, en exposant les sujets qui invoqueroient son éloquence, je fus peut-être moi-même éloquent dans ce moment-là.

Quoi qu’il en soit, mes deux prélats, après m’avoir tâté le pouls deux ou trois fois, trouvèrent mon mal incurable ; et, lorsqu’un jour, en leur montrant sur ma table le manuscrit des Incas, je leur dis « Voilà un ouvrage qui réduira vos docteurs à l’alternative de brûler l’Évangile ou de respecter dans Las Casas, cet apôtre des Indes, les mêmes sentimens et la même doctrine qu’ils condamnent dans Bélisaire », ils virent qu’il n’y avoit plus rien à espérer de moi ; ainsi leur zèle découragé, ou plutôt leur curiosité satisfaite, me laissa disposer d’un temps que nous perdions ensemble, eux à vouloir faire de moi un philosophe théologien, et moi à vouloir faire d’eux des théologiens philosophes.

Le travail que demandoit encore mon livre des Incas fut interrompu quelque temps pour faire place à celui d’un mémoire où j’ai plaidé la cause des paysans du Nord, et qui est imprimé dans la collection de mes œuvres[15].

Je venois de lire dans les gazettes qu’à la Société économique de Pétersbourg un anonyme proposoit un prix de mille ducats pour le meilleur ouvrage sur cette question : Est-il avantageux pour un État que le paysan possède en propre du terrain, ou qu’il ait seulement des biens meubles ? et jusqu’où le droit du paysan sur cette propriété devroit-il s’étendre pour l’avantage de l’État ?

Je ne doutai pas que l’anonyme ne fût l’impératrice de Russie elle-même ; et, puisque sur ce grand objet elle vouloit que la vérité fût connue dans ses États, je résolus de la montrer tout entière. L’un des ministres de Russie, M. de Saldern, étoit venu prendre les eaux d’Aix-la-Chapelle. Je le voyois souvent, et il me parloit des affaires du Nord avec autant d’ouverture de cœur qu’il est permis à un ministre sage. Ce fut par lui que mon mémoire parvint à sa destination. Il n’obtint pas le prix, et je l’avois prévu ; mais il fit son impression, et j’en reçus des témoignages.

Ainsi mes heures solitaires étoient remplies et utilement occupées. Mais un objet non moins intéressant pour moi que mon travail, et, à vrai dire, plus attrayant encore, c’étoit la conversation de mes trois femmes, toutes les trois de caractères différens, mais si analogues que leurs couleurs se marioient et se fondoient ensemble comme celles de l’arc-en-ciel. Or, c’est de ce mélange harmonieux de sentimens et de pensées que résulte le charme de la conversation. Un assentiment unanime commence par être agréable et finit par être ennuyeux. Aussi Mme Filleul disoit-elle qu’elle aimoit la contrariété ; qu’il n’y avoit que cela de naturel et de sincère ; que la nature n’avoit rien fait de pareil, ni deux œufs, ni deux feuilles d’arbre, ni deux esprits et deux caractères, et que, partout où l’on croyoit voir une ressemblance constante de sentimens et d’opinions, il y avoit dissimulation et complaisance de part ou d’autre, souvent même des deux côtés.

L’une des trois, Mme de Séran, m’avoit mis dans sa confidence, et cette confidence étoit de nature à donner lieu à d’intéressans tête-à-tête. Il s’agissoit pour elle de succéder, si elle l’avoit voulu, à Mme de Pompadour. Elle étoit en relation continuelle avec le roi ; il lui écrivoit par tous les courriers ; et ces lettres et les réponses me passoient toutes sous les yeux. Voici comment s’étoit noué le fil de ce petit roman.

Mme de Séran étoit fille d’un M. de Bullioud, bon gentilhomme sans fortune, ci-devant gouverneur des pages du duc d’Orléans. Par une fatalité des plus étranges, et que je ne puis expliquer, cette jeune personne, dès l’âge de quinze ans, avoit été l’objet de l’humeur violente et sombre de son père et de l’aversion de sa mère. Belle comme l’Amour, et encore plus intéressante par le charme de sa bonté et de sa naïve innocence que par l’éclat de sa beauté, elle pleuroit et gémissoit dans cette situation si triste et si cruelle, lorsque son père prit tout à coup la résolution de la marier, en lui donnant pour dot sa place de gouverneur des pages qu’il cédoit à son gendre. Cet époux qu’il lui présenta étoit aussi un gentilhomme d’ancienne race, mais n’ayant pour tout bien qu’une petite terre en Normandie. C’étoit peu d’être pauvre, M. de Séran étoit laid, et d’une laideur rebutante : roux, mal fait, borgne, et un dragon[16] dans l’œil ; d’ailleurs, le plus honnête et le meilleur des hommes. Lorsqu’il fut présenté à notre belle Adélaïde, elle en pâlit d’effroi, et le cœur lui bondit de dégoût et de répugnance. La présence de ses parens lui fit dissimuler, tant qu’il lui fut possible, cette première impression ; mais M. de Séran s’en aperçut. Il demanda qu’il lui fût permis d’être quelques momens tête à tête avec elle ; et, lorsqu’ils furent seuls « Mademoiselle, lui dit-il, vous me trouvez bien laid, et ma laideur vous épouvante ; je le vois ; vous pouvez l’avouer sans détour. Si vous croyez que cette répugnance soit invincible, parlez-moi comme à votre ami : le secret vous sera gardé ; je prendrai sur moi la rupture, vos père et mère ne sauront rien de l’aveu que vous m’aurez fait. Cependant, s’il étoit possible de vous rendre supportables dans un mari ces disgrâces de la nature, et s’il ne falloit pour cela que les soins et les complaisances d’une bonne et tendre amitié, vous pourriez les attendre du cœur d’un honnête homme qui vous sauroit gré toute la vie de ne l’avoir point rebuté. Consultez-vous, et répondez-moi ; vous êtes parfaitement libre. »

