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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XIX

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 322-338).

LIVRE XIX



La Révolution françoise auroit eu, dans l’ancienne Rome, un exemple honorable à suivre. Louis XVI n’avoit aucun des vices des Tarquins, et l’on n’avoit à l’accuser ni d’orgueil ni de violence ; sans autre raison que d’être lasse de ses rois, la France pouvoit les expatrier avec toute leur race.

Mais le 21 janvier 1793 commença et dut commencer le règne de la Terreur.

On parut concevoir le vaste, l’infernal projet de dépraver le peuple en masse, d’associer les vices et les crimes, de propager de mauvaises mœurs par de mauvaises lois, et de réaliser, dans la corruption générale, tout ce qu’on attribue aux ténébreux génies du genre humain.

Les opinions religieuses, la croyance en un Dieu, la pensée d’un avenir, pouvoient retenir l’homme sur la pente du crime ; l’autorité des pères pouvoit réprimer les enfans ; la morale, par ses principes d’humanité, d’équité, de pudeur, pouvoit régénérer des races corrompues. Le projet de dépravation fut formé sous tous ces rapports. Nous entendîmes proclamer l’incrédulité, le blasphème ; nous vîmes le libertinage affecter le mépris d’un Dieu, le sacrilège insulter les autels, et le crime s’enorgueillir de l’espérance du néant ; nous vîmes rompre tous les nœuds de subordination formés par la nature ; les enfans, rendus par les lois indépendans des pères, n’eurent qu’à souhaiter leur mort pour être sûrs, sans leur aveu et en dépit de leur volonté, de se partager leur dépouille. Le nœud conjugal étoit encore le moyen de perpétuer les vertus domestiques, et de tenir liés ensemble les époux l’un à l’autre et avec leurs enfans on rendit ce lien fragile à volonté ; le mariage ne fut plus qu’une prostitution légale, qu’une liaison passagère, que le libertinage, le caprice, l’inconstance, pouvoient former et dissoudre à leur gré. Enfin, l’honnêteté, la foi publique, la¸décence, le respect de soi-même et de l’opinion, la vénération qu’inspiroit la sainte image de la vertu, offroient encore un point de ralliement aux âmes susceptibles des mouvemens du repentir, des impressions de l’exemple. Tout cela fut détruit. On professa, on érigea en maximes de mœurs républicaines l’impudence du vice, l’audace de la honte, l’émulation de la licence, jusqu’à la plus effrénée dissolution ; et le système de Mirabeau et du duc d’Orléans, ce système dépravateur d’une génération entière, parut régner en France. Ainsi s’étoit formé ce despotisme révolutionnaire, ce colosse de fange pétri et cimenté de sang.

Tout confinés que nous étions dans notre chaumière d’Abloville, où nous avions passé en quittant Couvicourt, nous ne laissions pas de redouter un siècle si corrompu pour nos enfans, et nous employions tous nos soins à les prémunir d’une éducation salutaire et préservative, lorsque la mort presque soudaine de leur fidèle instituteur vint ajouter à nos chagrins une affliction domestique qui acheva de nous accabler. Une fièvre pourprée, d’une extrême malignité, nous enleva cet excellent jeune homme. Nos enfans doivent se souvenir de la douleur que nous causa sa perte, et de la frayeur que nous eûmes de les voir exposés eux-mêmes à l’air contagieux d’une maladie pestilentielle.

Nous ne savions que devenir, leur mère et moi, et notre dernière ressource étoit d’aller chercher un refuge dans quelque hôtellerie de Vernon, lorsqu’on nous suggéra l’idée de demander l’asile à un vénérable vieillard qui, dans le village d’Aubevoie, peu éloigné du nôtre, habitoit une maison assez considérable pour nous y loger tous sans qu’il en fût incommodé. Cette circonstance de ma vie a quelque chose de romanesque.

