Mémoires d’outre-tombe/Deuxième partie/Livre premier

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Garnier (Tome 2p. 229-292).

DEUXIÈME PARTIE


CARRIÈRE LITTÉRAIRE

1800-1814



LIVRE PREMIER[1]


Séjour à Dieppe. — Deux sociétés. — Où en sont mes Mémoires. — Année 1800. — Vue de la France. — J’arrive à Paris. — Changement de la société. — Année de ma vie 1801. — Le Mercure.Atala. — Année de ma vie 1801. — Mme de Beaumont, sa société. — Année de ma vie 1801. — Été à Savigny. — Année de ma vie 1802. — Talma. — Années de ma vie 1802 et 1803. — Génie du christianisme. — Chute annoncée. — Cause du succès final. — Génie du christianisme ; suite. — Défauts de l’ouvrage.

Vous savez que j’ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces Mémoires ; que j’ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments qu’ils m’inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l’histoire de mes pensées et de mes foyers errants à l’histoire de ma vie.

Vous voyez où j’habite maintenant. En me promenant ce matin sur les falaises, derrière le château de Dieppe, j’ai aperçu la poterne qui communique à ces falaises au moyen d’un pont jeté sur un fossé : madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne d’Autriche ; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam, elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers du grand capitaine n’étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne traitait pas trop bien le coupable.

Madame de Longueville, qui relevait de l’hôtel de Rambouillet, du trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion pour l’auteur des Maximes[2], et lui fut fidèle autant qu’elle le pouvait. Celui-ci vit moins de ses pensées que de l’amitié de madame de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de l’amour de madame de Longueville : voilà ce que c’est que les attachements illustres.

La princesse de Condé, près d’expirer, dit à madame de Brienne : « Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l’état où vous me voyez, et qu’elle apprenne à mourir. » Belles paroles ; mais la princesse oubliait qu’elle-même avait été aimée de Henri IV, qu’emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le Béarnais, s’échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente ou quarante lieues à cheval ; elle était alors une pauvre misérable de dix-sept ans.

Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de Paris ; il monte rapidement au sortir de Dieppe. À droite, sur la ligne ascendante d’une berge, s’élève le mur d’un cimetière ; le long de ce mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, marchant parallèlement à reculons et se balançant d’une jambe sur l’autre, chantaient ensemble à demi-voix. J’ai prêté l’oreille ; ils en étaient à ce couplet du Vieux caporal, beau mensonge poétique, qui nous a conduits où nous sommes :

Qui là-bas sanglote et regarde ?
Eh ! c’est la veuve du tambour, etc., etc.

Ces hommes prononçaient le refrain : Conscrits au pas ; ne pleurez pas… Marchez au pas, au pas, d’un ton si mâle et si pathétique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en dévidant leur chanvre, ils avaient l’air de filer le dernier moment du vieux caporal : je ne saurais dire ce qu’il y avait dans cette gloire particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui chantaient à la vue de la mer la mort d’un soldat.

La falaise m’a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une célébrité plébéienne : j’ai comparé en pensée les hommes aux deux extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques j’aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de la postérité ?

Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne contre-pesait dans l’histoire la valeur des événements, quelle différence entre mon temps et le temps qui s’écoula depuis la mort de Henri IV jusqu’à celle de Mazarin ! Qu’est-ce que les troubles de 1648 comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l’ancien monde, dont elle mourra peut-être, en ne laissant après elle ni vieille, ni nouvelle société ? N’avais-je pas à peindre dans mes Mémoires des tableaux d’une importance incomparablement au-dessus des scènes racontées par le duc de La Rochefoucauld ? À Dieppe même, qu’est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient à la mer la présence de la veuve royale n’éclatent plus ; la flatterie de poudre et de fumée n’a laissé sur le rivage que le gémissement des flots[3].

Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont retirées ; les deux matelots de la chanson du poète plébéien s’abîmeront ; Dieppe est vide de moi-même : c’était un autre moi, un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m’avez vu, sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m’y avez revu exilé sous Bonaparte ; vous m’y rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juillet m’y surprendront. M’y voici encore ; j’y reprends la plume pour continuer mes confessions.

Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d’œil sur l’état de mes Mémoires.


Il m’est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur une grande échelle : j’ai, en premier lieu, élevé les pavillons des extrémités, puis, déplaçant et replaçant çà et là mes échafauds, j’ai monté la pierre et le ciment des constructions intermédiaires ; on employait plusieurs siècles à l’achèvement des cathédrales gothiques. Si le ciel m’accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses années ; l’architecte, toujours le même, aura seulement changé d’âge. Du reste, c’est un supplice de conserver intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu : « Servez de tabernacle à mon âme. » et il disait aux hommes : « Quand vous m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi. »

Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes Mémoires et celles qui m’occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d’un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m’entretenir, quand il s’agit de réveiller des effigies glacées au fond de l’Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie ? Ne suis-je pas moi-même quasi mort ? Mes opinions ne sont-elles pas changées ? Vois-je les objets du même point de vue ? Ces événements personnels dont j’étais si troublé, les événements généraux et prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n’en ont-ils pas diminué l’importance aux yeux du monde, ainsi qu’à mes propres yeux ? Quiconque prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l’intérêt qu’il portait à la veille. Lorsque je fouille dans mes pensées, il y a des noms et jusqu’à des personnages qui échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait palpiter mon cœur : vanité de l’homme oubliant et oublié ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours : « Renaissez ! » pour qu’ils renaissent ; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu’avec le rameau d’or, et il faut une jeune main pour le cueillir.

Aucuns venants des Lares patries. (Rabelais.)

Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n’avais vu que le monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde européen. À mesure que le packet-boat de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J’étais frappé de l’air pauvre du pays : à peine quelques mâts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s’avançait au-devant de nous le long de la jetée : les vainqueurs du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le pont, visitèrent nos bagages et nos passeports : en France, un homme est toujours suspect, et la première chose que l’on aperçoit dans nos affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou une baïonnette.

Madame Lindsay nous attendait à l’auberge : le lendemain nous partîmes avec elle pour Paris, madame d’Aguesseau, une jeune personne sa parente, et moi. Sur la route, on n’apercevait presque point d’hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou entourée d’un mouchoir, labouraient les champs : on les eût prises pour des esclaves. J’aurais dû plutôt être frappé de l’indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages ; ils étaient misérables et à moitié démolis : partout de la boue ou de la poussière, du fumier et des décombres.

À droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d’enclos ébréchés, des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, Égalité, Fraternité, ou la Mort. Quelquefois on avait essayé d’effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen âge.

En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux n’avaient point été abattus ; je fus frappé de ces belles avenues itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m’était aussi nouvelle que me l’avaient été autrefois les forêts de l’Amérique. Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées ; la pluie pénétrait dans ses nefs verdies, et il n’avait plus de tombeaux : j’y ai vu, depuis, les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII.

Auguste de Lamoignon vint au-devant de madame Lindsay : son élégant équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes, que j’avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux Ternes. On me mit à terre sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre heures chez elle ; j’y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui lui servait à arranger des affaires d’émigrés. Elle fit prévenir M. de Fontanes de mon arrivée ; au bout de quarante-huit heures, il me vint chercher au fond d’une petite chambre que madame Lindsay m’avait louée dans une auberge, presque à sa porte.

C’était un dimanche : vers trois heures de l’après-midi, nous entrâmes à pied dans Paris par la barrière de l’Étoile. Nous n’avons pas une idée aujourd’hui de l’impression que les excès de la Révolution avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les hommes absents de la France pendant la Terreur ; il me semblait, à la lettre, que j’allais descendre aux enfers. J’avais été témoin, il est vrai, des commencements de la Révolution ; mais les grands crimes n’étaient pas alors accomplis, et j’étais resté sous le joug des faits subséquents, tels qu’on les racontait au milieu de la société paisible et régulière de l’Angleterre.

M’avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami Fontanes, j’ouïs, à mon grand étonnement, en entrant dans les Champs-Élysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de tambour. J’aperçus des bastringues où dansaient des hommes et des femmes ; plus loin, le palais des Tuileries m’apparut dans l’enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la place Louis XV, elle était nue ; elle avait le délabrement, l’air mélancolique et abandonné d’un vieil amphithéâtre ; on y passait vite ; j’étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l’endroit du ciel où s’était élevé l’instrument de mort ; je croyais voir en chemise, liés auprès de la machine sanglante, mon frère et ma belle-sœur : là était tombée la tête de Louis XVI. Malgré les joies de la rue, les tours des églises étaient muettes ; il me semblait être rentré le jour de l’immense douleur, le jour du vendredi saint.

M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré, aux environs de Saint-Roch[4]. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri provisoire : je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu parler.

Le lendemain, j’allai à la police, sous le nom de La Sagne, déposer mon passe-port étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris, une permission qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de quelques jours, je louai un entre-sol rue de Lille, du côté de la rue des Saints-Pères.

J’avais apporté le Génie du christianisme et les premières feuilles de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m’adressa à M. Migneret[5], digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l’impression interrompue et à me donner d’avance quelque chose pour vivre. Pas une âme ne connaissait mon Essai sur les révolutions, malgré ce que m’en avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son Mémoire en faveur de Dieu, et je me rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain, près de l’hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge : Ici on s’honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s’il vous plaît. Je montai : M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu’il était et avait été. Je me retirai humblement, et n’essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées.

Je nourrissais toujours au fond du cœur les regrets et les souvenirs de l’Angleterre ; j’avais vécu si longtemps dans ce pays que j’en avais pris les habitudes : je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à notre familiarité, à l’indiscrétion de notre bavardage : j’étais Anglais de manières, de goût et, jusqu’à un certain point, de pensées ; car si, comme on le prétend, lord Byron s’est inspiré quelquefois de René dans son Childe-Harold, il est vrai de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d’un voyage en Amérique, qu’une longue habitude de parler, d’écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l’expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française incomparable et qui rachète nos défauts : après quelques mois d’établissement au milieu de nous, on sent qu’on ne peut plus vivre qu’à Paris.


