Mémoires d’outre-tombe/Deuxième partie/Livre IV
LIVRE IV[1]
Désormais, à l’écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacciochi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j’allai demeurer rue de Miromesnil[2]. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimée, comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j’avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main, qu’il voyait transparente et décharnée : c’était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin montait à travers un terrain vague que l’on appelait la Butte-aux-Lapins. La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d’où j’étais parti avec mon frère pour l’émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d’Orléans : cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris.
Je ne m’occupais de rien ; tout au plus m’entretenais-je dans le parc avec quelques sapins, ou causais-je du duc d’Enghien avec trois corbeaux, au bord d’une rivière artificielle cachée sous un tapis de mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, de même que j’avais été tout à coup séparé de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais, et j’essayais de m’endormir au bruit de mon peuplier.
Pourtant ma démission avait accru ma renommée : un peu de courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de l’ancienne société de madame de Beaumont m’introduisirent dans de nouveaux châteaux.
M. de Tocqueville[3], beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan : c’étaient partout des héritages d’échafaud[4]. Là, je voyais croître mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s’élevait Alexis, auteur de la Démocratie en Amérique. Il était plus gâté à Verneuil que je ne l’avais été à Combourg. Est-ce la dernière renommée que j’aurai vue ignorée dans ses langes ? Alexis de Tocqueville a parcouru l’Amérique civilisée dont j’ai parcouru les forêts[5].
Verneuil a changé de maître ; il est devenu possession de madame de Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l’adopta pour fille.
Près de Mantes, au Ménil, était madame de Rosambo[6] : mon neveu, Louis de Chateaubriand, se maria dans la suite à mademoiselle d’Orglandes, nièce de madame de Rosanbo[7] : celle-ci ne promène plus sa beauté autour de l’étang et sous les hêtres du manoir ; elle a passé. Quand j’allais de Verneuil au Ménil, je rencontrais Mézy[8] sur la route : madame de Mézy était le roman renfermé dans la vertu et la douleur maternelle. Du moins si son enfant qui tomba d’une fenêtre et se brisa la tête avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s’envoler par-dessus le château et se réfugier dans l’Île-Belle, île riante de la Seine : Coturnix per stipulas pascens !
De l’autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m’avait présenté à Méréville[9]. Méréville était une oasis créée par le sourire d’une muse, mais d’une de ces muses que les poètes gaulois appellent les docte fées. Ici les aventures de Blanca[10] et de Velléda furent lues devant d’élégantes générations, lesquelles, s’échappant les unes des autres comme des fleurs, écoutent aujourd’hui les plaintes de mes années.
Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos, dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le Génie du christianisme m’inspira l’idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps après j’appelai Cymodocée, se dessina vaguement dans ma tête, aucun trait n’en était arrêté. Une fois Cydomocée devinée, je m’enfermai avec elle, comme cela m’arrive toujours avec les filles de mon Imagination ; mais, avant qu’elles soient sorties de l’état de rêve et qu’elles soient arrivées des bords du Léthé par la porte d’ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par amour, je les défais par amour, et l’objet unique et chéri que je présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.
Je ne demeurai qu’un an dans la rue de Miromesnil, car la maison fut vendue. Je m’arrangeai avec madame la marquise de Coislin, qui me loua l’attique de son hôtel, place Louis XV[11].
Madame de Coislin[12] était une femme du plus grand air. Âgée de près de quatre-vingts ans, ses yeux fiers et dominateurs avaient une expression d’esprit et d’ironie. Madame de Coislin n’avait aucunes lettres, et s’en faisait gloire ; elle avait passé à travers le siècle voltairien sans s’en douter ; si elle en avait conçu une idée quelconque, c’était comme d’un temps de bourgeois diserts. Ce n’est pas qu’elle parlât jamais de sa naissance ; elle était trop supérieure pour tomber dans un ridicule : elle savait très bien voir les petites gens sans déroger ; mais enfin, elle était née du premier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en 1096 ; de Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX ; de Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c’était une bêtise du sort dont on ne devait pas la rendre responsable ; elle était naturellement de la cour, comme d’autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre : elle ne pouvait rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l’affliger.
Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV ? elle ne me l’a jamais avoué : elle convenait pourtant qu’elle avait été fort aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la dernière rigueur. « Je l’ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait madame de Pompadour. — Ah ! sire, m’écriai-je, ce serait donc pour me cacher dessous ! »
Par un singulier hasard j’ai retrouvé cette toilette chez la marquise de Conyngham[13], à Londres ; elle l’avait reçue de George IV, et me la montrait avec une amusante simplicité.
Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s’ouvrant sous la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-Aimé avait données à la noble dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. Madame de Coislin restait couchée jusqu’à deux heures après midi, dans un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par des oreillers ; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montés à l’ancienne façon descendaient sur les épaulettes de son manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la Fronde. Autour d’elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des adresses de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées : elle n’achetait point de papier, c’était la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m’aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait arrangé les jeunes amours de Louis XV.
Madame de Châteauroux et ses deux sœurs étaient cousines de madame de Coislin : celle-ci n’aurait pas été d’humeur, ainsi que madame de Mailly, repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui l’insultait dans l’église Saint-Roch, par un nom grossier : « Mon ami, puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. »
Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d’esprit, entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d’une vermine d’écus qui s’attachait à sa peau : ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongée dans d’inextricables chiffres, elle me rappelait l’avare Hermocrate, qui, dictant son testament, s’était institué son héritier[14]. Elle donnait cependant à dîner par hasard ; mais elle déblatérait contre le café que personne n’aimait, suivant elle, et dont on n’usait que pour allonger le repas.
Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy avec madame de Coislin et le marquis de Nesle[15] ; le marquis courait en avant et faisait préparer d’excellents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu’une demi-livre de cerises. Au départ, on lui présentait d’énormes mémoires, alors c’était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu’aux cerises ; l’hôte lui soutenait que, soit que l’on mangeât, ou qu’on ne mangeât pas, l’usage, dans une auberge, était de payer le dîner.
Madame de Coislin s’est fait un illuminisme à sa guise[16]. Crédule ou incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré madame de Krüdener ; la mystérieuse Française n’était illuminée que sous bénéfice d’inventaire ; elle ne plut pas à la fervente Russe, laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdener dit passionnément à madame de Coislin : « Madame, quel est votre confesseur intérieur ? — Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intérieur ; je sais seulement que mon confesseur est dans l’intérieur de son confessionnal. » Sur ce, les deux dames ne se virent plus.
Madame de Coislin se vantait d’avoir introduit une nouveauté à la cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s’opposait à cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu’autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais avisée de payer son médecin. Se récriant contre l’abondance du linge de femme : « Cela sent la parvenue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, nous n’avions que deux chemises ; on les renouvelait quand elles étaient usées ; nous étions vêtues de robes de soie, et nous n’avions pas l’air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant. »
Madame Suard[17], qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l’intérieur des cours, importunait madame de Coislin. Elle écrivit à madame Suard : « Madame faites couper le cou à votre coq. » Madame Suard renvoya le messager avec ce billet : « Madame, j’ai l’honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à mon coq. » La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à madame de Chateaubriand : « Ah ! mon cœur, dans quel temps nous vivons ! C’est pourtant cette fille de Panckouke, la femme de ce membre de l’Académie, vous savez ? »
M. Hennin[18], ancien commis des affaires étrangères, et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un jour à madame de Coislin une description : une amante en larmes et abandonnée pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s’impatientait et n’aimait pas le saumon, interrompit l’auteur, et lui dit de cet air sérieux qui la rendait si comique : « Monsieur Hennin, ne pourriez-vous faire prendre un autre poisson à cette dame ? »
Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n’y avait rien dedans ; tout était dans la pantomime, l’accent et l’air de la conteuse : jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot, dont la perfection passait tout. Lorsque, dans la conversation entre les deux époux, madame Jacqueminot répliquait : « Mais, monsieur Jacqueminot ! » ce nom était prononcé d’un tel ton qu’un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du tabac.
Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses lunettes et dit en se mouchant : « Il y a une épizootie sur les bêtes à couronne. »
Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord de son lit qu’on ne succombait que parce qu’on se laissait aller ; que si l’on était bien attentif et qu’on ne perdît jamais de vue l’ennemi, on ne mourrait point : « Je le crois, dit-elle ; mais j’ai peur d’avoir une distraction. » Elle expira.
Je descendis le lendemain chez elle ; je trouvai monsieur et madame d’Avaray[19], sa sœur et son beau-frère, assis devant la cheminée, une petite table entre eux, et comptant les louis d’un sac qu’ils avaient tiré d’une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son lit, les rideaux à demi fermés : elle n’entendait plus le bruit de l’or qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.
Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d’imprimés et sur des adresses de lettres, il y en avait d’extrêmement belles. Madame de Coislin m’a montré ce qui restait de la cour de Louis XV sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d’Houdetot m’avait fait voir ce qui traînait encore, au XIXe siècle, de la société philosophique.
Dans l’été de l’année 1805, j’allai rejoindre madame de Chateaubriand à Vichy, où madame de Coislin l’avait menée, comme je viens de le dire. Je n’y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de Sévigné avait devant et après elle, en 1677 ; depuis cent vingt et quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma sœur, madame de Caud, qui s’y était établie depuis l’automne de 1804. Après un court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques.
On a recueilli dans mes œuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc[20]. Après trente-quatre ans d’absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, la réception qu’on fait à un vieil ami. Celui qui s’est longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des amis, des frères et des sœurs dans toutes les familles : car si l’homme est ingrat, l’humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même ; vous avez toujours l’âge qu’ils vous ont donné ; leur attachement, qui n’est point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu’ils aiment dans vos écrits.
Lorsque j’étais enfant, dans ma Bretagne, et que j’entendais parler de l’Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien loin, où l’on voyait des choses étranges, où l’on ne pouvait aller qu’avec grand péril, en cheminant sous la garde de la sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffret de sapin. Ils n’ont guère que l’espérance dans leur boîte, en descendant de leurs rochers ; heureux s’ils la rapportent !
