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Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 1/1

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I

la tombe du grand-bé[1]


Au mois d’août 1828, le maire de Saint-Malo, M. de Bizien, écrivit à Chateaubriand pour le prier d’appuyer auprès du Gouvernement la demande de la ville, relative à l’établissement d’un bassin à flot. L’auteur du Génie du Christianisme, en même temps qu’il se mettait à leur disposition, sollicitait de ses concitoyens la concession, « à la pointe occidentale du Grand-Bé, d’un petit coin de terre tout juste suffisant pour contenir son cercueil ». La réponse du maire au grand poète fut peut-être un peu trop administrative : « Je ne crois pas, disait-il, qu’il soit difficile d’obtenir la concession d’une portion de terrain dans le flanc occidental de cette île, et si votre seigneurie le juge à propos, j’informerai en son nom M. le commandant du génie à Saint-Malo de son désir en le priant de le faire connaître à M. le ministre de la guerre auprès duquel votre S. terminerait aisément, je crois, cette affaire. » — Il ne pouvait convenir à Chateaubriand de courir les bureaux de la guerre et de faire des démarches auprès du ministre. L’affaire en resta là. Elle fut reprise trois ans plus tard, en 1831, par un jeune poète, M. Hippolyte La Morvonnais. Sur sa requête, le Conseil municipal décida de demander à l’État les quelques pieds de terre nécessaires à la sépulture du grand écrivain ; il se chargerait de plus des frais de la tombe. Au maire, M. Hovius, qui lui avait transmis la délibération du Conseil, Chateaubriand répondit par la lettre suivante :

Il me serait impossible de vous exprimer l’émotion que j’ai éprouvée en recevant la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Avant d’entrer dans quelques détails, je m’empresse d’abord, Monsieur, de satisfaire au devoir de la reconnaissance, en vous priant d’offrir mes remerciements les plus sincères à MM. les membres du conseil municipal et d’agréer vous-même dans ces remerciements la part qui vous est si justement due.

Je n’avais jamais prétendu et je n’aurais jamais osé espérer, Monsieur, que ma ville natale se chargeât des frais de ma tombe. Je ne demandais qu’à acheter un morceau de terre de vingt pieds de long sur douze de large, à la pointe occidentale du Grand-Bé. J’aurais entouré cet espace d’un mur à fleur de terre, lequel aurait été surmonté d’une simple grille de fer peu élevée, pour servir non d’ornement, mais de défense à mes cendres. Dans l’intérieur je ne voulais placer qu’un socle de granit taillé dans les rochers de la grève. Ce socle aurait porté une petite croix de fer. Du reste, point d’inscription, ni nom, ni date. La croix dira que l’homme reposant à ses pieds était un chrétien : cela suffira à ma mémoire.

Je ne suis revenu, Monsieur, que momentanément en France ; il est probable que je mourrai en terre étrangère[2]. Si la ville qui m’a vu naître m’octroie le terrain dont je sollicitais la concession, ou si elle maintient la résolution si glorieuse pour moi, de s’occuper de ces soins funèbres, j’ordonnerai par mon testament de rapporter mon cercueil auprès de mon berceau, quel que soit le lieu où il plaise à la Providence de disposer de ma vie. Dans le cas où mes concitoyens persisteraient dans leur dessein généreux, je les supplie de ne rien changer à mon plan de sépulture et de faire bénir par le curé de Saint-Malo le lieu de mon repos, après l’avoir préparé.

Je ne puis, Monsieur, que vous renouveler, en finissant cette lettre, l’assurance de ma profonde reconnaissance, et vous prier encore d’offrir mes remerciements aux personnes dont je transcris ici les noms avec un respect tout religieux : MM. Bossinot, Boishamon, Dupuy-Fromy, Egault, Delastelle, Villalard, Béhier, Lebreton-de-Blessin, Choesnet, Lanuel, Fontan, Bossinot-Ponphily, Michel-Villeblanche, Michel père, Gaultier, Sereldes-Forges, Dujardin-Pinte-de-Vin, Blaize, Lachambre, Bourdet, de Seguinville, Chapel, Heurtault, Pothier.