Je m’enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j’allais faire de divers côtés des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été comblé ; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent ; on ne voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, ombres chinoises, vues d’optique, cabinets de physique, bêtes étranges ; malgré tant de têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du bourdon des grosses caisses : c’était peut-être là qu’habitaient ces géants que je cherchais et que devaient avoir nécessairement produits des événements immenses. Je descendais ; un bal souterrain s’agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers :

Par ses vertus, par ses attraits,
Il méritait d’être leur père !

On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon.

Je visitais les lieux où j’avais promené les rêveries de mes premières années. Dans mes couvents d’autrefois, les clubistes avaient été chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus conduit à la Chartreuse ; on achevait de la démolir.

La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies absentes du grand roi ; la communauté des Capucines était saccagée ; le cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson. Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j’avais aperçu Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l’église de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de corde. À la porte, une enluminure représentait des funambules, et on lisait en grosses lettres : Spectacle gratis. Je m’enfonçai avec la foule dans cet antre perfide : je ne fus pas plutôt assis à ma place, que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des enragés : « Consommez messieurs ! consommez ! » Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m’évadai piteusement aux cris moqueurs de l’assemblée, parce que je n’avais pas de quoi consommer[6].

La Révolution s’est divisée en trois parties qui n’ont rien de commun entre elles : la République, l’Empire et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe : le principe de la République était l’égalité, celui de l’Empire la force, celui de la Restauration la liberté. L’époque républicaine est la plus originale et la plus profondément gravée, parce qu’elle a été unique dans l’histoire : jamais on n’avait vu, jamais on ne reverra l’ordre physique produit par le désordre moral, l’unité sortie du gouvernement de la multitude, l’échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l’humanité.

J’assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle était bizarre : par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu’ils n’étaient pas : chacun portait son nom de guerre ou d’emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu’ils sont masqués. L’un était réputé Italien ou Espagnol, l’autre Prussien ou Hollandais : j’étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son fils, le père pour l’oncle de sa fille ; le propriétaire d’une terre n’en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloître et que l’ancienne société fut envahie par la nouvelle : celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour.

Cependant le monde ordonné commençait à renaître ; on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son héritage en en rassemblant les débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l’on fait le compte de ce que l’on a perdu. Ce qui demeurait d’églises entières se rouvrait : j’eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se retiraient, des générations impériales qui s’avançaient. Des généraux de la réquisition, pauvres, au langage rude, à la mine sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n’avaient remporté que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillants de dorure de l’armée consulaire. L’émigré rentré causait tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, où l’on coupait la tête à des femmes qui, me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet. Les septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s’étaient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes ; mais ils étaient souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les révolutionnaires enrichis commençaient à s’emménager dans les grands hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et s’élevant pour ne plus répandre que celui de l’étranger : de jour en jour s’accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d’un seul.

Tout en m’occupant à retrancher, augmenter, changer les feuilles du Génie du christianisme la nécessité me forçait de suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rédigeait alors le Mercure de France : il me proposa d’écrire dans ce journal. Ces combats n’étaient pas sans quelque péril : on ne pouvait arriver à la politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait à demi-mot. Une circonstance singulière, en m’empêchant de dormir, allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J’avais acheté deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup : en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n’en roucoulaient que mieux. Dans un des moments d’insomnie qu’elles me causaient, je m’avisai d’écrire pour le Mercure une lettre à madame de Staël[7]. Cette boutade me fit tout à coup sortir de l’ombre ; ce que n’avaient pu faire mes deux gros volumes sur les Révolutions, quelques pages d’un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de l’obscurité.

Ce premier succès semblait annoncer celui qui l’allait suivre. Je m’occupais à revoir les épreuves d’Atala (épisode renfermé, ainsi que René, dans le Génie du christianisme) lorsque je m’aperçus que des feuilles me manquaient. La peur me prit : je crus qu’on avait dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée, car personne ne pensait que je valusse la peine d’être volé. Quoi qu’il en soit, je me déterminai à publier Atala à part, et j’annonçai ma résolution dans une lettre adressée au Journal des Débats et au Publiciste[8].

Avant de risquer l’ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de Fontanes : il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort d’Atala, il me dit brusquement d’une voix rude : « Ce n’est pas cela ; c’est mauvais ; refaites cela ! » Je me retirai désolé ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu ; je passai depuis huit heures jusqu’à onze heures du soir dans mon entre-sol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes mains étendues et ouvertes sur mon papier. J’en voulais à Fontanes ; je m’en voulais ; je n’essayais pas même d’écrire, tant je désespérais de moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m’arriva, adoucie par l’éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais renfermées : l’inspiration me revint ; je traçai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel qu’il est resté et tel qu’il existe aujourd’hui. Le cœur palpitant, je le portai le matin à Fontanes, qui s’écria : « C’est cela ! c’est cela ! je vous l’avais bien dit, que vous feriez mieux ! »

C’est de la publication d’Atala[9] que date le bruit que j’ai fait dans ce monde : je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire paraissait un prodige ; on en était affamé. L’étrangeté de l’ouvrage ajoutait à la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littérature de l’Empire, de cette école classique, vieille rajeunie dont la seule vue inspirait l’ennui, était une sorte de production d’un genre inconnu. On ne savait si l’on devait la classer parmi les monstruosités ou parmi les beautés ; était-elle Gorgone ou Vénus ? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son sexe et sur sa nature, de même qu’ils firent des rapports sur le Génie du christianisme. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau l’accueillit.

Atala devint si populaire qu’elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius[10]. Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l’âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s’en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme en débarquant ils ne parlaient, d’un air égaré, que crocodiles, cigognes et forêts, leurs parents croyaient qu’ils étaient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m’accablaient[11]. L’abbé Morellet, pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d’Atala pendant l’orage : si le Chactas de la rue d’Anjou s’était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa critique[12].

Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode. La tête me tourna : j’ignorais les jouissances de l’amour-propre, et j’en fus enivré. J’aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j’étais, mon effroi égalait ma passion : conscrit, j’allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j’ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat ; je me promenais à l’écart, cherchant à éteindre l’auréole dont ma tête était couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu’on ne reconnût le grand homme, j’allais à l’estaminet lire à la dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec ma renommée, j’étendais mes courses jusqu’à la pompe à feu de Chaillot, sur ce même chemin où j’avais tant souffert en allant à la cour ; je n’étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gênée par les regards dont elle se croyait l’objet. Je me contemplais, je me disais : « C’est pourtant toi, créature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! » Il y avait aux Champs-Élysées un café que j’affectionnais à cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle ; madame Rousseau[13], la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j’étais. On m’apportait vers dix heures du soir une tasse de café, et je cherchais Atala dans les Petites-Affiches, à la voix de mes cinq ou six Philomèles. Hélas ! je vis bientôt mourir la pauvre madame Rousseau ; notre société des rossignols et de l’Indienne qui chantait : « Douce habitude d’aimer, si nécessaire à la vie ! » ne dura qu’un moment.

Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d’une autre sorte ; ces dangers s’accrurent à l’apparition du Génie du christianisme, et à ma démission pour la mort du duc d’Enghien. Alors vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles enthousiastes dont une action d’honneur fait palpiter le sein. Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses ; car ne sachant ni ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles vous veulent, elles mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et de fleurs. J.-J. Rousseau parle des déclarations qu’il reçut à la publication de la Nouvelle Héloïse et des conquêtes qui lui étaient offertes : je ne sais si l’on m’aurait ainsi livré des empires, mais je sais que j’étais enseveli sous un amas de billets parfumés ; si ces billets n’étaient aujourd’hui des billets de grand’mères, je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d’une longue chevelure. Si je n’ai pas été gâté, il faut que ma nature soit bonne.

Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois aller jusqu’à me croire obligé de remercier chez elles les dames inconnues qui m’envoyaient leurs noms avec leurs flatteries : un jour, à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l’aile de sa mère, et chez qui je n’ai pas remis le pied. Une Polonaise m’attendait dans des salons de soie ; mélange de l’odalisque et de la Valkyrie, elle avait l’air d’un perce-neige à blanches fleurs, ou d’une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n’est pas encore venue ou qu’elle est passée : ce chœur féminin, varié d’âge et de beauté, était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et mes sentiments pouvait être d’autant plus redoutable que jusqu’alors, excepté un attachement sérieux, je n’avais été ni recherché, ni distingué de la foule. Toutefois je le dois dire : m’eût-il été facile d’abuser d’une illusion passagère, l’idée d’une volupté advenue par les voies chastes de la religion révoltait ma sincérité : être aimé à travers le Génie du christianisme, aimé pour l’Extrême-Onction, pour la Fête des Morts ! Je n’aurais jamais été ce honteux tartufe.

J’ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux ; arrivé à l’âge où chaque plaisir retranche un jour, « il n’avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu ; sans s’embarrasser s’il donnait le bonheur qu’il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa dernière délice. » Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes lorsqu’il expira ; il ne put me dérober son affliction ; il était trop tard : ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n’y a de véritablement malheureux en quittant la terre que l’incrédule : pour l’homme sans foi, l’existence a cela d’affreux qu’elle fait sentir le néant ; si l’on n’était point né, on n’éprouverait pas l’horreur de ne plus être : la vie de l’athée est un effrayant éclair qui ne sert qu’à découvrir un abîme.

Dieu de grandeur et de miséricorde ! vous ne nous avez point jetés sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un misérable bonheur ! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos destinées sont plus sublimes. Quelles qu’aient été nos erreurs, si nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, dans cette région où les attachements sont éternels !


Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d’auteur, la plus détestable de toutes, si elle n’en était la plus bête : j’avais cru pouvoir savourer in petto la satisfaction d’être un sublime génie, non en portant, comme aujourd’hui, une barbe et un habit extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité : inutile espoir ! mon orgueil devait être puni ; la correction me vint des personnes politiques que je fus obligé de connaître : la célébrité est un bénéfice à charge d’âmes.

