Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 6/7

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VII

LES DERNIÈRES ANNÉES DE CHATEAUBRIAND[1].

Le 16 novembre 1841, au lever du jour, Chateaubriand traçait les dernières lignes des Mémoires d’Outre-Tombe :

Il ne me reste plus, écrivait-il, qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité.

Il venait d’entrer dans sa soixante-quatorzième année et il lui restait encore sept ans à vivre.

Au lendemain de la révolution de Juillet, en avril 1831, il avait dit dans l’Avant-Propos de ses Études Historiques :

J’ai commencé ma carrière littéraire par un ouvrage où j’envisageais le Christianisme sous les rapports poétiques et moraux ; je la finis par un ouvrage où je considère la même religion sous ses rapports philosophiques et historiques. J’ai commencé ma carrière politique avec la Restauration ; je la finis avec la Restauration. Ce n’est pas sans une secrète satisfaction que je me trouve ainsi conséquent avec moi-même. Les grandes lignes de mon existence n’ont point fléchi : si, comme tous les hommes, je n’ai pas été semblable à moi-même, dans des détails, qu’on le pardonne à la fragilité humaine.

Ses dernières années vont nous le montrer conséquent avec lui-même jusqu’à la fin.

Dans les premiers jours d’octobre 1843, il reçut du comte de Chambord une lettre, datée de Magdebourg, le 30 septembre, et qui se terminait ainsi :

…Je serai à Londres dans la première quinzaine de novembre, et je désire bien vivement qu’il vous soit possible de venir m’y rejoindre ; votre présence auprès de moi me sera très utile et expliquera mieux que toute autre chose le but de mon voyage. Je serai heureux et fier de montrer auprès de moi un homme dont le nom est une des gloires de la France, et qui l’a si noblement représentée dans le pays que je vais visiter. — Venez donc, Monsieur le Vicomte, et croyez bien à toute ma reconnaissance et au plaisir que j’aurai à vous parler de vive voix des sentiments de haute estime et d’attachement dont j’aime à vous renouveler ici la bien sincère assurance.

Malade, presque paralysé par la goutte, le vieillard fut ému, jusqu’aux larmes, par l’invitation du jeune prince :

À une pareille lettre, disait-il, on répond en se faisant, s’il le faut, porter dans son cercueil.

Il partit pour l’Angleterre le 22 novembre. Le prince ne devait arriver à Londres que huit jours plus tard, le 29. Le 30, un grand nombre de royalistes français, ayant à leur tête le duc Jacques de Fitz-James, se rendirent chez Chateaubriand pour lui offrir leurs hommages et le remercier d’être venu. Soudain la porte s’ouvre et le comte de Chambord paraît, accompagné de Berryer et du duc de Valmy :

Messieurs, dit-il aux assistants, j’ai appris que vous étiez réunis chez M. de Chateaubriand, et j’ai voulu venir ici vous rendre visite… Je suis si heureux de me trouver au milieu des Français ! J’aime la France, parce que la France est ma patrie, et si jamais mes pensées se sont dirigées vers le trône de mes ancêtres, ce n’a été que dans l’espoir qu’il me serait possible de servir mon pays avec ces principes et ces sentiments si glorieusement proclamés par M. de Chateaubriand, et qui s’honorent encore de tant et de si nobles défenseurs dans votre terre natale.

Cette scène remua profondément Chateaubriand. Le jour même il écrit à Mme  Récamier :

Je viens de recevoir la récompense de toute ma vie : le prince a daigné parler de moi, au milieu d’une foule de Français, avec une effusion digne de sa jeunesse. Si je savais raconter, je vous raconterais cela ; mais je suis là à pleurer comme une bête. — Protégez-moi de toutes vos prières.

Le comte de Chambord lui avait fait réserver un appartement dans son propre hôtel, à Belgrave-Square. Chaque matin, Chateaubriand voyait le petit-fils de Louis XIV entrer dans sa chambre, s’asseoir familièrement sur son lit, s’entretenir longuement avec lui des intérêts, des libertés, de l’avenir de la France. Dans la journée, le prince venait le prendre pour l’emmener dans sa voiture, afin de ne perdre presque aucune heure de son séjour.