Hélas ! il n’y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en 1805 ; je n’étais qu’à quelques lieues de ce Mont-Dore, où elle était venue chercher la vie qu’elle allongea un peu pour atteindre Rome. L’été dernier, en 1838, j’ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la société autour de moi.
Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes Thiers et Roanne[21]. Cette route, alors peu fréquentée, suivait çà et là les rives du Lignon. L’auteur de l’Astrée, qui n’est pas un grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui vivent ; tant la fiction, quand elle est appropriée à l’âge où elle paraît, a de puissance créatrice ! Il y a, du reste, quelque chose d’ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames et des chevaliers : ces mondes divers s’associent bien, et l’on s’accommode agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du roman : Rousseau a raconté comment il fut trompé par d’Urfé.
À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche : il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu’il y eût la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte de la ville par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père[22], était devenu préfet du Léman. J’allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d’un moyen précieux d’indépendance et de bonheur : je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j’aurais été ravi. Qu’était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu’était-ce que ce malheur d’avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans secours, bannies dans tous les coins de l’Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l’échafaud ? Il est fâcheux d’être atteint d’un mal dont la foule n’a pas l’intelligence. Au reste, ce mal n’en est que plus vif : on ne l’affaiblit point en le confrontant avec d’autres maux, on n’est pas juge de la peine d’autrui ; ce qui afflige l’un fait la joie de l’autre ; les cœurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d’autres cœurs. Ne disputons à personnes ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.
Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, et nous partîmes pour Chamouny. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n’en était rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion m’est restée. On lit dans le Voyage au Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie et les événements alors futurs de cette même vie, et aujourd’hui également passés.
« Il n’y a qu’une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l’oubli des troubles de la terre : c’est lorsqu’on se retire loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l’humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n’est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l’âme de ces solitaires, c’est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J’aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m’occuper chaque jour : j’irais volontiers chercher sur le Thabor et le Taygète d’autres couleurs et d’autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde. » Cette dernière phrase annonçait le voyage que j’exécutai en effet l’année suivante, 1806.
À notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à Coppet[23], nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de M. de Forbin[24] qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l’inondait ; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m’imiter un jour, quand j’aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jusqu’à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu’ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitié : j’étais pauvre, humble, peu sûr de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le cœur des princesses[25]. À Rome, j’ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du lac ; j’avais le mérite d’être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci on retrouve roi le soir le pauvre diable qu’on a quitté le matin dans la rue.
Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution, commençait cette génération d’artistes qui s’arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu’ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d’énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l’arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d’échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu’au portrait du tyran qu’ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l’atelier a ses dangers, et qu’il n’y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière d’eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fièrement accueillie et noblement supportée ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude !
Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l’Écluse, en attendant l’ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m’environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide : des formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n’étais plus aux lieux que j’habitais, je rêvais d’autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l’Aurore, où m’entraînaient d’ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du vœu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s’étaient accrues, comme je n’avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l’art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J’avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de cœur. Raphaël (qu’on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant la Transfiguration seulement ébauchée sur le chevalet, n’aurait pas été plus électrisé par son chef-d’œuvre que je ne l’étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j’entrevoyais l’image au travers d’une atmosphère d’amour et de gloire.
Ainsi le génie natif qui m’a tourmenté au berceau retourne quelquefois sur ses pas après m’avoir abandonné ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guérit en moi ; si mes blessures se ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des crucifix du moyen âge, qui saignent à l’anniversaire de la Passion. Je n’ai d’autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu’on se fait percer les veines quand le sang afflue au cœur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-je ? Ô religion, où sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n’écris pas toutes ces choses à d’innombrables années de l’heure où je donnai le jour à René ? J’avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C’est grand’pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l’homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les années sont toujours jeunes : « Or, les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l’auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui présentent avec la bouche l’herbe tendre et fleurie, qu’ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le prochain ruisseau[26]. »
De retour à Lyon, j’y trouvai des lettres de M. Joubert : elles m’annonçaient son impossibilité d’être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répondis :
« Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve : c’est aussi une tête que celle-là, et, depuis qu’elle est avec moi, je me trouve à la tête de deux têtes très-difficiles à gouverner. Nous resterons à Lyon, où l’on nous fait si prodigieusement manger que j’ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. L’abbé de Bonnevie est ici, de retour de Rome ; il se porte à merveille ; il est gai, il prêchaille et ne pense plus à ses malheurs ; il vous embrasse et va vous écrire. Enfin tout le monde est dans la joie, excepté moi ; il n’y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j’ai dîné chez M. Saget. »
Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui à peu près par l’endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la Saône.
« Je me souviens, dit-il, d’avoir passé une nuit délicieuse, hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé : il avait fait très-chaud ce jour-là ; la soirée était charmante, la rosée humectait l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l’air était frais sans être froid ; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l’eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l’un à l’autre. Je me promenais dans une sorte d’extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m’apercevoir que j’étais las. Je m’en aperçus enfin : je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou de fausse porte, enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m’endormis à son chant : mon sommeil fut doux ; mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux en s’ouvrant virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. »
Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s’était lié avec mademoiselle Devienne[27]. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils : il n’en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu’au quatrième (lequel nous éclaire aujourd’hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n’avait cure du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du massacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m’en racontait les détails, tandis qu’il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Loyse Labé : il n’aurait pas perdu un coup de dent durant les derniers malheurs de Lyon, sous la charte-vérité.
Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère et rembourrée de choses exquises ; de jeunes paysannes très-jolies servaient à table ; elles versaient l’excellent vin du cru renfermé dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget : le coteau en était tout noir[28].
Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions : dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, « espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quæ sic vivis ut possis adamari. »
Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous partîmes, précédés d’un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-Chartreuse, nous franchîmes la porte de la vallée, et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que j’éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous la surveillance d’une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était demeuré là, pour prendre soin d’un solitaire infirme qui venait de mourir : la religion avait imposé à l’amitié la fidélité et l’obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte : Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. On nous montra l’enceinte du couvent, les cellules, accompagnées chacune d’un jardin et d’un atelier ; on y remarquait des établis de menuisier et des rouets de tourneur : la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des ritratti des doges ; lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.
Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal[29], jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inventeur du sucre de betterave, l’avide héritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d’Otahiti. En descendant des forêts, j’étais occupé des anciens cénobites ; pendant des siècles, ils portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant !
Nous n’eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu’un orage éclate ; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait : « Recommandez votre âme à Dieu ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » Nous arrivâmes à Voreppe au son du tocsin ; les restes de l’orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l’incendie d’un village, et la lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l’ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inaltérable : « Je suis comme un poisson dans l’eau. » Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l’orage n’y était plus ; mais il m’en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche[30]. Je le fais observer, car j’ai eu trop souvent, dans ces Mémoires, à remarquer les absents.
De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c’était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets aux bords de l’Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand’mère à Plancoët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d’elles à la vue d’un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d’un chien, et d’un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard, mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse ; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l’avenir. Qui sait ? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux : « domino suo, imo patri, etc. », qu’elles se sentaient honorées du nom d’amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinæ vel scorti. « Au milieu de son sçavoir, » dit un docteur grave, « je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d’amour Héloïse, son escolière. »
Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon voyage en Suisse. J’habitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l’automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort de madame de Beaumont avait achevé d’altérer la raison de ma sœur ; peu s’en fallut qu’elle ne crût pas à cette mort, qu’elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu’elle ne rangeât le ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n’avait rien : je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s’éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était tout éclairée. Elle traçait quelques lignes qu’elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu’elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l’enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu’elle enviait la sainte, et qu’allant par delà, elle aspirait à l’ange. Je sanctifierai ces Mémoires en y déposant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, écrits avant qu’elle eût pris son vol vers sa patrie éternelle.
« Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins : toute mon occupation était de vous aimer. J’ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d’être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remercîment de toutes les complaisances et de toutes les marques d’amitié que tu n’as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J’ai beau te faire part de mes idées. Elles n’en restent pas moins tout entières en moi. »
« Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l’abri de quelque impertinence de M. Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l’inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n’en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées ; je ne veux m’occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l’attention que je me porte ! Dieu ne peut plus m’affliger qu’en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu’il m’a fait en ta personne et d’avoir conservé ma vie sans tache : voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise : Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage depuis hier matin. Depuis t’avoir vu, mon cœur s’est relevé vers Dieu, et je l’ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place. »
« Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit : — Mais il est dans l’ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. Pouvait-on frapper plus juste ? Il n’est rien tel, mon ami, que l’idée de la mort pour nous débarrasser de l’avenir. Je me hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie. »
« Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d’elle, je ne m’étais pas aperçue du besoin d’être en société de pensées avec quelqu’un. Je possédais ce bien sans m’en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m’ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu’un ; je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m’en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l’espèce de défaillance intérieure que j’éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À tantôt, j’espère. »
« Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à vue d’oeil. Je me demande souvent pourquoi j’apporte tant de soin à l’étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d’un désert. Adieu, mon pauvre frère. »
« Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t’écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement :
« — On est bien à l’étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l’immensité de Dieu.
« — Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons : ce que nous aimons vit et ne mourra point.
« — Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fond d’agonie. »
« Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t’écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t’en conterai peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon cœur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon ami.
« Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon cœur ne s’en soit trop mêlé. »
« Pourrais-tu penser que je m’occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m’ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m’amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l’audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta sœur, qu’il m’est un peu permis d’abuser de vos richesses. »
« Je ne te dirai plus : Ne viens plus me voir, — parce que n’ayant désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m’est essentielle. Ne me viens tantôt qu’à quatre heures ; je compte être dehors jusqu’à ce moment. Mon ami, j’ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n’exister pas, qui ont pour moi l’effet d’objets qui ne s’offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s’assurer, quoiqu’on les vît distinctement. Je ne veux plus m’occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m’abandonne. Je n’ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n’attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l’auteur de toute justice et de toute vérité. Il n’y a qu’un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c’est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l’intérêt qu’on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela. »
« Mon ami, jamais le son de ta voix ne m’a fait tant de plaisir que lorsque je l’entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d’aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l’ordre. J’éprouve quelquefois une grande répugnance de cœur à boire mon calice. Comment ce cœur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d’existence et tant de chagrins ? Je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m’entraînent ; je ne m’occupe presque plus que de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : — Seigneur, hâtez-vous de m’exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance. »
« Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s’est consumée dans les ténèbres d’une longue nuit, et qui voit naître l’aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d’oeil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j’ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l’innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t’avoue ingénument, mon frère, que c’est pour me faire revivre davantage dans ton cœur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m’en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j’ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n’ai eu d’inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j’interrogeai sur toi les pressentiments de mon cœur. Lorsque j’eus recouvré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m’accabler, la seule pensée de notre réunion m’a soutenue. Aujourd’hui que je perds sans retour l’espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n’est que parce que je dispute encore avec elle, que j’éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort… Et quel sort ! Où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! À qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n’est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l’effroi de l’avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m’endormirai d’un sommeil de mort sur ma destinée. Mais, pendant le peu de jours que j’ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t’est douce. Crois que, parmi les cœurs qui t’aiment, aucun n’approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d’aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d’éloignement et d’ennui ? Tu sais que ce n’est pas moi qui t’ai proposé l’aimable distraction d’aller te voir, que je t’ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d’avis, que ne me l’as-tu dit avec franchise ? Je n’ai point de courage contre tes politesses. Autrefois tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd’hui, j’irai tantôt te voir à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l’avenir. Je t’ai écrit, certaine que je n’aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre. »
Cette lettre si poignante et tout admirable est la dernière que je reçus ; elle m’alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel ; ma sœur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j’étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m’écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le cœur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d’elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu’elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu’elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, là où elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l’invitai à suivre son goût, ajoutant qu’afin d’aider Virginie, sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m’assura qu’elle allait s’occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été : je lui dis que j’irais à Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu’elle voulait passer l’été seule, et qu’elle allait renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai ; elle était plus tranquille.
Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j’allai revoir Lucile. Elle était affectueuse ; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux, vers le commencement de ces Mémoires. J’encourageai au travail le grand poète ; elle m’embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l’escalier, s’appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m’arrêtai, et, levant la tête, je criai à l’infortunée qui me regardait toujours : « Adieu, chère sœur ! à bientôt ! soigne-toi bien. Écris-moi à Villeneuve. Je t’écrirai. J’espère que l’hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. »
Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l’argent pour qu’il baissât secrètement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en cas qu’il eût affaire de moi. Trois mois s’écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé de madame de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure de ma sœur. J’avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade : j’étais au bord de son lit quand on m’apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l’ouvris : une ligne foudroyante m’apprenait la mort subite de Lucile.
J’ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma sœur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n’étais point à Paris au moment de sa mort ; je n’y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l’état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n’avait pas un ami ; elle n’était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s’il eût été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris.
Ma sœur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d’un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma sœur, à quoi cela me servirait-il[31] ? Retrouverais-je le même gardien de l’enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m’indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l’a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d’avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l’autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma sœur ; et elle, qui tenait si peu à la terre, n’y devait point laisser de traces. Elle m’a quitté, cette sainte de génie. Je n’ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n’en sortira que quand j’aurai cessé de vivre[32].
Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m’importaient, au moment où je perdais ma sœur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l’écroulement des trônes et le changement de la face du monde ?
La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme : c’était mon enfance au milieu de ma famille, c’étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants : ils ne s’écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l’édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu’une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand.
Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j’aperçus la coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le Jardin des Plantes, j’eus le cœur navré : encore une compagne de ma vie laissée sur la route ! Nous rentrâmes à l’hôtel de Coislin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent passer les soirées chez moi, j’étais travaillé de tant de souvenirs et de pensées, que je n’en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers objets qui m’avaient quitté, comme un marin étranger dont l’engagement est expiré et qui n’a ni foyers ni patrie, je frappais du pied la rive ; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à Solyme, j’étais impatient d’aller mêler mes délaissements aux ruines d’Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine.
J’allai voir ma famille[33] en Bretagne, et, de retour à Paris, je partis pour Trieste le 13 juillet 1806 : madame de Chateaubriand m’accompagna jusqu’à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre[34].
Ma vie étant exposée heure par heure dans l’Itinéraire, je n’aurais plus rien à dire ici, s’il ne me restait quelques lettres inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon domestique et compagnon, a, de son côté, fait son Itinéraire auprès du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu’il met à ma disposition servira de contrôle à ma narration : je serai Cook, il sera Clarke[35].
Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l’ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d’abord parler le premier, parce qu’il raconte quelques jours de voile faits sans moi de Modon à Smyrne.
« Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août ; mais, le vent n’étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés jusqu’au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est venu nous prévenir qu’il pouvait nous en sortir. Comme je n’avais jamais été sur mer, je m’étais fait une idée exagérée du danger, car je n’en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s’éleva une tempête ; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous assaillit et grossit la mer d’une façon effrayante. Notre équipage n’était composé que de huit matelots, d’un capitaine, d’un officier, d’un pilote et d’un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus librement. Ce travail m’occupait et me faisait oublier le danger qui, à la vérité, est plus effrayant par l’idée qu’on s’en forme qu’il ne l’est réellement. Pendant deux jours les orages se sont succédé, ce qui m’a aguerri dans mes premiers jours de navigation ; je n’étais aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en mer ; lorsque le calme fut rétabli, il me dit : « Me voilà rassuré sur votre santé ; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d’orage, vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps. » C’est ce qui n’a pas eu lieu dans le reste de notre trajet jusqu’à Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près d’une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce. Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais, qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur d’étain. Dans les deux, il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son Itinéraire. Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que de quelques jours, qu’il rejoindrait le bâtiment à une île où nous devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu’il nous attendrait dans cette île, s’il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage (de Sparte et d’Athènes), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu’à Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m’avait remis une lettre de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous rejoindrait pas ; c’est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous sommes arrivés à l’île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et Monsieur n’y était pas. Nous avons passé la nuit et l’avons attendu jusqu’à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour prévenir qu’il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu’il était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le pont ses fusils, pistolets et armes blanches ; mais, comme le vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne. »
Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio, je trouvai Julien à Smyrne. Je vois aujourd’hui, dans ma mémoire, la Grèce comme un de ces cercles éclatants qu’on aperçoit quelquefois en fermant les yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines d’une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des Muses. Quand retrouverai-je le thym de l’Hymette, les lauriers-roses des bords de l’Eurotas ? Un des hommes que j’ai laissés avec le plus d’envie sur des rives étrangères, c’est le douanier turc du Pirée : il vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là, je n’entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs : au silence des débris de Sparte, la gloire même était muette.
J’abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m’acheminai vers Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d’abord aller à Troie, par piété poétique ; une chute de cheval m’attendait au début de ma route ; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J’ai rappelé cet accident dans mon Itinéraire ; Julien le raconte aussi, et il fait, à propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie l’exactitude.
« Monsieur, qui s’était endormi sur son cheval, est tombé sans se réveiller. Aussitôt son cheval s’est arrêté, ainsi que le mien qui le suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il m’était impossible de la voir à la distance d’une toise. Je vois Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se trouver à terre ; il m’a assuré qu’il ne s’était pas blessé. Son cheval n’a pas cherché à s’éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions. »
Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j’eus avec mon guide la dispute qu’on lit dans l’Itinéraire. Voici le récit de Julien :
« Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir remonté notre cantine. À peu de distance du village, je fus très étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur ; je lui en demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu’il était convenu avec le conducteur, à Smyrne, qu’il le mènerait dans les plaines de Troie, chemin faisant, et que, dans ce moment, il s’y refusait en disant que ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n’en voulait rien croire et n’écoutait personne. Comme je voyais qu’il s’emportait de plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l’interprète et du janissaire pour m’expliquer ce qu’on lui avait dit des dangers qu’il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. Le conducteur dit à l’interprète qu’on lui avait assuré qu’il fallait être en très grand nombre pour ne pas être attaqué : le janissaire me dit la même chose. Alors, j’allai trouver Monsieur et lui répétai ce qu’ils m’avaient dit tous trois, et, de plus, que nous trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait un espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D’après ce rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu’à cet endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit tous les dangers qu’il courait, s’il persistait à vouloir aller en si petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour Constantinople. »
J’arrive à Constantinople[36].
« L’absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d’abord dans l’intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu’en babouches, qu’on n’entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu’il n’y a point de cloches, ni presque pas de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l’air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d’un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n’étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières, sans murs et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n’ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés ; on dirait qu’ils ont été transportés dans cette ville orientale par l’effet d’un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux ; ce qu’on voit n’est pas un peuple, mais un troupeau qu’un iman conduit et qu’un janissaire égorge. Au milieu des prisons et des bagnes, s’élève un sérail, capitole de la servitude : c’est là qu’un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. »
Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues :
« L’intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers le canal et le port ; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites très près les unes des autres, pour retenir les terres que l’eau entraînerait. Il y a peu de voitures : les Turcs font beaucoup plus usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des marchandises. On voit également des portefaix, qui sont des Turcs ayant de très gros et longs bâtons ; ils peuvent se mettre cinq ou six à chaque bout et portent des charges énormes d’un pas régulier ; un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont un espèce de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu’aux reins, et avec une remarquable adresse d’équilibre, ils portent tous les paquets sans être attachés. »
« Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l’entre-pont. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté : les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait : « Jérusalem ! » en me montrant le midi ; et je répondais : « Jérusalem ! » Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde ; mais, au moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient : Christos, Kyrie eleison ! L’orage passé, nous reprenions notre audace. »
Ici, je suis battu par Julien :
« Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec, où il y avait au moins, tant hommes que femmes et enfants, cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui causait beaucoup d’embarras dans le bâtiment.
« Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de bouche et nos ustensiles de cuisine que j’avais achetés à Constantinople. J’avais, en outre, une autre provision assez complète que M. l’ambassadeur nous avait donnée, composée de très beaux biscuits, jambons, saucissons, cervelas ; vins de différentes sortes, rhum, sucre, citrons, jusqu’à du vin de quinquina contre la fièvre. Je me trouvais donc pourvu d’une provision très abondante, que je ménageais et ne consommais qu’avec une grande économie, sachant que nous n’avions pas que ce trajet à faire : tout était serré où aucun passager ne pouvait aller.
« Notre trajet, qui n’a été que de treize jours, m’a paru très long par toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment. Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point que nous étions obligés d’abandonner notre chambre et de coucher sur le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu’ailleurs, ayant pris le parti d’attendre que tous nos Grecs aient fini leur tripotage. »
Je passe le détroit des Dardanelles ; je touche à Rhodes, et je prends un pilote pour la côte de Syrie. — Un calme nous arrête sous le continent de l’Asie, presque en face de l’ancien cap Chélidonia. — Nous restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions.
« Le temps était si beau et l’air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J’avais disputé un point du gaillard d’arrière à deux gros caloyers qui ne me l’avaient cédé qu’en grommelant. C’était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j’ouvris les yeux et j’aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du vaisseau. Je demandai ce que c’était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! Le Carmel ! Le vent s’était levé la veille à huit heures du soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j’étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m’enquérant de la montagne sacrée. Chacun s’empressait de me la montrer de la main ; mais je n’apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d’auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l’apparition de la Terre Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n’entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps en temps un cri s’élevait de la proue, quand on revoyait le Carmel. J’aperçus enfin, moi-même, cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de joie et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde.
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« Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nouveau à quatre heures ; mais, par l’ignorance du pilote, nous dépassâmes le but… À deux heures de l’après-midi, nous revîmes Jaffa.
« Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un caïque.
« Les Arabes du rivage s’avancèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d’une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l’emportèrent en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d’un mendiant déguenillé. »
Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène :
« Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est de voir venir six Arabes pour me porter à terre, tandis qu’il n’y en avait que deux pour Monsieur, ce qui l’amusait beaucoup de me voir porter comme une châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de Monsieur ; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez d’éclat par le soleil qu’il faisait ; c’est ce qui a pu, sans doute, leur causer cette méprise.
« Nous sommes entrés le mercredi 1er octobre chez les religieux de Jaffa, qui sont de l’ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, mais très peu français. Il nous ont très bien reçus et ont fait tout leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire. »
J’arrive à Jérusalem. — Par le conseil des Pères du couvent, je traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain. — Après m’être arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d’Arabes ; je m’arrête à Saint-Saba. — À minuit, je me trouve au bord de la mer Morte.
« Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l’avenir ; chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.
« Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d’aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. »
« Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter, l’oreille sur terre, s’ils entendaient quelque bruit ; nous ayant assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s’est abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j’avais fait un très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà empli une bouteille en fer-blanc, tenant environ trois chopines, de l’eau de la mer Morte, pour rapporter à Paris. »
« Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d’arbres de baume et de tamarins, qu’à mon grand étonnement je voyais s’élever du milieu d’un sol stérile. Tout à coup, les Bethléémites s’arrêtèrent et montrèrent de la main, au fond d’une ravine, quelque chose que je n’avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c’était, j’entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l’immobilité du sol. Je m’approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j’avais peine à distinguer de l’arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaisse : c’était le Jourdain…
« Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain. Je n’osais les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait toujours. »
« Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des sables où nos chevaux entraient jusqu’aux genoux, et par des fossés qu’ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu’à dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très commodément par l’ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il aurait été très facile de passer de l’autre côté à la nage, n’ayant de largeur, à l’endroit où nous étions, qu’environ 40 toises ; mais il n’eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de fer-blanc d’eau du Jourdain. »
Nous rentrâmes dans Jérusalem : Julien n’est pas beaucoup frappé des saints lieux : en vrai philosophe, il est sec : « Le Calvaire, dit-il, est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup d’autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d’où l’on ne voit au loin que des terres en friche, et, pour tous bois, des broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un fossé de rempart. »
Je quittai Jérusalem, j’arrivai à Jaffa, et je m’embarquai pour Alexandrie. D’Alexandrie j’allai au Caire, et je laissai Julien chez M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie : « Il y a, dit-il, des juifs qui font l’agiotage comme partout où ils sont. À une demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit rougeâtre, montée sur un massif de pierres de taille. »
« Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis à bord du vaisseau. J’embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous promîmes amitié et souvenance : j’acquitte aujourd’hui ma dette.
« Nous levâmes l’ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l’horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon de retraite du port d’Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à l’occident.
« Le 1er décembre, le vent, se fixant à l’ouest, nous barra le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui ne cessa qu’à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs. La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête, ne sont pas stériles ; l’incertitude de notre avenir donne aux objets leur véritable prix : la terre, contemplée du milieu d’une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. »
« Après notre sortie du port d’Alexandrie, nous avons été assez bien pendant les premiers jours, mais cela n’a pas duré, car nous avons toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et quatre matelots. Quand nous voyions, à la fin du jour, que nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j’en servais à Monsieur, à l’officier et à moi ; mais nous ne prenions pas cela aussi tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus d’usage que le capitaine ; il parlait très bien français, ce qui nous a été très agréable dans notre trajet. »
Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles Kerkeni.
« Un orage du sud-est s’éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l’île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël ; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à l’ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n’oublierai de ma vie la journée du 28.
« Nous jetâmes l’ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit jours à l’ancre dans la petite Syrte, où je vis commencer l’année 1807. Sous combien d’astres et dans combien de fortunes diverses j’avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu’ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance où je recevais avec un cœur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l’année était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d’une terre barbare, ce premier jour s’envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu’une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs. »
Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d’une de ces impatiences dont, heureusement, je me suis corrigé.
« Nous étions très près de l’île de Malte et nous avions à craindre d’être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer d’entrer dans le port ; mais aucun n’est venu à notre rencontre. Notre équipage se trouvait très fatigué, et le vent continuait à ne pas nous être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé Kerkeni, duquel nous n’étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en prévenir Monsieur, lequel, voyant que nous approchions de ce mouillage, s’est fâché de ce qu’il n’avait pas été consulté, disant au capitaine qu’il devait continuer sa route, ayant supporté de plus mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre route, et, d’ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée, car, cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très mauvaise. Ayant été obligés de rester vingt-quatre heures de plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons que celui-ci lui donnait.
« Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout à coup le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce port. C’est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au capitaine d’avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait le persuader qu’il nous serait arrivé plus grand malheur si le capitaine eût été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de voir nos provisions baisser, sans savoir quand nous arriverions. »
Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame Devoise l’hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître mon hôte ; il parle aussi de la campagne et des Juifs : « Ils prient et pleurent, » dit-il.
Un brick de guerre américain m’ayant donné passage à son bord, je traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. « Chemin faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s’il avait pris l’or qu’il avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait ; il me dit qu’il l’avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis. » L’argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.
Quand j’arrivai d’Alexandrie, nous jetâmes l’ancre en face les débris de la cité d’Annibal. Je les regardais du bord sans pouvoir deviner ce que c’était. J’apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d’un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait : c’était Carthage. Je la visitai avant de m’embarquer pour l’Europe.
« Du sommet de Byrsa, l’œil embrasse les ruines de Carthage qui sont plus nombreuses qu’on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte, n’ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l’isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d’Asdrubal ; je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d’Annibal, de Scipion et de César ; mes yeux voulaient reconnaître l’emplacement du palais d’Utique. Hélas ! les débris du palais de Tibère existent encore à Caprée, et l’on cherche en vain à Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures, passaient tour à tour devant ma mémoire, qui m’offrait, pour dernier tableau, saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. »
Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l’Afrique à Carthage.
« Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où il se trouve encore quelques fondations à rase terre, qui prouvent la solidité des monuments de l’antiquité. Il y a aussi comme les distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore de très belles citernes ; on en voyait d’autres qui étaient comblées. Le peu d’habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres, ainsi que des médailles qu’ils vendent aux voyageurs comme antiques : Monsieur en a acheté pour rapporter en France. »
Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de Gibraltar ; d’Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à Grenade. Indifférent à Blanca[37], il remarque seulement que l’Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d’une hauteur immense. Mon Itinéraire n’entre pas dans beaucoup plus de détails sur Grenade ; je me contente de dire :
« L’Alhambra me parut digne d’être remarqué, même après les temples de Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à celle de Sparte : on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. »
C’est dans le Dernier des Abencerages[38] que j’ai décrit l’Alhambra. L’Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l’aube du jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l’aurore. Je me sens encore assez de nature pour peindre la Vega ; mais je n’oserais le tenter, de peur de l’archevêque de Grenade. Pendant mon séjour dans la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de terre d’un village que je venais de traverser, s’était donné à moi. Sourd comme un pot, il me suivait partout : quand je m’asseyais sur une ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en s’accompagnant de sa guitare. L’harmonieux mendiant n’aurait peut-être pas composé la symphonie de la Création, mais sa poitrine brunie se montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand besoin d’écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning :
« Vénérable Éléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous. »
Je traversai d’un bout à l’autre cette Espagne où, seize années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l’anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon : l’honneur de nos armes fut rétabli, et j’aurais sauvé la légitimité, si la légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.
Julien ne me lâche pas qu’il ne m’ait ramené sur la place Louis XV, le 5 juin 1807, à trois heures après midi. De Grenade, il me conduit à Aranjuez, à Madrid, à l’Escurial, d’où il saute à Bayonne.
« Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, Tarbes, Baréges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes arrivés le 28 à Blois où nous avons couché. Le 31, nous avons continué notre route jusqu’à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier coucher à Angerville[39]. »
J’étais là, à une poste d’un château[40] dont mon long voyage ne m’avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d’Armide, où étaient-ils ? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j’ai aperçu du grand chemin la colonne de Méréville[41] ; ainsi que la colonne de Pompée, elle m’annonçait le désert : comme mes fortunes de mer, tout a changé.
