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Mémoires d’outre-tombe/Introduction

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Texte établi par Edmond BiréGarnier (Tome 1p. V-XLI).

INTRODUCTION




I

En 1834, la rédaction des Mémoires d’Outre-tombe était fort avancée. Toute la partie qui va de la naissance de l’auteur, en 1768, à son retour de l’émigration, en 1800, était terminée, ainsi que le récit de son ambassade de Rome (1828-1829), de la Révolution de 1830, de son voyage à Prague et de ses visites au roi Charles X et à Mme la Dauphine, à Mademoiselle et au duc de Bordeaux. La Conclusion était écrite. Tout cet ensemble ne formait pas moins de sept volumes complets. Si le champ était loin encore d’être épuisé, la récolte était pourtant assez riche pour que le glorieux moissonneur, déposant sa faucille, pût songer un instant à s’asseoir sur le sillon, à lier sa gerbe et à nouer sa couronne. Avant de se remettre à l’œuvre, de retracer sa vie sous l’Empire et sous la Restauration jusqu’en 1828, et de réunir ainsi, en remplissant l’intervalle encore vide, les deux ailes de son monument, Chateaubriand éprouva le besoin de communiquer ses Mémoires à quelques amis, de recueillir leurs impressions, de prendre leurs avis ; peut-être songeait-il à se donner par là un avant-goût du succès réservé, il le croyait du moins, à celui de ses livres qu’il avait le plus travaillé et qui était, depuis vingt-cinq ans, l’objet de ses prédilections. Mme Récamier eut mission de réunir à l’Abbaye-au-Bois le petit nombre des invités jugés dignes d’être admis à ces premières lectures.

Situé au premier étage, le salon où l’on pénétrait, après avoir monté le grand escalier et traversé deux petites chambres très sombres, était éclairé par deux fenêtres donnant sur le jardin. La lumière, ménagée par de doubles rideaux, laissait cette pièce dans une demi-obscurité mystérieuse et douce. La première impression avait quelque chose de religieux, en rapport avec le lieu même et avec ses hôtes : salon étrange, en effet, entre le monastère et le monde, et qui tenait de l’un et de l’autre ; d’où l’on ne sortait pas sans avoir éprouvé une émotion profonde et sans avoir eu, pendant quelques instants fugitifs et inoubliables, une claire vision de ces deux choses idéales, le génie et la beauté.

Le tableau de Gérard, Corinne au cap Misène, occupait toute la paroi du fond, et lorsqu’un rayon de soleil, à travers les rideaux bleus, éclairait soudain la toile et la faisait vivre, on pouvait croire que Corinne, ou Mme de Staël elle-même, allait ouvrir ses lèvres éloquentes et prendre part à la conversation. Que l’admirable improvisatrice fût descendue de son cadre, et elle eût retrouvé autour d’elle, dans ce salon ami, les meubles familiers : le paravent Louis XV, la causeuse de damas bleu ciel à col de cygne doré, les fauteuils à tête de sphinx et, sur les consoles, ces bustes du temps de l’Empire. À défaut de Mme de Staël, la causerie ne laissait pas d’être animée, grave ou piquante, éloquente parfois. Tandis que le bon Ballanche, avec une innocence digne de l’âge d’or, essayait d’aiguiser le calembour, Ampère, toujours en verve, prodiguait sans compter les aperçus, les saillies, les traits ingénieux et vifs. Les heures s’écoulaient rapides, et certes, nul ne se fût avisé de les compter, alors même que, sur le marbre de la cheminée, la pendule absente n’eût pas été remplacée par un vase de fleurs, par une branche toujours verte de fraxinelle ou de chêne.

C’est dans ce salon qu’eut lieu, au mois de février 1834, la lecture des Mémoires. L’assemblée, composée d’une douzaine de personnes seulement, renfermait des représentants de l’ancienne France et de la France nouvelle, des membres de la presse et du clergé, des critiques et des poètes, le prince de Montmorency, le duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, le duc de Noailles, Ballanche, Sainte-Beuve, Edgar Quinet, l’abbé Gerbet, M. Dubois, ancien directeur du Globe, un journaliste de province, Léonce de Lavergne, J.-J. Ampère, Charles Lenormant, Mme Amable Tastu et Mme A. Dupin. On arrivait à deux heures de l’après-midi, Chateaubriand portant à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c’était le manuscrit des Mémoires. Il le remettait à l’un de ses jeunes amis, Ampère ou Lenormant, chargé de lire pour lui, et il s’asseyait à sa place accoutumée, au côté gauche de la cheminée, en face de la maîtresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soirée. Elle dura plusieurs jours.

