Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 2/4

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IV

comment fut composé le « génie du christianisme »[1].


Dans une lettre du 19 août 1799, que nous donnerons tout à l’heure, Chateaubriand annonce à ses amis de France « un ouvrage qui s’imprime à Londres et qui a pour titre : De la Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux Beaux-Arts ; cet octavo de grandeur ordinaire, forme un volume de 430 pages ». D’après M. l’abbé Pailhès, dans son beau livre sur Chateaubriand, sa femme et ses amis, Chateaubriand ne se serait mis à l’œuvre qu’après avoir appris la mort de sa sœur, Mme de Farcy, et sous le coup de cette mort succédant à celle de sa mère. En un mois, il aurait écrit son ouvrage.

Un mois ne s’était pas écoulé, dit M. Pailhès, du 22 juillet, date de la mort de sa sœur, au 19 août 1799, date de la lettre à ses amis de France, et déjà le livre s’imprimait ou plutôt était sur le point de s’imprimer. Est-ce croyable ? Oui, si l’on veut bien se rappeler « l’opiniâtreté de Chateaubriand à l’ouvrage » ; oui, si l’on veut bien tenir compte de ce fait que « ses matériaux étaient dégrossis de longue main par ses précédentes études[2] ».

Je ne saurais, je l’avoue, m’associer ici aux conclusions de l’honorable et savant écrivain. Mme de Farcy était morte le 22 juillet 1799. En ce temps-là, et de France en Angleterre, la guerre existant toujours entre les deux pays, les communications étaient rares et difficiles. Chateaubriand ne put recevoir la lettre lui annonçant la mort de sa sœur qu’au bout d’une ou deux semaines, dans les premiers jours d’août au plus tôt. Ce serait donc en moins de quinze jours qu’il aurait formé le plan du Génie du christianisme et qu’il en aurait écrit un volume entier, un in-octavo de 430 pages. Cela est manifestement impossible. Ce qui est vrai, c’est ce que Chateaubriand lui-même nous apprend dans ses Mémoires.

Sa mère était morte le 31 mai 1798. Mme de Farcy lui annonça le fatal événement par une lettre, datée de Saint-Servan, 1er juillet 1798. Lorsque Chateaubriand écrivit à Fontanes, le 15 août[3], la douloureuse missive ne lui était pas encore parvenue. Il ne la reçut qu’assez longtemps après. C’est donc dans les derniers mois de 1798 qu’il conçut la pensée d’expier l’Essai par un ouvrage religieux. Il lui fallut former son plan, amasser ses matériaux ; il ne se mit à la rédaction qu’en 1799 ; c’est encore lui qui nous le dit dans les Mémoires : « L’ouvrage fut commencé à Londres en 1799. » Seulement, il fut commencé, non au mois de juillet 1799, — nous avons vu que c’était impossible, — mais dès les premiers jours de l’année, et alors on s’explique très bien que, le 19 août, un volume entier fût déjà composé.

Lisons maintenant la lettre du 19 août. Au point de vue de la composition du Génie du christianisme, elle mérite une très particulière attention. Rien ne saurait nous être indifférent de ce qui se rattache à un livre qui a été un des grands événements de ce siècle. Elle est adressée à Fontanes, sous le couvert de sa femme, la citoyenne Fontanes, à Paris :

19 août 1799 (v. s.).
Citoyenne,

On cherche à vendre pour cent-soixante pièces de vingt-quatre livres, à Paris, les feuilles d’un ouvrage qui s’imprime chez l’étranger et qui a pour titre : De la Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux Beaux-Arts. Cet octavo de grandeur ordinaire, et formant un volume d’environ 430 pages, est une sorte de réponse indirecte au poème de la Guerre des Dieux, et autres livres de ce genre. Il se divise en sept parties.

La première traite des mystères, des sacrements et des vertus du Christianisme considérés moralement et poétiquement.

La seconde se rapporte aux traditions des Écritures.

Dans les troisième et quatrième parties, on examine le Christianisme employé comme merveilleux dans la poésie.

La cinquième partie contient ce qui a rapport au culte en général, tel que les fêtes, les cérémonies de l’Église, etc., etc.

La sixième parle du culte des tombeaux chez tous les peuples de la terre, et le compare à ce que les chrétiens ont fait pour les morts.

