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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XVI

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 244-269).

LIVRE XVI


Le roi fit donc avancer des troupes ; mais, en prenant une résolution vigoureuse, il falloit en prévoir les suites, calculer pas à pas les forces et les résistances, les obstacles et les dangers, et, selon les événemens, déterminer d’avance sa marche et ses positions. On ne calcula rien, on ne pourvut à rien, on ne songea pas même à garantir les troupes de la corruption du peuple de Paris. On ne fit aucune disposition pour mettre le roi et sa famille à l’abri de l’insulte dans un cas de révolte ; et, dans les faubourgs de Paris, le seul poste imposant, la Bastille, ne fut pourvue ni de garnison suffisante, ni de vivres pour y nourrir le peu de soldats qu’il y avoit. Enfin, jusqu’à la subsistance des troupes que l’on assembloit fut négligée au point que leur pain n’étoit fait qu’avec des farines gâtées, tandis que les femmes du peuple venoient leur en offrir d’excellent, avec du vin et des viandes en abondance, sans compter leurs autres moyens de débauche et de corruption.

À cette espèce d’étourdissement où étoient la cour et le conseil le parti contraire opposoit une conduite raisonnée, progressive et constante, s’acheminant de poste en poste vers la domination, sans jamais perdre un temps ni reculer d’un pas. Résolu donc à ne souffrir ni autour de Versailles, ni autour de Paris, aucun rassemblement, on délibéra une adresse au roi le 8 juillet (1789). Ce fut l’ouvrage de Mirabeau, le principal orateur des communes, homme doué par la nature de tous les talens d’un tribun ; bouillant de caractère, mais aussi souple dans sa conduite que fougueux dans ses passions ; habile à pressentir l’opinion dominante, et, pour paroître la conduire, diligent à la devancer ; lâche de cœur, mais fort de tête et intrépide d’impudence ; corrompu à l’excès et se vantant de l’être ; déshonoré dès sa jeunesse par les vices les plus honteux, mais n’attachant aucun prix à l’honneur ; calculant bien qu’un homme dangereux ne pouvoit être méprisé même en se rendant méprisable, et résolu à se passer de l’estime attachée aux mœurs, s’il obtenoit celle qu’arrachent de grands talens devenus redoutables.

Voici l’adresse qu’il proposa d’adresser au roi, chef-d’œuvre d’éloquence artificieuse et perfide, et qui, applaudie comme elle devoit l’être, fut adoptée par acclamation (le 9 juillet).

« Sire, vous avez invité l’Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance ; c’étoit aller au-devant du plus cher de ses vœux. Nous venons déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes. Si nous en étions l’objet, si nous avions la foiblesse de craindre pour nous-mêmes, votre bonté daigneroit encore nous rassurer ; et même, en nous blâmant d’avoir douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes, vous en dissiperiez la cause, vous ne laisseriez point d’incertitude sur la position de l’Assemblée nationale.

« Mais, Sire, nous n’implorons pas votre protection ce seroit offenser votre justice. Nous avons conçu des craintes, et, nous l’osons dire, elles tiennent au patriotisme le plus pur, à l’intérêt de nos commettans, à la tranquillité publique, au bonheur du monarque chéri qui, en nous aplanissant la route de la félicité, mérite bien d’y marcher lui-même sans obstacle. (Détestable hypocrite !)

« Les mouvemens de votre cœur, Sire, voilà le vrai salut des François. Lorsque des troupes s’avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous, que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement Le roi s’est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? S’il avoit pu en douter, n’auroit-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels ? Que veut dire cet appareil menaçant ?

« Où sont les ennemis de l’État et du roi qu’il faut subjuguer ? où sont les ligueurs qu’il faut réduire ? Une voix unanime répond dans la capitale et dans l’étendue du royaume : Nous chérissons notre roi ; nous bénissons le Ciel du don qu’il nous a fait de son amour.

« Sire, la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du bien public. Si ceux qui ont donné ce conseil à notre roi avoient assez de confiance dans leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment amèneroit le plus beau triomphe de la vérité.

« L’État n’a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône même, et ne respectent pas la couronne du plus pur et du plus vertueux des princes ; et comment s’y prend-on, Sire, pour vous faire douter de l’attachement et de l’amour de vos sujets ?