Quand Chateaubriand fut à la veille de partir, Henri de France lui adressa la lettre suivante :

Londres, le 4 décembre 1843.
Monsieur le vicomte de Chateaubriand, au moment où je vais avoir le chagrin de me séparer de vous, je veux vous parler encore de toute ma reconnaissance pour la visite que vous êtes venu me faire sur la terre étrangère, et vous dire tout le plaisir que j’ai éprouvé à vous revoir et à vous entretenir des grands intérêts de l’avenir. En me trouvant avec vous en parfaite communion d’opinions et de sentiments, je suis heureux de voir que la ligne de conduite que j’ai adoptée dans l’exil, et la position que j’ai prise sont, en tous points, conformes aux conseils que j’ai voulu demander à votre longue expérience et à vos lumières. Je marcherai donc avec encore plus de confiance et de fermeté dans la voie que je me suis tracée.
Plus heureux que moi, vous allez revoir notre chère patrie ; dites à la France tout ce qu’il y a dans mon cœur d’amour pour elle. J’aime à prendre pour mon interprète cette voix si chère à la France, et qui a si glorieusement défendu, dans tous les temps, les principes monarchiques et les libertés nationales.
Je vous renouvelle, Monsieur le vicomte, l’assurance de ma sincère amitié.
Henri.

Chateaubriand répondit au comte de Chambord :

Londres, le 5 décembre 1843.
Monseigneur,
Les marques de votre estime me consoleraient de toutes les disgrâces ; mais, exprimées comme elles le sont, c’est plus que de la bienveillance pour moi, c’est un autre monde qu’elles découvrent, c’est un autre univers qui apparaît à la France.
Je salue avec des larmes de joie l’avenir que vous annoncez. Vous, innocent de tout, à qui l’on ne peut rien opposer que d’être descendu de la race de Saint Louis, seriez-vous donc le seul malheureux parmi la jeunesse qui tourne les yeux vers vous ?
Vous me dites que, plus heureux que vous, je vais revoir la France : plus heureux que vous ! C’est le seul reproche que vous trouviez à adresser à votre patrie. Non, prince, je ne puis jamais être heureux tant que le bonheur vous manque. J’ai peu de temps à vivre, et c’est ma consolation. J’ose vous demander, après moi, un souvenir pour votre vieux serviteur.
Je suis, avec le plus profond respect, Monseigneur, de Votre Altesse Royale, le très humble et très obéissant serviteur.
Chateaubriand.

De retour à Paris, Chateaubriand mit la dernière main à l’ouvrage qui devait clore sa carrière littéraire, la Vie de Rancé. Il ajouta au manuscrit, sur son pèlerinage à Belgrave-Square, des pages dignes de son talent, presque égales aux plus belles pages des Mémoires. Après une description du château de Chambord, dans le voisinage duquel l’abbé de Rancé possédait un prieuré, la pensée du grand écrivain se reporte vers le prince qu’il vient de visiter à Londres, et il continue en ces termes :

Cet orphelin vient de m’appeler à Londres, j’ai obéi à la lettre close du malheur. Henri m’a donné l’hospitalité dans une terre qui fuit sous ses pas. J’ai revu cette ville, témoin de mes rapides grandeurs, et de mes misères interminables, ces places remplies de brouillards et de silence, d’où émergèrent les fantômes de ma jeunesse. Que de temps déjà écoulé depuis les jours où je rêvais René dans Kensington jusqu’à ces dernières heures ! Le vieux banni s’est trouvé chargé de montrer à l’orphelin une ville que mes yeux peuvent à peine reconnaître.
Réfugié en Angleterre pendant huit années, ensuite ambassadeur à Londres, lié avec lord Liverpool, avec M. Canning et avec M. Croker, que de changements n’ai-je pas vus dans ces lieux, depuis George III, qui m’honorait de sa familiarité, jusqu’à cette Charlotte que vous verrez dans mes Mémoires ! Que sont devenus mes frères en bannissement ?… Sur cette terre, où l’on ne nous apercevait pas, nous avions cependant nos fêtes et surtout notre jeunesse. Des adolescentes, qui commençaient la vie par l’adversité, apportaient le fruit semainier de leur labeur afin de s’éjouir à quelques danses de la patrie ; des attachements se formaient ; nous priions dans des chapelles que je viens de revoir et qui n’ont point changé. Nous faisions entendre nos pleurs le 21 janvier, tout émus que nous étions d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions aussi, le long de la Tamise, voir entrer au port des vaisseaux chargés des richesses du monde, admirer les maisons de campagne de Richmond, nous, si pauvres, nous, privés du toit paternel ! Toutes ces choses étaient de véritables félicités. Reviendrez-vous, félicités de ma misère ? Ah ! ressuscitez, compagnons de mon exil, camarades de ma couche de paille, me voici revenu ! Rendons-nous encore dans les petits jardins d’une taverne dédaignée pour boire de mauvais thé en parlant de notre pays : mais je n’aperçois personne ; je suis resté seul…
… Je n’étais pas, dans mon dernier voyage à Londres, reçu dans un grenier de Holborn par un de mes cousins émigrés[2], mais par l’héritier des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner l’hospitalité dans les lieux où je l’avais si longtemps attendu. Il se cachait derrière moi comme le soleil derrière des ruines. Le paravent déchiré, qui me servait d’abri, me semblait plus magnifique que les lambris de Versailles. Henri était mon dernier garde-malade : voilà les revenants-bons du malheur. Quand l’orphelin entrait, j’essayais de me lever ; je ne pouvais lui prouver autrement ma reconnaissance. À mon âge, on n’a plus que les impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées ses misères ; tout dépouillé qu’il est, il n’est pas sans autorité : chaque matin, je voyais une Anglaise passer le long de ma fenêtre ; elle s’arrêtait, elle fondait en larmes aussitôt qu’elle avait aperçu le jeune Bourbon ; quel roi sur le trône aurait eu la puissance de faire couler de pareilles larmes ! Tels sont les sujets inconnus que donne le malheur.