Chateaubriand et la ville sont d’accord ; les choses vont donc pouvoir marcher vite… Mais, si elles marchaient vite, à quoi servirait l’Administration ? à quoi serviraient les Bureaux ? Huit années se passeront avant que l’affaire aboutisse. Besoin sera que M. La Morvonnais fasse encore démarches sur démarches, mette en mouvement des députés, et non des moindres, M. Eugène Janvier et M. de Lamartine. Ce dernier lui écrivait :

Personne ne sera plus fier que moi d’avoir porté ma pierre au tombeau de notre plus grand poète. Le peu de poésie qui est dans mon âme y a découlé de la sienne : mon hommage n’est que de la reconnaissance et de la tendresse pour cette grande individualité de notre temps qui fera, je l’espère, attendre longtemps notre prévoyance.

Je serai à Paris dans huit jours et je demanderai audience au ministre pour lui exposer vos motifs : j’espère qu’il se montrera digne de les entendre.


Enfin, en 1839, le département de la guerre consentit à céder les « quelques pieds de terre », — non sans faire d’ailleurs d’expresses réserves et spécifier que l’érection du tombeau de M. de Chateaubriand ne devait être considéré que comme une simple « tolérance ». Voici la déclaration que le maire de Saint-Malo était obligé de signer :

L’an mil huit cent trente-neuf, le vendredi dix-sept mai, nous soussigné Louis-François Hovius, maire de Saint-Malo, dûment autorisé par le conseil municipal, en vertu de sa délibération du trois août mil huit cent trente-six, dont l’expédition a été adressée à M. le chef du Génie le huit septembre mil huit cent trente-sept, reconnaissons, conformément à la lettre de M. le Ministre de la guerre en date du vingt-et-un janvier mil huit cent trente-six, que c’est par tolérance du département de la guerre qu’un tombeau a été érigé pour M. de Chateaubriand sur l’île du Grand-Bé, et que cette construction ne pourra jamais faire acquérir à la commune aucun droit de propriété sur cette île qui appartient au département de la guerre, et que ceux de ce dernier sur tout le terrain sont maintenus dans leur plénitude.


Pendant tout ce temps, je l’ai dit, M. La Morvonnais était resté sur la brèche. Son zèle et son pieux dévouement ne devaient pas rester sans récompenses. Le 15 mai 1836, il recevait de Chateaubriand la lettre qu’on va lire :

Paris, le 15 mai 1836.

Enfin, Monsieur, j’aurai un tombeau et je vous le devrai, ainsi qu’à mes bienveillants compatriotes ! Vous savez, Monsieur, que je ne veux que quelques pieds de sable, une pierre du rivage sans ornement et sans inscription, une simple croix de fer et une petite grille pour empêcher les animaux de me déterrer.

Maintenant, Monsieur, il faut que je vous avoue ma faiblesse. Tous les ans, je fais le projet d’aller revoir le lieu de ma naissance, et tous les ans, le courage me manque. Je crains les souvenirs, plus ils me sont chers, plus ils me font mal. Je tâcherai cependant, Monsieur, de faire un effort et d’aller visiter quelque jour mon dernier asile.

Je suis charmé que Saint-Malo ait enfin obtenu le bassin à flot auquel je m’étais intéressé pendant mon ministère. Le projet du bassin entre la ville et le Grand-Bé me plairait surtout parce qu’il accroîtrait la ville de ce côté.

Offrez, je vous prie, à toutes les personnes qui se sont intéressées à ma tombe, mes remerciements les plus sincères. Recevez en particulier, Monsieur, ceux que j’ai l’honneur de vous offrir. J’espère que vous voudrez bien quelquefois me donner de vos nouvelles et m’apprendre aussi un peu le progrès du monument : le temps me presse, et j’aimerais à apprendre bientôt que mon lit est préparé. Ma route a été longue, et je commence à avoir sommeil.

Chateaubriand.

À quelques mois de là, M. La Morvonnais écrivit au grand poète, de Combourg même, que bientôt il allait donner le premier coup de bêche à sa tombe. Chateaubriand lui répondit :

Paris, 15 août 1836.

J’ai ouvert avec émotion une lettre timbrée de Combourg, et j’ai trouvé, Monsieur, qu’elle était de vous et qu’il s’agissait de mon tombeau. Mille grâces à vous, Monsieur, et Dieu soit loué ! La chose est donc finie ! tout est bien, pourvu que je sois sur un point solitaire de l’île, au soleil couchant, et aussi avancé vers la pleine mer que le génie militaire le permettra. Quand ma cendre recevrait, avec le sable dont elle sera chargée, quelques boulets, il n’y aurait pas de mal : Je suis un vieux soldat.