« Avez-vous prodigué leur sang ? êtes-vous cruel, implacable ? avez-vous abusé de la justice ? le peuple vous impute-t-il ses malheurs ? vous nomme-t-il dans ses calamités ? ont-ils pu vous dire que le peuple est impatient de votre joug ? Non, non, ils ne l’ont pas fait. La calomnie n’est du moins pas absurde  : elle cherche un peu de vraisemblance pour colorer ses noirceurs.

« Votre Majesté a vu tout récemment ce qu’elle peut sur son peuple. La subordination s’est établie dans la capitale agitée ; les prisonniers mis en liberté par le peuple, d’eux-mêmes ont pris leurs fers ; et l’ordre public, qui peut-être eût coûté des torrens de sang si l’on eût employé la force, un mot de votre bouche l’a rétabli ; mais ce mot étoit un mot de paix, il étoit l’expression de votre cœur, et vos sujets se font gloire de n’y résister jamais. Qu’il est beau d’exercer cet empire ! c’est celui de Louis IX, de Louis XII, de Henri IV, c’est le seul qui soit digne de vous. Nous vous tromperions, Sire, si nous n’ajoutions pas, forcés par les circonstances : Cet empire est le seul qu’il soit aujourd’hui possible en France d’exercer. La France ne souffrira pas qu’on abuse du meilleur des rois, et qu’on l’écarte, par des voies sinistres, du noble plan qu’il a lui-même tracé. Vous nous appelez pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la régénération du royaume. L’Assemblée nationale vient de vous déclarer solennellement que vos vœux seront remplis, que vos promesses ne seront point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs, ne retarderont point sa marche et n’intimideront point son courage.

« Où donc est le danger des troupes ? affecteront de dire nos ennemis ; et que veulent dire leurs plaintes, puisqu’ils sont inaccessibles au découragement ? Le danger, Sire, est pressant et universel ; il est au delà de tous les calculs de la prudence humaine.

« Le danger est pour le peuple des provinces ; une fois alarmé sur notre liberté, nous ne connoissons plus de frein qui puisse le retenir. La distance seule grossit, exagère tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime. Le danger est pour la capitale. De quel œil le peuple, au sein de l’indigence, et tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer le reste de sa subsistance par une foule de soldats menaçans ? La présence des troupes ameutera, produira une fermentation universelle ; et le premier acte de violence exercé, sous prétexte de police, peut commencer une suite horrible de malheurs.

« Le danger est pour les troupes. Des soldats françois, approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts des peuples, pourront oublier qu’un engagement les a faits soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes.

« Le danger, Sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui n’auront un plein succès, une véritable permanence, qu’autant que les peuples les regarderont comme entièrement libres. Il est d’ailleurs une contagion dans les mouvemens passionnés. Nous ne sommes que des hommes : la défiance de nous-mêmes, la crainte de paroître foibles, peuvent nous entraîner au delà du but. Nous serons obsédés d’ailleurs de conseils violens et démesurés ; et la raison calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du tumulte, du désordre et des scènes factieuses. Le danger, Sire, est plus terrible encore, et jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes : plus d’une entreprise fatale aux nations s’est annoncée d’une manière moins sinistre et moins formidable.

« Ne croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne savent que vous la représenter selon leurs vues : tantôt insolente, rebelle, séditieuse ; tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles. Toujours prêts à vous obéir, Sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre fidélité est sans bornes comme sans atteinte. Prêts à résister à tous les commandemens arbitraires de ceux qui abusent de votre nom, parce qu’ils sont ennemis des lois, notre fidélité même nous ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter les reproches que notre fermeté nous attire.

« Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d’où vos conseillers les ont tirés ; renvoyez cette artillerie destinée à couvrir vos frontières ; renvoyez surtout les troupes étrangères, ces alliés de la nation que nous payons pour nous défendre, et non pour troubler nos foyers : Votre Majesté n’en a pas besoin. Et pourquoi un roi adoré de vingt millions de François feroit-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers d’étrangers ? Sire, au milieu de vos enfans, soyez gardé par leur amour. Les députés de la nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminens de la royauté sur la base immuable de la liberté du peuple ; mais, lorsqu’ils remplissent leur devoir, lorsqu’ils cèdent à la raison, à leurs sentimens, les exposeriez-vous au soupçon de n’avoir cédé qu’à la crainte ? Ah ! l’autorité que tous les cœurs vous défèrent est la seule pure, la seule inébranlable ; elle est le juste retour de vos bienfaits et l’immortel apanage des princes dont vous êtes le modèle. »

Cette harangue insolemment flatteuse, cette menace éloquemment tournée d’un soulèvement général si le roi, pour la sûreté des bons et l’effroi des méchans, gardoit auprès de lui une partie de ses armées, s’il n’abandonnoit pas sa ville capitale à tous les excès de la licence et du brigandage, et l’Assemblée nationale aux insultes et aux menaces d’une populace ameutée ; cette affectation d’englober des mutins et des vagabonds révoltés dans les éloges d’un bon peuple ; cet avis arrogant qu’il importoit au roi de leur céder, de leur complaire, et la déclaration formelle que cet empire étoit le seul qu’il lui fût désormais possible d’exercer, ne firent pas sur l’esprit du roi l’effet qu’on en attendoit. À travers ces menaces respectueuses et ces alarmes hypocrites, il vit trop bien qu’il s’agissoit d’abandonner ou de maintenir son autorité légitime, qu’on l’exhortoit à se laisser désarmer et lier les mains ; il vit surtout qu’en glissant sur l’article de ses bonnes intentions, on évitoit de toucher aux faits qui rendoient justes et nécessaires les précautions qu’il avoit prises. Il fallut donc qu’il s’expliquât lui-même, et à ce langage plein d’artifice il répondit par des raisons pleines de force et de candeur.

« Personne n’ignore, dit-il aux députés, les désordres et les scènes scandaleuses qui se sont passés et renouvelés à Paris et à Versailles sous mes yeux et sous les yeux des États généraux. Il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et maintenir l’ordre dans la capitale et dans les environs. C’est un de mes devoirs principaux que de veiller à la sûreté publique. Ce sont ces motifs qui m’ont engagé à faire un rassemblement de troupes autour de Paris. Vous pouvez assurer les États généraux qu’elles ne sont destinées qu’à réprimer, ou plutôt qu’à prévenir de pareils désordres, à maintenir l’exercice des lois, à assurer et à protéger même la liberté qui doit régner dans vos délibérations. Toute espèce de contrainte en doit être bannie ; de même que toute appréhension de tumulte et de violence en doit être écartée. Ce ne seroient que des gens malintentionnés qui pourroient égarer mes peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution que je prends. J’ai constamment cherché à faire tout ce qui pouvoit tendre à leur bonheur, et j’ai toujours eu lieu d’être assuré de leur amour et de leur fidélité.

« Si cependant la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causoit encore de l’ombrage, je me porterois, sur la demande de l’Assemblée, à transférer les États généraux à Noyon ou à Soissons, et je me rendrois à Compiègne. »

C’est ce qu’il étoit bien sûr que l’on ne demanderoit pas. Rien n’étoit plus contraire au plan formé que de se séparer du peuple de Paris. Il étoit donc plus qu’inutile d’en témoigner l’intention ; et si, par un nouveau tumulte, le roi étoit forcé à cette translation, que ne l’ordonnoit-il ? que ne se rendoit-il à Compiègne avec sa maison et une garde respectable, en déclarant nulle et contraire au droit de sûreté et de liberté des suffrages toute délibération prise au milieu du trouble qui agitoit Versailles et Paris ?

Le parti populaire n’eut garde de quitter son poste. Il avoit besoin d’être soutenu de la populace ; c’étoit en l’agitant qu’il se rendoit lui-même puissant et redoutable. Aussi répondit-il, par l’organe de Mirabeau, que « c’étoit aux troupes à s’éloigner de l’Assemblée, et non pas à l’Assemblée à s’éloigner des troupes. Nous avons, dit-il, réclamé une translation pour l’armée, et non pas pour nous. »

Dès lors, au moins fut-il bien évident que c’étoit par le peuple que les communes vouloient agir ; et, dans cette lutte d’autorité qui alloit s’engager, elles vouloient toutes leurs forces et n’en laisser aucune au roi.