J’arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi : j’avais devancé ma vie. Tout insignifiantes que sont les lettres que j’écrivais, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui représentent des lieux qu’on a visités. Ces billets datés de Modon, d’Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople, de Jaffa, de Jérusalem, d’Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos ; ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes d’encre, apportées par tous les vents, m’intéressent. Il n’y a pas jusqu’à mes firmans que je ne me plaise à dérouler : j’en touche avec plaisir le vélin, j’en suis l’élégante calligraphie et je m’ébahis à la pompe du style. J’étais donc un bien grand personnage ! Nous sommes de bien pauvres diables, avec nos lettres et nos passe-ports à quarante sous, auprès de ces seigneurs du turban !
Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi à qui de droit mon firman pour Athènes :
« Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d’Argos, cadis, nadirs, effendis, de qui puisse la sagesse s’augmenter encore ; honneur de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens en place et gens d’affaires, dont le crédit ne peut que croître ;
« Nous vous mandons qu’entre les nobles de France, un noble (particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d’un janissaire armé et d’un domestique pour son escorte, a sollicité la permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions.
« Voilà donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus, quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, vous aurez le plus grand soin qu’on s’acquitte envers lui des égards et de tous les détails dont l’amitié fait une loi, etc., etc.
Mon passe-port de Constantinople pour Jérusalem porte :
« Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem), Schérif très excellent effendi :
« Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal auguste agrée nos bénédictions sincères et nos salutations affectueuses.
« Nous vous mandons qu’un personnage noble, de la cour de France, nommé François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, pour accomplir le saint pèlerinage (des chrétiens). »
Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passe-port ? On peut lire également dans ces firmans les révolutions des peuples : combien de laissez-passer a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu’un esclave tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c’est-à-dire à un magistrat de Sparte ; pour qu’un musulman recommandât un chrétien au cadi de Kouds, c’est-à-dire de Jérusalem !
L’Itinéraire est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande entreprise. Ores que la foule m’a suivi et que tout le monde est en diligence, le merveilleux s’est évanoui ; il ne m’est guère resté en propre que Tunis : on s’est moins dirigé de ce côté, et l’on convient que j’ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette honorable lettre le prouve :
« Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du terrain ; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1 500 mètres, il s’appuie sur des observations barométriques faites avec des baromètres correspondants. C’est un travail de dix ans de précision et de patience ; il confirme vos opinions sur la position des ports de Byrsa.
« J’ai repris, avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j’ai déterminé, je crois, l’enceinte extérieure et les autres parties du Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui vous est due à tant de titres.
« Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, dans la littérature, longissimo intervallo, au moins nous aurons tâché de vous imiter par la noble indépendance dont vous donnez à la France un si beau modèle.
« J’ai l’honneur d’être, et je m’en vante, votre franc admirateur.
Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me faire donner un nom en géographie. Dorénavant, si j’avais encore la manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir afin d’attirer l’attention du public : peut-être reprendrais-je mon ancien projet de la découverte du passage au pôle nord ; peut-être remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui défendent l’accès de l’Himalaya ; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je découvrirais l’amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles ; lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l’évêque anglican de Calcutta[43], le nom des autres montagnes de l’est, ils me répondraient qu’elles bordent l’empire chinois. À la bonne heure ! mais revenir des Pyramides, c’est comme si vous reveniez de Montlhéry. À ce propos, je me souviens qu’un pieux antiquaire des environs de Saint-Denis en France m’a écrit pour me demander si Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem.
La page qui termine l’Itinéraire semble être écrite en ce moment même, tant elle reproduit mes sentiments actuels.
« Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l’étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins ; diversa exsilia et desertas quœrere terras : un grand nombre des feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j’ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence… Si le ciel m’accorde un repos que je n’ai jamais goûté, je tâcherai d’élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu’à mettre mes derniers jours à l’abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune, je n’ai plus l’amour du bruit ; je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, j’ai assez écrit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s’il doit mourir. »
Il est possible que mon Itinéraire demeure comme un manuel à l’usage des Juifs errants de ma sorte : j’ai marqué scrupuleusement les étapes et tracé une carte routière. Tous les voyageurs à Jérusalem m’ont écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude ; j’en citerai un témoignage :
« Monsieur, vous m’avez fait l’honneur, il y a quelques semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de Saint-Laumer ; en vous apportant une lettre d’Abou-Gosch, nous venions vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre Itinéraire en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu’à son titre même, tout humble et tout modeste que vous l’ayez choisi, en le voyant justifié à chaque pas par l’exactitude scrupuleuse des descriptions, fidèles encore aujourd’hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, seul changement de ces contrées, etc.
Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire ; je suis de la race des Celtes et des tortues, race pédestre ; non du sang des Tartares et des oiseaux, races pourvues de chevaux et d’ailes. La religion, il est vrai, me ravit quelquefois dans ses bras ; mais quand elle me remet à terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour déjeuner de mon olive et de mon pain bis. Si je suis moult allé en bois, comme font volontiers les François, je n’ai, cependant, jamais aimé le changement pour le changement ; la route m’ennuie : j’aime seulement le voyage à cause de l’indépendance qu’il me donne, comme j’incline vers la campagne, non pour la campagne mais pour la solitude. « Tout ciel m’est un, » dit Montaigne, « vivons entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. »
Il me reste aussi de ces pays d’Orient quelques autres lettres parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des Pères de la Terre sainte, des consuls et des familles, me supposant devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les droits de l’hospitalité : de loin, on se trompe et l’on croit ce qui semble juste. M. Gaspari m’écrivit, en 1816, pour solliciter ma protection en faveur de son fils ; sa lettre est adressée : À monsieur le vicomte de Chateaubriand, grand maître de l’Université royale, à Paris.
M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et m’apprenant des nouvelles de son univers, me mande d’Alexandrie : « Depuis votre départ, le pays n’est pas amélioré, quoique la tranquillité règne. Quoique le chef n’ait rien à craindre de la part des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Égypte, il faut pourtant qu’il se tienne en garde. Abd-el-Ouald fait toujours des siennes à la Mecque. Le canal de Manouf vient d’être fermé ; Méhémet-Ali sera mémorable en Égypte pour avoir exécuté ce projet, etc. »
Le 12 août 1816, M. Pangalo fils m’écrivait de Zéa :
« Votre Itinéraire de Paris à Jérusalem est parvenu à Zéa, et j’ai lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y dire d’obligeant pour elle. Votre séjour parmi nous a été si court, que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d’apprendre aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se trouve replacée par les derniers événements, et qu’elle occupe un rang dû à son mérite autant qu’à sa naissance. Nous l’en félicitons, et nous espérons qu’au faîte des grandeurs, monsieur le comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans laquelle le Consulat de France existe depuis le glorieux règne de Louis le Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si souffrant, n’est plus ; j’ai perdu mon père ; je me trouve, avec une fortune très médiocre, chargé de toute la famille ; j’ai ma mère, six sœurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. J’ai recours aux bontés de Votre Excellence : je la prie de venir au secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du roi, ait des appointements comme les autres vice-consulats ; que d’agent, que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence obtiendrait facilement cette demande en faveur des longs services de mes aïeux, si elle daignait s’en occuper, et qu’elle excusera la familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.
« Je suis avec le plus profond respect,
Toutes les fois qu’un peu de gaieté me vient sur les lèvres, j’en suis puni comme d’une faute. Cette lettre me fait sentir un remords en relisant un passage (atténué, il est vrai, par des expressions reconnaissantes) sur l’hospitalité de nos consuls dans le Levant : « Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l’Itinéraire, chantent en grec :
« M. Pangalo poussait des cris, les coqs s’égosillaient, et les souvenirs d’Iulis, d’Aristée, de Simonide étaient complètement effacés. »
Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris :
« Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu l’honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre Excellence un moment d’audience. Comme elle sait que vous habitez la campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience.
« J’ai l’honneur d’être, etc.
Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l’époque de mon voyage sur l’Océan, tant la mémoire est ingrate ! Cependant, j’avais gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s’assit auprès de moi dans la triste Cyclade glacée :
« Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne, elle avait les jambes nues quoiqu’il fît froid, et marchait parmi la rosée. » etc.
Des circonstances indépendantes de ma volonté m’empêchèrent de voir mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c’était la fiancée de Guillaumy, quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle ? Avait-elle été atteinte de l’hiver de Terre Neuve, ou conservait-elle le printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort Saint-Pierre ?
À la tête d’une excellente traduction des lettres de saint Jérôme, MM. Collombet et Grégoire[44] ont voulu trouver dans leur notice, entre ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait la peinture de ses combats intérieurs : je n’aurais pas rencontré les expressions de génie de l’habitant de la grotte de Bethléem ; tout au plus aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ces deux cantiques en italien de l’époque qui précède l’italien de Dante :
In foco l’amor mi mise,
In foco l’amor mi mise.
J’aime à recevoir des lettres d’outre-mer ; ces lettres semblent m’apporter quelque murmure des vents, quelque rayon des soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les flots et que lient les souvenirs de l’hospitalité.
Voudrais-je revoir ces contrées lointaines ? Une ou deux, peut-être. Le ciel de l’Attique a produit en moi un enchantement qui ne s’efface point ; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la Vénus au jardin et de l’iris du Céphise.
Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la lettre qu’on va lire[45]. L’auteur futur de Télémaque s’y révèle avec l’ardeur du missionnaire et du poète :
« Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu’ici mon retour à Paris ; mais enfin, Monseigneur, je pars, et peu s’en faut que je ne vole. À la vue de ce voyage, j’en médite un plus grand. La Grèce entière s’ouvre à moi, le sultan effrayé recule ; déjà le Péloponèse respire en liberté, et l’Église de Corinthe va refleurir ; la voix de l’apôtre s’y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments, l’esprit même de l’antiquité. Je cherche cet aréopage, où saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu ; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et je goûte les délices du Tempé.
« Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie ?
. . . . . . . . . . Arva, beata
Petamus arva divites et insulas.