On pense bien que les initiés gardèrent assez mal un secret dont ils étaient fiers et ne se firent pas faute de répandre la bonne nouvelle. Jules Janin, qui n’était point des après-midi de l’Abbaye-au-Bois, mais qui possédait des intelligences dans la place, sut faire causer deux ou trois des heureux élus ; comme il avait une mémoire excellente et une facilité de plume merveilleuse, en quelques heures il improvisa un long article, qui est un véritable tour de force, et que la Revue de Paris s’empressa d’insérer[1].

Sainte-Beuve, Edgar Quinet, Léonce de Lavergne, qui avaient assisté aux lectures ; Désiré Nisard et Alfred Nettement, à qui Chateaubriand avait libéralement ouvert ses portefeuilles et qui avaient pu, dans son petit cabinet de la rue d’Enfer, assis à sa table de travail, parcourir tout à leur aise son manuscrit, parlèrent à leur tour des Mémoires en pleine connaissance de cause et avec une admiration raisonnée[2]. Les journaux se mirent de la partie, sollicitèrent et reproduisirent des fragments, et tous, sans distinction d’opinion, des Débats au National de 1834, de la Revue européenne à la Revue des Deux-Mondes, du Courrier français à la Gazette de France, de la Tribune à la Quotidienne, se réunirent, pour la première fois peut-être, dans le sentiment d’une commune admiration. Tel était, à cette date, le prestige qui entourait le nom de Chateaubriand, si profond était le respect qu’inspirait son génie, sa gloire dominait de si haut toutes les renommées de son temps, que la seule annonce d’un livre signé de lui, et d’un livre qui ne devait paraître que bien des années plus tard, avait pris les proportions d’un événement politique et littéraire.

J’ai sous les yeux un volume, devenu aujourd’hui très rare, publié par l’éditeur Lefèvre, sous ce titre : Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, ou Recueil d’articles publiés sur ces Mémoires, avec des fragments originaux[3]. Il porte, à chaque page, le témoignage d’une admiration sans réserve, dont l’unanimité relevait encore l’éclat, et dont l’histoire des lettres au XIXe siècle ne nous offre pas un autre exemple.

II

Les heures pourtant, les années s’écoulaient. Dans son ermitage de la rue d’Enfer, à deux pas de l’Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée par les soins de Mme de Chateaubriand, et qui donnait asile à de vieux prêtres et à de pauvres femmes, l’auteur du Génie du Christianisme vieillissait, pauvre et malade, non sans se dire parfois, avec un sourire mélancolique, lorsque ses regards parcouraient les gazons et les massifs d’arbustes de l’Infirmerie, qu’il était sur le chemin de l’hôpital. La devise de son vieil écusson était : Je sème l’or. Pair de France, ministre des affaires étrangères, ambassadeur du roi de France à Berlin, à Londres et à Rome, il avait semé l’or ; il avait mangé consciencieusement ce que le roi lui avait donné ; il ne lui en était pas resté deux sous. Le jour où, dans son exil de Prague, au fond d’un vieux château emprunté aux souverains de Bohême, Charles X lui avait dit : « Vous savez, mon cher Chateaubriand, que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair », il s’était incliné et avait répondu : « Non, Sire, je ne puis accepter, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi[4]. »

Sa maison de la rue d’Enfer n’était pas payée. Il avait d’autres dettes encore, et leur poids, chaque année, devenait plus lourd. Il ne dépendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu’il voulut bien céder la propriété de ses Mémoires, en autoriser la publication immédiate, et il allait pouvoir toucher aussitôt des sommes considérables. Pour brillantes qu’elles fussent, les offres qu’il reçut des éditeurs de ses œuvres ne purent fléchir sa résolution : il restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu’il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le pourra décider à livrer au public, avant l’heure, ces pages testamentaires. On le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s’atteler à d’ingrates besognes ; vieux et cassé par l’âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l’imprimeur Baylis, « des traductions du latin et de l’anglais[5]. »

Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d’y porter remède. On était en 1836. C’était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d’elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. À cette époque déjà lointaine, et qui fut l’âge d’or, j’allais dire l’âge d’innocence de l’industrialisme, il n’était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d’une idée philanthropique ; de même que l’on s’associait pour exploiter les mines de Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s’associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu’on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n’y mettrait-on pas la gloire et le génie ? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et de former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n’y aurait-il pas d’autre dividende que celui-là ; mais ils estimaient qu’il se trouverait bien quelques actionnaires pour s’en contenter.

Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s’élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement constituée. Sur la liste des membres, je relève les noms suivants : le duc des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amédée Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. Mandaroux-Vertamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lévis-Ventadour, Édouard Mennechet, le marquis de la Rochejaquelein, M. de Caradeuc, le vicomte d’Armaillé, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intérêts de l’illustre écrivain, en même temps que respectueuse de ses intentions. La société fournissait à Chateaubriand les sommes dont il avait besoin dans le moment, et qui s’élevaient à 250 000 francs ; elle lui garantissait de plus une rente viagère de 12 000 francs, reversible sur la tête de sa femme. De son côté, Chateaubriand faisait abandon à la société de la propriété des Mémoires d’Outre-tombe et de toutes les œuvres nouvelles qu’il pourrait composer ; mais en ce qui concernait les Mémoires, il était formellement stipulé que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l’auteur.

En 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs étant morts, un certain nombre d’actions ayant changé de mains, la société écouta la proposition du directeur de la Presse, M. Émile de Girardin. Il offrait de verser immédiatement une somme de 80 000 francs, si on voulait lui céder le droit, à la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paraître les Mémoires d’Outre-tombe dans le feuilleton de son journal. Le marché fut conclu. Chateaubriand, dès qu’il en fut instruit, ne cacha point son indignation. « Je suis maître de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu’on les jette au vent.[6] » Il fit insérer dans les journaux la déclaration suivante :


Fatigué de bruits qui ne me peuvent atteindre, mais qui m’importunent, il m’est utile de répéter que je suis resté tel que j’étais lorsque, le 25 mars de l’année 1836, j’ai signé le contrat pour la vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l’ancienne garde royale. Rien depuis n’a été changé, ni ne sera changé, avec mon approbation, aux clauses de ce contrat. Si par hasard d’autres arrangements avaient été faits, je l’ignore. Je n’ai jamais eu qu’une idée, c’est que tous mes ouvrages posthumes parussent en entier et non par livraison détachées, soit dans un journal, soit ailleurs.

Chateaubriand[7].

Sa répugnance à l’égard d’un pareil mode de publication était si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec énergie contre l’arrangement intervenu entre le directeur de la Presse et la société des Mémoires[8]. Il ne s’en tint pas là. Dans la crainte que sa signature, donnée au bas du reçu de la rente viagère, ne fut considérée comme une approbation, il refusa d’en toucher les arrérages. Six mois s’étaient écoulés, et sa résolution paraissait inébranlable. Très effrayée d’une résistance qui allait la réduire à un complet dénuement, elle, son mari et ses pauvres, Mme de Chateaubriand s’efforça de la vaincre ; mais ses instances même menaçaient de demeurer sans résultat, lorsque M. Mandaroux-Vertamy, depuis longtemps le conseil du grand écrivain, parvint à dénouer la situation, en rédigeant pour lui une quittance dont les termes réservaient son opposition.


III

Le 4 juillet 1848, au lendemain des journées de Juin, Chateaubriand rendit son âme à Dieu, ayant à son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l’abbé Deguerry, une sœur de charité et Mme Récamier[9]. Il habitait alors au numéro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, déposé dans un caveau de l’église des Missions étrangères, y reçut les premiers honneurs funèbres, et fut conduit à Saint-Malo, où, le 19 juillet, eurent lieu les funérailles. C’est là que repose le grand poète, sur le rocher du Grand-Bé, à quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps préparée par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, à l’ombre de la croix.