Le vieillard, qui, touché de notre situation, s’empressa de nous accueillir, étoit l’un des religieux qu’on avoit expulsés de la chartreuse voisine. Son nom étoit dom Honorat. Il étoit plus âgé que moi. Ses mœurs rappeloient celles des solitaires de la Thébaïde. Cet homme de bien sembloit être envoyé du ciel pour nous édifier et pour nous consoler. Il respiroit la piété, mais une piété douce, indulgente, affectueuse et charitable, une piété évangélique. Il se permettoit rarement de dîner avec nous ; mais une heure l’après-dînée, et un peu plus longtemps le soir, il venoit nous entretenir des grands objets qu’il méditoit sans cesse, de la Providence divine, de l’immortalité de l’âme, de la vie à venir, de la morale de l’Évangile ; et tout cela couloit de source, simplement et du fond du cœur, avec une foi vive et une onction touchante. Il y auroit eu de la cruauté à lui marquer des doutes sur ce qui faisoit la consolation de sa vieillesse et de sa solitude. L’âme du bon vieillard étoit sans cesse dans le ciel, et il nous étoit aussi doux de nous y élever avec lui qu’il auroit été inhumain de vouloir l’en faire descendre. Il nous releva de l’abattement où nous avoit mis la mort du roi ; et, en rappelant les mots du confesseur, Fils de saint Louis, montez au ciel : « Oui, il avec confiance, il est à présent devant Dieu, et je suis bien sûr qu’il implore le pardon de ses ennemis. » Il pensoit de même des vertueux martyrs du 2 septembre.

L’adoucissement qu’un pieux solitaire pouvoit trouver à sa situation en communiquant avec nous importuna le maire d’Aubevoie. Au bout de dix-huit jours il vint me faire entendre qu’il seroit temps de nous retirer. Heureusement l’air de notre maison étoit purifié ; et, après avoir convenablement témoigné notre reconnoissance à celui qui nous avoit si bien reçus, nous retournâmes dans nos foyers.

Elle étoit à moi, cette humble et modique demeure ; j’en avois fait l’acquisition ; mais quelle décadence elle annonçoit dans notre fortune passée ! Je venois de quitter, près de Paris, une maison de campagne qui faisoit mes délices, un jardin où tout abondoit ; et, comme d’un coup de baguette, ce riant séjour se changeoit en une espèce de chaumière bien étroite et bien délabrée ! C’étoit là qu’il falloit tâcher de nous accommoder à notre situation, et, s’il étoit possible, vivre aussi honorablement dans la détresse que nous avions vécu dans l’abondance. L’épreuve étoit pénible : mes places littéraires étoient supprimées, l’Académie françoise alloit être détruite[1] ; la pension d’homme de lettres, qui étoit le fruit de mes travaux, n’étoit plus d’aucune valeur. Le seul bien solide qui me restât étoit cette modique ferme de Paray, que la sage prévoyance de ma femme m’avoit fait acquérir. Il avoit fallu mettre bas ma voiture, et renvoyer jusqu’au domestique dont ma vieillesse auroit eu besoin. Mais, dans cette masure, où nous avions à peine l’indispensable nécessaire, ma femme avoit le bon esprit et l’art de restreindre notre dépense en simplifiant nos besoins, et je puis dire que ce malaise de notre état nous touchoit foiblement en comparaison de la calamité publique. Le soin que je donnois à l’instruction de mes enfans, la tendre part que prenoit leur mère à leur éducation morale, et, s’il m’est permis de le dire, la bonté de leur naturel, étoient pour nous, dans notre solitude, une ressource inexprimable. Ils nous consoloient d’un malheur qui n’étoit pas le malheur de leur âge. Au moins évitions-nous de les en affliger. « L’orage passe sur leur tête, disions-nous en leur souriant, et nous avons pour eux l’espérance d’un temps plus calme et plus serein. »

Mais l’orage alloit en croissant : nous le voyions s’étendre sur la nation entière ; ce n’étoit point une guerre civile, car l’un des deux partis étoit soumis et désarmé ; mais, d’un côté, c’étoit une haine ombrageuse ; de l’autre, une sombre terreur.

Des millions d’hommes à soudoyer dans les armées, beaucoup d’autres dépenses excessives, absorboient infiniment plus de richesses que n’en pouvoient fournir les contributions de l’État, ni la vente des biens du clergé et des émigrés. Le papier-monnoie, multiplié par milliards, se détruisoit lui-même ; sa chute accélérée entraînoit celle du crédit. Le commerce étoit ruiné. La guerre ne donnoit pas assez de ressources dans les pays conquis. Il fut décrété (le 10 mars 1793) que les biens des condamnés seroient acquis à la République ; et ce fut ce qu’on appela battre monnoie avec la guillotine sur cette place de la Révolution, que l’on fit regorger de sang.