Il étoit juste cependant que le roi conservât au moins une force de résistance. Dans les monarchies les plus tempérées, le roi a le droit du veto, et jamais on n’avoit douté de la nécessité de la sanction royale pour donner aux décrets des députés du peuple la forme et la force des lois. En effet, comme dépositaire de la puissance exécutive, le roi avoit le droit d’examiner les lois qu’il devoit faire exécuter ; et, par sa qualité de premier représentant de la nation, il étoit constitué le surveillant des autres. Dans le tumulte et dans le choc des passions diverses et des intérêts opposés qui pouvoient diviser une assemblée politique, il étoit fréquemment à craindre que le résultat d’une discussion orageuse ne fût pas la résolution la plus sage et la plus utile. Souvent il en pouvoit passer de contraires au bien public. Une seule voix au-dessus de l’égalité numérique pouvoit faire une loi d’un injuste et violent décret. Toutes les fois que l’éloquence passionnée et la saine raison seroient aux prises, il y avoit peu de sûreté pour le plus équitable et le meilleur parti. Le roi, dans la législation, étoit donc un modérateur, un régulateur nécessaire ; ce n’étoit donc ni dans la volonté du roi seul, ni dans celle des députés du peuple, que devoit résider la plénitude de la puissance législative, mais dans l’accord de ces deux volontés et le consentement de l’un aux résolutions de l’autre formoit cette sanction royale.

Or, si ce droit d’examiner et de sanctionner les lois, d’y donner son consentement ou d’y apposer son veto, étoit méconnu, contesté, refusé au monarque ; s’il se voyoit ravir son autorité légitime ; s’il voyoit son trône ébranlé, sa couronne avilie, le sceptre de ses pères prêt à se briser dans ses mains, ne seroit-il pas nécessaire qu’il fût armé pour les défendre ? ne seroit-il pas juste, aux yeux même de la nation, qu’il apprît aux communes à se renfermer dans les bornes qui leur étoient marquées, même par leur mandat ?

Ces questions agitées dans le conseil effrayoient les ministres.

« Tout acte de rigueur, disoient-ils, seroit une démarche également funeste, soit qu’il fallût la soutenir, soit qu’il fallût l’abandonner ; une hostilité contraire aux sentimens du roi, capable d’allumer entre son peuple et lui les feux de la guerre civile, et qui rendroit odieux le pouvoir qu’elle auroit rendu redoutable ou qui l’aviliroit s’il se laissoit braver. »

Placés eux-mêmes entre deux écueils, dans un détroit où alloit périr l’autorité royale, ou ce qu’on appeloit la liberté publique, n’ayant pour sauver l’une et l’autre ni assez de crédit, ni assez d’influence, ils employoient auprès du roi tous les moyens de discussion que leur donnoient son estime et leur zèle : ils ne lui faisoient voir qu’imprudence et péril dans ce rassemblement de troupes mécontentes et corruptibles dont on se croyoit assuré. Mais, fussent-elles plus affermies dans la volonté d’obéir, qui répondroit que c’en seroit assez de leur approche pour rétablir l’ordre et le calme ? Et si on manquoit le but d’intimider le peuple, si, au lieu de le contenir, on alloit l’irriter encore, que feroit-on pour le réduire ? que feroit-on pour l’apaiser ? Ils voyoient, à la tête du parti populaire, des hommes d’un naturel pervers ; ils y voyoient aussi des fourbes profondément dissimulés, mais ils présumoient bien encore du caractère national ; ils comptoient un grand nombre de gens de bien dans les communes ; et l’exemple du roi, sa modération, sa loyauté, sa bonté généreuse, y pouvoient faire prévaloir des sentimens analogues aux siens. Leur espérance étoit la même que celle de Lally-Tolendal, lorsqu’en parlant à la noblesse de son bailliage, il lui disoit : « Ils vous trompent, citoyens nobles, ceux qui vous disent que le tiers n’a réclamé la justice que pour être injuste, et n’a voulu cesser d’être opprimé que pour être oppresseur. » Ce bon jeune homme ne tarda point à reconnoître que lui-même il étoit dans l’illusion ; mais ce qu’il espéroit de bonne foi, Necker, Montmorin, La Luzerne, Saint-Priest, l’espéroient comme lui. Ainsi, également fidèles à l’État et au roi, les moyens de conciliation leur sembloient les seuls praticables car ceux de corruption n’étoient pas de leur goût, et le roi les eût rebutés.