Si cela n’eût dépendu que de M. Émile de Girardin, la publication des Mémoires eût commencé dès le lendemain des obsèques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il était obligé de compter avec les formalités judiciaires et les délais légaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu’il put faire paraître en tête de son journal les alinéas suivants :

Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mémoires d’Outre-tombe ; il n’a pas dépendu de la Presse de commencer plus tôt cette publication ; il y avait, pour la levée des scellés, des délais et des formalités qu’on n’abrège ni ne lève au gré de son impatience.

Enfin les scellés ont été levés samedi[10].

C’est en publiant ces Mémoires, si impatiemment attendus, que la Presse répondra à tous les journaux qui, dans un intérêt de rivalité, répandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans) que les Mémoires d’Outre-tombe ne seront pas publiés dans nos colonnes.

Les Mémoires forment dix volumes.

Le droit de première publication de ces volumes a été acheté et payé par la Presse 96 000 francs[11].

Après la note commerciale, la note lyrique. Il s’agissait de présenter aux lecteurs Chateaubriand et son œuvre. La Presse comptait alors parmi ses rédacteurs un écrivain qui se serait acquitté à merveille de ce soin, c’était Théophile Gautier. Mais Émile de Girardin n’y regardait pas de si près ; il choisit, pour servir d’introducteur au chantre des Martyrs… M. Charles Monselet. Monselet, à cette date, n’avait guère à son actif que deux joyeuses pochades : Lucrèce ou la femme sauvage, parodie de la tragédie de Ponsard, les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mousquetaires de Dumas. Ce n’était peut-être pas là une préparation suffisante, et Chateaubriand était, pour cet homme d’esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant — Monselet étant de ceux qu’on ne prend pas facilement sans vert — que son dithyrambe était assez galamment tourné. La Presse le publia dans ses numéros des 17, 18, 19 et 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mémoires. Il était accompagné d’un entre-filet d’Émile de Girardin, lequel faisait sonner bien haut, une fois de plus, les écus qu’il avait dû verser.


…Les Mémoires d’Outre-tombe ont été achetés par la Presse, en 1844, au prix de 96 000 francs, prix qui aurait pu s’élever jusqu’à 120 000 francs. Elle avait pris l’engagement de les publier ; cet engagement, elle l’a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont été faites…

Cette publication aura lieu sans préjudice de l’accomplissement des traités conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour Les Mémoires d’un médecin ; avec M. Félicien Mallefille (aujourd’hui ambassadeur à Lisbonne), pour les Mémoires de don Juan ; avec MM. Jules Sandeau et Théophile Gautier.


Les choses, en effet, ne se passèrent point autrement. La Presse avait intérêt à faire durer le plus longtemps possible la publication d’une œuvre qui lui valait beaucoup d’abonnés nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles étaient remplis, tantôt par les Mémoires d’un médecin, tantôt par des feuilletons de Théophile Gautier ou d’Eugène Pelletan. D’autres fois, c’était simplement l’abondance des matières, la longueur des débats législatifs, qui obligeaient le journal à laisser en souffrance le feuilleton de Chateaubriand. La Presse mit ainsi près de deux ans à publier les Mémoires d’Outre-tombe. Il avait fallu moins de temps à son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus réactionnaires au républicanisme le plus ardent, au socialisme le plus effréné.

Paraître ainsi, haché, déchiqueté ; être lu sans suite, avec des interruptions perpétuelles ; servir de lendemain et, en quelque sorte, d’intermède aux diverses parties des Mémoires d’un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c’étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. Et ce n’était pas tout. Pendant les deux années que dura la publication des Mémoires d’Outre-tombe — du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 — ils eurent à soutenir une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d’Alexandre Dumas, — la concurrence des événements politiques. Tandis que, au rez-de-chaussée de la Presse, se déroulait la vie du grand écrivain, le haut du journal retentissait du bruit des émeutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de poétiques et harmonieux récits sollicitaient l’attention du lecteur, elle allait avant tout aux événements du jour, et quels événements ! Des émeutes et des batailles, la mêlée furieuse des partis, les luttes ardentes de la tribune, l’élection du dix décembre, le procès des accusés du 15 mai, la guerre de Hongrie et l’expédition de Rome, la chute de la Constituante, les élections de la Législative, l’insurrection du 13 juin 1849, les débats de la liberté d’enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait écrit, dans l’Avant-Propos de son livre : « On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de mes Mémoires : je préfère parler du fond de mon cercueil : ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre. » Hélas ! sa narration était accompagnée de la voix et du hurlement des factions. Le chant du poète se perdit au milieu des rumeurs de la Révolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues déchaînées.