« Je ne t’oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du disciple bien-aimé ; ô heureuse Pathmos, j’irai baiser sur la terre les pas de l’Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me sentirai saisi d’indignation contre le faux prophète, qui a voulu développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant, qui, loin de précipiter l’Église comme Babylone, enchaîne le dragon et la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l’Orient et l’Occident qui se réunissent, et l’Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit ; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d’une nouvelle gloire ; enfin les enfants d’Abraham épars sur toute la terre, et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ qu’ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d’apprendre que c’est ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir de loin, en attendant que je puisse le faire de près.
C’était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et d’en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.
Je n’ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l’Égypte et de la terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire ; ils me plaisaient indépendamment de l’antiquité, de l’art et de l’histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que par le désert contre lequel elles étaient appliquées ; la colonne de Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le long des sables de la Libye. À l’embouchure pélusiaque du Nil, je n’aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte par Plutarque :
« L’affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque demourant du vieil bateau de pêcheur, suffisant pour brusler un pauvre corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d’âge qui, en ses jeunes ans, avoit été à la guerre sous Pompée. Ah ! lui dit le Romain, tu n’auras pas tout seul cet honneur et te prie, veuille-moi recevoir pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je n’aie point occasion de me plaindre en tout, ayant, en récompense de plusieurs maux que j’ai endurés, rencontré au moins cette bonne aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le plus grand capitaine des Romains. »
Le rival de César n’a plus de tombeau près de la Libye, et une jeune esclave libyenne a reçu de la main d’une Pompée une sépulture non loin de cette Rome, d’où le grand Pompée était banni. À ces jeux de la fortune, on conçoit comment les chrétiens s’allaient cacher dans la Thébaïde :
« Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux. L’illustre Pompée, qui m’avait élevée avec une tendresse de mère, a pleuré ma mort et m’a déposée dans un tombeau qui m’égale, moi pauvre esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux de l’hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances. » (Anthologie.)
Les vents ont dispersé les personnages de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique, au milieu desquels j’ai paru, et dont je viens de vous parler : l’un est tombé de l’Acropolis d’Athènes, l’autre du rivage de Chio ; celui-ci s’est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux aussi ont changé : de même qu’en Amérique s’élèvent des villes où j’ai vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l’Égypte, où mes regards n’avaient rencontré que des horizons nus et ronds comme la bosse d’un bouclier, disent les poésies arabes, et des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu. La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant sous la garde d’un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n’a-t-elle fait que changer de joug ?
Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l’empire turc dans ses vieilles mœurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l’Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu’en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d’avoir appris l’art moderne des armes à des peuples dont l’état social est fondé sur l’esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l’intérieur de la chrétienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chemins de fer ; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d’un pacha : tout cela n’est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l’Europe à l’époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront : le harem ne leur cachera plus ses secrets ; ils n’auront point vu le vieux soleil de l’Orient et le turban de Mahomet. Le petit Bédouin me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la Judée : « En avant, marche ! » L’ordre était donné, et l’Orient a marché.
Le camarade d’Ulysse, Julien, qu’est-il devenu ? Il m’avait demandé, en me remettant son manuscrit, d’être concierge dans ma maison, rue d’Enfer : cette place était occupée par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps ; enfin, nous fûmes obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours copieusement remplie d’excellents billets hypothéqués sur mes châteaux en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l’hospice des Vieillards : il y acheva le grand et dernier voyage. J’irai bientôt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d’Etnir-Capi sur la natte d’où l’on venait d’enlever un musulman pestiféré. Ma vocation est définitivement pour l’hôpital où gît la vieille société. Elle fait semblant de vivre et n’en est pas moins à l’agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d’abord qu’elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir : « La glace se forme au souffle de Dieu, » dit Job.
- ↑ Ce livre a été composé à Paris en 1839. Il a été revu en décembre 1846.
- ↑ « Nous quittâmes la rue de Beaune au mois d’avril 1804, pour aller demeurer dans la rue de Miromesnil. » Mme de Chateaubriand, le Cahier rouge. — Le petit hôtel où s’installa Chateaubriand était situé rue de Miromesnil, no 1119, au coin de la rue Verte, aujourd’hui rue de la Pépinière. Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion d’en faire la remarque, on numérotait alors les maisons par quartier et non par rue. Joubert, dans une lettre du 10 mai 1804, donne à Chênedollé d’intéressants détails sur la nouvelle installation de leur ami : « Il se porte bien ; il vous a écrit. Rien de fâcheux ne lui est arrivé. Mme de Chateaubriand, lui, les bons Saint-Germain que vous connaissez, un portier, une portière et je ne sais combien de petits portiers logent ensemble rue de Miroménil, dans une jolie petite maison. Enfin notre ami est le chef d’une tribu qui me paraît assez heureuse. Son bon Génie et le Ciel sont chargés de pourvoir au reste. »
- ↑ Sur M. de Tocqueville, petit-gendre de Malesherbes, voir, au tome I, la note 2 de la page 232 (note 38 du Livre V).
- ↑ Anne-Nicole Lamoignon de Blancménil, sœur de Malesherbes et femme du président de Senozan. Elle fut guillotinée quelques jours après son frère, le 21 floréal an II (10 mai 1794), le même jour que Madame Élisabeth. La marquise de Senozan était âgée de 76 ans. Son château, devenu plus tard la propriété de son petit-neveu, le comte de Tocqueville, était le château de Verneuil (Seine-et-Oise).
- ↑ Alexis-Charles-Henri Cléret de Tocqueville, né à Verneuil le 29 juillet 1805, mort à Cannes le 16 avril 1859. Député de 1839 à 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851, ministre des Affaires étrangères du 3 juin au 30 octobre 1849. Il était membre de l’Académie française depuis le 23 décembre 1841. Outre ses deux grands ouvrages sur la Démocratie en Amérique et sur l’Ancien régime et la Révolution, il a laissé des Souvenirs, publiés en 1893 par son neveu le comte de Tocqueville.
- ↑ Le château du Ménil est situé dans la commune de Fontenay-Saint-Père, canton de Limay, arrondissement de Mantes (Seine-et-Oise). Il appartient aujourd’hui à M. le marquis de Rosanbo.
- ↑ Sur le mariage du comte Louis de Chateaubriand avec Mlle d’Orglandes, voir, au tome I, l’Appendice no III.
- ↑ Le château de Mézy, dans le canton de Meulan (Seine-et-Oise).
- ↑ Le château de Méréville était situé en Beauce. Il avait appartenu au célèbre banquier de la cour, Jean-Joseph de La Borde, qui en avait fait une habitation d’une splendeur achevée. Le parc, dessiné par Robert, le peintre de paysages, était une merveille. (Voir, pour la description du château et du parc, la Vie privée des Financiers au XVIIIe siècle, par H. Thirion, p. 278 et suiv.) — Jean-Joseph de La Borde fut guillotiné le 19 avril 1794. L’une de ses filles avait épousé le comte de Noailles, depuis duc de Mouchy ; il en sera parlé plus loin.
- ↑ L’héroïne des Aventures du dernier Abencerage.
- ↑ « Au printemps de l’année 1805, nous prîmes un appartement sur la place Louis XV. Cette maison appartenait à la marquise de Coislin. » (Souvenirs de Mme de Chateaubriand.) — C’est la maison qui fait angle sur la rue Royale, en face de l’ancien Garde-Meuble de la Couronne, aujourd’hui ministère de la Marine.
- ↑ Marie-Anne-Louise-Adélaïde de Mailly, de la branche de Rubempré et de Nesle, était née à la Borde-au-Vicomte, près de Melun, le 17 septembre 1732. Elle avait donc 73 ans, lorsque Chateaubriand alla loger dans son hôtel, en 1805. Fille de Louis de Mailly, comte de Rubempré, et de Anne-Françoise-Élisabeth l’Arbaleste de la Borde, elle était la cousine de Mlles de Mailly, filles du marquis de Nesle, — la comtesse de Mailly, la comtesse de Vintimille, la duchesse de Lauraguais, la marquise de la Tournelle (depuis duchesse de Châteauroux), — qui devinrent successivement les maîtresses de Louis XV.
Elle avait épousé en premières noces, le 8 avril 1750, Charles-Georges-René de Cambout, marquis de Coislin, qui devint maréchal de camp et décéda en 1771, sans postérité. Deux enfants, un fils et une fille, étaient bien nés de ce mariage, mais tous deux étaient morts au berceau.
La marquise de Coislin resta vingt ans veuve. En 1793, alors qu’elle était plus que sexagénaire, elle épousa, en second mariage, un de ses cousins, de douze ans plus jeune qu’elle, Louis-Marie, duc de Mailly, ancien maréchal de camp, qui la laissa veuve pour la seconde fois en 1795. — Il faut croire que ce mariage de 1793 ne reçut pas de consécration légale, puisque la duchesse de Mailly continua à être appelée la marquise de Coislin. Elle survécut vingt-deux ans à son second mari et mourut le 13 février 1817.
- ↑ Sur la marquise de Conyngham, voir au tome I la note 2 de la page 398 (note 56 du Livre VI).
- ↑ Allusion à une épigramme de l’Anthologie.
- ↑ « En quittant Méréville, M. de Chateaubriand fut passer quelque temps à Champlâtreux, et moi, par complaisance, je partis avec Mme de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette bonne dame était très aimable, mais très difficile à vivre ; son avarice surtout était insupportable. Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à mort sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas à ses dépens. Elle prétendait que c’était la plus sotte manière de dépenser son argent ; aussi, dans les auberges se contentait-elle d’une livre de cerises qu’on lui faisait payer à raison de ce que ses domestiques avaient mangé, et ils se faisaient servir comme des princes ; ils en étaient quittes pour une verte réprimande, qu’ils préféraient à la disette. Pendant la route, la conversation roulait en général sur la dépense de l’auberge que nous venions de quitter, ou sur la toilette de Mlle Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était cependant fort mincement vêtue ; mais elle était propre et changeait de linge, ce qui n’avait pas le sens commun. Mme de Coislin n’en changeait jamais ; elle prétendait que c’était comme cela de son temps et qu’on possédait à peine deux chemises. Du reste, elle avait assez d’esprit pour rire la première de son avarice ; elle convenait que, ne donnant pas ce qui était nécessaire à ses gens, ils étaient obligés de le prendre : « Mais que voulez-vous, mon cœur, me disait-elle, j’aime mieux qu’on me prenne que de donner. Je sais qu’au bout du mois, c’est toujours la maîtresse qui paye : tout cela est fort triste. » — Souvenirs de Mme de Chateaubriand.