M. de Fontanes était lié avec madame Bacciochi[14] ; il me présenta à la sœur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul, Lucien[15]. Celui-ci avait une maison de campagne près de Senlis (le Plessis)[16], où j’étais contraint d’aller dîner ; ce château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa première femme[17], une dame moitié allemande et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe nourricière d’un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait de l’eau d’un puits : c’était là le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma radiation ; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut Chateaubriand, oubliant qu’il me fallait appeler Lassagne. Des émigrés m’arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé. Christian de Lamoignon, mon camarade d’exil à Londres, me conduisit chez madame Récamier : le rideau se baissa subitement entre elle et moi.

La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour de l’émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie de l’année au château de Passy[18], près Villeneuve-sur-Yonne, que M. Joubert habitait pendant l’été. Madame de Beaumont revint à Paris et désira me connaître.

Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence voulut que la première personne dont je fus accueilli avec bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil ; comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu’à ce que les fleurs de mon chapelet soient fanées.

Madame de Beaumont était fille d’Armand-Marc de Saint-Hérem, comte de Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne, membre de l’assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille des affaires étrangères sous Louis XVI, dont il était fort aimé : il périt sur l’échafaud, où le suivit une partie de sa famille[19].

Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure, est fort ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était amaigri et pâle ; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté trop d’éclat, si une suavité extraordinaire n’eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumière s’adoucit en traversant le cristal de l’eau. Son caractère avait une sorte de roideur et d’impatience qui tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qu’elle éprouvait. Âme élevée, courage grand, elle était née pour le monde d’où son esprit s’était retiré par choix et malheur ; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L’extrême faiblesse de madame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait ; je n’ai connu cette femme affligée qu’au moment de sa fuite ; elle était déjà frappée de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J’avais pris un logement rue Saint-Honoré, à l’hôtel d’Étampes[20], près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de la justice[21]. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M. Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les lettres et dans les affaires.

Plein de manies et d’originalités, M. Joubert[22] manquera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit et sur le cœur, et quand une fois il s’était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n’était aussi troublé que lui : il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d’être ému de leur tristesse ou de leur joie : c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu’il s’ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.

Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n’exécute aucun air. » Madame Victorine de Chastenay prétendait qu’il avait l’air d’une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s’en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie[23].

Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimulé : c’était tout simplement un poète irascible, franc jusqu’à la colère, un esprit que la contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qu’il ne pouvait prendre celle d’autrui. Les principes littéraires de son ami Joubert n’étaient pas les siens : celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était ennemi juré des principes de la composition moderne : transporter sous les yeux du lecteur l’action matérielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités ; il prétendait qu’on ne devait jamais apercevoir l’objet que dans un milieu poétique, comme sous un globe de cristal. La douleur s’épuisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu’une sensation du Cirque ou de la Grève ; il ne comprenait le sentiment tragique qu’ennobli par l’admiration, et changé, au moyen de l’art, en une pitié charmante. Je lui citais des vases grecs : dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d’Hector traîné au char d’Achille, tandis qu’une petite figure, qui vole en l’air, représente l’ombre de Patrocle, consolée par la vengeance du fils de Thétis. « Eh bien ! Joubert, s’écria Fontanes, que dites-vous de cette métamorphose de la muse ? comme ces Grecs respectaient l’âme ! » Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en contradiction avec lui-même en lui reprochant son indulgence pour moi.

Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir : un soir, à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l’attique de l’hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu’il avait laissé interrompu : il s’agissait de Picard, qu’il mettait, dans ce moment-là, fort au-dessus de Molière ; il se serait donné de garde d’écrire un seul mot de ce qu’il disait : Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main étaient deux hommes.

C’est M. de Fontanes, j’aime à le redire, qui encouragea mes premiers essais ; c’est lui qui annonça le Génie du Christianisme ; c’est sa muse qui, pleine d’un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les voies nouvelles où elle s’était précipitée ; il m’apprit à dissimuler la difformité des objets par la manière de les éclairer ; à mettre, autant qu’il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes personnages romantiques.

Il y avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons qui gardaient les pommes d’or du jardin des Hespérides ; ils ne laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit sans le gâter.

Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux ; l’esprit éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses ouvrages ; nul, plus que ce maître des vieux jours, n’était convaincu de l’excellence de la maxime : « Hâte-toi lentement. » Que dirait-il donc, aujourd’hui qu’au moral comme au physique, on s’évertue à supprimer le chemin, et que l’on croit ne pouvoir jamais aller assez vite ? M. de Fontanes préférait voyager au gré d’une délicieuse mesure. Vous avez vu ce que j’ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres ; les regrets que j’exprimais alors, il me faut les répéter ici : la vie nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir.

M. de Bonald[24] avait l’esprit délié ; on prenait son ingéniosité pour du génie ; il avait rêvé sa politique métaphysique à l’armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs d’Iéna et de Gœttingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs écoliers et se firent tuer pour la liberté de l’Allemagne. Novateur, quoiqu’il eût été mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les anciens comme des enfants en politique et en littérature ; et il prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que le grand maître de l’Université n’était pas encore assez avancé pour entendre cela.

Chênedollé[25], avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais appris, était si triste, qu’il se surnommait le Corbeau[26] : il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions fait un traité : je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes nuées : mais il était convenu qu’il me laisserait mes brises, mes vagues et mes forêts.

Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires ; quant à mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai : des principes et des discours ont creusé entre nous des abîmes !

Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d’autrefois, comme il en reste peu, fréquentait le monde et nous rapportait ce qui s’y passait : je lui demandais si l’on bâtissait encore des villes. La peinture des petits scandales qu’ébauchait une piquante raillerie, sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre sûreté. Madame de Vintimille[27] avait été chantée avec sa sœur par M. de La Harpe. Son langage était circonspect, son caractère contenu, son esprit acquis : elle avait vécu avec mesdames de Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont l’agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de leurs différentes valeurs.

Madame Hocquart[28] fut fort aimée du frère de madame de Beaumont[29], lequel s’occupa de la dame de ses pensées jusque sur l’échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes comme des choses les plus élevées : simplicité de discours qui ne venait pas d’indigence, mais de choix. C’est peut-être la dernière société où l’esprit français de l’ancien temps ait paru. Chez les Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de l’éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère. Qu’est-il arrivé à cette société ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous préparer un deuil éternel ! Madame de Beaumont n’est plus, Joubert n’est plus, Chênedollé n’est plus, madame de Vintimille n’est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à Villeneuve M. Joubert ; je me promenais avec lui sur les coteaux de l’Yonne ; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour jamais : nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées au-dessus desquelles s’élevait la fumée de l’âtre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu des bois et qu’il prenait lorsqu’il allait voir sa voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur.

Depuis la mort de mon cher hôte, j’ai traversé quatre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux : Joubert ne s’y promenait plus ; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m’arriva, j’allais en ambassade à Rome : ah ! s’il eût été à ses foyers, je l’aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont ! Il a plu à Dieu d’ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus ici-bas : je m’en irai vers lui ; il ne reviendra pas vers moi. (Psalm.)


Le succès d’Atala m’ayant déterminé à recommencer le Génie du Christianisme, dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une maison qu’elle venait de louer à Savigny[30]. Je passai six mois dans sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.

La maison était située à l’entrée du village, du côté de Paris, près d’un vieux grand chemin qu’on appelle dans le pays le Chemin de Henri IV ; elle était adossée à un coteau de vignes, et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l’Orge. Sur la gauche s’étendait la plaine de Viry jusqu’aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve des vallées, où nous allions le soir à la découverte de quelques promenades nouvelles.

Le matin, nous déjeunions ensemble ; après déjeuner, je me retirais à mon travail ; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m’a offert un asile lorsque je n’en avais pas : sans la paix qu’elle m’a donnée, je n’aurais peut-être jamais fini un ouvrage que je n’avais pu achever pendant mes malheurs.

Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l’amitié : nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d’un bassin d’eau vive, placé au milieu d’un gazon dans le potager : madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse : cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l’écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l’exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C’était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n’ai jamais si bien peint qu’alors le désert du Nouveau Monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître : depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?

Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu’un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre : c’était M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte[31]. Peu après apparut une de ces âmes en peine qui sont une espèce différente des autres âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l’espèce humaine : c’était Lucile, ma sœur.

Après mon arrivée en France, j’avais écrit à ma famille pour l’informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma sœur aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d’une trappe de savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son tour : elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à me donner le bonheur que j’ai trouvé auprès d’elle, depuis que nous sommes réunis. Madame la comtesse de Caud, Lucile, se présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d’un attachement passionné et d’une tendre pitié pour elle. Alors commença entre eux une correspondance qui n’a fini qu’à la mort des deux femmes qui s’étaient penchées l’une vers l’autre, comme deux fleurs de même nature prêtes à se faner. Madame Lucile s’étant arrêtée à Versailles, le 30 septembre 1802, je reçus d’elle ce billet : « Je t’écris pour te prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l’invitation qu’elle me fait d’aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont il ne se trouve quelque empêchement. » Madame de Caud vint à Savigny comme elle l’avait annoncé.

Je vous ai raconté que, dans ma jeunesse, ma sœur, chanoinesse du chapitre de l’Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse de Farcy[32], sœur qu’elle aimait tendrement, accrut la tristesse de madame de Caud. Elle s’attacha ensuite à madame de Chateaubriand, ma femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand, soumise à ses caprices, se cachait d’elle pour lui rendre les services qu’une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.

Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à la folie de J.-J. Rousseau ; elle se croyait en butte à des ennemis secrets : elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s’ils n’avaient point été rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes sœurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et madame de Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu’on peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d’un attachement si cruel.

Une autre fatalité avait frappé Lucile : M. de Chênedollé, habitant auprès de Vire, l’était allé voir à Fougères ; bientôt il fut question d’un mariage qui manqua[33]. Tout échappait à la fois à ma sœur, et, retombée sur elle-même, elle n’avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s’assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny : tant de cœurs l’y avaient reçue avec joie ! ils l’auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité d’existence ! Mais le cœur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprès pour elle et qui n’avait point été respiré. Elle dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l’avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâtissante et un principe éternel ?