L’on conçoit quelle devoit être la perplexité de ce prince ; mais tout l’avertissoit qu’il étoit temps de prendre une conduite ferme, et cette conduite nouvelle demandoit de nouveaux ministres.

Le renvoi de ceux-ci fut décidé le 11 juillet.

Le 12 on en sut, dès le matin, la nouvelle à Paris ; mais elle ne fut divulguée que le soir, à l’heure des spectacles. Une sombre indignation s’empara de tous les esprits. On ne douta plus qu’à la cour la résolution d’agir à force ouverte ne fût prise à l’insu du roi, et qu’on ne voulût malgré lui l’entraîner dans ce dessein funeste, en éloignant de ses conseils des hommes sages et modérés. Le renvoi de Necker surtout, dans la crise où étoit le royaume, parut être la preuve qu’on vouloit ruiner et affamer Paris. À l’instant les spectacles furent interrompus. On y vit arriver des hommes égarés qui crioient aux acteurs : « Cessez, retirez-vous, le royaume est en deuil ; Paris est menacé, nos ennemis l’emportent. Necker n’est plus en place, on le renvoie, il est parti ; et avec lui sont renvoyés tous les ministres amis du peuple. »

Une frayeur soudaine se répand dans les salles, les acteurs disparoissent, le public se retire tremblant et consterné ; et déjà dans toute la ville la résolution est formée de demander que Necker et tous les bons ministres qui pensent comme lui soient rendus à l’État.

Dans tous les lieux où le peuple a coutume de s’assembler les jours de fête, la fermentation fut extrême. Le Palais-Royal étoit rempli d’une foule agitée, comme les flots de la mer le sont dans la tourmente. D’abord un triste et long murmure, bientôt une rumeur plus redoutable, s’y fit entendre. On y prit la cocarde verte ; les feuilles d’arbres en tinrent lieu ; et, pour signal du soulèvement, le peuple ayant imaginé de prendre dans la boutique d’un modeleur en cire[1] le buste de Necker et celui du duc d’Orléans, il les promena dans Paris.

Une autre foule s’amassoit dans la place de Louis XV, et le tumulte alloit croissant. Pour le dissiper, on fit avancer quelques troupes. Leur commandant, le baron de Besenval, s’y étoit rendu avec une compagnie de grenadiers de gardes-suisses. Le prince de Lambesc vint l’y joindre à la tête de cinquante dragons de Royal-Allemand. La présence des troupes acheva d’irriter le peuple. Il se mit à les insulter. Ils négligèrent ses clameurs ; mais, assaillis à coups de pierres, dont quelques-uns furent blessés, les dragons perdoient patience, lorsque Besenval donna l’ordre au prince de Lambesc de faire un mouvement pour obliger le peuple à reculer dans les Tuileries. Ce mouvement se fit avec tant de mesure que personne du peuple n’en fut renversé ni froissé. Ce ne fut qu’au moment de la retraite des dragons que fut blessé légèrement, et de la main du prince, un forcené qui s’obstinoit à lui fermer le Pont-Tournant.

Aussitôt dans Paris se répandit le bruit d’un massacre de citoyens dans le jardin des Tuileries, où couroient, disoit-on, les dragons de Lambesc à cheval, le sabre à la main, et le colonel à leur tête, égorgeant les vieillards, écrasant les enfans, renversant les femmes enceintes, ou les faisant avorter de frayeur.

En même temps, sur le faux bruit que leur régiment étoit insulté, les grenadiers des gardes-françoises forcèrent le duc du Châtelet, leur colonel, à les laisser sortir du jardin de l’hôtel de Richelieu, où il les tenoit enfermés. Dès lors le régiment aux gardes fut tout entier livré au peuple ; et c’étoit là ce que les factieux désiroient le plus ardemment.