- ↑ « Mme de Coislin était ce qu’on appelle illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait rien au-dessus de ses ouvrages. Il est vrai qu’elle n’en lisait guère d’autres, excepté la Bible qu’elle commentait à sa manière, qui était un peu celle des Juifs. Elle était du reste d’une complète ignorance, mais avec tant d’esprit et une si grande habitude du monde que, dans la conversation, on ne pouvait s’en apercevoir : elle ne savait pas un mot d’orthographe, et cependant elle parlait sa langue avec une pureté et un choix d’expressions remarquables. Personne ne racontait comme elle ; on croyait voir toutes les personnes qu’elle mettait en scène. » — Souvenirs de Mme de Chateaubriand.
- ↑ Mlle Panckoucke, femme de l’académicien Suard, née en 1750 à Lille, morte en 1830. Elle était sœur de l’imprimeur Panckoucke, le fondateur du Moniteur universel. Sous Louis XVI, le salon de Mme Suard, l’un des plus fréquentés de Paris, était particulièrement le rendez-vous des encyclopédistes. Elle écrivait avec agrément et a publié plusieurs ouvrages : Lettres d’un jeune lord à une religieuse italienne, imitées de l’anglais (1788) ; Soirées d’hiver d’une femme retirée à la campagne (1789) ; Mme de Maintenon peinte par elle-même (1810) ; Essai de Mémoires sur M. Suard (1820). Les Lettres de Mme Suard à son mari, imprimées en 1802, au château de Dampierre, par G. E. J. Montmorency Albert Luynes, n’ont pas été mises dans le commerce.
- ↑ Et non Hénin, comme le portent toutes les éditions des Mémoires. Né le 30 août 1728 à Magny en Vexin, Pierre-Michel Hennin obtint, dès 1749, de M. de Puisieulx, ministre des Affaires étrangères, la faveur de travailler au Dépôt alors établi à Paris. Secrétaire d’ambassade en Pologne en 1759, résident du roi à Varsovie en 1763, résident à Genève en 1765, il devint en 1779 premier commis au ministère des Affaires étrangères et rendit, à ce titre, d’éminents services jusqu’au mois de mars 1792, époque à laquelle il fut brutalement renvoyé par le général Dumouriez, devenu ministre et alors l’homme des Girondins. Réduit à la misère après quarante-deux ans de services, il fut forcé de vendre sa bibliothèque, ses collections de tableaux, d’estampes et de médailles. Privé de ce qui avait été la joie et la consolation de sa vie, le vieil Hennin travailla jusqu’à la fin, apprenant des langues, « barbouillant de gros romans », ébauchant un grand poème : l’Illusion, dont il dut sans doute faire subir plus d’un fragment à son amie la marquise de Coislin. Il mourut, à près de 80 ans, le 5 juillet 1807. — Voir, pour la vie de Pierre-Michel Hennin, la notice qui se trouve en tête de sa correspondance avec Voltaire, notice rédigée par son fils, et les pages que lui a consacrées M. Frédéric Masson dans son excellent livre sur le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution.
- ↑ Claude-Antoine de Besiade, duc d’Avaray (1740-1829), était, avant la Révolution, lieutenant-général et maître de la garde-robe de Monsieur, comte de Provence. Député aux États-Généraux par la noblesse du bailliage d’Orléans, il fut emprisonné pendant la Terreur, recouvra sa liberté après le 9 Thermidor, émigra et ne rentra en France qu’en 1814. Louis XVIII l’éleva à la pairie le 17 août 1815, le créa duc le 16 août 1817 et le nomma premier chambellan de la cour le 25 novembre 1820. — Ce n’est pas lui, mais son frère, le comte d’Avaray, mort en 1811, qui fut le compagnon d’exil et le principal agent du comte de Provence.
- ↑ Voir, au tome VI des Œuvres complètes, Cinq jours à Clermont (Auvergne) 2, 3, 4, 5 et 6 août 1805. — et le Mont-Blanc, paysages de montagnes, fin d’août 1805.
- ↑ « M. de Chateaubriand vint nous rejoindre à Vichy ; je dis adieu à Mme de Coislin, et nous partîmes pour la Suisse. Avant d’arriver à Thiers, nous traversâmes la petite rivière de la Dore ; son nom donna à M. de Chateaubriand une rime qu’il n’avait jamais pu trouver pour un des couplets de sa romance des Petits Émigrés. » (Souvenirs de Mme de Chateaubriand). — La romance des Petits Émigrés est devenue, dans le Dernier Abencerage, la jolie pièce : Combien j’ai douce souvenance.
- ↑ Claude-Ignace Brugière de Barante (1745-1814). Il se lia en 1789 avec la plupart des membres marquants de l’Assemblée Constituante : Lameth, Duport, Mounier, étaient ses amis. La Terreur le jeta en prison ; le 9 Thermidor le délivra. Après le 18 brumaire, ses amis le désignèrent au choix du Premier Consul, pour faire partie de la nouvelle administration. Il devint préfet de l’Aude, puis préfet du Léman. Napoléon, qui avait fermé le salon de Mme de Staël à Paris, sut mauvais gré à son préfet d’avoir laissé ce salon se rouvrir à Coppet : M. de Barante fut brutalement destitué en 1810. Il mourut au moment où le retour des Bourbons allait lui assurer une légitime réparation. — Il sera parlé plus loin, dans les Mémoires, de son fils, le baron Prosper de Barante, l’auteur de l’Histoire des ducs de Bourgogne.
- ↑ « Je ne sais ce qui nous empêcha d’accomplir la promesse que nous avions faite à Mme de Staël (d’aller, à leur retour de Chamonix, passer quelques jours à Coppet). Elle en fut très mécontente ; et d’autant plus qu’ayant compté sur notre visite, elle écrivit d’avance, à Paris, les conversations présumées qu’elle avait eues avec M. de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l’avait, disait-elle, converti à ses opinions politiques. On sut que nous n’avions point été à Coppet, et que la noble châtelaine avait fait seulement un roman de plus. » (Souvenirs de Mme de Chateaubriand.)
- ↑ Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de Forbin (1779-1841). Homme d’esprit et peintre habile, il a publié des récits de voyage et produit un grand ombre de tableaux, qui lui ouvrirent les portes de l’Académie des Beaux-Arts. Une de ses toiles, la Chapelle dans le Colisée à Rome, figure avec honneur au Louvre. Nommé par la Restauration directeur des Musées, il réorganisa et agrandit celui du Louvre, créa le Musée Charles X, consacré aux antiquités étrusques et égyptiennes, et fonda le musée du Luxembourg, destiné spécialement aux artistes vivants. En 1805, il était chambellan de la princesse Pauline Borghèse. Plus tard il composera pour la reine Hortense des romances que la reine mettra en musique. Selon le mot de l’auteur des Mémoires, « il tenait dans ses mains puissantes le cœur des princesses ». Si Chateaubriand parle ici de M. de Forbin avec une légère pointe d’ironie, il ne laissait pas d’avoir autrefois rendu pleine justice aux mérites de ce galant homme. Rendant compte, dans le Conservateur de 1819, de son Voyage au Levant, il commençait ainsi son article : « M. le comte de Forbin, dans son Voyage, réunit le double mérite du peintre et de l’écrivain : l’ut pictura poësis semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que, dessinés ou écrits, ses tableaux joignent la fidélité à l’élégance. » — Le comte de Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822, pendant l’ambassade de Chateaubriand, épousa la fille de M. de Forbin.
- ↑ « Allusion à la situation du comte de Forbin auprès de la princesse Borghèse (Pauline Bonaparte), dont il était le chambellan et l’amant en titre. Sur les relations du chambellan et de la princesse, on trouve de curieux détails dans l’ouvrage de M. Frédéric Masson sur Napoléon et sa Famille, tome III, pages 339-343, et tome IV, pages 429-447. »
- ↑ Les Cynégétiques, liv. II, v. 348.
- ↑ Jeanne-Françoise Thévenin, dite Sophie Devienne (1763-1841). Engagée en 1785 à la Comédie Française, elle fut, jusqu’à sa retraite en 1813, une des meilleures soubrettes de notre théâtre classique. Elle excellait surtout dans les pièces de Marivaux. Aussi estimée pour sa conduite que goûtée pour son talent, Mlle Devienne était née à Lyon, comme son ami M. Saget, ce bourgeois très particulier auquel elle donnait si inutilement de si bons conseils.
- ↑ « Il y avait à Lyon, dans ce temps-là, un certain M. Saget, qui habitait, sur le coteau de Fourvières, la plus jolie maison du monde. Ce vieil original, riche comme un puits, dépensait la moitié de son argent en bonnes œuvres pour expier celles, assez mauvaises, auxquelles il consacrait, dit-on, l’autre moitié de sa fortune. Il avait, pour faire les honneurs de sa maison, deux vieilles demoiselles qui avaient été fort belles dans leur temps, et, pour le servir, un essaim de jeunes paysannes jolies, belles et très richement vêtues. Du reste, ses dîners étaient excellents, ses vins, les meilleurs du monde, et les convives (pour la plupart) messieurs du chapitre de Saint-Jean de Lyon. » (Souvenirs de Mme de Chateaubriand.)
- ↑ Jean-Antoine Chaptal, comte de Chanteloup (1756-1832) ; membre de l’Institut dès la fondation ; ministre de l’Intérieur (1800-1805), sénateur de l’Empire, pair de France de la Restauration.