La septième enfin se forme de sujets divers comme de quelques chapitres sur les églises gothiques, sur les ruines, sur les monastères, sur les missions, sur les hospices, sur le culte des croix, des saints, des vierges dans le désert, sur les harmonies entre les grands effets de la nature et la religion chrétienne, etc., etc. Un grand nombre des meilleurs morceaux des Natchez se trouvent cités dans cet ouvrage qui, comme vous le voyez, est du même auteur.

On vous le recommande particulièrement, citoyenne, et pour la vente des feuilles, et pour les papiers publics, lorsqu’il paraîtra. Adressez, nous vous en supplions, le plus tôt possible, à ce sujet, un mot par la voie d’Hambourg, ou tout autre voie, à MM. Dulau et Cie, libraires, Wardour street, à Londres. La maison de ces citoyens est fort connue dans la librairie et est co-propriétaire du manuscrit avec l’auteur. Si quelque libraire de Paris veut acheter les feuilles au prix offert, les citoyens Dulau et Cie les lui feront passer régulièrement et promptement à mesure qu’elles se tireront à Londres, et ils s’engagent de plus à ne publier chez l’étranger que lorsque l’édition de Paris aura été mise en vente. L’arrangement des cent soixante louis n’est pas, au reste, si fixe, que vous ne puissiez le changer à volonté. Que vous obteniez plus ou moins, que l’on fasse le payement en argent ou en livres à votre choix et expédiés pour le citoyen Dulau, tout cela est égal à l’auteur. Vous aurez même les feuilles pour rien, si vous les demandez pour vous-même et dans le dessein de vous en servir pour le mieux. Il n’y a pas un mot de politique, dans l’ouvrage, qui puisse en empêcher la vente. Il est purement littéraire et nous connaissons bien votre indulgence pour l’auteur. Nous croyons que vous serez contente de ce que vous verrez. C’est peut-être ce qu’il a fait de mieux jusqu’à présent, outre ce que l’ouvrage contient par ailleurs des Natchez, afin de donner au public un avant-goût de cette épopée de l’homme sauvage. Le morceau sur le clocher, le tombeau dans l’arbre, le coucher de soleil en pleine mer, le couvent au bord d’une grève, et quelques autres encore s’y trouvent.

Quel long silence, chère citoyenne, et que de choses d’amitié on aurait à vous dire ! Mais dans ces temps de calamité, il ne faut mettre dans une lettre que les mots absolument indispensables. Salut, bonheur et souvenir.

Vous savez que, répondant par Hambourg, il faut avoir un correspondant pour recevoir votre lettre et l’expédier pour l’Angleterre, Vous vous en procurerez un fort aisément.

(Suscription) À la citoyenne…
…es,
à Paris.

Deux mois plus tard, le 27 octobre 1799, dans une autre lettre à Fontanes, Chateaubriand parle, non plus d’un volume, mais de deux in-octavo de 350 pages chacun. Cette lettre, comme celle du 19 août, doit être reproduite en entier. Elle a désarmé Sainte-Beuve lui-même qui, en la publiant, le premier, dans une de ses Causeries du Lundi, la fit précéder de ces lignes :

La sincérité de l’émotion dans laquelle Chateaubriand conçut la première idée du Génie du christianisme, est démontrée par la lettre suivante écrite à Fontanes, lettre que j’ai trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci, dont Mme la comtesse Christine de Fontanes, fille du poète, possède l’original, et qui n’étant destinée qu’à la seule amitié, en dit plus que toutes les phrases écrites ensuite en vue du public.

Voici cette lettre :

Ce 27 octobre 1799 (Londres).

Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse qui y règne m’a pénétré l’âme. Vous m’embrassez les larmes aux yeux, me dites-vous. Le ciel m’est témoin que les miens n’ont jamais manqué d’être pleins d’eau toutes les fois que je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui m’attendrissent davantage, parce que vous êtes selon les choses de mon cœur, et selon l’idée que je m’étais faite de l’homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous ne faisiez que des vers comme Racine, si vous n’étiez pas bon par excellence, comme vous l’êtes, je vous admirerais, mais vous ne posséderiez pas toutes mes pensées comme aujourd’hui, et mes vœux pour votre bonheur ne seraient pas si constamment attachés à mon admiration pour votre beau génie. Au reste, c’est une nécessité que je m’attache à vous de plus en plus, à mesure que tous mes autres liens se rompent sur la terre. Je viens encore de perdre ma sœur[4] que j’aimais tendrement et qui est morte de chagrin dans le lieu d’indigence où l’avait reléguée Celui qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les récompenser dans une autre vie. Une âme telle que la vôtre, dont les amitiés doivent être aussi durables que sublimes, se persuadera malaisèment que tout se réduit à quelques jours d’attachement dans un monde dont les figures changent si vite, et où tout consiste à acheter si chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu, qui voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies iniques de l’ambition, ni dans les abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il fallait le frapper, puisque c’était lui qui en avait pétri l’argile et qu’il connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j’aimais mes parents et que là était ma vanité : il m’en a privé afin que j’élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la souveraine beauté et le souverain génie, là où est un Dieu immense qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux comme une flotte magnifique, et qui a placé le cœur de l’honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants.