Adélaïde étoit si malheureuse, elle voyoit dans cet honnête homme un désir si sincère de lui procurer un sort plus doux, qu’elle espéra se donner le courage de l’accepter. « Monsieur, lui dit-elle, ce que je viens d’entendre, le caractère de bonté, de probité, que ce langage annonce, me prévient en votre faveur de l’estime la plus sincère. Donnez-moi vingt-quatre heures pour faire mes réflexions, et venez me revoir demain. »

Il ne fallut pas moins que les conseils les plus pressans de la raison et du malheur pour la déterminer ; mais enfin, l’estime que M. de Séran lui avoit inspirée triompha de tous ses dégoûts. « Monsieur, lui dit-elle en le revoyant, je suis persuadée que la laideur, ainsi que la beauté, s’oublie, et que les seules qualités dont l’habitude n’affoiblit point l’impression, et dont tous les jours, au contraire, elle fait mieux sentir le prix, ce sont les qualités de l’âme ; je les trouve en vous, c’est assez ; et je me fie à votre honnêteté du soin de mon bonheur. Je désire faire le vôtre. »

Ainsi se maria Mlle de Bullioud avant ses quinze ans accomplis ; et M. de Séran fut pour elle tout ce qu’il avoit promis d’être. Je ne dis pas que cette union eût les charmes de l’amour, mais elle avoit les douceurs de la paix, de l’amitié, de la plus tendre estime. Le mari, sans inquiétude, voyoit sa femme environnée d’adorateurs ; et la femme, par sa conduite raisonnable et décente, honoroit aux yeux du public la confiance de son mari.

Cependant, comme il étoit impossible de la voir, de l’entendre, surtout de la connoître, sans désirer pour elle un meilleur sort, ses amis s’occupèrent du soin de sa fortune ; et, au mariage du duc de Chartres, ils songèrent à la placer honorablement auprès de la jeune princesse. Mais pour cela il ne suffisoit pas d’une noblesse ancienne et pure, il falloit encore être du nombre des femmes présentées au roi : telle étoit l’étiquette de la cour d’Orléans. Cet honneur étoit réservé à quatre cents ans de noblesse, et, à ce titre, elle avoit le droit d’y prétendre. Il lui fut accordé. Mais le roi, après avoir écouté plus attentivement l’éloge de sa beauté que les témoignages sur sa noblesse, mit pour condition à son consentement qu’après sa présentation elle iroit l’en remercier ; article secret pour M. de Séran, et auquel sa femme elle-même ne s’étoit pas attendue : car, de bien bonne foi, elle n’aspiroit qu’à la place qui lui étoit promise dans la cour du duc d’Orléans ; et, lorsqu’au rendez-vous que lui donna le roi dans ses petits cabinets, il fallut aller seule le remercier tête à tête, j’ai su qu’elle en étoit tremblante. Cependant elle s’y rendit, et j’arrivai chez Mme Filleul comme on y attendoit son retour. Ce fut là que j’appris ce que je viens de raconter ; et je vis bien que, pour ses amis, la place à la cour d’Orléans n’avoit été qu’un spécieux prétexte, et que le rendez-vous actuel étoit leur objet important.

J’eus le plaisir de voir les châteaux en Espagne de l’ambition s’élever ; la jeune comtesse toute-puissante, le roi et la cour à ses pieds, tous ses amis comblés de grâces, de faveurs ; moi-même honoré de la confiance de la maîtresse, et par elle inspirant et faisant faire au roi tout le bien que j’aurois voulu ; il n’y avoit rien de si beau. On attendoit la jeune souveraine, on comptoit les minutes, on mouroit d’impatience de la voir arriver ; et cependant on étoit bien aise qu’elle n’arrivât point encore.

Elle arrive enfin, et nous raconte son voyage. Un garçon de la chambre l’attendoit à la grille de la chapelle ; il étoit nuit close ; elle étoit montée par un escalier dérobé dans les petits appartemens. Le roi ne s’étoit pas fait attendre. Il l’avoit abordée d’un air aimable, lui avoit pris les mains, les lui avoit baisées respectueusement ; et, la voyant craintive, il l’avoit rassurée par de douces paroles et un regard plein de bonté. Ensuite il l’avoit fait asseoir vis-à-vis de lui, l’avoit félicitée sur le succès de sa présentation, en lui disant que rien de si beau n’avoit paru dans sa cour, et que tout le monde en étoit d’accord. « Il est donc bien vrai, Sire, lui ai-je répondu, nous dit-elle, que le bonheur nous embellit, et, si cela est, je dois être encore plus belle en ce moment. — Aussi l’êtes vous », m’a-t-il dit en me prenant les mains et en les serrant doucement dans les siennes, qui étoient tremblantes. Après un moment de silence où ses regards seuls me parloient, il m’a demandé quelle seroit la place que j’ambitionnerois à sa cour. Je lui ai répondu : « La place de la princesse d’Armagnac[17] (c’étoit une vieille amie du roi qui venoit de mourir). — Ah ! vous êtes bien jeune, m’a-t-il dit, pour remplacer une amie qui m’a vu naître, qui m’a tenu sur ses genoux, et que j’ai chérie dès le berceau. Il faut du temps, Madame, pour obtenir ma confiance : j’ai tant de fois été trompé ! — Oh ! je ne vous tromperai pas, lui ai-je dit ; et, pour mériter le beau titre de votre amie, s’il ne faut que du temps, j’en ai à vous donner. » Ce langage, avec mes vingt ans, l’a surpris, mais ne lui a pas déplu. En changeant de propos, il m’a demandé si je trouvois ses petits appartemens meublés d’assez bon goût. « Non, lui ai-je dit, je les voudrois en bleu. » Comme le bleu est sa couleur, cette réponse l’a flatté. J’ai ajouté qu’à cela près je les trouvois charmans. « Si vous vous y plaisez, m’a-t-il dit, j’espère que vous voudrez bien y venir quelquefois, par exemple tous les dimanches, à la même heure qu’aujourd’hui. » Je l’ai assuré que je saisirois tous les momens de lui faire ma cour. Sur quoi il m’a quittée pour aller souper avec ses enfans. Il m’a donné rendez-vous à la huitaine, à la même heure. Je vous annonce donc à tous que je serai l’amie du roi, et que je ne serai rien de plus. »