IV

On pouvait espérer, du moins, qu’après cette malencontreuse publication dans le feuilleton de la Presse, les Mémoires, paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprès des vrais lecteurs, de ceux qui, même en temps de révolution, restent fidèles au culte des lettres. Mais, ici encore, le grand poète eut toutes les chances contre lui. Son livre fut publié en douze volumes in-8o[12], à 7 fr. 50 le volume, soit, pour l’ouvrage entier, 90 fr. Quelques millionnaires et aussi quelques fidèles de Chateaubriand se risquèrent pourtant à faire la dépense. Mais les millionnaires trouvèrent qu’il y avait trop de pages blanches ; quant aux fidèles, ils ne laissèrent pas d’éprouver, eux aussi, une vive déception. Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son œuvre, les Mémoires n’avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symétrie savante, qui caractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l’absence de plan, déconcertaient le lecteur, le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait, avec un éclat plus vif que jamais, le génie de l’écrivain.

L’édition à 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mémoires le terrain que leur avait fait perdre tout d’abord la publication en feuilletons. Elle eut d’ailleurs contre elle la critique presque tout entière. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. À deux ou trois exceptions près, que j’indiquerai tout à l’heure, ils se prononcèrent tous, grands et petits, contre l’empereur enterré.

Est-il besoin de dire que la prétendue infériorité des Mémoires d’Outre-tombe n’était pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette levée générale de boucliers, laquelle tenait à de tout autres causes ?

En 1850, les fautes de la République, les sottises et les crimes des républicains, avaient remis en faveur les hommes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants à l’Assemblée législative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crédit. Ils usèrent de leurs avantages, ce qui, après tout, était de bonne guerre, en faisant expier à Chateaubriand les attaques qu’il ne leur avait pas ménagées dans son livre. Paraissant au lendemain du 24 février, en 1848, ces attaques revêtaient un caractère fâcheux. Leur auteur faisait figure d’un homme sans courage, courant sus à des vaincus, poursuivant de ses invectives passionnées des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait été traité par l’illustre écrivain avec une justice qui allait jusqu’à l’extrême rigueur ; dans ce passage, par exemple : « Devenu président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, M. Thiers s’extasie aux finesses diplomatiques de l’école Talleyrand ; il s’expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d’aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l’âme, mais il ne faut pas le dire avant d’avoir amené le monde subjugué à s’asseoir aux orgies de Grand-Vaux[13] » Un peu plus loin, le ministre du 1er mars était représenté dans une autre et non moins étrange posture : « perché sur la monarchie contrefaite de juillet comme un singe sur le dos d’un chameau[14] ». Ces choses-là se paient.

Les bonapartistes n’étaient pas non plus pour être satisfaits des Mémoires. Si l’auteur avait célébré, en termes magnifiques, le génie et la gloire de Napoléon, il n’en était pas moins resté, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 1804 et de 1814, l’homme qui avait jeté sa démission à la face du meurtrier du duc d’Enghien et qui, dix ans plus tard, avait, dans un pamphlet immortel, et d’une voix bien autrement autorisée que celle du Sénat, proclamé la déchéance de l’empereur.

Les républicains, à leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait été l’ami d’Armand Carrel ; il avait même été seul, pendant plusieurs années à prendre soin de sa sépulture et à entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avait beau temps que Carrel était oublié des gens de son parti ! En revanche, ils n’étaient pas gens à mettre en oubli tant de pages des Mémoires où les géants de 93 étaient ramenés à leurs vraies proportions, où leurs noms et leurs crimes étaient marqués d’un stigmate indélébile.

Sainte-Beuve attacha le grelot. Il était de ceux qui flairent le vent et qui le suivent. N’avait-il pas, d’ailleurs, à se venger des adulations qu’il avait si longtemps prodiguées au grand écrivain ? Le moment était venu pour lui de brûler ce qu’il avait adoré. Le 18 mai 1850, alors que les Mémoires n’avaient pas encore fini de paraître, il publia dans le Constitutionnel un premier article suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout remplis, comme le premier, de dextérité, de finesse et, à côté de malices piquantes, de sous-entendus perfides[15].