La Vie de Rancé parut au mois de mai 1844. Chateaubriand avait dédié son livre à la mémoire de l’abbé Seguin, vieux prêtre, son directeur, mort l’année précédente à l’âge de quatre-vingt-quinze ans : « C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de Rancé. »

L’ouvrage venait à peine de paraître quand le duc d’Angoulême mourut à Goritz, le 3 juin 1844. L’auteur du Congrès de Vérone écrivit, à cette occasion, la lettre suivante, adressée à M. le vicomte de Baulny :

Monsieur le Vicomte,
Je viens de lire dans la France la lettre que vous aviez bien voulu me faire connaître, et qui devançait les sentiments si noblement exprimés dans la Gazette de France et dans la Quotidienne. Je me félicite que ma famille ait contracté avec la vôtre une alliance qui m’est honorable et chère. J’aurais moi même essayé de faire entendre encore ma voix, si elle méritait d’être entendue : j’aurais redit encore ce que je pense du libérateur de l’Espagne, de l’homme qui a rendu à l’existence les derniers soldats de Napoléon. M. le duc d’Angoulême aimait et protégeait mon neveu[3], dont la fille a épousé votre frère. Christian, mon second neveu, fort aimé aussi de l’auguste prince, est allé à Dieu. Ainsi, tout disparaît pour moi ! Lorsque je jette les yeux en arrière, je n’aperçois plus qu’une femme qui pleure ; et quelle femme ! Marie-Thérèse domine toutes les ruines. Cependant, cette famille qui, durant neuf siècles, a commandé au monde, trouverait à peine aujourd’hui un vieux serviteur pour lui élever, au bord des flots, un bûcher avec les débris d’un naufrage ! Marie-Thérèse ensevelit sa douleur dans le sein de Dieu, afin que cette douleur soit éternelle. J’ai dit que cette douleur était une des grandeurs de la France ; me suis-je trompé ? Dans les déserts de la Bohême je voyais, la nuit, à la fenêtre d’une tour, une lumière isolée qui annonçait le nouvel exil de M. le duc d’Angoulême. Hélas ! cette lumière vient de disparaître ! Le vertueux prince est allé chercher dans le ciel sa vraie patrie. Là, les révolutions ne l’atteindront plus. Il nous tendra la main pour monter jusqu’à lui, et, sous la protection de sa vie sans tache, nous trouverons grâce auprès du Père des miséricordes.

Au printemps de 1845, Chateaubriand voulut revoir une dernière fois son jeune roi. Il se rendit donc à Venise à la fin de mai et passa quelques jours auprès du comte de Chambord. En le voyant partir dans l’état de faiblesse où le réduisaient les infirmités, ses amis de Paris s’étaient fort inquiétés du voyage. Il le supporta beaucoup mieux qu’on ne l’avait espéré. Le prince le décida à prolonger un peu son séjour.

J’allais partir, écrit-il (Venise, juin 1845) ; les embrassements et les prières du jeune prince me retiennent. Mes jours sont à lui, et quand il ne demande qu’un sacrifice de vingt-quatre heures, où sont mes droits pour le refuser ?