Comme cette résolution étoit non seulement dans sa tête, mais dans son cœur, elle y tint, et j’en eus la preuve. Au second rendez-vous, elle trouva le salon meublé en bleu comme elle l’avoit désiré, attention assez délicate. Elle s’y rendoit tous les dimanches, et, par Janel, l’intendant des postes, elle recevoit fréquemment, dans l’intervalle des rendez-vous, des lettres de la main du roi ; mais, dans ces lettres, que j’ai vues, il ne sortoit jamais des bornes d’une galanterie respectueuse, et les réponses qu’elle y faisoit, pleines d’esprit, de grâce et de délicatesse, flattoient son amour-propre sans jamais flatter son amour. Mme de Séran avoit infiniment de cet esprit naturel et facile, dont l’agrément naïf et simple enchante ceux qui en ont le plus, et plaît à ceux qui en ont le moins. La vanité du roi, difficile à apprivoiser, avoit été bientôt à son aise avec elle. Dès leur second rendez-vous, les momens qui précédoient le souper du roi au grand couvert lui avoient paru si courts qu’il la pria de vouloir bien l’attendre, et d’agréer qu’on lui servît à elle un petit souper, promettant d’abréger le sien autant qu’il lui seroit possible, afin d’être avec elle quelques momens de plus. Comme il avoit dans ses cabinets une petite bibliothèque, un soir elle lui demanda quelque livre agréable pour s’occuper en son absence ; et, le roi lui en laissant le choix, elle eut pour moi l’attention et la bonté de nommer Bélisaire. « Je ne l’ai point, répondit le roi ; c’est le seul de ses ouvrages que Marmontel ne m’ait point donné. — Choisissez donc vous-même, Sire, lui dit-elle, un livre qui m’amuse ou qui m’intéresse. — J’espère, lui dit-il, que celui-ci vous intéressera » ; et il lui donna un recueil de vers faits au sujet de sa convalescence. Ce fut pour elle, après le souper, un ample et riche fonds d’éloges d’autant plus flatteurs que l’esprit y laissoit parler le sentiment.

Si le roi avoit été jeune, et animé de ce feu qui donne de l’audace et qui la fait pardonner, je n’aurois pas juré que la jeune et sage comtesse eût toujours passé sans péril le pas glissant du tête-à-tête ; mais un désir foible, timide, mal assuré, tel qu’il étoit dans un homme vieilli par les plaisirs plus que par les années, avoit besoin d’être encouragé, et un air de décence, de réserve et de modestie, n’étoit pas ce qu’il lui falloit. La jeune femme le sentoit bien. « Aussi, nous disoit-elle, il n’osera jamais être que mon ami, j’en suis sûre ; et je m’en tiens là. »

Elle lui parla cependant un jour de ses maîtresses, et lui demanda s’il avoit jamais été véritablement amoureux. Il répondit qu’il l’avoit été de Mme de Châteauroux. « Et de Mme de Pompadour ? Non, dit-il, je n’ai jamais eu de l’amour pour elle. Vous l’avez cependant gardée aussi longtemps qu’elle a vécu. — Oui, parce que la renvoyer, c’eût été lui donner la mort. » Cette naïveté n’étoit pas séduisante ; aussi Mme de Séran ne fut-elle jamais tentée de succéder à une femme que le roi n’avoit gardée que par pitié.

Elle en étoit à ces termes avec lui lorsqu’elle et moi nous quittâmes tout pour accompagner aux eaux notre amie malade et mourante.

Mme de Séran recevoit régulièrement, tous les courriers, une lettre du roi, par l’entremise de Janel ; j’en étois confident ; je l’étois aussi des réponses ; je l’ai été depuis, tant qu’a duré leur correspondance, et je suis témoin oculaire de l’honnêteté de cette liaison. Les lettres du roi étoient remplies d’expressions qui ne laissoient rien d’équivoque. « Vous n’êtes que trop respectable !… Permettez-moi de vous baiser les mains ; permettez au moins, dans l’éloignement, que je vous embrasse. » Il lui parloit de la mort du Dauphin, qu’il appeloit notre saint héros, et lui disoit qu’elle manquoit aux consolations dont il avoit besoin sur une perte aussi cruelle. Tel étoit son langage, et il n’auroit pas eu la complaisance de déguiser ainsi le style d’un amant heureux. J’aurai lieu de parler encore de ces lettres du roi, et de l’impression qu’elles firent sur un esprit moins facile à persuader que le mien. En attendant, j’observe ici que le roi, à son âge, n’étoit pas fâché de trouver à goûter les charmes d’une liaison de sentiment d’autant plus piquante et flatteuse qu’elle lui étoit nouvelle, et que, sans compromettre son amour-propre, elle le touchoit par l’endroit le plus délicat.