C’est pour cela que la richesse fut une cause de proscription, et que non seulement des hommes recommandables par leur mérite, les Malesherbes, les Nicolaï, les Gilbert de Voisin, mais des hommes notables pour leur fortune, un Magon, un La Borde, un Duruey, un Serilly, une foule de financiers, furent envoyés à la mort. Aussi, lorsque le vieux Magon fut amené devant le tribunal révolutionnaire, et qu’on lui demanda son nom : « Je suis riche », répondit-il, et il ne daigna pas en dire davantage.

Pour donner plus de latitude aux tables de proscriptions, les dénoncés étoient désignés sous des qualifications vagues d’ennemis du peuple, d’ennemis de la liberté, d’ennemis de la Révolution, enfin sous le nom de suspects ; et l’on tenoit pour suspects tous ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos, se seroient montrés partisans de la tyrannie (c’est-à-dire de la royauté) ou ennemis de la République, et en général ceux à qui l’on auroit refusé des certificats de civisme. Or, en les refusant, ces certificats, on étoit dispensé d’expliquer le motif et la cause de ce refus (décret du 30 janvier 1793) ; l’accusation et le jugement étoient aussi dispensés de la preuve. Dans un décret portant peine de mort contre les ennemis du peuple (du 22 prairial an II), il étoit dit : « Sont réputés tels ceux qui cherchent à anéantir la liberté par force ou par ruse, à avilir la Convention nationale et le gouvernement révolutionnaire dont elle est le centre, à égarer l’opinion et empêcher l’instruction du peuple, à dépraver les mœurs et corrompre la conscience publique, enfin à altérer la pureté des principes révolutionnaires. La preuve nécessaire pour les condamner, ajoutoit ce décret, sera toute espèce de document matériel ou moral qui peut naturellement obtenir l’assentiment d’un esprit juste et raisonnable. La règle des jugemens est la conscience des jurés éclairés par l’amour de la patrie. Leur but est le triomphe de la patrie, la ruine de ses ennemis. S’il existe des documens du genre ci-dessus, il ne sera point entendu de témoins. »

C’est avec ce langage équivoque et perfide qu’une charlatanerie hypocrite institua la jurisprudence et la procédure arbitraire de nos tribunaux criminels. Point de preuves, point de témoins, la conscience des jurés ; et de quels jurés ! des organes et des suppôts de Robespierre, de Lebon, de Carrier, de Francastel, et de tant d’autres tigres insatiables de sang humain.

L’un des bourreaux ambulans de la faction avoit fait graver sur son cachet, pour emblème, une guillotine ; un autre, à son dîner, en avoit une sur une table, avec laquelle il s’amusoit à trancher la tête au poulet qu’on lui avoit servi ; et, tandis que ceux-là se faisoient un jeu de l’instrument de leur barbarie, d’autres se vantoient à la Convention de leur économie et de leur diligence à exécuter ses décrets. « Fusiller, c’est trop long, lui écrivoit l’un d’eux ; on y dépense de la poudre et des balles. On a pris le parti de les mettre (les prisonniers) dans de grands bateaux au milieu de la rivière ; à demi-lieue de la ville, on coule le bateau à fond. Saint-Florent et les autres endroits, ajoutoit-il, sont pleins de prisonniers. Ils auront aussi le baptême patriotique. » Je n’ai pas besoin de dire quels frissonnemens d’horreur nous causoient ces railleries de cannibales. Ce qui faisoit frémir l’humanité, les noyades de Carrier sur la Loire, les canonnades à mitraille de Collot d’Herbois à Lyon, obtenoient la mention honorable au bulletin. Les atrocités de Lebon dans le Pas-de-Calais n’étoient que des formes un peu acerbes qu’il falloit lui passer, et on les lui passoit.

Un parti formidable se forma tout à coup dans le sein de la Convention contre Robespierre ; Tallien le dénonça. Sur-le-champ il fut mis hors de la loi (le 9 thermidor), surpris, arraché de l’Hôtel de ville où il s’étoit réfugié, et traîné sur cet échafaud (le 10) où tous les jours il faisoit périr tant d’innocens.

Après la mort de Robespierre, les comités, le tribunal révolutionnaire, furent renouvelés, et la Convention désavoua leurs cruautés passées ; mais elle déclara (22 frimaire an III) « qu’elle ne recevroit aucune demande en revision de jugemens rendus par les tribunaux criminels, portant confiscation de biens au profit de la République et exécutés pendant la Révolution ».