Si les fêtes de l’exil sont rares, la famille royale de France en connut cependant quelques-unes. Le 11 novembre 1845 on célébra, à Froshdorf, le mariage de S. A. R. Mademoiselle avec M. le prince héréditaire de Lucques, comme elle de race royale, comme elle issu de la Maison de Bourbon. C’était cette princesse Louise, sœur du duc de Bordeaux, que Chateaubriand avait vue à Prague au mois de mai 1833[4], et dont il avait alors tracé ce portrait :

Mademoiselle rappelle un peu son père : ses cheveux sont blonds ; ses yeux bleus ont une expression fine… Toute sa personne est un mélange de l’enfant, de la jeune fille et de la princesse : elle regarde, baisse les yeux, sourit avec une coquetterie naïve mêlée d’art ; on ne sait si on doit lui dire des contes de fées, lui faire une déclaration ou lui parler avec respect comme à une reine. La princesse Louise joint aux talents d’agréments beaucoup d’instruction…

À la première annonce du mariage, les royalistes bretons décidèrent d’offrir à la princesse un cadeau, produit de l’industrie locale. Ils prièrent Chateaubriand de le porter à Froshdorf et de le remettre en leur nom. « Je dois, dit-il à leur délégué, M. Thibault de la Guichardière, je dois une visite de noces à Louise de France ; je serai charmé de lui offrir un beau tissu de notre Bretagne. »

Il écrivait à ce sujet, le 9 septembre 1845, à sa sœur, la comtesse de Marigny, qui demeurait à Dinan :

J’ai reçu ta lettre, chère sœur ; il va sans dire que je joins mon nom à celui de tous les Bretons qui veulent faire un présent à la princesse. Tu peux donc me regarder comme un souscripteur et pour la somme qu’il te plaira fixer… Mais observe bien que je veux être confondu dans la foule, n’ambitionnant aucune autre distinction que celle de mon empressement et de mon zèle.

Le 15 du même mois, nouvelle lettre à sa sœur :

Si je suis spécialement chargé par un certain nombre de Bretons d’aller porter leur hommage, voilà tout ce qu’il me faut. J’irai à mes propres frais. Je connais la jeune princesse ; elle me recevra bien partout où elle sera. J’aimerais mieux qu’elle se trouvât déjà en Italie. S’il faut en croire les journaux, elle est déjà à Venise, mais peu importe le lieu… Tu peux m’engager pour 100 francs ; encore une fois, le chiffre ne signifie rien ; il suffit que l’on sache que j’ai été chargé de porter une souscription bretonne à la fille du duc de Berry ; le choix est tout… Ton canton est plus qu’il ne faut pour m’autoriser à me rendre auprès de Madame la Princesse de Lucques dont le frère, d’ailleurs, m’a invité à aller le saluer au printemps prochain.

Peu de temps avant sa mort, Chateaubriand tint à donner à Henri de France un dernier témoignage de sa fidélité. Par une disposition à part son testament, disposition particulière recommandée à sa famille, et dont un double fut remis au comte de Chambord, il donna à ce dernier le petit nombre de ses livres de choix, quelques-uns annotés, ceux qu’il relisait, disait-il, afin de servir aux loisirs et à l’instruction du prince.

Jusqu’à la fin donc, selon la très juste expression de M. Charles de Lacombe, « la flamme royaliste, entretenue par l’honneur, ne cessa de veiller, sous un apparent scepticisme, dans ce cœur désabusé[5]. »

Et, de même, le chrétien resta fidèle. On a écrit récemment tout un volume sur la Sincérité religieuse de Chateaubriand[6]. C’était peut-être un beau sujet de thèse ; il me semble bien pourtant que la démonstration n’avait pas besoin d’être faite ; on ne démontre pas l’évidence. Je n’ai du reste à parler ici que des dernières années de l’auteur du Génie du Christianisme, de celles qui vont de 1841 à 1848.

Dans une lettre à son ami Hyde de Neuville, du 14 juin 1841, Chateaubriand écrit :

« Je vous admire du fond du cœur ; vous prenez à tout, moi, je ne prends plus à rien ; mon courage n’est pas usé ; mais il est surmonté par le dégoût. Je ne songe plus qu’à mourir en chrétien, et j’espère que le bon Père Seguin, tout vieux qu’il est, aura la force de lever la main pour me blanchir et m’envoyer à Dieu[7]. »

Au mois de mars 1842, parlant de la mort récente de Théodore Jouffroy[8], un des professeurs du collège royal de Marseille, M. Lafaye, dit à ses élèves : « Jouffroy, le sceptique, a appelé un confesseur, et personne ne peut nommer celui de l’auteur du Génie du Christianisme. » Ces paroles firent quelque bruit, et M. Lafaye, craignant d’être destitué, supplia le baron de Flotte, ami et coreligionnaire de Chateaubriand, d’écrire à ce dernier, pour qu’il intercédât en sa faveur auprès du ministre de l’Instruction publique, M. Villemain. Chateaubriand répondit :