Quoique le bruit que faisoit Bélisaire et la célébrité que les Contes moraux avoient dans le nord de l’Europe m’eussent déjà rendu assez remarquable parmi cette foule au milieu de laquelle je vivois, une aventure assez honorable pour moi m’attira de nouvelles attentions. Un matin, en passant devant la grande auberge où se tenoit le Ridotto, je m’entendis appeler par mon nom. Je lève la tête, et je vois à la fenêtre d’où venoit la voix un homme qui s’écrie : C’est lui-même, et qui disparoît. Je ne l’avois pas reconnu ; mais dans l’instant je le vois sortir de l’auberge, courir à moi et m’embrasser en disant : « L’heureuse rencontre ! » C’étoit le prince de Brunswick. « Venez, ajouta-t-il, que je vous présente à ma femme ; elle va être bien contente. » Et, en entrant chez elle : « Madame, lui dit-il, vous désiriez tant de connoître l’auteur de Bélisaire et des Contes moraux ! le voici, je vous le présente. » Son Altesse Royale, sœur du roi d’Angleterre, me reçut avec la même joie et la même cordialité dont le prince me présentoit. Dans ce moment, les magistrats de la ville les attendoient à la fontaine, pour la faire ouvrir devant eux et leur montrer la concrétion de soufre pur qui se formoit en stalactite sous la pierre du réservoir ; espèce d’honneur qu’on ne rendoit qu’à des personnes principales. « Allez-y sans moi, dit le prince à sa femme ; je passerai plus agréablement ces momens avec Marmontel. » Je voulus me refuser à cette faveur ; mais il fallut rester avec lui au moins un quart d’heure, enfermés tête à tête ; et il l’employa à me parler avec enthousiasme des gens de lettres qu’il avoit vus à Paris, et des heureux momens qu’il avoit passés avec eux. Ce fut là qu’il me dit que l’idée affligeante qui lui étoit restée de notre commerce étoit qu’il falloit renoncer à l’espérance de nous attirer hors de notre patrie, et qu’aucun souverain de l’Europe n’étoit assez riche, assez puissant, pour nous dédommager du bonheur de vivre entre nous.

Enfin, pour l’engager à se rendre à la fontaine, je fus obligé de lui marquer le désir d’en voir moi-même l’ouverture, et j’eus l’honneur de l’y accompagner.

Comme ils devoient partir le lendemain, la princesse eut la bonté de m’inviter à aller passer la soirée avec eux au Ridotto. Elle dansoit dans le moment que j’y arrivai ; et aussitôt elle quitta la danse, qu’elle aimoit passionnément, pour venir causer avec moi. Jusqu’à une heure après minuit, elle, sa dame de compagnie (Mlle Stuart) et moi, nous nous tînmes dans notre coin à nous entretenir de tout ce que voulut savoir de moi cette aimable princesse. Il est possible que sa bonté me fît illusion ; mais, dans son naturel, je lui trouvai beaucoup d’esprit et d’agrément. « Comment donc, lui disois-je, vous a-t-on élevée pour avoir dans le caractère cette adorable simplicité ? Que vous ressemblez peu à ce que j’ai pu voir de personnes de votre rang ! — C’est, me répondit Mlle Stuart, qu’à votre cour on enseigne aux princes à dominer, et qu’à la nôtre on leur enseigne à plaire. »

La princesse, avant de me quitter, eut la bonté de vouloir que je lui promisse de faire un voyage en Angleterre, lorsqu’elle y seroit elle-même. « Je vous en ferai les honneurs, me dit-elle (ce sont ses termes), et ce sera moi qui vous présenterai au roi mọn frère. » Je lui promis qu’à moins de quelque obstacle insurmontable j’irois lui faire ma cour à Londres ; et je pris congé d’elle et de son digne époux, véritablement pénétré des marques de bonté que j’en avois reçues. Je n’en fus pas plus fier ; mais, dans le cercle du Ridotto, je crus m’apercevoir que j’étois plus considéré. Il semble, mes enfans, qu’il y ait de la vanité à vous raconter ces détails ; mais il faut bien que je vous apprenne qu’avec quelque talent et une conduite honnête et simple on se fait estimer partout.

Quoique Mme de Séran et Mme de Marigny ne fussent point malades, elles ne laissoient pas de se donner fréquemment le plaisir du bain ; et je les entendois parler de leur jeune baigneuse comme d’un modèle que les sculpteurs auroient été trop heureux d’avoir pour la statue d’Atalante, ou de Diane, ou même de Vénus. Comme j’avois le goût des arts, je fus curieux de connoître ce modèle qu’on louoit tant. J’allai voir la jeune baigneuse ; je la trouvai belle, en effet, et presque aussi sage que belle. Nous fîmes connoissance. Une de ses amies, qui fut bientôt la mienne, voulut bien nous permettre d’aller quelquefois avec elle goûter dans son petit jardin. Cette société populaire, en me rapprochant de la simple nature, me rendoit assez de philosophie pour conserver mon âme en paix auprès de mes deux jeunes dames ; situation qui, sans cela, n’eût pas laissé d’être pénible. Au reste, ces goûters n’étoient pas ruineux pour moi : de bons petits gâteaux avec une bouteille de vin de Moselle en faisoient les frais ; et Mme Filleul, que j’avois mise dans ma confidence, me glissoit en secret de petits flacons de vin de Malaga que sa baigneuse et moi buvions à sa santé.

Hélas ! cette santé qui, malgré toutes ses intempérances, ne laissoit pas de se rétablir par la vertu merveilleuse des bains, éprouva bientôt une révolution funeste.

M. de Marigny revint de son voyage de Hollande : il croyoit ramener avec lui sa femme à Paris ; mais, Mme Filleul lui ayant témoigné qu’il lui feroit plaisir de lui laisser sa fille jusqu’à la fin de la saison des eaux, temps qui n’étoit pas éloigné, il parut céder volontiers à ce désir d’une mère malade ; et, comme il vouloit voir Spa en s’en allant, nos jeunes dames résolurent de l’y accompagner ; ils m’engagèrent tous à faire ce petit voyage. Je ne sais quel pressentiment me faisoit insister à tenir compagnie à Mme Filleul ; mais elle-même, s’obstinant à vouloir qu’on la laissât seule, me força de partir. Ce malheureux voyage s’annonça mal. Deux Polonois de la société de nos jeunes dames, MM. Regewski, trouvèrent qu’il seroit du bon air de les accompagner à cheval. M. de Marigny ne les vit pas plus tôt caracoler à la portière du carrosse qu’il tomba dans une humeur sombre ; et, dès ce moment, le nuage qui s’éleva dans sa tête ne fit que se grossir et devenir plus orageux.

En arrivant à Spa, il vint cependant avec nous à l’assemblée du Ridotto ; mais, plus il la trouva brillante, et plus il fut frappé de l’espèce d’émotion qu’avoient causée nos jeunes dames en s’y montrant, et plus son chagrin se noircit. Il ne voulut pourtant pas avoir l’humiliation de se montrer jaloux. Il prit un prétexte plus vague.