Ma sœur n’était point changée ; elle avait pris seulement l’expression fixe de ses maux : sa tête était un peu baissée, comme une tête sur laquelle les heures ont pesé. Elle me rappelait mes parents ; ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe, m’entouraient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme mourante d’un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière ses yeux un peu égarés.

La vision de douleur s’évanouit : cette femme, grevée de la vie, semblait être venue chercher l’autre femme abattue qu’elle devait emporter.


L’été passa : selon la coutume, je m’étais promis de le recommencer l’année suivante ; mais l’aiguille ne revient point à l’heure qu’on voudrait ramener. Pendant l’hiver à Paris, je fis quelques nouvelles connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, quoique d’une famille où l’on se tuait, avait une loge aux Français ; il la prêtait à madame de Beaumont ; j’allai quatre ou cinq fois au spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. À mon entrée dans le monde, l’ancienne comédie était dans toute sa gloire ; je la retrouvai dans sa complète décomposition ; la tragédie se soutenait encore, grâce à mademoiselle Duchesnois[34] et surtout à Talma, arrivé à la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l’avais vu à son début ; il était moins beau et pour ainsi dire moins jeune qu’à l’âge où je le revoyais : il avait pris la distinction, la noblesse et la gravité des années.

Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur l’Allemagne n’est qu’à moitié vrai : le brillant écrivain apercevait le grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui manquait.

Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire : il ne savait pas le gentilhomme ; il ne connaissait pas notre ancienne société ; il ne s’était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la galanterie, l’allure légère des mœurs, la naïveté, la tendresse, l’héroïsme d’honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie : il n’était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en héros d’un moyen âge de sa création : Othello était au fond de Vendôme.

Qu’était-il donc, Talma ? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrées de l’amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l’inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des chœurs de Sophocle et d’Euripide. Sa grâce, qui n’était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l’âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l’adversité, le deuil humain : voilà ce qu’il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec, il arrivait, pantelant et funèbre, des ruines d’Argos, immortel Oreste, tourmenté qu’il était depuis trois mille ans par les Euménides ; Français, il venait des solitudes de Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d’inconnu, mais d’arrêté dans l’injuste ciel, il marchait, forçat de la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur.

Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d’œuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portée change en Rembrandt les Raphaël les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu à d’autres flambeaux à demi éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur splendeur renouvelée.

On doit à Talma la perfection de la tenue de l’acteur. Mais la vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi nécessaires à l’art qu’on le suppose ? Les personnages de Racine n’empruntent rien de la coupe de l’habit : dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. Les fureurs d’Oreste ou la prophétie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d’effet que déclamées sur la scène par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à son ami :

Jamais Iphigénie en Aulide immolée
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée
Que, dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé,
N’en a fait sous son nom verser la Champmeslé.

Cette correction dans la représentation de l’objet inanimé est l’esprit des arts de notre temps : elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame ; on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes ; on imite, à tromper l’oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l’homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire ; car le public, matérialisé lui-même, l’exige.


Cependant j’achevais le Génie du Christianisme[35] : Lucien en désira voir quelques épreuves ; je les lui communiquai ; il mit aux marges des notes assez communes.

Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de la petite Atala, il fut néanmoins plus contesté : c’était un ouvrage grave où je ne combattais plus les principes de l’ancienne littérature et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais directement par des raisonnements et des faits. L’empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur l’avenir de mes études religieuses : on lui apporta l’ouvrage sans être coupé ; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le chapitre la Virginité, et elle dit à M. Adrien de Montmorency[36], qui se trouvait avec elle : « Ah ! mon Dieu ! notre pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber à plat ! » L’abbé de Boulogne ayant entre les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, répondit à un libraire qui le consultait : « Si vous voulez vous ruiner, imprimez cela. » Et l’abbé de Boulogne a fait depuis un trop magnifique éloge de mon livre[37].

Tout paraissait en effet annoncer ma chute : quelle espérance pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire l’influence de Voltaire, dominante depuis plus d’un demi-siècle, de Voltaire qui avait élevé l’énorme édifice achevé par les encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe ? Quoi ! les Diderot, les d’Alembert, les Duclos, les Dupuis, les Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité ? Quoi ! le monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration acquise à des chefs-d’œuvre de science et de raison ? Pouvais-je jamais gagner une cause que n’avaient pu sauver Rome armée de ses foudres, le clergé de sa puissance ; une cause en vain défendue par l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du parlement, de la force armée et du nom du roi ? N’était-il pas aussi ridicule que téméraire à un homme obscur de s’opposer à un mouvement philosophique tellement irrésistible qu’il avait produit la Révolution ? Il était curieux de voir un pygmée roidir ses petits bras pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et faire rétrograder le genre humain ! Grâce à Dieu, il suffirait d’un mot pour pulvériser l’insensé : aussi M. Ginguené, en maltraitant le Génie du Christianisme dans la Décade[38], déclarait que la critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il disait cela cinq ou six mois après la publication d’un ouvrage que l’attaque de l’Académie française entière, à l’occasion des prix décennaux, n’a pu faire mourir.

Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme[39]. Les fidèles se crurent sauvés : on avait alors un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de forces surnaturelles à demander pour tant d’adversités subies ! Combien de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les enfants qu’elles avaient perdus ! Combien de cœurs brisés, combien d’âmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guérir ! On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin le jour d’une contagion. Les victimes de nos troubles (et que de sortes de victimes !) se sauvaient à l’autel ; naufragés s’attachant au rocher sur lequel ils cherchent leur salut.

Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur


Fath del.
Weill sculp
Imp Vve Sarazin
TALMA
Garnier frères Éditeurs


la première base de la société, venait de faire des arrangements avec la cour de Rome : il ne mit d’abord aucun obstacle à la publication d’un ouvrage utile à la popularité de ses desseins ; il avait à lutter contre les hommes qui l’entouraient et contre des ennemis déclarés du culte ; il fut donc heureux d’être défendu au dehors par l’opinion que le Génie du Christianisme appelait. Plus tard il se repentit de sa méprise : les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les idées religieuses.

Un épisode du Génie du christianisme, qui fit moins de bruit alors qu’Atala, a déterminé un des caractères de la littérature moderne ; mais, au surplus, si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n’a plus été question que de vents et d’orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n’ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l’abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n’ait frappé son front pâle et échevelé, et n’ait étonné les hommes stupéfaits d’un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

Dans René, j’avais exposé une infirmité de mon siècle ; mais c’était une autre folie aux romanciers d’avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent le fond de l’humanité, la tendresse paternelle et maternelle, la piété filiale, l’amitié, l’amour, sont inépuisables ; mais les manières particulières de sentir, les individualités d’esprit et de caractère, ne peuvent s’étendre et se multiplier dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du cœur de l’homme sont un champ étroit ; il ne reste rien à recueillir dans ce champ après la main qui l’a moissonné la première. Une maladie de l’âme n’est pas un état permanent et naturel : on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d’une passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en changent la forme.

Quoi qu’il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de mes écrits sur la cité ; la Monarchie selon la Charte a été le rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du Conservateur, sur les intérêts moraux et les intérêts matériels, a laissé ces deux désignations à la politique.

Des écrivains me firent l’honneur d’imiter Atala et René, de même que la chaire emprunta mes récits des missions et des bienfaits du christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu’en chassant les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature à sa solitude ; les paragraphes où je traite de l’influence de notre religion dans notre manière de voir et de peindre, où j’examine les changements opérés dans la poésie et l’éloquence ; les chapitres que je consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans les caractères dramatiques de l’antiquité, renferment le germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je l’ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des personnages chrétiens : c’est ce qu’on n’avait point du tout compris.

Si l’effet du Génie du Christianisme n’eût été qu’une réaction contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue ; il ne se serait pas prolongé jusqu’au moment où j’écris. Mais l’action du Génie du Christianisme sur les opinions ne se borna pas à une résurrection momentanée d’une religion qu’on prétendait au tombeau : une métamorphose plus durable s’opéra. S’il y avait dans l’ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine ; le fond était altéré comme la forme ; l’athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l’incroyance des jeunes esprits ; l’idée de Dieu et de l’immortalité de l’âme reprit son empire : dès lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux ; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entourée de bandelettes philosophiques ; on se permit d’examiner tout système, si absurde qu’on le trouvât, fût-il même chrétien.

Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur pasteur, il se forma, par ce droit de libre examen, d’autres fidèles à priori. Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre : le Fils naît forcément du Père.

Les diverses combinaisons abstraites ne font que substituer aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles : le panthéisme, qui, d’ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu’il est de mode aujourd’hui d’attribuer aux intelligences éclairées, est la plus absurde des rêveries de l’Orient, remise en lumière par Spinosa : il suffit de lire à ce sujet l’article du sceptique Bayle sur ce juif d’Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de tout cela révolterait, s’il ne tenait au défaut d’études : on se paye de mots que l’on n’entend pas, et l’on se figure être des génies transcendants. Que l’on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d’Aquin, ont porté dans la métaphysique une supériorité de lumières dont nous n’approchons pas ; que les systèmes saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été trouvés et pratiqués par les diverses hérésies ; que ce que l’on nous donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque Gallien permit à Plotin d’en faire l’essai dans la Campanie : plus tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution sainte, en avançant qu’une femme ne peut, sans pécher, refuser un homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ : il ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu’anéantir son âme et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu.

Le heurt que le Génie du Christianisme donna aux esprits fit sortir le XVIIIe siècle de l’ornière, et le jeta pour jamais hors de sa voie : on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources du christianisme : en relisant les Pères (en supposant qu’on les eût jamais lus), on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant de science philosophique, tant de beautés de style de tous les genres, tant d’idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient le passage de la société antique à la société moderne : ère unique et mémorable de l’humanité, où le ciel communique avec la terre au travers d’âmes placées dans des hommes de génie.

Auprès du monde croulant du paganisme, s’éleva autrefois, comme en dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands spectacles, pauvre, à l’écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours.