Il faut que je vous parle encore de l’ouvrage auquel vous vous intéressez. Je ne saurais guère vous en donner une idée à cause de l’extrême variété des tons qui le composent ; mais je puis vous assurer que j’y ai mis tout ce que je puis, car j’ai senti vivement l’intérêt du sujet. Je vous ai déjà marqué que vous y trouveriez ce qu’il y a de mieux dans les Natchez. Puisque je vous ai entretenu de morts et de tombeaux au commencement de cette lettre, je vous citerai quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C’est dans la septième partie où, après avoir passé en revue les tombeaux chez tous les peuples anciens et modernes, j’arrive aux tombeaux chrétiens. Je parle de cette fausse sagesse qui fit transporter les cendres de nos pères hors de l’enceinte des villes, sous je ne sais quel prétexte de santé. Je dis : « Un peuple est parvenu au moment de sa dissolution etc[5]… »

Dans un autre endroit, je peins ainsi les tombeaux de Saint-Denis avant leur destruction : « On frissonne en voyant ces vastes ruines où sont mêlées également la grandeur et la petitesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées, etc[6]… »

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’auprès de ces couleurs sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos cimetières dans les campagnes, les tombeaux chez les sauvages de l’Amérique (où se trouve le tombeau dans l’arbre), etc. Je vous avais mal cité le titre de l’ouvrage ; le voici : Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Il formera deux volumes in-8o de 350 pages chacun.

Mais, mon cher ami, ce n’est pas de moi, c’est de vous que je devrais vous entretenir. Travaillez-vous à la G[rèce sauvée], Vous parlez de talents : que sont les nôtres auprès de ceux que vous possédez ! Comment persécute-on un homme tel que vous ? Les misérables ! mais enfin ils ont bien renié Dieu qui a fait le ciel et la terre ; pourquoi ne renieraient-ils pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les plus beaux attributs de cet Être tout puissant ?

Tâchez de me rendre service touchant l’ouvrage en question ; mais au nom du Ciel, ne vous exposez pas. Veillez aux papiers publics lorsqu’il paraîtra ; écrivez-moi souvent. Voici l’adresse à employer : À M. César Godefroy, négociant à Hambourg sur la première enveloppe, et, au dedans, à MM. Dulau et Cie, libraires. Mon nom est inutile sur l’adresse ; mettez seulement après Dulau, deux étoiles…

Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme auquel vous me léguâtes à votre départ[7]. Nous parlons sans cesse de vous. Il vous aime presque autant que moi. Adieu, que toutes les bénédictions du ciel soient avec vous ! Puissé-je vous embrasser encore avant de mourir !

Après avoir eu d’abord un volume (août 1799), après en avoir ensuite formé deux (octobre 1799), l’ouvrage de Chateaubriand en aura quatre lorsqu’il paraîtra le 14 avril 1802. L’édition en deux volumes, imprimée déjà en partie à Londres, avait été interrompue par le retour en France de l’auteur, au mois de mai 1800. Chateaubriand s’était alors déterminé à recommencer l’impression à Paris et à refondre le sujet en entier, d’après les nouvelles idées qu’avait fait naître en lui son changement de position. Nous aurons à y revenir.

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  1. Ci-dessus, p. 181.
  2. L’abbé Pailhès, p. 41.
  3. Voir ci-dessus, Appendice no III.
  4. Mme de Farcy.
  5. Chateaubriand cite ici tout un morceau de son livre, qui se retrouve, avec beaucoup de changements et de corrections, dans le Génie du christianisme (4e partie, livre II, au chapitre des Tombeaux chrétiens).
  6. Ici encore. Chateaubriand envoie à son ami un long passage de son livre, reproduit également, avec des corrections, dans le chapitre du Génie du christianisme intitulé : Saint-Denis (chapitre IX du livre II de la quatrième partie).
  7. Christian de Lamoignon.