À souper, comme il étoit sombre et taciturne ; Mme de Séran et sa femme l’ayant pressé de dire quelle étoit la cause de sa tristesse, il répondit enfin qu’il voyoit trop bien que sa présence étoit importune ; qu’après tout ce qu’il avoit fait pour être aimé, il ne l’étoit point ; qu’il étoit haï, qu’il étoit détesté ; que la demande que lui avoit faite Mme Filleul étoit préméditée ; que l’on n’avoit voulu que se débarrasser de lui ; qu’on ne l’avoit accompagné à Spa que pour s’y amuser ; qu’il n’étoit point dupe de ces belles manières, et qu’il savoit très bien qu’il tardoit à sa femme qu’il fût parti. Elle prit la parole en lui disant qu’il étoit injuste ; que, s’il eût témoigné la plus légère peine de la laisser près de sa mère, ni l’une ni l’autre n’auroient voulu abuser de sa complaisance ; qu’au surplus, quoique l’on eût laissé ses malles à Aix-la-Chapelle, elle étoit résolue à partir avec lui. « Non, Madame, dit-il, restez ; il n’est plus temps, je ne veux point de sacrifices. — Assurément, répliqua-t-elle, c’en est un que de quitter ma mère dans l’état où elle est, mais il n’en est aucun que je ne sois prête à vous faire. — Je n’en veux point », répéta-t-il en se levant de table. Mme de Séran voulut tâcher de l’adoucir. « Pour vous, Madame, lui dit-il, je ne vous parle point. J’aurois trop à vous dire ; seulement, je vous prie de ne pas vous mêler de ce qui se passe entre madame et moi. » Il sortit brusquement, et nous laissa tous trois consternés.

Après avoir tenu conseil un moment, nous fûmes d’avis que sa femme allât le trouver. Elle étoit pâle et tout en larmes. Dans cet état, elle eût attendri le cœur d’un tigre ; mais lui, de peur de s’adoucir, il avoit défendu de la laisser entrer, et avoit ordonné que des chevaux de poste fussent mis à sa chaise au petit point du jour.

C’étoit de tous les maîtres le plus ponctuellement obéi. Son valet de chambre représenta que, s’il laissoit entrer madame, il seroit chassé sur-le-champ, et que monsieur, dans sa colère, seroit capable de se porter aux plus extrêmes violences. Nous espérâmes que le sommeil le calmeroit un peu, et je demandai seulement que l’on vint m’avertir dès le moment de son réveil.

Je n’avois point dormi, je n’étois pas même déshabillé, lorsqu’on vint me dire qu’il se levoit. J’entrai chez lui, et, dans les termes les plus touchans, je lui représentai l’état où il laissoit sa femme. « C’est un jeu, me dit-il, vous ne connoissez point les femmes ; je les connois, pour mon malheur. » La présence de ses valets me força au silence ; et, lorsqu’il fut près de partir : « Adieu, mon ami, me dit-il en me serrant la main, plaignez le plus malheureux des hommes. Adieu. » Et, de l’air dont il seroit monté à l’échafaud, il monta en voiture et partit.

Alors, la douleur de Mme de Marigny se changeant en indignation : « Il me rebute, nous dit-elle ; il veut me révolter, il y réussira. J’étois disposée à l’aimer, le Ciel m’en est témoin ; j’aurois fait mon bonheur, ma gloire de le rendre heureux ; mais il ne veut pas l’être ; il a juré de me forcer à le hair. »

Nous passâmes trois jours à Spa, les jeunes femmes à dissiper la tristesse dont elles avoient l’âme atteinte, et moi à réfléchir sur les suites fâcheuses que ce voyage pouvoit avoir. Je ne prévoyois pas encore le chagrin plus cruel qu’il alloit nous causer.

À mesure que le sang se dépuroit dans les veines de notre malade, il se formoit successivement, sur sa peau et par tout son corps, une gale qui, d’elle-même, séchoit et tomboit en poussière. C’étoit là son salut ; et, du moment que cette écume du sang avoit commencé à se répandre au dehors, le médecin l’avoit regardée comme rappelée à la vie. Mais elle, à qui cette gale inspiroit du dégoût, et qui en trouvoit la guérison trop lente, voulut l’accélérer ; et, prenant pour cela le temps de notre absence, elle s’étoit enduit tout le corps de cérat. Aussitôt la transpiration de cette humeur avoit cessé, la gale étoit rentrée, et nous trouvâmes la malade dans un état plus désespéré que jamais. Elle voulut retourner à Paris ; nous la ramenâmes à peine, et elle ne fit plus que languir.

Pour la laisser reposer en chemin, nous venions à petites journées. À Liège, où nous avions couché, je vis entrer chez moi, le matin, un bourgeois d’assez bonne mine, et qui me dit : « Monsieur, j’ai appris hier au soir que vous étiez ici ; je vous ai de grandes obligations, je viens vous en remercier. Mon nom est Bassompierre[18] ; je suis imprimeur-libraire dans cette ville ; j’imprime vos ouvrages, dont j’ai un grand débit dans toute l’Allemagne. J’ai déjà fait quatre éditions copieuses de vos Contes moraux ; je suis à la troisième édition de Bélisaire. — Quoi ! Monsieur, lui dis-je en l’interrompant, vous me volez le fruit de mon travail, et vous venez vous en vanter à moi ! — Bon ! reprit-il, vos privilèges ne s’étendent point jusqu’ici : Liège est un pays de franchise. Nous avons droit d’imprimer tout ce qu’il y a de bon ; c’est là notre commerce. Qu’on ne vous vole point en France, où vous êtes privilégié, vous serez encore assez riche. Faites-moi donc la grâce de venir déjeuner chez moi ; vous verrez une des belles imprimeries de l’Europe, et vous serez content de la manière dont vos ouvrages y sont exécutés. » Pour voir cette exécution, je me rendis chez Bassompierre. Le déjeuner qui m’y attendoit étoit un ambigu de viandes froides et de poissons. Les Liégeois me firent fête. J’étois à table entre les deux demoiselles Bassompierre, qui, en me versant du vin du Rhin, me disoient « Monsieur Marmontel, qu’allez-vous faire à Paris, où l’on vous persécute ? Restez ici, logez chez mon papa ; nous avons une belle chambre à vous donner. Nous aurons soin de vous ; vous composerez tout à votre aise, et ce que vous aurez écrit la veille sera imprimé le lendemain. Je fus presque tenté d’accepter la proposition. Bassompierre, pour me dédommager de ses larcins, me fit présent de la petite édition de Molière que vous lisez ; elle me coûte dix mille écus.