« Grâce à Dieu, Monsieur, je n’ai ni ne peux avoir aucun crédit auprès du Gouvernement actuel. Lorsque j’ai possédé quelque pouvoir politique, je ne me souviens pas de l’avoir jamais employé qu’au profit des personnes qui pouvaient être opprimées. M. Lafaye ne m’a point du tout offensé ; mais, s’il était inquiété à cause de moi, je prierais qu’on le laissât tranquille. Je ne m’occupe plus de ce qui se passe dans la société. Mon rôle est fini, Monsieur. Je suis loin du monde, et on me pardonnera, j’espère, à cause de mon grand âge, d’avoir un confesseur. C’est M. l’abbé Seguin, prêtre de Saint-Sulpice. Quand on a beaucoup de jours, on doit s’accuser de beaucoup de fautes. »

Il observait rigoureusement les lois de l’Église sur l’abstinence et le jeûne, allant même souvent, dans la pratique, au delà de ce que lui permettait sa santé. D’une lettre que Victor de Laprade m’écrivait, le 12 août 1870, j’extrais ce qui suit :

« À ceux qui veulent douter de sa ferme foi chrétienne, vous pouvez raconter ce détail que je tiens d’une dame protestante, qui fut longtemps sa voisine, et qui habite encore la maison où il est mort, rue du Bac, no 120. Mme  Mohl[9] était très liée avec Mme  de Chateaubriand, qui ne sortait pas et ne voyait presque personne. La femme de ce vrai grand homme gémissait souvent près de sa voisine de la peine qu’elle avait à empêcher son mari de suivre dans leur plus scrupuleuse rigueur les règles du Carême et des autres temps de jeûne et d’abstinence. Chateaubriand avait alors atteint l’âge où l’Église nous en dispense, et sa santé se trouvait fort mal de ces austérités. Il les pratiquait néanmoins avec son opiniâtreté bretonne, et il fallait toutes les supplications de sa femme pour le faire fléchir quelquefois. Ceci n’était pas fait pour le monde et pour la pose, comme on dirait aujourd’hui. Mme  de Chateaubriand et sa confidente en étaient seules témoins, et je suis peut-être le seul qui le sache aujourd’hui. Vous qui êtes jeune, gardez et transmettez ce souvenir de l’auteur du Génie du Christianisme.
« Je me laisse aller volontiers à ces racontages de vieux, mais c’est ainsi que les traditions se conservent. J’ai connu tout un monde évanoui. Il n’y a plus guère de gens qui aient vu Chateaubriand de près. Nous ne sommes plus que deux à l’Académie française qui ayons vu le salon de Mme  Récamier, M. le duc de Noailles et moi. En dehors de l’Académie, je ne connais plus que Mme  Lenormant et Mme  Mohl qui aient vécu dans ces illustres intimités. »

Dans ses conversations, comme dans ses lettres, Victor de Laprade aimait à faire revivre devant moi ces jours évanouis, ces figures éteintes. Il me redisait la ponctuelle régularité de M. de Chateaubriand. Le grand écrivain arrivait tous les jours chez Mme  Récamier à deux heures et demie ; ils prenaient le thé ensemble, et passaient une heure à causer en tête à tête. À ce moment, la porte s’ouvrait aux visites ; le bon Ballanche venait le premier ; puis un flot plus ou moins nombreux, plus ou moins varié, plus ou moins animé d’allants, de venants, au milieu desquels se retrouvait le groupe des personnes accoutumées à se voir chaque jour, et, comme le disait Ballanche, à graviter vers le centre de l’Abbaye-au-Bois[10].

Tandis que l’auteur d’Antigone et d’Orphée, animé, souriant, jetait souvent la note gaie au milieu des conversations les plus graves et essayait même, parfois, d’aiguiser le calembour, l’auteur de René assistait d’ordinaire aux visites jusqu’à six heures, mais dans un silence presque absolu. Assis à l’un des angles de la cheminée, en face de Mme  Récamier, il se tenait appuyé sur sa canne, écoutant tout avec intérêt, répondant quelquefois par une question ironique et découragée.