C’était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption, barbarie, allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des Goths, afin de prévenir l’injustice des uns et la cruauté des autres, arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique ; les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila ; placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les derniers moments d’une société expirante, et soutenir les premiers pas d’une société au berceau.


Il était impossible que les vérités développées dans le Génie du Christianisme ne contribuassent pas au changement des idées. C’est encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices du moyen âge : c’est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l’admiration des vieux temples. Si l’on a abusé de mon opinion ; s’il n’est pas vrai que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon ; s’il est faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignorés ; s’il est insensé de soutenir que ces mémoires de granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins ; si à force d’entendre rabâcher du gothique on en meurt d’ennui, ce n’est pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui manque au Génie du Christianisme ; cette partie de ma composition est défectueuse, parce qu’en 1800 je ne connaissais pas les arts : je n’avais vu ni l’Italie, ni la Grèce, ni l’Égypte. De même, je n’ai pas tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes ; elles m’offraient pourtant des histoires merveilleuses : en y choisissant avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des richesses de l’imagination du moyen âge surpasse en fécondité les Métamorphoses d’Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus, dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je porte sur Dante, auquel j’ai rendu depuis un éclatant hommage.

Sous le rapport sérieux, j’ai complété le Génie du Christianisme dans mes Études historiques, un de mes écrits dont on a le moins parlé et qu’on a le plus volé.

Le succès d’Atala m’avait enchanté, parce que mon âme était encore neuve ; celui du Génie du Christianisme me fut pénible : je fus obligé de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en introduisant le public dans votre intimité ? Joignez à cela les inquiétudes dont les Muses se plaisent à affliger ceux qui s’attachent à leur culte, les embarras d’un caractère facile, l’inaptitude à la fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause : qui voudrait, s’il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les avantages incertains d’une réputation qu’on n’est pas sûr d’obtenir, qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais étranger ?

La controverse littéraire sur les nouveautés du style, qu’avait excitée Atala, se renouvela à la publication du Génie du Christianisme.

Un trait caractéristique de l’école impériale, et même de l’école républicaine, est à observer : tandis que la société avançait en mal ou en bien, la littérature demeurait stationnaire ; étrangère au changement des idées, elle n’appartenait pas à son temps. Dans la comédie, les seigneurs de village, les Colin, les Babet ou les intrigues de ces salons que l’on ne connaissait plus, se jouaient (comme je l’ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et sanguinaires, destructeurs des mœurs dont on leur offrait le tableau ; dans la tragédie, un parterre plébéien s’occupait des familles des nobles et des rois.

Deux choses arrêtaient la littérature à la date du XVIIIe siècle : l’impiété qu’elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l’État trouvait du profit dans ces lettres subordonnées qu’il avait mises à la caserne, qui lui présentaient les armes, qui sortaient lorsqu’on criait : « Hors la garde ! » qui marchaient en rang et qui manœuvraient comme des soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir ; il ne voulait pas plus d’émeute de mots et d’idées qu’il ne souffrait d’insurrection. Il suspendit l’Habeas corpus pour la pensée comme pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public, fatigué d’anarchie, reprenait volontiers le joug des règles.

La littérature qui exprime l’ère nouvelle n’a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l’idiome. Pendant ce demi-siècle elle n’était employée que par l’opposition. C’est madame de Staël, c’est Benjamin Constant, c’est Lemercier, c’est Bonald, c’est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le changement de littérature dont le XIXe siècle se vante lui est arrivé de l’émigration et de l’exil : ce fut M. de Fontanes qui couva ces oiseaux d’une autre espèce que lui, parce que, remontant au XVIIe siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la stérilité du XVIIIe. Une partie de l’esprit humain, celle qui traite de matières transcendantes, s’avança seule d’un pas égal avec la civilisation ; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas sans tache : les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Chaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates, devinrent les plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l’honneur des lettres : la littérature nouvelle fut libre, la science servile ; le caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des pieds de Bonaparte : ils prétendaient n’avoir pas besoin de Dieu, c’est pourquoi ils avaient besoin d’un tyran.

Le classique napoléonien était le génie du XIXe siècle affublé de la perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à la cour qu’en habit habillé, l’épée au côté. On ne voyait pas la France du moment ; ce n’était pas de l’ordre, c’était de la discipline. Aussi rien n’était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la littérature d’autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif, disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec fracas par le Génie du Christianisme. La mort du duc d’Enghien eut pour moi l’avantage, en me jetant à l’écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière et de m’empêcher de m’enrégimenter dans l’infanterie régulière du vieux Pinde : je dus à ma liberté morale ma liberté intellectuelle.

Au dernier chapitre du Génie du Christianisme, j’examine ce que serait devenu le monde si la foi n’eût pas été prêchée au moment de l’invasion des Barbares ; dans un autre paragraphe, je mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que le christianisme apporta dans les lois après la conversion de Constantin.

En supposant que l’opinion religieuse existât telle qu’elle est à l’heure où j’écris maintenant, le Génie du Christianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment : au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le christianisme est la pensée de l’avenir et de la liberté humaine ; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul fondement de l’égalité sociale ; qu’elle seule la peut établir, parce qu’elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir, correctif et régulateur de l’instinct démocratique. La légalité ne suffit pas pour contenir, parce qu’elle n’est pas permanente ; elle tire sa force de la loi ; or, la loi est l’ouvrage des hommes qui passent et varient. Une loi n’est pas toujours obligatoire ; elle peut toujours être changée par une autre loi : contrairement à cela, la morale est permanente ; elle a sa force en elle-même, parce qu’elle vient de l’ordre immuable ; elle seule peut donc donner la durée.

Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé l’idée, il a rectifié les notions du juste et de l’injuste, substitué l’affirmation au doute, embrassé l’humanité entière dans ses doctrines et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes encore de l’accomplissement total de l’Évangile, en supputant le nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la croix. Le christianisme agit avec lenteur parce qu’il agit partout ; il ne s’attache pas à la réforme d’une société particulière, il travaille sur la société générale ; sa philanthropie s’étend à tous les fils d’Adam : c’est ce qu’il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses oraisons les plus communes, dans ses vœux quotidiens, lorsqu’il dit à la foule dans le temple : « Prions pour tout ce qui souffre sur la terre. » Quelle religion a jamais parlé de la sorte ? Le Verbe ne s’est point fait chair dans l’homme de plaisir, il s’est incarné à l’homme de douleur, dans le but de l’affranchissement de tous, d’une fraternité universelle et d’une salvation immense.

Quand le Génie du Christianisme n’aurait donné naissance qu’à de telles investigations, je me féliciterais de l’avoir publié : reste à savoir si, à l’époque de l’apparition de ce livre, un autre Génie du Christianisme, élevé sur le nouveau plan dont j’indique à peine le tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu’on n’accordait rien à l’ancienne religion, qu’elle était l’objet du dédain, que l’on ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était encore meurtri des excès de la liberté des passions ? Bonaparte eût-il souffert un pareil ouvrage ? Il était peut-être utile d’exciter les regrets, d’intéresser l’imagination à une cause si méconnue, d’attirer les regards sur l’objet méprisé, de le rendre aimable, avant de montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire.

Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au Génie du Christianisme : sans illusion sur la valeur intrinsèque de l’ouvrage, je lui reconnais une valeur accidentelle ; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il m’a fait prendre place à l’une de ces époques historiques qui, mêlant un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si l’influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes ; s’il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre ; si le léger symptôme de vie que l’on croit apercevoir s’y soutenait dans les générations à venir, je m’en irais plein d’espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m’oublie pas dans tes prières, quand je serai parti ; mes fautes m’arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi : « Ouvrez-vous, portes éternelles ! Elevamini, portæ æternales ! »




  1. Ce livre, commencé à Dieppe en 1836, a été terminé à Paris en 1837. Il a été revu en décembre 1846.
  2. Le duc de La Rochefoucauld.
  3. La duchesse de Berry, dans les derniers temps de la Restauration, avait mis à la mode la plage de Dieppe ; elle y allait chaque année, avec ses enfants, dans la saison des bains de mer.
  4. Les lettres adressées par Chateaubriand au citoyen Fontanes, en 1800 et 1801, portent cette suscription : Rue Saint-Honoré, près le passage Saint-Roch, ou bien : Rue Saint-Honoré, no 85, près de la rue Neuve-du-Luxembourg.
  5. Il avait sa librairie rue Jacob, no 1186. On numérotait alors les maisons par quartier et non par rue.
  6. Chateaubriand, à cette date, était à la lettre, sans le sou. Le 30 juillet 1800, il écrivait à Fontanes :

    « Je vous envoie, mon cher ami, un Mémoire que de Sales m’a laissé pour vous :

    « Rendez-moi deux services ;

    « Donnez-moi d’abord un mot pour le médecin.

    « Tâchez ensuite de m’emprunter vingt-cinq louis.

    « J’ai reçu de mauvaises nouvelles de ma famille, et je ne sais plus comment faire pour attendre l’autre époque de ma fortune, chez Migneret. Il est dur d’être inquiet sur ma vie pendant que j’achève l’œuvre du Seigneur. Juste et belle Révolution ! Ils ont tout vendu. Me voilà comme au sortir du ventre de ma mère, car mes chemises même ne sont pas françaises. Elles sont de la charité d’un autre peuple. Tirez-moi donc d’affaire, si vous le pouvez, mon cher ami. Vingt-cinq louis me feront vivre jusqu’à la publication qui décidera de mon sort. Alors le livre paiera tout, si tel est le bon plaisir de Dieu, qui jusqu’à présent ne m’a pas été très favorable.

    « Tout à vous,

    « LA SAGNE. »

    La lettre porte pour suscription : Au citoyen Fontanes, rue Honoré.