À Bruxelles, on me donna la curiosité de voir un riche cabinet de tableaux. L’amateur qui l’avoit formé étoit, je crois, un chevalier Verhulst[19], homme mélancolique et vaporeux, qui, persuadé qu’un souffle d’air lui seroit mortel, se tenoit renfermé chez lui comme dans une boîte. Son cabinet n’étoit ouvert qu’à des personnes considérables ou à de fameux connoisseurs. Je n’étois rien de tout cela ; mais, après avoir pris une idée de son caractère, j’espérai l’amener à me bien recevoir. Je me fis présenter à lui. « Ne vous étonnez pas, lui dis-je, Monsieur le chevalier, qu’un homme de lettres qui fréquente à Paris les artistes les plus célèbres et les amateurs des beaux-arts veuille pouvoir leur dire des nouvelles d’un homme pour lequel ils ont tous l’estime la plus distinguée. Ils sauront que j’ai passé à Bruxelles, et ils ne me pardonneroient pas d’y avoir passé sans vous avoir vu, et sans m’être informé de l’état de votre santé. — Ah ! Monsieur, me dit-il, ma santé est bien misérable » ; et il entra dans des détails de ses maux de nerfs ; de ses vapeurs, de la foiblese extrême de ses organes. Je l’écoutai ; et, après lui avoir bien recommandé de se ménager, je voulus prendre congé de lui. « Eh quoi ! Monsieur, me dit-il, vous en irez-vous sans jeter un coup d’œil sur mes tableaux ? — Je ne m’y connois pas, lui dis-je, et je ne vaux pas la peine que vous prendriez de me les montrer. » Cependant je me laissai conduire, et le premier tableau qu’il me fit remarquer fut un très beau paysage de Berghem. « Ah ! j’ai pris d’abord, m’écriai-je, ce tableau pour une fenêtre par laquelle je voyois la campagne et ces beaux troupeaux. Voilà, me dit-il avec ravissement, le plus bel éloge que l’on ait fait de ce tableau. » Je témoignai la même surprise et la même illusion en approchant d’un cabinet de glace où étoit enfermé un tableau de Rubens qui représentoit ses trois femmes, peintes de grandeur naturelle ; et, ainsi successivement, je parus recevoir de ses tableaux les plus remarquables l’impression de la vérité. Il ne se lassoit point de renouveler mes surprises : je l’en laissai jouir tant qu’il voulut, si bien qu’il finit par me dire que mon instinct jugeoit mieux ses tableaux que les lumières de bien d’autres qui se donnoient pour connoisseurs, et qui examinoient tout, mais qui ne sentoient rien.

À Valenciennes, une curiosité d’un autre genre manqua de me porter malheur. Comme nous étions arrivés de bonne heure dans cette place, je crus pouvoir employer le reste de la soirée à me promener sur le rempart, pour voir les fortifications. Tandis que je les parcourois, un officier de garde, à la tête de sa troupe, vint à moi et me dit brusquement : « Que faites-vous là ? — Je me promène, et je regarde ces belles fortifications. — Vous ne savez donc pas qu’il est défendu de se promener sur ces remparts, et d’examiner ces ouvrages ? — Assurément je l’ignorois. — D’où êtes-vous ? — De Paris. — Qui êtes-vous ? — Un homme de lettres qui, n’ayant jamais vu de place de guerre que dans des livres, étoit curieux d’en voir une en réalité. — Où logez-vous ? » Je nommai l’auberge et les trois dames que j’accompagnois : je dis aussi mon nom. « Vous avez l’air d’être de bonne foi, dit-il enfin, retirez-vous. » Je ne me le fis pas répéter.

Comme je racontois mon aventure à nos dames, nous vîmes arriver le major de la place, qui, se trouvant heureusement un ancien protégé de Mme de Pompadour, venoit rendre ses devoirs à la belle-sœur de sa bienfaitrice. Je le trouvai instruit de ce qui venoit de m’arriver. Il me dit que j’étois encore bien heureux qu’on ne m’eût pas mis en prison ; mais il m’offrit de me mener lui-même, le lendemain matin, voir tous les dehors de la place. J’acceptai son offre avec reconnoissance, et j’eus le plaisir de parcourir l’enceinte de la ville tout à loisir et sans danger.