Pour ce qui est de la pierre qui doit me recouvrir, j’avais pensé qu’elle pourrait être prise dans le rivage ; mais s’il y a quelques objections, on peut la prendre partout où l’on voudra : Je cherche surtout le bon marché, afin d’éviter à ma ville natale les frais dont elle se veut bien charger. Vous savez, Monsieur, qu’il ne faut aucun travail de l’art, aucune inscription, aucun nom, aucune date sur la pierre qui doit porter une petite croix de fer, seule marque de mon naufrage ou de mon passage en ce monde. Autour de cette pierre, un mur à fleur de sable, muni d’une grille de fer, suffira pour défendre mes restes contre les animaux sauvages et domestiques.

Je ne connais personne, Monsieur, qui mieux que vous et les hommes qui ont eu la bonté de s’occuper de cette affaire de mort, puisse prendre la peine d’inaugurer ma tombe. Le cippe posé et l’enceinte fermée, je désire que M. le curé de Saint-Malo bénisse le lieu de mon futur repos ; car avant tout, je veux être enterré en terre sainte ; un jour, Monsieur, comme vous me survivrez longues années, vous voudrez quelquefois vous reposer sur ma tombe au bord des vagues, et le soleil couchant vous fera mes adieux.

Voilà, Monsieur, les dernières explications que vous désiriez, je les ai dictées à mon secrétaire avec le regret de ne pouvoir les écrire moi-même, ayant une douleur assez vive à la main droite. Si vous avez l’extrême bonté de me tenir au courant du travail et de m’en annoncer la fin, je vous en aurai beaucoup d’obligation. La nuit me presse, comme dit Horace, et je n’ai guère le temps d’attendre.

En 1838, Hippolyte La Morvonnais publia la Thébaïde des Grèves et en fit hommage à Chateaubriand, qui lui répondit en ces termes :

Je commence par vous demander pardon, Monsieur, d’être obligé de dicter cette lettre à Pilorge, mon secrétaire, parce que le long voyage que je viens d’achever[3], quoiqu’il m’ait fait du bien, ne m’a pourtant point guéri de la goutte que j’ai à la main droite.

Je vous remercie mille fois, Monsieur, des peines que vous vous êtes données. Tout devait être difficile dans ma vie, même mon tombeau. Je suis presque affligé de la croix massive de granit ; j’aurais préféré une petite croix de fer un peu épaisse seulement, pour qu’elle résiste mieux à la rouille : mais enfin, si la croix de pierre n’est pas trop élevée, je ne serai pas aperçu de trop loin, et je resterai dans l’obscurité de ma fosse de sable, ce qui surtout est mon but. J’espère aussi que la grille de fer n’aura que la hauteur nécessaire pour empêcher les chiens de venir gratter et ronger mes os. Je tiens avant tout à la bénédiction du lieu sur lequel votre piété et vos espérances chrétiennes ont bien voulu veiller.

Le bruit qu’on a fait dans les journaux de mes dispositions dernières est parvenu jusqu’à Mme de Chateaubriand ; vous jugez, Monsieur, combien elle en a été troublée. S’il était donc possible qu’il ne fût plus question de ma tombe, à laquelle le public ne peut prendre aucun intérêt, et que vous eussiez la bonté de faire achever le monument dans le plus grand silence, vous me rendriez un vrai service. J’ai déjà fait part de mes inquiétudes à M. L…, de Dinan, qui m’a envoyé de fort beaux vers sur un sujet qui nécessairement est fort pénible à ma femme.

Vos vers, Monsieur, n’ont point cet inconvénient. J’ai déjà parcouru le volume Aux amis inconnus[4]. J’y ai retrouvé la tristesse de nos grèves natives et ce charme qui m’a toujours rendu si chers les souvenirs et les vents. J’envie votre sort, Monsieur ; je voudrais dans votre Thébaïde, parmi les rochers, au bord des flots, entendre à la fin de ma vie

Ce chant qui m’endormait à l’aube de mes jours[5].