Parce qu’il a parlé, en maint endroit de ses Mémoires, de la force du courant démocratique, on s’est cru autorisé à faire de lui un transfuge du royalisme, saluant, dans le triomphe de la démocratie, la réalisation de ses suprêmes espérances. C’est tout justement le contraire de la vérité. Que la France allât à la démocratie, il le voyait, il le criait bien haut ; mais, loin de se réjouir de cette révolution nouvelle, de la considérer comme un progrès pour l’humanité, un bonheur pour la France, il voyait dans la démocratie le pire des gouvernements, omnium deterrimum, suivant la forte expression de Bellarmin. Un jour, à l’Abbaye-au-Bois, Laprade qui, en ce temps-là, était un naïf, crut pouvoir confesser devant le grand poète sa foi juvénile dans l’avenir de la démocratie, d’une démocratie chrétienne qui accomplirait toutes les promesses du divin législateur. Chateaubriand accueillit avec son sourire mélancolique ces enthousiastes confidences ; puis, après avoir dit qu’il tenait pour prochaine la chute du trône de Juillet, pour inévitable l’avènement de la démocratie, il se mit à esquisser à grands traits cette société future, fille d’une démocratie sans religion et sans idéal. À mesure qu’il parlait, le chantre de Psyché voyait s’évanouir ses belles chimères. Sa nouvelle Jérusalem tant rêvée s’écroulait au bruit de cette grande parole, comme au son de la trompette les murailles de Jéricho. À la place de la terre promise, une arène tumultueuse, ensanglantée par la lutte des convoitises et des appétits ; et au plus lointain de l’horizon, au terme du voyage, le repos dans la stupidité d’une demi-barbarie, de vastes pâturages où des troupeaux humains broutaient une herbe épaisse, le front bas et sans jamais regarder le ciel[11].

Sur les périls et les hontes que préparait à la France le régime démocratique, il avait, en toute rencontre, les paroles les plus énergiques et les plus méprisantes. M. de Marcellus raconte qu’en 1844, un jour qu’ils faisaient quelques pas ensemble dans son jardin de la rue du Bac, Chateaubriand lui dit : « Le fleuve de la monarchie s’est perdu dans le sang à la fin du siècle dernier. Entraînés par les courants de la démocratie, à peine avons-nous fait quelques haltes sur la boue des écueils. Mais le torrent nous submerge et c’en est fait en France de la vraie liberté politique et de la dignité de l’homme[12]. »

Le 16 août 1846, comme il faisait une promenade au Champ de Mars, en voulant descendre de voiture, le pied lui manqua, et il se cassa la clavicule. Cet accident marqua pour lui un nouveau degré de décadence physique ; à partir de cette époque, il ne marcha plus. Lorsqu’il venait à l’Abbaye-au-Bois, son valet de chambre et celui de Mme Récamier le portaient de sa voiture jusqu’au seuil du salon ; on le plaçait alors sur un fauteuil que l’on roulait jusqu’à l’angle de la cheminée. Ceci se passait en présence de la seule Mme Récamier, et les visiteurs qu’on admettait après le thé trouvaient M. de Chateaubriand tout établi ; mais, pour le départ, il fallait qu’il s’opérât devant les étrangers présents. Vainement ils semblaient ne s’apercevoir de rien ; ce n’en était pas moins pour le vieillard une cruelle souffrance de laisser voir ses infirmités[13].

L’heure était proche maintenant où la mort allait fermer ce salon de l’Abbaye-au-Bois, sur lequel descendaient déjà les ombres du soir :

Majores-que cadunt celsis de montibus umbræ.

C’est Mme de Chateaubriand qui fut atteinte la première. Elle s’endormit doucement dans le Seigneur le 9 février 1847 ; Ballanche suivit : le 12 juin 1847, il s’éteignit avec le calme d’un sage et la résignation d’un saint, doux envers la mort comme il l’avait été envers la vie. Mme Récamier, qui n’avait pas quitté son chevet d’agonie, acheva, par les larmes qu’elle y versa, de compromettre sa vue de plus en plus affaiblie. Elle était menacée d’une cécité complète ; c’est à ce moment que Chateaubriand lui offrit de consacrer son amitié en partageant son nom. Elle refusa cet honneur, par suite des plus nobles et des plus délicats scrupules.

Il devait la précéder dans la tombe[14]. Au mois de juin 1848, à l’heure même où le canon de la guerre civile tonnait dans les rues de la capitale, il s’alita pour ne plus se relever. Le dimanche 2 juillet, on lui donna les derniers sacrements. Il reçut le viatique, « non seulement avec sa pleine et parfaite connaissance, mais encore avec un profond sentiment de foi et d’humilité[15]. »

Le lendemain, il dicta à son neveu les lignes que voici :

« Je déclare devant Dieu rétracter tout ce qu’il peut y avoir dans mes écrits de contraire à la foi, aux mœurs et généralement aux principes conservateurs du bien. »
« Paris, le 3 juillet 1848.
« Signé pour mon oncle François de Chateaubriand dont la main n’a pu signer et pour me conformer à la volonté qu’il m’a exprimée.
« Geoffroy-Louis de Chateaubriand[16]. »

Quand cette déclaration fut écrite, le malade se la fit répéter ; puis, il voulut la lire lui-même de ses yeux, et alors, tranquille, l’âme en paix, l’auteur du Génie du Christianisme attendit l’heure de paraître devant Dieu. Il rendit le dernier soupir le mardi 4 juillet. Quatre personnes seulement étaient présentes : son directeur, l’abbé Deguerry, curé de Saint-Eustache, son neveu, une sœur de charité et Mme  Récamier[17].