Peu de temps après notre arrivée à Paris, nous eûmes la douleur de perdre Mme Filleul. Jamais mort n’a été plus courageuse et plus tranquille. C’étoit une femme d’un caractère très singulier, pleine d’esprit, et d’un esprit dont la pénétration, la vivacité, la finesse, ressembloient au coup d’œil du lynx ; elle n’avoit rien qui sentît ni la ruse ni l’artifice. Je ne lui ai jamais vu ni les illusions ni les vanités de son sexe : elle en avoit les goûts, mais simples, naturels, sans fantaisie et sans caprice. Son âme étoit vive, mais calme, sensible assez pour être aimante et bienfaisante, mais pas assez pour être le jouet de ses passions. Ses inclinations étoient douces, paisibles et constantes ; elle s’y livroit sans foiblesse, et ne s’y abandonnoit jamais ; elle voyoit les choses de la vie et du monde comme un jeu qu’elle s’amusoit à voir jouer, et auquel il falloit dans l’occasion savoir jouer soi-même, disoit-elle, sans y être ni fripon ni dupe : c’étoit ainsi qu’elle s’y conduisoit, avec peu d’attention pour ses intérêts propres, avec plus d’application pour les intérêts de ses amis. Quant aux événemens, aucun ne l’étonnoit, et dans toutes les situations elle avoit l’avantage du sang-froid et de la prudence. Je ne doute pas que ce ne fût elle qui eût mis Mme de Séran sur le chemin de la fortune ; mais elle ne fit que sourire à l’ingénuité de cette jeune femme lorsqu’elle lui entendit dire que, même dans un roi, fût-il le roi du monde, elle ne vouloit point d’un amant qu’elle n’aimeroit pas. « On t’en fera, lui disoit-elle, des rois dont tu sois amoureuse ! on te donnera des fortunes où l’on n’ait que la peine de prendre du plaisir ! Vraiment, disoit la jeune femme, vous voudriez bien tous que je fusse toute-puissante, pour n’avoir qu’à me demander tout ce qui vous feroit envie ; mais, pendant que vous vous amuseriez ici, je m’ennuierois là-haut, et j’y mourrois de chagrin, comme Mme de Pompadour. — Allons, mon enfant, soyons pauvres, lui disoit Mme Filleul ; je serois à ta place aussi bête que toi. » Et le soir nous mangions gaiement le gigot dur, en nous moquant des grandeurs humaines. Ainsi, sans s’émouvoir de la vue et des approches de la mort, elle sourit à son amie en lui disant adieu, et son trépas ne fut qu’une dernière défaillance.

À mon retour d’Aix-la-Chapelle, j’avois trouvé la censure de la Sorbonne affichée à la porte de l’Académie et à celle de Mme Geoffrin. Mais les suisses du Louvre sembloient s’être entendus pour essuyer leurs balais à cette pancarte. La censure et le mandement de l’archevêque étoient lus en chaire dans les paroisses de Paris, et ils étoient conspués dans le monde. Ni la cour ni le Parlement ne s’étoient mêlés de cette affaire : on me fit dire seulement de garder le silence ; et Bélisaire continua de s’imprimer et de se vendre avec privilège du roi. Mais un événement, plus affligeant pour moi que les décrets de la Sorbonne, m’attendoit à Maisons, et ce fut là qu’en arrivant j’eus besoin de tout mon courage.

J’ai parlé d’une jeune nièce de Mme Gaulard, et de la douce habitude que j’avois prise de passer avec elles deux les belles saisons de l’année, quelquefois même les hivers. Cette habitude entre la nièce et moi s’étoit changée en inclination. Nous n’étions riches ni l’un ni l’autre ; mais, avec le crédit de notre ami Bouret, rien n’étoit plus facile que de me procurer, ou à Paris ou en province, une assez bonne place pour nous mettre à notre aise. Nous n’avions fait confidence à personne de nos désirs et de nos espérances ; mais, à la liberté qu’on nous laissoit ensemble, à la confiance tranquille avec laquelle Mme Gaulard elle-même regardoit notre intimité, nous ne doutions pas qu’elle ne nous fût favorable. Bouret, surtout, sembloit si bien se complaire à nous voir de bonne intelligence que je me croyois sûr de lui, et, dès que je lui aurois ramené son intime amie en bonne santé, comme je l’espérois, je comptois l’engager à s’occuper de ma fortune et de mon mariage.

Mais Mme Gaulard avoit un cousin qu’elle aimoit tendrement, et dont la fortune étoit faite. Ce cousin, qui étoit aussi celui de la jeune nièce, en devint amoureux, la demanda en mon absence, et l’obtint sans difficulté. Elle, trop jeune, trop timide pour déclarer une autre inclination, s’engagea si avant que je n’arrivai plus que pour assister à la noce. On attendoit la dispense de Rome pour aller à l’autel ; et moi, en qualité d’ami intime de la maison, j’allois être témoin et confident de tout. Ma situation étoit pénible, celle de la jeune personne ne l’étoit guère moins ; et, quelque bonne contenance que nous eussions résolu de faire, j’ai peine à concevoir comment notre tristesse ne nous trahissoit pas aux yeux de la tante et du futur époux. Heureusement la liberté de la campagne nous permit de nous dire quelques mots consolans, et de nous inspirer mutuellement le courage dont nous avions tant de besoin. En pareil cas, l’amour désespéré se sauve entre les bras de l’amitié ; ce fut notre recours. Nous nous promîmes donc, au moins, d’être amis toute notre vie, et, tant qu’on laissa nos deux cœurs se soulager ainsi l’un l’autre, nous ne fûmes pas malheureux ; mais, en attendant la fatale dispense de Rome, il étoit bon que je fisse une absence ; l’occasion s’en présenta.

