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Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 1/11

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XI

francis tulloch[1]


Il y a de tout dans l’Essai sur les Révolutions, « cette tour de Babel », comme l’appelle quelque part Chateaubriand[2]. Les Trente Tyrans d’Athènes y coudoient les membres du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Critias y donne la main à Marat, et Tallien y donne la réplique à Théramènes. Aux massacres d’Eleusine répondent les massacres de Septembre. La campagne de 1792 fait suite à la campagne de l’an III de la soixante-douzième olympiade, et la campagne de 1794 est comme un décalque de la campagne de l’an 479 avant notre ère. Voici pêle-mêle la bataille de Marathon et celle de Jemmapes, le combat de Salamine et celui de Maubeuge, la victoire de Platée et la victoire de Fleurus. Voici, accouplés à tout bout de champ, Miltiade et Dumouriez, Mardonius et le prince de Cobourg, Darius et l’empereur Léopold, Agis et Louis XVI, Pisistrate et Robespierre, Lycurgue et Saint-Just, le second chant de Tyrtée et l’Hymne des Marseillais, Épiménide et M. de Flins ! Au milieu de ce chaos, traversé par des éclairs de génie, il y a des pages de Mémoires ; l’une d’elles est relative à ce Francis Tulloch, que Chateaubriand rencontra sur le navire qui le transportait en Amérique. Cette page, qui confirme d’ailleurs pleinement le récit des Mémoires d’Outre-Tombe, est des plus intéressantes, et il me semble bien qu’elle a ici sa place marquée. Racontant, au chapitre LIV de sa seconde partie, son voyage aux Açores, Chateaubriand s’exprime en ces termes :

Manquant d’eau et de provisions fraîches, et nous trouvant au printemps de 1791 par la hauteur des Açores, il fut résolu que nous y relâcherions. Dans le vaisseau sur lequel je passais alors en Amérique, il y avait plusieurs prêtres français qui émigraient à Baltimore, sous la conduite du supérieur de St…, M. N… (l’abbé Nagot). Parmi ces prêtres se trouvaient quelques étrangers, en particulier M. T… (Francis Tulloch), jeune Anglais d’une excellente famille, qui s’était nouvellement converti à la religion romaine.

Et ici, en note, vient l’histoire du jeune Anglais et de ses relations avec le futur auteur du Génie du Christianisme, qui, passionnément épris, à cette date, des idés philosophiques de Rousseau, cherche à le mettre en garde contre « les prêtres » et s’efforce de le détacher de « la religion romaine ». L’épisode est curieux. On va le lire :

L’histoire de ce jeune homme est trop singulière pour n’être pas racontée, surtout écrivant en Angleterre, où elle peut intéresser plusieurs. J’invite le lecteur à la parcourir avant de continuer la lecture du chapitre.

M. T… était né d’une mère écossaise et d’un père anglais, ministre, je crois, de W. (quoique j’aie fait en vain des démarches pour trouver celui-ci, et que je puis d’ailleurs avoir oublié les vrais noms). Il servait dans l’artillerie, où son mérite l’eût sans doute bientôt fait distinguer. Peintre, musicien, mathématicien, parlant plusieurs langues, il réunissait aux avantages d’une taille élevée et d’une figure charmante les talents utiles et ceux qui nous font rechercher de la société.

M. N…, supérieur de Saint…, étant venu à Londres, je crois, en 1790, pour ses affaires, fit la connaissance de T… À l’esprit rusé d’un vieux prêtre, M. N… joignait cette chaleur d’âme qui fait aisément des prosélytes parmi des hommes d’une imagination aussi vive que celle de T… Il fut donc résolu que celui-ci passerait à Paris, renverrait de là sa commission au duc de Richmond embrasserait la religion romaine, et, entrant dans les ordres, suivrait M. N… en Amérique. La chose fut exécutée ; et T…, en dépit des lettres de sa mère, qui lui tiraient des larmes, s’embarqua pour Le Nouveau Monde.

Un de ces hasards qui décident de notre destinée m’amena sur le même vaisseau où se trouvait ce jeune homme. Je ne fus pas longtemps sans découvrir cette âme, si mal assortie avec celles qui l’environnaient ; et j’avoue que je ne pouvais cesser de m’étonner de la chance singulière qui jetait un Anglais, riche et bien né, parmi une troupe de prêtres catholiques. T…, de son côté, s’aperçut que je l’entendais ; il me recherchait, mais il craignait M. N…, qui marquait de moi une juste défiance, et redoutait une trop grande intimité entre moi et son disciple.

Cependant votre voyage se prolongeait, et nous n’avions pu encore nous ouvrir l’un à l’autre. Une nuit, enfin, nous restâmes seuls sur le gaillard, et T… me conta son histoire. Je lui représentai que, s’il croyait la religion romaine meilleure que la protestante, je n’avais rien à dire à cet égard ; mais que d’abandonner sa patrie, sa famille, sa fortune, pour aller courir à l’autre bout du monde avec un séminaire de prêtres, me paraissait une insigne folie dont il se repentirait amèrement. Je l’engageai à rompre avec M. N… : comme il lui avait confié son argent, et qu’il craignait de ne pouvoir le ravoir, je lui dis que nous partagerions ma bourse ; que mon dessein était de voyager chez les sauvages aussitôt que j’aurais remis mes lettres de recommandation au général Washington ; que, s’il voulait m’accompagner dans cette intéressante caravane, nous reviendrions ensemble en Europe ; que je passerais par amitié pour lui en Angleterre, et que j’aurais le plaisir de le ramener moi-même au sein de sa famille. Je me chargeai en même temps d’écrire à sa mère, et de lui annoncer cette heureuse nouvelle. T… me promit tout, et nous nous liâmes d’une tendre amitié.