Dans une lettre au Journal des Débats, l’abbé Deguerry — le futur martyr de la Commune — raconta en ces termes les derniers moments du grand écrivain :

« Paris, le 4 juillet 1848.
« Monsieur,
« La France vient de perdre l’un de ses plus nobles enfants.
« M. de Chateaubriand est mort ce matin à huit heures un quart. Nous avons recueilli son dernier soupir. Il l’a rendu en pleine connaissance. Une intelligence aussi belle devait dominer la mort et conserver, sous son étreinte, une visible liberté.
« La mort de Mme  de Chateaubriand, arrivée l’année dernière, frappa si fortement M. de Chateaubriand qu’il nous dit à l’instant même, en portant la main sur sa poitrine : « Je viens de sentir la vie atteinte et tarie dans sa source ; ce n’est plus qu’une question de quelques mois. » La mort de M. Ballanche, qui ne suivit que de trop près, fut le dernier coup pour son illustre et ancien ami. Depuis lors, M. de Chateaubriand ne sembla plus descendre, mais se précipiter au tombeau.
« Peu d’instants avant sa mort, M. de Chateaubriand, qui avait été administré dimanche dernier, embrassait encore la croix avec l’émotion d’une foi vive et d’une ferme confiance. Une des paroles qu’il répétait souvent dans ses dernières années, c’est que les problèmes sociaux, qui tourmentent les nations aujourd’hui, ne sauraient être résolus sans l’Évangile, sans l’âme du Christ dont les doctrines et les exemples ont maudit l’égoïsme, ce ver rongeur de toute concorde. Aussi M. de Chateaubriand saluait-il le Christ comme le Sauveur du monde au point de vue social, et il se plaisait à le nommer son roi en même temps que son Dieu.
« Un prêtre, une sœur de charité étaient agenouillés au pied du lit de M. de Chateaubriand au moment où il expirait. C’est au milieu des prières et des larmes de cette nature que l’auteur du Génie du Christianisme devait remettre son âme entre les mains de Dieu.
« J’ai l’honneur d’être, etc.
« Deguerry,
« Curé de Saint-Eustache[18]. »

Le comte de Chambord écrivit, à l’occasion de cette mort, la lettre suivante :

« Votre lettre, monsieur, est la première qui m’ait apporté la nouvelle de la mort de M. de Chateaubriand. J’avais en lui un ami sincère, un conseiller fidèle, de qui j’étais heureux, dans mon exil, de recevoir les avis et de pénétrer les généreuses pensées. Depuis plusieurs mois, je m’affligeais de voir ce beau génie approcher du terme de sa carrière ; cette perte, si grande, m’est plus pénible encore en ce moment où mon cœur a tant à gémir des douleurs de la patrie.
« Que de malheurs n’ai-je pas à déplorer ! ces luttes affreuses qui viennent d’ensanglanter la capitale, la mort de tant d’hommes honorables et distingués dans la garde nationale et dans l’armée, le martyre de l’archevêque de Paris, la misère du pauvre peuple, la ruine de nos industries, les alarmes de la France entière ! Je prie Dieu d’en abréger le cours.
« Puissent le spectacle de ces calamités et la crainte des maux qui menacent l’avenir, ne point emporter les esprits loin des grands principes de justice et de liberté publique, qu’en ce temps, plus que jamais, les amis des peuples et des rois doivent défendre et maintenir.
« Je vous renouvelle, monsieur, l’assurance de ma bien sincère et constante affection.
« Henri. »
« Le 15 juillet 1848. »

Le samedi 8 juillet, un service funèbre fut célébré dans l’église des Missions-Étrangères, située rue du Bac, tout près de la maison mortuaire ; le corps fut ensuite descendu dans les caveaux de la chapelle, pour être, de là, transporté à Saint-Malo. Le 18 juillet, dans cette dernière ville, eurent lieu les obsèques solennelles. La messe fut célébrée par le curé de Combourg. À l’élévation, par une inspiration touchante, la musique fit entendre la mélodie sur laquelle Chateaubriand a composé ces paroles si connues :

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !

Après la messe, le cortège s’achemina entre les remparts et la mer vers l’ilôt du Grand-Bé. Deux longues files de prêtres en surplis serpentaient sur la grève. Les bannières des gardes nationales venues des diverses villes de la Bretagne flottaient aux vents ; les casques resplendissaient au soleil. Le canon tonnait par intervalles. Une foule innombrable couvrait les remparts de Saint-Malo, qui s’élèvent si formidables au-dessus des rochers à pic et de la mer. Tous les récifs, tous les écueils étaient chargés de figures humaines, des barques pavoisées de deuil étaient encombrées de spectateurs. Au pied du Grand-Bé, le cercueil fut enlevé par des marins et porté au sommet à travers un coup de vent qui ressemblait à une tempête, suprême caresse de l’Océan à celui qui avait tant aimé le bruit des flots et des vents. Puis soudain il se fit un grand calme, et le cercueil fut pieusement déposé dans le roc qui doit le garder à jamais. Les suprêmes prières de l’Église furent récitées par le curé de Saint-Malo et l’eau bénite fut répandue sur la bière…

La Bretagne et la Religion avaient fait à l’auteur du Génie du Christianisme de magnifiques funérailles. Depuis un demi-siècle, il dort, au bord des vagues, dans son sépulcre de granit, sous une pierre entourée d’une petite grille gothique en fer et surmontée d’une croix. Du reste, point d’inscription, ni nom, ni date. Il l’avait ainsi demandé, dans sa lettre de 1831 au maire de Saint-Malo : « La croix, écrivait-il, dira que l’homme reposant à ses pieds était un chrétien ; cela suffira à ma mémoire. »


Je ne terminerai pas cet Appendice, sans adresser mes remerciements aux personnes qui ont bien voulu faciliter mes recherches et me prêter leur utile concours : M. Frédéric Saulnier, conseiller à la Cour d’appel de Rennes ; M. l’abbé Pâris-Jallobert ; M. René Kerviler, ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées à Saint-Nazaire-sur-Loire ; le R. P. V. Delaporte ; M. René de Kerallain, à Quimper ; M. F. de Bernhardt, à Londres ; M. le baron Alberto Lumbroso, à Rome. Que tous veuillent bien trouver ici l’expression de ma vive gratitude. Mais je dois des remerciements tout particuliers à M. l’abbé G. Pailhès, archiprêtre de la basilique de Saint-Seurin, à Bordeaux, l’homme de France qui connaît le mieux Chateaubriand et ses entours, l’auteur de ces remarquables ouvrages : Madame de Chateaubriand, d’après ses Mémoires et sa Correspondance (1887), Madame de Chateaubriand, Lettres inédites à M. Clausel de Coussergues (1888) ; — Chateaubriand, sa femme et ses amis (1896) ; — Du nouveau sur Joubert (1900). Sans l’aide fraternelle, sans les communications, aussi précieuses que désintéressés, de M. Pailhès, il ne m’eût pas été possible de mener à bien ce travail, pour lequel il ne me reste plus qu’à réclamer l’indulgence du lecteur.


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  1. Ci-dessus, page 480
  2. M. de La Boüétardais. — Voir, au tome II des Mémoires, pages 109 et 122 (Livre VIII de la Première Partie).
  3. Le comte Louis de Chateaubriand.
  4. La princesse Louise-Marie-Thérèse de Bourbon et d’Artois, fille du duc et de la duchesse de Berry, était née le 19 septembre 1819. Elle était donc, en 1833, dans sa quatorzième année.
  5. Vie de Berryer, tome II, page 401.
  6. Un volume in-8o ; par l’abbé Georges Bertrin, docteur-ès-lettres, professeur à l’Institut catholique de Paris, 1899.
  7. Mémoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville, t. III, p. 579.
  8. Théodore Jouffroy est mort le 1er  mars 1842.
  9. Femme de M. Jules de Mohl, célèbre orientaliste, professeur de persan au Collège de France et membre de l’Institut. On lit au tome II, p. 564, des Souvenirs et Correspondance de Mme  Récamier : « Une Anglaise aimable, spirituelle, bonne, Mme  Mohl, logeait à l’étage supérieur, dans la même maison et dans le même escalier que M. de Chateaubriand. »
  10. Mme  Lenormant, Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme  Récamier, t. II, p. 543.
  11. Académie de Lyon. Concours pour l’éloge de Mme  Récamier. Article de Victor de Laprade, Revue de Lyon, 1849, t. I, p. 65.
  12. Chateaubriand et son temps, p. 290.
  13. Souvenirs et Correspondance de Mme Récamier, t. II, p. 554.
  14. Mme Récamier mourut le 11 mai 1849.
  15. Souvenirs et Correspondance de Mme  Récamier, t. II, p. 563.
  16. Cette pièce a été communiquée par le signataire au R. P. Ponlevoy, qui l’a reproduite dans la Vie du R. P. de Ravignan, t. I, p. 421.
  17. On a dit — et Villemain a répété, dans son volume sur Chateaubriand, — que Béranger était présent à ce dernier moment. C’est une erreur.
  18. Journal des Débats du 5 juillet 1848.