Ainsi Paris, sans tribunaux, sans police, sans garde, à la merci de cent mille hommes errant au milieu de la nuit, et la plupart manquant de pain, croyoit être au moment d’être assiégé au dehors, d’être saccagé au dedans. Vingt-cinq mille hommes de troupes étoient postés autour de son enceinte, à Saint-Denis, à Courbevoie, à Charenton, à Sèvres, à la Muette, au Champ-de-Mars ; et ; tandis qu’on le bloqueroit et qu’on lui couperoit les vivres, il alloit être en proie à un peuple affamé. Telle fut l’image terrible qui, dans la nuit du 12 au 13 juillet, fut présente à tous les esprits.

Mais les brigands eux-mêmes, saisis de la terreur commune, ne commirent aucun dégât. Les boutiques des armuriers furent les seules qu’on fit ouvrir, et l’on n’y prit rien que des armes. Dès que le jour parut, la ville se trouva remplie d’une populace égarée, qui, frappant à toutes les portes, demandoit à grands cris des armes et du pain, et qui, croyant qu’il y avoit un dépôt de fusils et d’épées dans les souterrains de l’Hôtel de ville, s’y porta pour les faire ouvrir. Je m’arrête pour expliquer par qui, dans ce moment, l’Hôtel de ville étoit occupé, et par quelle espèce de tribunal la police y étoit exercée. Le 10 mai, les élections de la commune étant achevées, Target, président de l’assemblée des électeurs, leur persuada de se tenir en permanence durant la session des États généraux. La délibération en fut prise du consentement et au gré de la faction populaire. Ainsi, lorsqu’à la fin de juin, après la séance royale, les électeurs trouvèrent leur salle fermée à l’archevêché, ils se firent ouvrir l’Hôtel de ville, et s’y établirent les agens de l’Assemblée nationale auprès du peuple de Paris.

Je dois leur rendre ce témoignage que, dans des circonstances difficiles et périlleuses, chargés du soin de la chose publique, ils s’acquittèrent de leurs fonctions en bons et braves citoyens.

Ce fut donc à cette assemblée que, le 13 juillet, le peuple s’adressa pour demander des armes, dont il y avoit, disoit-il, un amas dans les caveaux de l’Hôtel de ville ; mais, comme ce dépôt n’existoit point, le peuple eut beau forcer les portes, les fusils de la garde furent les seuls qu’il y trouva, et ceux-là furent enlevés.

Cependant, au bruit du tocsin qu’on fit sonner dans toutes les églises, les districts s’assemblèrent pour aviser aux moyens de pourvoir à la sûreté de la ville au dedans ainsi qu’au dehors, car il n’étoit pas moins instant de la défendre des brigands dont elle étoit pleine que des troupes qui l’entouroient. Dès ce moment, la bourgeoisie forma des bandes de volontaires qui, dans les places et les jardins publics, venoient se ranger d’elles-mêmes ; mais on manque d’armes ; on ne cesse d’en demander à l’Hôtel de ville. Le prévôt des marchands, le malheureux Flesselles, y est appelé ; il y arrive à travers la foule ; il se dit le père du peuple, et il est applaudi dans cette même place où demain son corps sanglant sera traîné.

Les électeurs nomment un comité permanent à l’Hôtel de ville, pour y être jour et nuit accessible à ce peuple tourmenté de frayeurs. Flesselles, à la tête du comité, annonce imprudemment qu’il va lui arriver dix mille fusils de Charleville, et trente mille bientôt après. Il eut même, dit-on, la funeste légèreté de se jouer des plus impatiens en les envoyant çà et là dans des lieux où il leur fit croire qu’ils trouveroient des armes. On y courut, on se vit trompé, et l’on revint le dénoncer au peuple comme un fourbe qui, en le trahissant, l’insultoit.

Le comité des électeurs, pour rassurer le peuple, décida qu’une armée parisienne seroit incontinent formée au nombre de quarante-huit mille hommes. Tous les districts vinrent s’offrir pour la composer le jour même. On quitta la livrée verte, et la rouge et bleue prit la place (le vert étoit la couleur d’un prince qui n’étoit pas républicain[2]).