  7. Cette lettre à Mme de Staël avait exactement pour titre : Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l’ouvrage de Mme de Staël (De la littérature considérée dans ses rapports avec la morale, etc.). Cette lettre était signée : l’Auteur du Génie du Christianisme. Elle fut imprimée dans le Mercure du 1er nivôse an IX (22 décembre 1800). C’est un des plus éloquents écrits de Chateaubriand. Il figure maintenant dans toutes les éditions du Génie du Christianisme, auquel il se rattache de la façon la plus étroite.
  8. Voici cette lettre :
    « CITOYEN,

    « Dans mon ouvrage sur le Génie du Christianisme, ou les Beautés de la religion chrétienne, il se trouve une partie entière consacrée à la poétique du Christianisme. Cette partie se divise en quatre livres : poésie, beaux-arts, littérature, harmonies de la religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. Dans ce livre, j’examine plusieurs sujets qui n’ont pu entrer dans les précédents, tels que les effets des ruines gothiques comparées aux autres sortes de ruines, les sites des monastères dans la solitude, etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages en Amérique, et écrite sous les huttes mêmes des sauvages ; elle est intitulée Atala, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire s’étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait un tort infini, je me vois obligé de l’imprimer à part, avant mon grand ouvrage.

    « Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre, vous me rendriez un important service.

    « J’ai l’honneur d’être, etc. »

    La lettre est signée : l’Auteur du Génie du Christianisme. Elle parut dans le Journal des Débats, du 10 germinal, an IX (31 mars 1801).

  9. Fontanes, dans le Mercure du 16 germinal an IX (6 avril 1801), annonçait, en ces termes, la publication prochaine d’Atala : « L’auteur est le même dont on a déjà parlé plus d’une fois, en annonçant son grand travail sur les beautés morales et poétiques du christianisme. Celui qui écrit l’aime depuis douze ans et il l’a retrouvé, d’une manière inattendue, dans des jours d’exil et de malheurs ; mais il ne croit pas que les illusions de l’amitié se mêlent à ses jugements. » — Le Journal des Débats, dans sa feuille du 27 germinal (17 avril) annonça que le petit volume venait de paraître chez Migneret, rue Jacob no 1186. C’était un petit in-12 de xxiv et 210 pages de texte, avec ce titre : Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert.
  10. Un Allemand, qui se faisait appeler Curtius, avait installé à Paris, vers 1770, un Cabinet de figures en cire coloriées, reproduisant, sous leur costume habituel, les personnages fameux morts ou vivants. Ses deux salons, établis au Palais-Royal et au boulevard du Temple, étaient consacrés, l’un aux grands hommes, l’autre aux scélérats. Tous les deux, le second surtout, attirèrent la foule, et leur vogue, que la Révolution n’avait fait qu’accroître, se maintint sous le Consulat et l’Empire. Les salons de figures de cire restèrent ouverts, au boulevard du Temple, jusqu’à la fin du règne de Louis-Philippe. Ils émigrèrent alors en province, et il arrive qu’aujourd’hui encore on en rencontre quelquefois dans les foires de village. Seulement, on n’y trouve plus de grands hommes : les scélérats seuls sont restés.
  11. Marie-Joseph Chénier — qui aura justement pour successeur à l’Académie l’auteur d’Atala — fut le plus ardent à critiquer l’œuvre nouvelle, à la couvrir de moqueries en vers et en prose. Sa longue satire des Nouveaux Saints lui est en grande partie consacrée :

    J’entendrai les sermons prolixement diserts
    Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.
    Ô terrible Atala ! tous deux avec ivresse
    Courons goûter encore les plaisirs de la messe.

    Un petit volume, attribué à Gadet de Gassicourt et qui eut aussitôt plusieurs éditions, avait pour titre : Atala, ou les habitants du désert, parodie d’ATALA, ornée de figures de rhétorique. — Au grand village, chez Gueffier jeune, an IX.

    L’année suivante paraissaient deux volumes intitulés : Résurrection d’Atala et son voyage à Paris. Mme de Beaumont les signalait en ces termes à Chênedollé, dans une lettre du 25 août 1802 : « On a fait une Résurrection d’Atala en deux volumes. Atala, Chactas et le Père Aubry ressuscitent aux ardentes prières des Missionnaires. Ils partent pour la France ; un naufrage les sépare : Atala arrive à Paris. On la mène chez Feydel (l’un des rédacteurs du Journal de Paris à cette époque) qui parie deux cents louis qu’elle n’est pas une vraie Sauvage ; chez l’abbé Morellet, qui trouve la plaisanterie mauvaise ; chez M. de Chateaubriand, qui lui fait vite bâtir une hutte dans son jardin, qui lui donne un dîner où se trouvent les élégantes de Paris : on discute avec lui très poliment les prétendus défauts d’Atala. On va ensuite au bal des Étrangers où plusieurs femmes du moment passent en revue, enfin à l’église où l’on trouve le Père Aubry disant la messe et Chactas la servant. La reconnaissance se fait, et l’ouvrage finit par une mauvaise critique du Génie du Christianisme. Vous croiriez, d’après cet exposé, que l’auteur est païen. Point du tout. Il tombe sur les philosophes ; il assomme l’abbé Morellet, et il veut être plus chrétien que M. de Chateaubriand. La plaisanterie est plus étrange qu’offensante ; mais on cherche à imiter le style de notre ami, et cela me blesse. Le bon esprit de M. Joubert s’accommode mieux de toutes ces petites attaques que moi qui justifie si bien la première partie de ma devise : « Un souffle m’agite. » — En annonçant cette Résurrection d’Atala, le Mercure disait (4 septembre 1802) : « Encore deux volumes sur Atala ! En vérité elle a déjà donné lieu à plus de critiques et de défenses que la philosophie de Kant n’a de commentaires. »

  12. Chateaubriand se venge ici très spirituellement de l’abbé Morellet (l’abbé mords-les, disait Voltaire) et de sa brochure de 72 pages : Observations critiques sur le roman intitulé ATALA. L’abbé Morellet, « qui n’appartenait à l’église, dit Norvins (Mémorial, I, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du costume et par un prieuré tout entier », était un homme de talent et de bon sens, mais d’un talent un peu sec et d’un bon sens un peu court. Vieil encyclopédiste, classique impénitent, il ne comprit rien aux nouveautés d’Atala, de René et du Génie du Christianisme, aussi dépaysé devant les premiers chefs-d’œuvre du jeune Chateaubriand que les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les Wurmser, devant les premières victoires du jeune Bonaparte.
  13. Dans une lettre à Chênedollé, du 26 juillet 1820, Chateaubriand, qui venait d’être nommé à l’ambassade de Berlin, rappelait à son ami le bon temps où ils fréquentaient ensemble le petit café des Champs-Élysées : « … Ceci n’est pas un adieu, lui écrivait-il ; nous nous reverrons, nous finirons nos jours ensemble dans cette grande Babylone qu’on aime toujours en la maudissant, et nous nous rappellerons le bon temps de nos misères où nous prenions le détestable café de Mme Rousseau. »
  14. Marie-Anne Bonaparte, dite Élisa (1774-1820), mariée en 1797 à son compatriote Félix-Pascal Bacciochi ; princesse de Lucques et de Piombino en 1805, grande-duchesse de Toscane de 1808 à 1814 ; elle prit, en 1815, le titre de comtesse de Compignano. « Elle protégeait hautement le poète Fontanes », dit le baron de Méneval dans ses Mémoires, tome I, p. 67.
  15. « M. de Chateaubriand, revenu de l’émigration avant l’amnistie, avait été présenté par M. de Fontanes, son ami intime, à Mme Bacciochi, sœur du Premier Consul, et à son frère Lucien Bonaparte. Le frère et la sœur se déclarèrent les protecteurs de M. de Chateaubriand. » Mémoires du baron de Méneval, tome I, page 84.
  16. Le château du Plessis-Chamant.
  17. En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de dix-neuf ans, était garde-magasin des subsistances à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin s’appelait alors Marathon, et Lucien s’appelait Brutus. Brutus fit la cour à la sœur de l’aubergiste chez qui il logeait. Elle avait deux ans de plus que lui, n’avait reçu nulle instruction, ne savait pas même signer son nom — Catherine Boyer. Il l’épousa, le 15 floréal an II (4 mai 1794), par devant Jean-Baptiste Garnier, membre du Conseil général de la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne parut à ce mariage, pour lequel il s’était bien gardé de demander le consentement de sa mère et dont l’acte se trouvait entaché des illégalités les plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800, il épousa, deux ans après, Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de Bleschamp, femme divorcée de Jean-François-Hippolyte Jouberthon, ex-agent de change à Paris. La seconde femme de Lucien mourut seulement en 1855.
  18. Passy, dans l’Yonne, petit village voisin d’Étigny, et à quelques kilomètres de Sens.
  19. Le comte de Montmorin, père de Mme de Beaumont, ne périt point sur l’échafaud ; il fut massacré à l’Abbaye le 2 septembre 1792. « Percé de plusieurs coups en plein corps, dit M. Marcellin Boudet dans son livre sur la Justice révolutionnaire en Auvergne, haché, coupé, tailladé, il vivait encore. Ses bourreaux l’empalèrent et le portèrent ainsi aux portes de l’Assemblée nationale. » Le lendemain, 3 septembre, son cousin, Louis-Victor-Hippolyte-Luce de Montmorin, fut égorgé à la Conciergerie où, par un sanglant déni de justice, il avait été ramené après son acquittement par le tribunal criminel du 17 août. — Mme de Montmorin, mère de Mme de Beaumont, fut guillotinée le 21 floréal an II (10 mai 1794) ; son second fils fut guillotiné avec elle. Sa fille aînée, mariée au comte de la Luzerne, mourut le 10 juillet 1794, à l’archevêché, devenu l’hôpital des prisons.
  20. On lit dans une lettre de Mme de Beaumont à Chênedollé, du 7 fructidor an X (25 août 1802) : « Il (Chateaubriand) est dans son nouveau logement, Hôtel d’Étampes, no 84. Ce logement est charmant, mais il est bien haut. Toute la société vous regrette et vous désire ; mais M. Joubert est dans les grands abattements, M. de Chateaubriand est enrhumé, Fontanes tout honteux et la plus aimable des sociétés ne bat que d’une aile. »
  21. M. Pasquier, dans ses Mémoires (t. I, p. 206), dit, de son côté : « J’eus l’occasion de connaître Mme de Beaumont : je lui avais cédé l’appartement que j’occupais rue du Luxembourg (rue Neuve-du-Luxembourg). Le charme de sa personne, son esprit supérieur m’attachèrent bien vite à elle… Seule de sa famille, elle avait survécu, retirée dans une chaumière aux environs de Montbard ; revenue à Paris pour tâcher de retrouver quelques débris de sa fortune, elle ne tarda pas à réunir autour d’elle une société d’élite. Je citerai en première ligne Mme de Vintimille…, Mme de Saussure venait souvent avec Mme de Staël… M. de Fontanes était parmi les habitués, ainsi que M. Joubert… Je citerai encore MM. Gueneau de Mussy, Chênedollé, Molé, parmi ceux qui, presque chaque jour, venaient depuis sept heures jusqu’à onze heures du soir rue de Luxembourg. Enfin, M. de Chateaubriand, qui devait tenir une si grande place dans la vie de Mme de Beaumont ».
  22. Joseph Joubert, né le 6 mai 1754 à Montignac, dans le Périgord. Après avoir professé quelque temps chez les Pères de la Doctrine chrétienne à Toulouse, il vint à Paris en 1778, et s’y lia avec Marmontel, d’Alembert, La Harpe, surtout avec Diderot, et un peu plus tard avec Fontanes. Élu juge de paix à Montignac en 1790, il exerça deux ans ces fonctions, puis se retira en Bourgogne, où il se maria. Il était voisin du château de Passy, où s’étaient réfugiés tous les membres de la famille Montmorin. Tous furent arrêtés au mois de février 1794 par ordre du Comité de sûreté générale, et jetés dans des charrettes qui devaient les conduire à Paris. Au moment où le triste convoi franchissait les grilles du parc, Mme de Beaumont, malade depuis quelque temps, se trouva dans un tel état de faiblesse que les envoyés du Comité, moins peut-être par un sentiment de pitié que par le désir de ne pas retarder le départ, la firent déposer sur le chemin. Elle erra quelque temps dans la campagne en proie à une grande frayeur et fut recueillie par les paysans, à Étigny, non loin de Passy. M. et Mme Joubert informés de son malheur, voulurent lui venir en aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite, ils la découvrirent un jour devant la porte de sa chaumière ; ils l’emmenèrent sous leur toit et s’efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir sa santé et de calmer sa douleur. M. et Mme Joubert n’avaient pas d’enfant ; jusqu’à la fin maintenant, quelque chose de paternel se mêlera à leur affection pour la malheureuse fille des Montmorin. En 1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes, inspecteur général de l’Université. Il mourut le 4 mai 1824. — Longtemps après sa mort, on a tiré de ses manuscrits deux volumes : Pensées, Essais, Maximes et Correspondance de Joubert ; — deux volumes exquis et qui ne périront point, car ils justifient en tout sa devise : Excelle, et tu vivras !
  23. Voici comment la comtesse de Chastenay, au tome II de ses Mémoires, page 82, s’exprime au sujet de Joubert : « J’ai dit de M. Joubert qu’en lui tout était âme et que cette âme, qui semblait n’avoir rencontré un corps que par hasard, en ressortait de tous côtés et ne s’en arrangeait qu’à peu près. M. Joubert était tout cela et tout esprit, parce qu’il était tout âme. Essentiellement bon, original sans s’en douter, parce qu’il vivait étranger au monde et confiné dans le soin de la plus frêle santé, sa femme l’aimait trop pour qu’il fût égoïste ; il ne l’était pas, et j’ai toujours considéré comme une chose salutaire d’être aimé tendrement. »
  24. Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de Bonald (1754-1840), député de l’Aveyron de 1815 à 1823, pair de France de 1823 à 1830, membre de l’Académie française. Ses principaux ouvrages sont : le Traité du Divorce (1802) ; la Législation primitive, qui parut, la même année, tout à côté du Génie du Christianisme, et dans le même sens réparateur ; les Recherches philosophiques sur les premiers Objets des connaissances morales (1819). Chateaubriand ne rend pas ici suffisante justice à ce grand esprit, pour qui le comte de Marcellus a composé cette épitaphe :