Cependant la fermentation des esprits n’étoit pas éteinte. La société des Jacobins n’oublioit pas qu’elle avoit été toute-puissante ; elle se voyoit écartée, et ne pouvoit souffrir que cette puissance anarchique, qui étoit sa sanglante conquête, fût usurpée par un parti qui n’étoit plus le sien. On avoit beau la ménager, elle sentoit le frein, elle le rongeoit en silence. On voulut l’affoiblir en l’épurant, et les comités réunis furent chargés de présenter le mode de cette épuration (le 13 vendémiaire). On défendit toute correspondance et toute relation entre les sociétés populaires (le 25 vendémiaire) ; mais le feu couvoit sous la cendre, et empêcher ce feu de se communiquer étoit encore un vain projet.

On se mit en défense contre les dénonciations par un décret de garantie qui régloit la manière dont il seroit dorénavant procédé au jugement d’un membre de la représentation nationale (le 8 brumaire) ; mais cette garantie dans un soulèvement n’étoit pas une sûreté, et le tumulte commençoit à être menaçant autour de la salle des Jacobins (le 19). On ordonna que cette salle fût fermée, et ce décret fut envoyé aux armées et aux sociétés populaires (le 10). Les mouvemens du peuple au centre de Paris et dans le faubourg Saint-Antoine n’en furent que plus furieux.

Pour fortifier le parti contraire à la ligue des Jacobins, on fit rentrer dans la Convention, le 18 frimaire, les soixante-dix députés mis en arrestation le 3 octobre 1793, et trois des anciens terroristes, convaincus des excès qu’ils avoient commis à Nantes, furent condamnés à la peine de mort. L’acte d’accusation fut prononcé contre Fouquier-Tainville, accusateur public, et il fut condamné avec quinze de ses complices. En même temps Collot d’Herbois, Barère et Billaud de Varenne furent mis en jugement.

Enfin la Convention tout entière prêta le serment de poursuivre jusqu’à la mort les continuateurs de Robespierre.

Les Jacobins sembloient aux abois. Des jeunes gens rassemblés dans le jardin du Palais-Royal y avoient brûlé un mannequin dans le costume du jacobinisme, et en avoient porté les cendres dans l’égout Montmartre, avec cette inscription sur l’urne funéraire : Panthéon des Jacobins du 9 Thermidor.

Telle étoit cependant l’inquiétude de l’Assemblée que, parmi tous ces actes de vigueur, elle ne laissa pas de donner un signal d’alarme et de détresse. Car j’appelle ainsi le décret où, prévoyant le cas de sa dissolution, elle arrêtoit que, « ce cas arrivant, tous les représentans qui auroient pu échapper au fer parricide se réuniroient au plus tôt à Châlons-sur-Marne ». L’événement prouva qu’il avoit été bien prévu.

Le 1er prairial, des femmes du peuple ayant forcé les portes de la salle de l’Assemblée, avec des cris et des insultes qui interrompirent les délibérations, à l’instant les hommes en foule y pénétrèrent avec elles, et la tête d’un des députés fut portée sur le bureau. C’en étoit fait si le peuple avoit profité du moment d’épouvante qu’il avoit répandue ; mais, les révoltés s’amusant à s’emparer des sièges qu’on leur abandonnoit, l’un d’eux, appelé Romme, eut l’imprudente vanité de s’asseoir sur le fauteuil du président, et de perdre le temps à y prononcer des décrets. Par ces décrets, il ordonnoit l’arrestation des membres des comités du gouvernement, l’élargissement de tous les détenus depuis le 9 thermidor, le rappel de Barère, de Collot d’Herbois et de Billaud de Varenne. Cette folle jactance d’autorité endormit la fureur du peuple ; et, tandis qu’il donnoit des lois, l’un des députés entre dans la salle à la tête de la force armée, chasse et disperse la multitude, et rend à l’Assemblée le courage et la liberté.

Dès lors le sang des terroristes recommença de couler à grands flots, et les moteurs de la sédition populaire furent exécutés en présence du peuple.

Ainsi, entre le despotisme et l’anarchie, la force armée étoit le seul arbitre, et les chefs du parti vaincu alloient périr sur l’échafaud.

Ce ne fut qu’un spectacle pour la saine partie de la nation, qui redoutoit également l’anarchie et le despotisme.

On sentit enfin la nécessité de régénérer la République, en changeant non le fond, mais la forme d’un gouvernement républicain de nom et réellement despotique, et en feignant de diviser les pouvoirs pour les balancer. Tel fut l’objet et l’artifice de la nouvelle constitution. Dans ce simulacre des lois fondamentales, qu’une commission fut chargée de fabriquer, et qu’elle présenta le 5 messidor de l’an III, deux conseils de législation et un directoire exécutif composoient le corps dépositaire de la puissance nationale.