  1. Ce n’est pas ici le lieu de résumer, même sommairement, le débat qui, depuis tantôt un siècle, divise les admirateurs et les adversaires de Rousseau touchant ses procédés à l’égard de Mme d’Épinay, de Mme d’Houdetot et de Diderot ; les documents mis au jour par MM. Lucien Perey et G. Maugras, dans la Jeunesse et les Dernières années de Mme d’Épinay, ont montré avec quelle légitime méfiance devaient être lues les pages des Confessions qui la concernent. On ne lira pas avec moins de profit une remarquable étude de M. Lucien Brunel sur la Nouvelle Héloïse et Mme d’Houdetot, extraite des Annales de l’Est (Berger-Levrault, 1888, in-8o, 63 p.). Enfin, j’ai publié dans les Appendices de la Correspondance littéraire de Grimm (tome XVI, p. 218 et suiv.) les Tablettes de Diderot, cahier de notes où sont énumérées ce qu’il appelle « les sept scélératesses » de Rousseau contre lui et ses amis.
  2. Voyez tome I, p. 257.
  3. Dufort de Cheverny (I, 196), qui visita aussi (en 1757) le ministre exilé, lui fait dire, au contraire, que sa seule consolation était de venir tous les jours voir son maître ; mais d’Argenson se flattait sans doute encore que sa disgrâce serait de courte durée. Selon le président Hénault (Mémoires, p. 251), cette statue de Louis XV (en pied) était celle que Pigalle avait modelée pour les jardins de d’Argenson à Neuilly, Vendue en 1792 avec le château des Ormes, elle aurait été chargée, à cette époque, sur un bateau à destination de Nantes ; depuis lors, on perd sa trace. (Tarbé, la Vie et les Œuvres de J.-B. Pigalle, 1859, p. 234.)
  4. Le véritable nom de cette terre est Sainte-Gemmes-sur-Loire (canton des Ponts-de-Cé, arrondissement d’Angers). Le château, échu par contrat à d’Autichamp (1788), fut ravagé en 1793 par les Bleus et les gendarmes, et repris par les Vendéens sous les ordres de d’Autichamp lui-même. (C. Port, Dictionnaire de Maine-et-Loire.)
  5. Une communication bénévole de M. C. Port, membre de l’Institut, archiviste de Maine-et-Loire, me permet de donner quelques indications sur ce personnage resté inconnu à toutes les biographies, et pour cause, car, s’il a écrit quelque chose, il n’a rien fait imprimer, L’abbé Roussille, prieur de Champigné-sur-Sarthe et chanoine de l’église cathédrale (Saint-Maurice), fut élu membre de l’Académie d’Angers le 16 mars 1729. Il en était chancelier en 1760, lors de la réception de M. de Contades (13 août), et c’est alors qu’il dut prononcer sa fameuse harangue, mais le procès-verbal de cette séance manque précisément au registre. L’abbé Roussille mourut vers 1782, car son nom figure jusqu’à cette époque dans l’Almanach d’Anjou. Il avait également le titre d’associé de l’Académie de Lyon.
  6. Le Calendarium medicum de 1764 et de 1767 donne à Noël-Marie de Gevigland les titres d’ancien médecin des hôpitaux militaires durant la guerre de Sept ans, et de utriusque pharmaciæ professor, qui auraient dû lui épargner la qualification dédaigneuse dont Marmontel a payé ses services. Gevigland demeurait rue Saint-Honoré, vis-à-vis les Jacobins. La Bibliothèque nationale possède de lui cinq thèses latines et françaises restées inconnues à Quérard.
  7. Cette estampe, gravée par J.-L. Bosse, porte le titre suivant Bélisaire, général de l’armée des Romains sous le règne de l’empereur Justinien. Dédiée aux vertueux militaires. (Paris, Rosselin, rue Saint-Jacques, au Papillon.) H. Walpole et Smith ont émis des doutes sur l’authenticité de ce tableau, qui fit, au siècle dernier, partie de la galerie du duc de Devonshire.
  8. Karl-Wilhelm, duc de Brunswick-Wolfenbuttel (1735-1806), si fameux depuis par le rôle qu’il joua dans la campagne de 1792.
  9. J.-Fr. Georgel (1731-1813), d’abord jésuite, puis secrétaire et chargé d’affaires de France à la cour de Vienne, grand vicaire du cardinal Louis de Rohan à Strasbourg, et de M. de La Fare à Nancy, auteur de volumineux Mémoires (1817 et 1820, 6 vol.  in-8), dont, selon Quérard, la rédaction aurait été remaniée par divers écrivains.
  10. Christophe de Beaumont (1703-1781).
  11. Les Trente-sept Vérités opposées aux Trente-sept Impiétés de Bélisaire, par un bachelier ubiquiste. (Paris, 1777, in-4o et in-8o.) Cette réfutation ironique a été prise au sérieux par un savant allemand, J.-A. Eberhard, dans deux passages de son Examen de la doctrine touchant le salut des païens (trad. par Ch.-Guill.-Fréd. Dumas, Amst., 1773, in-8o), plaisante méprise signalée pour la première fois par Ant.-Alex. Barbier.
  12. Ces témoignages furent imprimés sous le titre de Lettres écrites à M. Marmontel au sujet de Bélisaire (in-8o, 17 p.). Les Mémoires secrets (12 décembre 1767) prétendent que Marmontel avait fait insérer dans les Affiches, Annonces et Avis divers, une note sur la perte de son portefeuille, afin de mettre « sa modestie à couvert », et qu’il avait prévenu, par la même voie, que ce portefeuille lui avait été restitué.
  13. Charles de Broglie (1733-1777), évêque, comte de Noyon, pair de France et abbé de l’abbaye des Bernardins d’Ourscamp.
  14. Yves-Alexandre de Marbeuf, ministre de la feuille des bénéfices (1771), prédécesseur de Talleyrand au siège épiscopal d’Autun (1767-1789).
  15. Le Discours en faveur des paysans du Nord est imprimé au tome XVII des Œuvres de l’auteur publiées par lui-même (1787).
  16. Une tache.
  17. Françoise-Adélaïde de Noailles, née en 1704, mariée en 1717 à Charles, comte d’Armagnac (1684-1753), dit le prince Charles, grand écuyer de France. Séparée de corps et de biens au bout de quelques années, elle prit, après la mort de son mari, le titre de princesse douairière d’Armagnac.
  18. Le fils de Bassompierre avait épousé, selon la France protestante, la fille du célèbre pastelliste genevois, Jean-Etienne Liotard. Ce passage de Marmontel a été cité dans le Bulletin du bibliophile belge (II, 393) sans indications de références biographiques sur cet audacieux ou naïf contrefacteur.
  19. Gabriel-François-Joseph de Verhulst (et non Vérule, comme le portent les éditions précédentes), dont le cabinet fut dispersé aux enchères publiques à Bruxelles, le 16 août 1770 et jours suivants. Le catalogue indique trois paysages de Berghem, mais ne mentionne pas le tableau de Rubens auquel Marmontel fait allusion. Il est à peine nécessaire d’ajouter que le grand peintre fut marié deux fois, et non pas trois.