    Hic jacet in Christo, in Christo vixitque Bonaldus ;
     Pro quo pugnavit, nunc videt ipse Deum.
    Græcia miraturque suum jacetque Platonem ;
     Hic par ingenio, sed pietate prior.

  25. Charles-Julien Lioult de Chênedollé (1769-1833). Il partit pour l’émigration, en septembre 1791, fit deux campagnes dans l’armée des Princes, séjourna en Hollande, à Hambourg et en Suisse et rentra en France en 1799. Il a publié en 1807 le Génie de l’homme, poème en quatre chants, l’Esprit de Rivarol en 1808, et en 1820 ses Études poétiques, qui, malgré de grandes qualités et d’heureuses inspirations, furent comme ensevelies dans le triomphe de Lamartine, qui donnait à la même heure ses premières Méditations.
  26. Dans la « petite société » qui, au début du siècle, se réunissait dans le salon de Mme de Beaumont, rue Neuve-du-Luxembourg, ou chez Chateaubriand, dans son petit appartement de l’hôtel Coislin, place Louis XV, ou encore, l’été, à Villeneuve-sur-Yonne, sous le toit de M. Joubert, chacun, selon une mode ancienne, avait son sobriquet. Chateaubriand était surnommé le chat, par abréviation de son nom, ou peut-être à cause de son indéchiffrable écriture ; Mme de Chateaubriand, qui avait des griffes, était la chatte. Chênedollé et Gueneau de Mussy, plus mélancoliques que René, avaient reçu les noms de grand et de petit corbeau ; quelquefois aussi Chateaubriand était appelé l’illustre corbeau des Cordillères, par allusion à son voyage en Amérique. Fontanes était ramassé et avait quelque chose d’athlétique dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en plaisantant au sanglier d’Érymanthe et le nommaient le sanglier. Mince et fluette, rasant la terre qu’elle devait bientôt quitter, Mme de Beaumont avait reçu le sobriquet d’hirondelle. Ami des bois et grand promeneur à cette époque, Joubert était le cerf, tandis que sa femme, la bonté et l’esprit même, mais d’humeur un peu sauvage, riait d’être appelée le loup. Jamais on ne vit réunies des bêtes de tant d’esprit.
  27. Petite-fille du fermier général La Live de Bellegarde, fille d’Ange-Laurent La Live de Jully (1725-1779), introducteur des ambassadeurs, elle avait épousé le comte de Vintimille du Luc, capitaine de vaisseau, « homme de beaucoup d’esprit, dit Norvins, mais s’inquiétant peu de postérité ». — « Sans cette indifférence, continue Norvins (Mémorial, I, 58), ce ménage aussi eût été complet, car Mme de Vintimille était une des femmes les plus aimables, les plus instruites et les plus spirituelles de la société, hautement avouée sous ces rapports par sa tante Mme d’Houdetot, et brevetée également par Mme de Damas, par sa fille et par Mme Pastoret, dont la compétence était établie dans la société, et sans déroger elle pouvait avouer son mari. » — Le chancelier Pasquier dit de son côté (Mémoires, I, 206) : « Je citerai en première ligne Mme de Vintimille, une des personnes les plus instruites, les plus spirituelles, du jugement le plus sûr et la plus élevé que j’aie rencontrées. Son amitié est de celles dont je m’honore le plus et qui a tenu le plus de place dans ma vie. »
  28. Mme Hocquart, qui, même à côté de Mme de Vintimille, se faisait remarquer par le charme de sa beauté et l’agrément de son esprit, était la fille de Mme Pourrat, dont le salon, aux belles années de Louis XVI, avait réuni l’élite de la société et de la littérature. La seconde fille de Mme Pourrat était Mme Laurent Lecoulteux, celle dont André Chénier a célébré sous le nom de Fanny
    La grâce, la candeur, la naïve innocence.
  29. Antoine-Hugues-Calixte de Montmorin, ex-sous-lieutenant dans le 5e régiment de chasseurs à cheval. Il avait donné sa démission le 5 septembre 1792, à la suite de l’assassinat de son père. Il fut guillotiné le 10 mai 1794, à l’âge de 22 ans.
  30. Savigny-sur-Orge, canton de Longjumeau, arrondissement de Corbeil (Seine-et-Oise). Chateaubriand et Mme de Beaumont s’installèrent à Savigny le 22 mai 1801. — Sous ce titre : La Maison de Pauline, M. Adolphe Brisson a publié, dans le Gaulois du 21 septembre 1892, le récit de son pèlerinage à la maison de Mme de Beaumont.
  31. Roux de Laborie, né en 1769, mort en 1840. Marmontel dit de lui, dans ses Mémoires : « Le jeune homme qui avait pris soin de nous lier, M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès dix-neuf ans par des écrits qu’on eût attribués sans peine à la maturité de l’esprit et du goût,… âme ingénieuse et sensible… aimable et heureux caractère. » En 1792, il avait été secrétaire de Bigot de Sainte-Croix, ministre des Affaires étrangères. Sous le Consulat, il fut attaché au cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son Mémorial, tome II, p. 269, raconte ainsi comment Laborie se « sauva des serres de Bonaparte »: — « Un jour que Paris ne l’avait pas vu, il s’inquiéta et apprit avec le plus grand étonnement qu’il avait passé la frontière. On disait même tout bas que la police n’avait pu l’atteindre, et plus bas encore on l’accusait d’avoir soustrait dans le cabinet de M. de Talleyrand un traité conclu entre le Premier Consul et l’empereur Paul, à qui Bonaparte avait généreusement renvoyé habillés, équipés à neuf et soldés tous les prisonniers de sa nation. Ce traité, ajoutait-on, avait été vendu à l’Angleterre !… Mais, en 1804, quand Laborie obtint son rappel en France, il dut être évident pour tous ceux qui connaissaient l’empereur Napoléon que, si une telle trahison eût été commise par Laborie, jamais il n’en eût été gracié. Le voile qui couvrit alors cette aventure le couvre encore aujourd’hui. Toujours est-il que Laborie fut éloigné des affaires, mais il conserva la faveur de celui qui les faisait, M. de Talleyrand, et plus tard il reparut sous ses auspices sur un tout autre théâtre, après avoir été à Paris avocat consultant et lecteur à domicile de Mme de la Briche. Ce fut, je crois, à cette dernière phase de sa vie que Laborie éprouva la fantaisie de se marier. Je ne sais pourquoi cela parut alors si étrange. Toutefois il épousa une très belle personne, fille du docteur Lamothe, médecin et ami de notre famille, et sœur d’un brillant officier qui fut depuis lieutenant-général. Mais comme la société s’obstinait à ne pas prendre le mariage de Laborie aussi au sérieux que lui-même, quand le bruit de sa paternité se répandit, on la mit sur le compte de sa distraction devenue proverbiale. » — Au mois d’avril 1814, son protecteur Talleyrand le nomma secrétaire du gouvernement provisoire. En 1815, Chateaubriand le retrouvera à Gand, et peut-être alors aurons-nous lieu d’en dire encore quelques mots.
  32. Mme de Farcy mourut à Rennes le 26 juillet 1799.
  33. Chênedollé connut Mme de Caud à Paris en 1802. Bien que plus jeune qu’elle de quelques années, il se prit insensiblement d’une adoration secrète pour cette âme délicate qui préférait la mélancolie et la douleur même à toutes les joies. Chateaubriand approuvait les assiduités de son ami ; Mme de Beaumont l’encourageait, lui écrivant : « Elle vous plaint, elle vous plaint. » Un jour, le jeune amoureux parla : — « Vous serez à moi ? — Je ne serai point à un autre. » — C’était un aveu. Était-ce un engagement ? Retournée en Bretagne, de Rennes d’abord, puis de Lascardais, où l’avait appelée sa sœur, Mme de Chateaubourg, Lucile écrivit à Chênedollé des lettres charmantes et tourmentées comme elle-même. « Elle ne voulait, dit très bien M. Anatole France, ni se lier davantage, ni se délier ; son instinct la portait aux sentiments les plus douloureux. » Ils se revirent un moment à Rennes. Cette entrevue devait être la dernière. Chênedollé en a consacré le souvenir dans une page intime, où son cœur brisé éclate en sanglots : « Je n’essayerai pas, dit-il, de peindre la scène qui se passa entre elle et moi le dimanche au soir. Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde d’éternels remords d’une violence qui pourtant n’était qu’un excès d’amour. On ne peut rendre le délire du désespoir auquel je me livrai quand elle me retira sa parole, en me disant qu’elle ne serait jamais à moi. Je n’oublierai jamais l’expression de douleur, de regret, d’effroi, qui était sur sa figure lorsqu’elle vint m’éclairer sur l’escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne peuvent se rendre. L’idée que je la voyais pour la dernière fois (présage qui s’est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans la rue (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis l’exprimer.