Le peuple cependant s’étoit porté au Garde-Meuble, et il en avoit enlevé les armes précieuses que l’on y conservoit comme des raretés, soit par la beauté du travail dont elles étoient enrichies, soit à cause de l’antiquité et par respect pour les héros dont elles rappeloient la gloire. L’épée de Henri IV fut le butin d’un vagabond.

Mais, pour tant de milliers d’hommes, ce petit nombre d’armes étoit une foible ressource. Ils revinrent furieux en demander à l’Hôtel de ville, disant qu’il y en avoit et accusant les électeurs d’être d’intelligence avec les ennemis du peuple pour laisser Paris sans défense. Pressé par ces reproches, que les menaces accompagnoient, le comité imagina d’autoriser tous les districts à faire fabriquer des piques et autres armes de cette espèce, et le peuple fut satisfait.

Mais un meilleur expédient, que les districts prirent d’eux-mêmes, fut d’envoyer le soir aux Invalides sommer le gouverneur Sombreuil de leur livrer les armes qu’ils savoient être en dépôt dans l’hôtel. Le commandant général des troupes, qui avoit un camp tout près de là, et à qui Sombreuil les adressa, leur demanda le temps d’envoyer à Versailles pour demander l’ordre du roi, et ce temps lui fut accordé.

La terreur de la nuit suivante, plus profonde et plus réfléchie, prit un caractère lugubre ; l’enceinte de la ville fut fermée et gardée ; des patrouilles déjà formées en imposoient aux vagabonds. Des feux allumés dans les rues éclairoient l’épouvante, intimidoient le crime, et faisoient voir partout des pelotons d’hommes du peuple errant comme des spectres. Ce silence vaste et funèbre n’étoit interrompu que par la voix étouffée et terrible de ces gens qui de porte en porte crioient : Des armes et du pain !

Au faubourg Saint-Laurent, la maison des religieux de Saint-Lazare fut incendiée et saccagée.

On croyoit y trouver un magasin de blés.

Cependant le Palais-Royal étoit plein de ces factieux mercenaires qu’on employoit à attiser le feu de la sédition ; et la nuit s’y passoit en délations et en motions atroces non seulement contre Flesselles, mais contre le comité des électeurs, qu’on dénonçoit comme traîtres à la patrie.

La veille, cinq milliers de poudre qui sortoient de Paris avoient été saisis aux barrières et déposés à l’Hôtel de ville, sous la salle des électeurs. Au milieu de la nuit, le petit nombre de surveillans qui étoient restés dans cette salle est averti que, du côté du faubourg Saint-Antoine, quinze mille hommes, la milice affidée des moteurs du Palais-Royal, viennent forcer l’Hôtel de ville. Parmi les surveillans étoit un citoyen, Le Grand de Saint-René, homme d’une complexion foible et valétudinaire, mais d’un fort et ferme courage. « Qu’ils viennent nous attaquer, dit-il, nous sauterons ensemble. » Aussitôt il ordonna aux gardes de l’Hôtel d’apporter six barils de poudre dans le salon voisin. Sa résolution fut connue. Le premier baril apporté fit pâlir les plus intrépides, et le peuple se retira. Ainsi par un seul homme l’Hôtel de ville fut gardé. Le royaume eût de même été sauvé si, à la tête des conseils et des camps, le roi avoit eu de tels hommes ; mais lui-même il recommandoit qu’on épargnât le peuple, et contre lui jamais il ne put consentir à aucun acte de vigueur ; foiblesse vertueuse qui a fait tomber sa tête sous la hache de ses bourreaux.

Durant cette nuit effrayante, la bourgeoisie se tenoit enfermée, chacun tremblant chez soi pour soi et pour les siens ; mais, le 14 au matin, ces frayeurs personnelles cédant à l’alarme publique, la ville entière ne fut qu’un seul et même peuple : Paris eut une armée ; cette armée, spontanément assemblée à la hâte, connoissoit mal encore les règles de la discipline, mais l’esprit public lui en tint lieu. Seul il ordonna tout comme une puissance invisible. Ce qui donnoit ce grand caractère à l’esprit public, c’étoit l’adresse qu’on avoit eue de fasciner l’opinion. Les meilleurs citoyens ne voyoient dans les troupes qui venoient protéger Paris que des ennemis qui portoient la flamme et le fer dans ses murs, croyoient tous avoir à combattre pour leurs foyers, pour leurs femmes et leurs enfans. La nécessité, le péril, le soin de la défense et du salut commun, la résolution de périr ou de sauver ce qu’ils avoient de plus cher au monde, occupoient seuls toutes les âmes, et formoient de tous les courages et de toutes les volontés cet accord surprenant qui, d’une ville immense et violemment agitée, fit une armée obéissante à l’intention de tous, sans recevoir l’ordre d’aucun : en sorte qu’une fois tout le monde sut obéir où personne ne commandoit.