Les deux conseils, l’un de cinq cents et l’autre de deux cent cinquante députés, choisis tous les ans à la pluralité des voix dans les assemblées électorales, étoient revêtus du pouvoir, l’un de proposer, et l’autre d’accepter, de sanctionner les lois ou de les refuser, comme étant le régulateur, le modérateur de celui qui en avoit seul l’initiative. Jusque-là l’intérêt public, si les choix étoient libres et assez éclairés, pouvoit être en de bonnes mains ; mais à ces deux conseils on ajouta un directoire exécutif, armé de la force publique, pour maintenir l’ordre et les lois ; et ce fut là que s’établit et se retrancha le despotisme le plus absolu et le plus tyrannique dont on ait jamais vu d’exemple.

Les cinq membres qui composoient le directoire devoient être pris dans le nombre de cinquante candidats que proposeroit le conseil des cinq cents, et c’étoit au conseil des deux cent cinquante (dit des Anciens) qu’il appartenoit de les choisir.

Ces pentarques seroient successivement amovibles ; d’abord, un tous les ans devoit être exclu et remplacé par la voie du sort, et dans la suite chacun ne sortiroit qu’au bout de ses cinq ans de règne et dans l’ordre de succession.

De là vint, pour le dire en passant, que les habiles ne se pressèrent pas d’être du nombre des élus, que le sort pouvoit exclure au bout d’un ou deux ans, et qui, d’ailleurs, devoient courir les risques d’une première tentative.

Mais tous avoient droit de prétendre à ces éminentes dignités de l’État, et d’y passer plus d’une fois. Aussi leur premier soin avoit-il été de composer la commission des rédacteurs de l’acte constitutionnel des plus ardens, des plus adroits, des plus ambitieux républicains ; et ceux-ci s’étoient appliqués à donner à cette oligarchie roulante le plus d’autorité, de force et de consistance possible.

La gestion des plus grandes affaires de l’État, la politique, les finances, les relations au dehors, le commerce et les alliances, la guerre et la paix, les armées, leur formation, leur conduite, le choix des généraux et leur destitution, la nomination aux emplois militaires, appartenoient exclusivement à ce conseil des cinq. Au dedans, la police, l’usage de la force armée, le droit de la faire agir, le droit d’inspection sur la trésorerie et sur les préposés à la perception des impôts, le maniement des deniers publics, leur distribution aux besoins de l’État, sans jamais en être comptables ; le choix et l’emploi des ministres, travaillant sous leurs ordres et révocables à leur gré, la surveillance des tribunaux, la dépendance immédiate des autorités constituées et des agens qu’ils emploieroient dans toutes les parties de l’Administration ; enfin le droit d’avoir dans les départemens, jusque dans les moindres communes, des commissaires attitrés, et le droit de casser les élections que le peuple auroit faites de ses magistrats, de ses juges telles étoient les attributions prodiguées au Directoire par l’acte constitutionnel, sans compter ce qu’il y ajouta.

Ainsi tous les moyens de dominer, d’intimider et de corrompre l’usage de la force armée ; la disposition du trésor de l’État ; l’intérêt qu’on auroit dans les armées, dans les finances, dans tous les emplois mercenaires, de gagner la faveur de ces pentarques tout-puissans ; le dévouement des chefs pour les auteurs de leur fortune, l’exemple qu’ils en donneroient aux soldats et aux subalternes ; parmi les magistrats du peuple, la crainte d’être déposés, le désir d’être maintenus ; dans l’assemblée nationale, l’ambition d’avoir pour amis les promoteurs aux grandes places et ceux qui tenoient dans leurs mains les récompenses et les peines, selon qu’on les auroit bien ou mal servis : tout cela, dis-je, fit pour le Directoire une puissance devant laquelle les conseils furent anéantis.

Mais il falloit d’abord que la constitution fût reçue, et les peuples pouvoient s’apercevoir qu’on ne leur proposoit qu’une tyrannie habilement masquée et savamment organisée ; il falloit de plus prendre garde que l’esprit n’en fût changé dans l’Assemblée qu’alloient former les prochaines élections ; et ce fut à quoi l’on pourvut de la manière la plus hardie.

  1. Elle le fut le 10 août 1792.