    « Devais-je imaginer que, l’ayant tant pleurée vivante, je fusse destiné à la pleurer morte !

    « Quelle pensée ! Ce visage céleste, si noble et si beau, ces yeux admirables où il ne se peignait que des mouvements d’amour épuré, de vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j’aie vus, sont aujourd’hui la proie des vers !… » — Et le cri de douleur du poète s’achève en une prière : « Écrions-nous donc avec Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! et demandons à Dieu la grâce d’une bonne mort. » — Voir, sur cet épisode, le Chênedollé de Sainte-Beuve, et Lucile de Chateaubriand, par Anatole France.

  34. Catherine-Joséphine Rafin, dite Mlle Duchesnois, née le 5 juin 1777 à Saint-Saulves, près Valenciennes. Elle débuta au Théâtre-Français, le 3 août 1802, dans le rôle de Phèdre ; quelques mois après, le 29 novembre, Mlle Georges débutait, à son tour, par le rôle de Clytemnestre, d’Iphigénie. Mlle Duchesnois était laide : bouche grande, nez gros et rond comme une pomme, figure marquée de petite vérole ; mais son organe était doux, sonore, touchant ; sa sensibilité mettait des larmes dans les yeux des auditeurs. Avec moins de talent, Mlle Georges subjugua aussitôt par l’éclat fulgurant de sa beauté la moitié du parterre. Deux partis se formèrent, et la querelle Georges-Duchesnois, la guerre théâtrale (ainsi l’appellent les contemporains) divisa Paris pendant quatre ans, jusqu’au jour où les deux rivales se réconcilièrent (novembre 1806). Mlle Georges, d’ailleurs, le 11 mai 1808, disparaissait, pour aller à Vienne, à Saint-Pétersbourg, pour ne reparaître que le 2 octobre 1813 dans son rôle de début. Depuis 1808 jusqu’au succès de l’art romantique, Mlle Duchesnois occupa sans conteste le premier rang, comme tragédienne, à côté de Talma et de Lafon. Sa dernière représentation eut lieu le 30 mai 1833. Elle mourut le 8 février 1835.
  35. C’est à Savigny, où il passa l’été et l’automne de 1801, que Chateaubriand acheva le Génie du Christianisme. Dans les premiers jours d’août. Mme de Beaumont écrit à Joubert, qui vient d’envoyer à son ami une traduction d’Atala, en italien : « M. de Chateaubriand me laisse entièrement le soin de vous remercier de son Atala. Il a jeté avec ravissement un coup d’oeil sur le vêtement italien de sa fille. C’est un plaisir qu’il vous doit, mais qu’il ne goûte qu’en courant, tant il est plongé dans son travail, il en perd le sommeil, le boire et le manger. À peine trouve-t-il un instant pour laisser échapper quelques soupirs vers le bonheur qui l’attend à Villeneuve. Au reste, je le trouve heureux de cette sorte d’enivrement qui l’empêche de sentir tout le vide de votre absence. » Et quelques lignes plus loin, dans la même lettre : « M. de Chateaubriand me charge de mille tendres compliments. Il est malade de travail. » — Le 19 septembre, elle écrit encore, toujours à Joubert : « M. de Chateaubriand travaille comme un nègre. » — Le 30 septembre, c’est Chateaubriand lui-même qui écrit à Fontanes : « Je touche enfin au bout de mon travail ; encore quinze jours et tout ira bien… » et deux jours plus tard, le 2 octobre : « Le grand moment approche ; du courage, du courage, vous me paraissez fort abattu. Eh ! mordieu, réveillez-vous ; montrez les dents. La race est lâche ; on en a bon marché, quand on ose la regarder en face. » — À la fin de novembre, il était de retour à Paris et remettait son manuscrit aux imprimeurs.
  36. Anne-Pierre-Adrien de Montmorency, prince, puis duc de Laval, né à Paris le 19 octobre 1767. Marié à Charlotte de Luxembourg, dont il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri de Montmorency, qui lui fut enlevé à l’âge de vingt-trois ans, au mois de juin 1819. — Adrien de Montmorency fut successivement ambassadeur de France à Madrid en 1814, à Rome en 1821, à Vienne en 1828, à Londres en 1829. Il avait été admis, le 18 janvier 1820, à siéger à la Chambre des pairs, par droit héréditaire, en remplacement de son père, décédé. En 1830, il se démit de ses fonctions d’ambassadeur et de son titre de pair et rentra dans la vie privée. Il est mort à Paris le 16 juin 1837. — Cet homme d’esprit aurait peu goûté cette note, où il n’y a guère que des dates. « Les dates ! disait-il un jour avec une certaine moue, c’est peu élégant ! »
  37. L’abbé de Boulogne (Étienne-Antoine) était né à Avignon le 26 décembre 1747. Arrêté trois fois pendant la Terreur, il fut condamné à la déportation, comme journaliste, au 18 fructidor. Napoléon le nomma évêque de Troyes en 1808 ; en 1811, il le faisait mettre au secret à Vincennes, exigeait sa démission, puis l’exilait à Falaise : l’évêque de Troyes était coupable d’avoir pris parti pour le Pape contre l’Empereur. Il reprit possession de son siège sous la Restauration, fut nommé en 1817 à l’archevêché de Vienne et élevé à la pairie le 31 octobre 1822. Il mourut à Paris le 13 mai 1825. — L’abbé de Boulogne avait collaboré à un grand nombre de revues et de journaux religieux et politiques. Son éloge du Génie du Christianisme a paru en l’an XI (1803) dans les Annales littéraires et morales.
  38. Ginguené ne consacra pas moins de trois articles à l’ouvrage de son compatriote, dans la Décade philosophique, littéraire et politique (numéros 27, 28 et 29 de l’an X (1802). Ces trois articles furent immédiatement réunis par leur auteur en une brochure intitulée : Coup d’œil rapide sur le GÉNIE DU CHRISTIANISME, ou quelques pages sur les cinq volumes in-80, publiés sous ce titre par François-Auguste Chateaubriand ; in-80 de 92 pages. Fontanes répondit à Ginguené, dans son second extrait sur le Génie du Christianisme, inséré au Mercure (1er jour complémentaire de l’an X, ou 18 septembre 1802). À quelques jours de là, le 1er vendémiaire an XI (23 septembre), Chateaubriand remerciait en ces termes son ami : « Je sors de chez La Harpe. Il est sous le charme. Il dit que vous finissez l’antique école et que j’en commence une nouvelle. Il est même un peu de mon avis, contre vous, en faveur de certaines divinités. C’est qu’il fait agir Dieu, ses saints et ses prophètes. Il m’a donné des vers pour le Mercure, il veut m’en donner d’autres pour ma seconde édition et faire de plus l’extrait de cette seconde édition. Enfin je ne puis vous dire tout le bien qu’il pense de votre ami, car j’en suis honteux. Il me passe jusqu’aux incorrections, et s’écrie : Bah ! bah ! Ces gens-là ne voient pas que cela tient à la nature même de votre talent. Oh ! laissez-moi faire ! Je les ferai crier ! Je serre dur !! — Je vous répète ceci, mon cher ami, afin que vous ne vous repentiez pas de votre jugement, en le voyant confirmé par une telle autorité… »
  39. Voir l’Appendice no VI : Le Génie du Christianisme.