- ↑ Les détails donnés par Mme de Chateaubriand dans ses Souvenirs confirment de tous points ceux des Mémoires. Voici la fin de son piquant récit : « Lorsque nous fûmes réchauffés et que l’orage fut un peu apaisé, nous nous remîmes en route, mais la pluie avait grossi les torrents au point qu’en les traversant nos chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail. Comme je ne craignais que le retour de l’orage, je devins vaillante contre les autres dangers. Je mis donc ma vieille rosse au galop. Le guide, qui savait que ce n’était pas son allure, me criait d’arrêter, que j’allais tuer son cheval : « Monsieur, disait-il à mon mari, votre dame a fait la guerre ! »
- ↑ L’acte de décès a été découvert depuis. Madame de Caud mourut dans le quartier du Marais, rue d’Orléans, no 6, le 18 brumaire an XIII (9 novembre 1804).
- ↑ Le 13 novembre 1804, Chateaubriand, qui était alors chez son ami Joubert, à Villeneneuve-sur-Yonne, écrivait à Chênedollé : « Mme de Caud n’est plus. Elle est morte à Paris le 9. Nous avons perdu la plus belle âme, le génie le plus élevé qui ait jamais existé. Vous voyez que je suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de jours Lucile a été rejoindre Pauline (madame de Beaumont) ! Venez, mon cher ami, pleurer avec moi, cet hiver, au mois de janvier. Vous trouverez un homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la vie. — Joubert vous dit un million de tendresses. »
Dans sa lettre à M. Molé, du 18 novembre, Joubert rend témoignage de l’affliction de Chateaubriand et de sa femme : « Il (Chateaubriand) a perdu depuis huit jours sa sœur Lucile, également pleurée de sa femme et de lui, également honorée de l’abondance de leurs larmes. Ce sont deux aimables enfants, sans compter que le garçon est un homme de génie. »
- ↑ La famille de Chateaubriand comprenait, à cette date, Mme la comtesse de Marigny, Mme la comtesse de Chateaubourg et leurs enfants ; la fille de la comtesse Julie de Farcy ; les fils du comte de Chateaubriand.
- ↑ « Nous allâmes faire nos adieux à nos parents en Bretagne, et, en juillet, M. de Chateaubriand se mit en route pour son grand voyage. Je partis avec lui, devant l’accompagner jusqu’à Venise. En passant à Lyon, au moment où nous traversions la place Bellecour, deux pistolets, qui se trouvaient bien imprudemment placés dans le cylindre de la voiture, partirent en même temps et mirent le feu au cylindre dans lequel se trouvaient une boîte de poudre et un sac de louis. C’était plus qu’il n’en fallait pour nous faire sauter, et avec nous une foule de monde qui entourait la voiture. M. de Chateaubriand eut la présence d’esprit, après m’avoir jeté dans les bras du premier venu, de retirer le sac et la boîte, et de descendre ensuite. On répara le dommage et nous continuâmes notre route. — En partant, je fis promettre au bon Ballanche de venir me chercher à Venise, où M. de Chateaubriand devait me quitter… M. de Chateaubriand quitta Venise le vendredi 1er août 1806, pour aller s’embarquer à Trieste. Je restai plusieurs jours attendant Ballanche qui n’arrivait pas. Je commençais à me désespérer, mourant d’ennui et du désir de me retrouver en France avec des amis auxquels je pusse confier mes inquiétudes. Il arriva enfin, c’était le soir : je lui fis une scène. Je lui dis que j’allais l’emmener sur la place Saint-Marc, et que c’était tout ce qu’il verrait de Venise, parce que nous partirions le lendemain, à cinq heures du matin : « Allons, me dit-il, puisque vous le voulez, je le veux bien. Mais alors il faudra que je revienne. » — « Vous reviendrez sûrement, mon cher Ballanche, mais l’année prochaine. » Il comprit cela ; et le lendemain à cinq heures, nous nous embarquâmes pour Fusina. » (Souvenirs de Mme de Chateaubriand.)
- ↑ Le rapprochement entre Julien et Clarke est un peu forcé. Edward Clarke n’était pas le valet de chambre de Cook, mais son compagnon et son rival de gloire. Il fit trois fois le tour du monde. Tous deux partirent ensemble de Plymouth, le 12 juillet 1776 ; le capitaine Cook commandait la Découverte, le capitaine Clarke commandait la Résolution. Le but de leur voyage était de s’assurer s’il existe une communication entre l’Europe et l’Asie par le Nord de l’Amérique. Après la mort de Cook, tué par les naturels de l’île d’Owhihée, une des Sandwich, le 14 février 1779, Clarke lui succéda dans le commandement de l’expédition et périt, à son tour, au moment où il arrivait au Kamtchatka. La Découverte et la Résolution rentrèrent en Angleterre le 4 octobre 1780.
- ↑ Il arriva à Constantinople le 13 septembre 1806. Le jour même il adressait à sa cousine Mme de Talaru cette jolie lettre :
« Me voilà dans le plus beau pays du monde, ma chère cousine, et je ne suis pas plus heureux. J’ai vu la Grèce, j’ai visité Sparte, Argos, Corinthe. Je vais partir pour Jérusalem, et j’espère vous revoir dans le mois de décembre. Les Martyrs profiteront de ces courses. Mais le pauvre auteur aura bien payé, par des peines et des soucis, quelques phrases qui encore ne plairont peut-être pas au public. Chère cousine, je vous en supplie, trouvez-moi quelque coin obscur auprès de vous, où je puisse enfin vivre en repos et passer le reste de mes jours. Vous ne sauriez croire à quel point j’ai soif de retraite et de paix. Il faut bien se mettre dans la tête que toute la vie consiste dans la société de quelques amis, et l’oubli des méchants autant qu’on peut les oublier. J’avais un besoin réel de faire ce voyage, pour compléter le cercle de mes études. À présent que j’aurai vu les plus beaux monuments des hommes et ceux de la nature, je n’aurai plus envie de sortir de mon trou. Au reste, chère cousine, je suis toujours le même ; tel vous m’avez laissé, tel vous me trouverez. Je mourrai dans mon péché, et je vous assure que j’irais au bout de la terre, avant de pouvoir trouver beau ce que je trouve laid.
« Comme nous causerons de mille choses un jour à Charamante ! Comme je travaillerai dans un certain pavillon noir qui m’est destiné ! Que n’y suis-je déjà ! Une grande mer nous sépare encore ; mais j’espère la franchir bientôt. En attendant, je vous recommande la petite créature qui doit être à présent chez Joubert (Mme de Chateaubriand) ; je lui porte un beau schall pour la tenir chaudement cet hiver, et pour ne point aller voir les grandes dames, mais sa cousine, qui est bien une grande dame aussi. Il me semble que je vous vois tous ensemble faisant un méchant dîner à mon second étage, et écoutant de longues histoires, que j’aurai rapportées de Grèce. Bon Dieu ! que je suis fou d’être encore ici ! Allons, patience : j’arriverai.
« Adieu, chère cousine, je vous embrasse tendrement, ainsi que M. de T [alaru]. Mille choses à MM. de Court et Chavana ; mille souvenirs à tous mes amis. Priez pour moi et aimez-moi toujours.
« Si vous voyez ma femme, ne lui dites rien de mon voyage en Syrie, de peur de l’effrayer.
« Ch. » - ↑ L’héroïne du Dernier des Abencerages. — Voir l’Appendice no XI : La comtesse de Noailles.
- ↑ Cette Nouvelle composée sous l’Empire, a paru pour la première fois en 1827, dans le tome XVI de la première édition des Œuvres complètes, sous le titre : Les Aventures du dernier Abencerage.
- ↑ Angerville est sur la grande route directe d’Orléans à Paris ; c’était, au temps de Chateaubriand, un relai de poste sur cette route.
- ↑ Le château de Malesherbes, situé à six kilomètres d’Angerville. Il appartenait à Louis de Chateaubriand, le neveu du grand écrivain. Il est aujourd’hui la propriété de Mme la marquise de Beaufort, née de Chateaubriand.
- ↑ Il a été parlé plus haut, page 468, note 4, (note 9 du Livre IV), du château de Méréville. Je lis dans une description de Méréville et de son parc, faite en 1819 : « Sur un des points les plus élevés du parc est une colonne dont la hauteur égale celle de la place Vendôme. Du sommet de cette colonne, la vue embrasse tout l’ensemble du parc et une campagne magnifique dont l’horizon s’étend à vingt lieues. » Angerville est à quatre kilomètres du château de Méréville, où Chateaubriand, les années précédentes, était allé, avec Mme de Vintimille visiter Mme de Noailles.
- ↑ Adolphe-Jules-César-Auguste Dureau de La Malle (1777-1857), membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il a écrit de savants mémoires d’histoire et d’archéologie. Son principal ouvrage est l’Économie politique des Romains (1840, 2 vol. in-8o).
- ↑ Reginald Heber (1783-1826). Né à Malpas (Cheshire), il devint en 1822 évêque de Calcutta. Il avait publié, en 1819, un petit volume de Poèmes religieux. Après sa mort, sa femme, Amélie Heber, fit paraître son Récit de voyage à travers les provinces supérieures de l’Inde, de Calcutta à Bombay (trois volumes in-8o).
- ↑ Lettres de Saint Jérôme, traduites en français par F. Z. Collombet et J.-F. Grégoire, cinq volumes in-8o.
- ↑ Fénelon songeait aux Missions du Levant, au moment où il fut ordonné prêtre, vers 1675. Sa lettre, qui porte simplement comme date : Sarlat, 9 octobre, a dû être écrite entre 1675 et 1678, époque où il fut chargé des Nouvelles Catholiques. Le cardinal de Bausset (Histoire de Fénelon, Livre I, no 15) conjecture qu’elle fut adressée à Bossuet ; mais « le titre, ajouté par une main étrangère sur l’original, donne lieu de penser qu’elle fut écrite au duc de Beauvilliers, avec qui Fénelon se lia de très bonne heure, par les soins de M. Tronson, leur commun directeur ». (Œuvres de Fénelon, Édition Lefort, tome VII, p. 491.)