Je n’ai point encore eu l’honneur de voir le bienveillant compatriote que vous m’annoncez.

Agréez, je vous prie, Monsieur, avec l’expression de ma reconnaissance, la nouvelle assurance de ma considération très distinguée.

Chateaubriand.
Paris, le 4 septembre 1838.

On a parfois reproché à Chateaubriand d’avoir trop « soigné » son tombeau. Les lettres qu’on vient de lire, d’un sentiment si chrétien, répondent suffisamment à ce reproche, et certes Alfred de Vigny, le noble poète, avait tort de s’y associer, lorsqu’il écrivait à la vicomtesse du Plessis, sa petite-cousine : « Chateaubriand n’a-t-il pas assez soigné d’avance son tombeau ? N’est-il pas vrai qu’il en a été le saule pleureur toute sa vie ? Il lui faisait de tendres visites sur le bord de la mer, et l’un de ses plus naïfs admirateurs me disait un jour, comme un trait d’originalité charmant : « Monsieur, il est allé cet été, tout seul, voir son rocher de Saint-Malo, et il n’est pas allé faire visite à sa sœur âgée, malade et pauvre, qui demeure quelque part sur cette route-là. On me contait cela dans la voiture noire où je suivais ce pauvre Ballanche qui fut son Pylade[6]. » C’est un conte macabre qu’Alfred de Vigny répétait là à sa petite cousine. La vérité est que pas une seule fois, en son vivant, Chateaubriand n’a fait visite à son tombeau. Il était de notoriété à Saint-Malo, en 1848, à l’époque de ses funérailles, qu’il n’avait pas revu sa ville natale depuis 1792. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, écrivait en 1850, dans ses Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et à l’enfance de M. de Chateaubriand : « Peu de temps après son mariage (19 mars 1792), Chateaubriand partit pour Paris avec sa femme et ses sœurs Lucile et Julie. Depuis cette époque, il ne revit plus sa ville natale, quoi qu’il en eût manifesté maintes fois le désir : il remettait ce voyage d’année en année. » — Quant à sa sœur, Mme de Marigny, qui habitait Dinan, où elle est morte au couvent de la Sagesse, le 18 juillet 1860, Chateaubriand ne l’oubliait point, et il ne cessa de lui écrire jusqu’à la fin, lui qui, dans ses dernières années, n’écrivait plus à personne. J’ai sous les yeux quelques-unes de ces lettres de Chateaubriand à sa sœur, écrites parfois à peu de jours de distance, l’une par exemple à la date du 9 septembre 1845, et l’autre à la date du 15 du même mois. De cette correspondance j’extrairai seulement la lettre suivante, où il est parlé de la tombe du Grand-Bé ; elle est signée de ce prénom de François, qui rappelait au frère et à la sœur les lointaines années de Combourg :


Paris, le 15 mars 1834.

J’ai porté, chère sœur, ta lettre et la lettre qu’elle renfermait à Louis[7], il ne comprend pas grand’chose à l’affaire, mais il te répond aujourd’hui même. Chaque année je forme le projet d’aller t’embrasser, toi et mes parents, d’aller revoir avant de mourir notre pauvre Bretagne, et chaque année vient une bouffée de vent qui me pousse ailleurs. Tu étais souffrante en m’écrivant, et je t’écris, extrêmement souffrant moi-même. Tu sais que j’ai pris mes précautions, et la ville de Saint-Malo m’accorde une petite place sur le Grand-Bé pour ma sépulture. La ville a la bonté d’élever mon tombeau à ses frais ; tu vois que je ne renonce pas à notre patrie. Chère amie, je désire beaucoup cependant te revoir de mon vivant et t’embrasser comme je t’aime. Dis mille choses à Caroline[8] et à toute notre famille.

Ton frère,
François.

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  1. Ci-dessus, Avant-propos.
  2. Chateaubriand s’était alors fixé à Genève.
  3. Chateaubriand venait de faire un voyage dans le Midi de la France.
  4. Épigraphe de la Thébaïde des Grèves.
  5. Vers du même recueil, extrait de la pièce intitulée : une Soirée de Février.
  6. Lettres inédites d’Alfred de Vigny, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1897.
  7. Son neveu, le comte Louis de Chateaubriand.
  8. Caroline de Bedée, cousine-germaine de Chateaubriand.