Les armes à feu et la poudre manquoient encore à cette armée, et, le comité de la ville ayant protesté de nouveau qu’on n’en trouveroit pas même à l’Arsenal, on retourna aux Invalides. L’ordre que Sombreuil attendoit de Versailles n’arrivoit point. Le peuple alloit employer la force ; et telle étoit l’irrésolution de la cour, ou telle étoit plutôt la répugnance du roi pour toute espèce de violence, que dans le Champ-de-Mars, à deux pas de l’hôtel que l’on venoit forcer, les troupes n’eurent pas l’ordre de le défendre. Sans vouloir rien céder, on abandonnoit tout ; moyen de tout perdre avec honte.

Ce fut donc sous les yeux de six bataillons suisses et de huit cents hommes de cavalerie, tant dragons que hussards, tous immobiles dans leur camp, que fut ouvert au peuple l’hôtel des Invalides preuve bien positive, comme l’a depuis affirmé Besenval, qu’il étoit défendu aux troupes de tirer sur les citoyens ; et ce fut là le grand avantage du peuple, que le consentement du roi se bornoit à le contenir, sans permettre de le traiter ni en ennemi, ni en rebelle. On le vit, ce même ordre, observé dans Paris, aux barrières, aux boulevards, dans la place de Louis XV. C’étoit aussi ce qui rendoit dans tous les postes d’alentour les troupes accessibles à la corruption, par la facilité que l’on donnoit au peuple de communiquer avec elles.

Ce peuple, hommes et femmes, accostoit le soldat, et, le verre à la main, lui présentoit l’attrait de la joie et de la licence. « Eh quoi ! lui disoit-il, venez-vous nous faire la guerre ? Venez-vous verser notre sang ? Auriez-vous le courage de tirer l’épée contre vos frères, de faire feu sur vos amis ? N’êtes-vous pas, comme nous, François et citoyens ? N’êtes-vous pas, comme nous, les enfans de ce peuple qui ne demande qu’à être libre et à n’être plus opprimé ? Vous servez le roi, vous l’aimez, et nous aussi nous l’aimons, ce bon roi ; nous sommes prêts à le servir. Il n’est pas l’ennemi de son peuple ; mais on le trompe, et l’on vous commande, en son nom, ce qu’il ne veut pas. Vous servez non pas lui, mais ces nobles injustes, ces nobles qui vous déshonorent en vous traitant comme des esclaves. Venez, braves soldats, venez et vengez-vous du plat de sabre qui vous flétrit. Vive le roi ! vive la liberté ! Périssent les aristocrates, nos oppresseurs et vos tyrans ! »

Le soldat, naturellement ami du peuple, n’étoit pas sourd à ce langage. Il ne voyoit qu’un pas à faire de la misère à l’abondance, de la gêne à la liberté. Il en désertoit un grand nombre ; et, si près de Paris, il étoit impossible qu’ils ne fussent pas corrompus.

Le peuple, en présence des troupes du Champde-Mars, eut donc toute licence de fouiller l’hôtel des Invalides. Il y trouva, dans les caveaux du dôme, vingt-huit mille fusils ; et, avec ce butin et les canons de l’Esplanade traînés dans Paris en triomphe, il revint à l’Hôtel de ville. Là, il apprit que le gouverneur de la Bastille, le marquis de Launey, sommé de fournir à son tour des munitions et des armes, répondoit qu’il n’en avoit point. À l’instant un cri général se fit entendre dans la place de Grève : « Allons attaquer la Bastille ! »

  1. Le célèbre Curtius.
  2. Le comte d’Artois.