T… était, comme moi, épris de la nature. Nous passions les nuits entières à causer sur le pont, lorsque tout dormait dans le vaisseau, qu’il ne restait plus que quelques matelots de quart ; que, toutes les voiles étant pliées, nous roulions au gré d’une lame sourde et lente, tandis qu’une mer immense s’étendait autour de nous dans les ombres, et répétait l’illumination magnifique d’un ciel chargé d’étoiles. Nos conversations alors n’étaient peut-être pas tout à fait indignes du grand spectacle que nous avions sous les yeux ; et il nous échappait de ces pensées qu’on aurait honte d’énoncer dans la société, mais qu’on serait trop heureux de pouvoir saisir et écrire. Ce fut dans une de ces belles nuits, qu’étant à environ cinquante lieues des côtes de la Virginie, et cinglant sous une légère brise de l’ouest, qui nous apportait l’odeur aromatique de la terre, il composa, pour une romance française, un air qui exhalait le sentiment entier de la scène qui l’inspira. J’ai conservé ce morceau précieux, et lorsqu’il m’arrive de le répéter dans les circonstances présentes, il fait naître en moi des émotions que peu de gens pourraient comprendre.

Avant cette époque, le vent nous ayant forcés de nous élever considérablement dans le Nord, nous nous étions trouvés dans la nécessité de faire une seconde relâche à l’île de Saint-Pierre[3]. Durant les quinze jours que nous passâmes à terre, T… et moi nous allions courir dans les montagnes de cette île affreuse ; nous nous perdions au milieu des brouillards dont elle est sans cesse couverte. L’imagination sensible de mon ami se plaisait à ces scènes sombres et romantiques : quelquefois, errant au milieu des nuages et des bouffées de vent, en entendant les mugissements d’une mer que nous ne pouvions découvrir, égarés sur une bruyère laineuse et morte, au bord d’un torrent rouge qui roulait entre des rochers, T… s’imaginait être le barde de Cona ; et, en sa qualité de demi-Écossais, il se mettait à déclamer des passages d’Ossian, pour lesquels il improvisait des airs sauvages, qui m’ont plus d’une fois rappelé le « ’t was like the memory of joys that are past, pleasing and mournful to the soul. » Je suis bien fâché de n’avoir pas noté quelques-uns de ces chants extraordinaires, qui auraient étonné les amateurs et les artistes. Je me souviens que nous passâmes toute une après-dînée à élever quatre grosses pierres en mémoire d’un malheureux célébré dans un petit épisode à la manière d’Ossian[4]. Nous nous rappelions alors Rousseau s’amusant à lever des rochers dans son île, pour regarder ce qui était dessous : si nous n’avions pas le génie de l’auteur de l’Émile, nous avions du moins sa simplicité. D’autres fois nous herborisions.

Mais je prévis dès lors que T… m’échapperait. Nos prêtres se mirent alors à faire des processions et voilà mon ami qui se monte la tête, court se placer dans les rangs, et se met à chanter avec les autres. J’écrivis aussi de Saint-Pierre à la mère de T… Je ne sais si ma lettre lui aura été remise, comme le gouverneur me l’avait promis ; je désire qu’elle ait été perdue, puisque j’y donnais des espérances qui n’ont pas été réalisées.

Arrivé à Baltimore, sans me dire adieu, sans paraître sensible à notre ancienne liaison, à ce que j’avais fait pour lui (m’étant attiré la haine des prêtres), T… me quitta un matin et je ne l’ai jamais revu depuis. J’essayai, mais en vain, de lui parler ; le malheureux était circonvenu, et il se laissa aller. J’ai été moins touché de l’ingratitude de ce jeune homme que de son sort : depuis ma retraite en Angleterre, j’ai fait de vaines recherches pour découvrir sa famille. Je n’avais d’autre envie que d’apprendre qu’il était heureux, et de me retirer ; car, quand je le connus, je n’étais pas alors ce que je suis : je rendais alors des services, et ce n’est pas ma manière de rappeler des liaisons passées avec des riches, lorsque je suis tombé dans l’infortune. Je me suis présenté chez l’évêque de Londres et, sur les registres qu’on m’a permis de feuilleter, je n’ai pu trouver le nom du ministre T… Il faut que je l’orthographie mal. Tout ce que je sais, c’est que T… avait un frère et que deux de ses sœurs étaient placées à la cour. J’ai peu trouver d’hommes dont le cœur fût mieux en harmonie avec le mien que celui de T… ; cependant mon ami avait dans les yeux une arrière-pensée que je ne lui aurais pas voulu. »

Lorsque Chateaubriand publia, en 1826, une nouvelle édition de l’Essai, il fit suivre la note qu’on vient de lire des lignes suivantes :

Il n’y a de passable dans cette note que mes descriptions comme voyageur. Il fallait bien, au reste, puisque j’étais philosophe, que j’eusse tous les caractères de ma secte : la fureur du propagandisme et le penchant à calomnier les prêtres. J’ai été plus heureux comme ambassadeur que je ne l’avais été comme émigré. J’ai retrouvé à Londres, en 1822, M. T…, il ne s’est point fait prêtre ; il est resté dans le monde ; il s’est marié ; il est devenu vieux comme moi ; il n’a plus d’arrière-pensée dans les yeux : son roman, ainsi que le mien, est fini.


  1. Ci-dessus, p. 334.
  2. Dans la préface de l’édition de 1826.
  3. Sur la côte de Terre-Neuve. Ch.
  4. Il était tiré de mes Tableaux de la Nature, que quelques gens de lettres ont connus et qui ont péri comme je le rapporte ci-après. Ch.