Après le maître, vinrent les critiques à la suite, de toute plume et de toute opinion. Ce fut une exécution en règle.

Contre ces attaques venues de tant de côtés différents, les écrivains royalistes protesteront-ils ? Prendront-ils la défense des Mémoires et de leur auteur ? Ils le firent, sans doute, mais timidement et à contre-cœur. Eux-mêmes avaient bien quelques griefs contre le livre. Les uns, disciples de M. de Villèle, avaient peine à oublier la part que Chateaubriand avait prise à la chute du grand ministre de la Restauration ; les autres ne lui pardonnaient pas ses sévérités à l’endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqués, les Mémoires furent donc mollement défendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Correspondant[16], et Armand de Pontmartin, dans l’Opinion publique[17], soutinrent avec vaillance l’effort des adversaires. S’il ne leur fut pas donné de vaincre, ils sauvèrent, du moins, l’honneur du drapeau.

Quand un combat s’émeut entre deux essaims d’abeilles, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussière. Cette grande mêlée, provoquée par la publication des Mémoires d’Outre-tombe, et à laquelle prirent part les abeilles — et les frelons — de la critique, a pris fin, elle aussi, il y a longtemps. Il a suffi, pour le faire tomber, d’un peu de ce sable que nous jettent en passant les années :

Hi motus animorum atque hœc certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescunt
[18].

Les Mémoires d’Outre-tombe se sont relevés de la condamnation portée contre eux. Il n’est pas un véritable ami des lettres qui ne les tienne aujourd’hui pour une œuvre digne de Chateaubriand, pour l’un des plus beaux modèles de la prose française.

Beaucoup cependant se refusent encore à y voir un des chefs-d’œuvre de notre littérature et ne taisent pas le regret qu’ils éprouvent à constater dans un livre où, à chaque page, se rencontrent des merveilles de style, l’absence de ces qualités de composition que rien ne remplace et que des beautés de détail, si brillantes et si nombreuses soient-elles, ne sauraient suppléer. Ce regret, ceux-là ne l’éprouveront pas — je crois pouvoir le dire — qui liront les Mémoires dans la présente édition.


V

« Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre[19] ». Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu’il songeait à lui et à ses ouvrages, car nul n’attacha plus de prix à la composition, à cet art qui établit entre les diverses parties d’un livre une distribution savante, une harmonieuse symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en LIVRES. Ainsi fit-il, dès ses débuts, lorsqu’il publia, en 1797, à Londres, chez le libraire Deboffe, son Essai sur les Révolutions. « L’ouvrage entier, disait-il dans son Introduction, sera composé de six livres, les uns de deux, les autres de trois parties, formant, en totalité, quinze parties divisées en chapitres. »

Dans Atala, le récit, encadré entre un prologue et un épilogue, comprend quatre divisions, qui sont comme les quatre chants d’un poème : les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funérailles. Le Génie du Christianisme est composé de quatre parties et de vingt-deux livres.

Simple journal de voyage, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ne comporte pas la division en livres, qui aurait altéré le caractère et la physionomie de l’ouvrage. L’auteur, cependant, l’a fait précéder d’une Introduction et l’a divisé en sept parties, dont chacune forme un tout distinct et comme un voyage séparé.

Pour les Martyrs, au contraire, la division en livres était de rigueur, et l’on sait combien est savante et variée l’ordonnance de ce poème.

Les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry, une des œuvres les plus parfaites du grand écrivain, sont formés de deux parties, renfermant, la première, trois, et la seconde, deux livres.

En abordant l’histoire, Chateaubriand ne crut pas devoir abandonner les règles de composition qu’il avait suivies jusqu’à ce moment. Les Études historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l’invasion des barbares se composent de six discours : chacun de ces discours est lui-même divisé en plusieurs parties.

En 1844, un demi-siècle après l’Essai sur les Révolutions, Chateaubriand donnait au public son dernier ouvrage, la Vie de Rancé. Là encore, nous le retrouvons fidèle à ses habitudes : la Vie de Rancé est divisée en quatre livres.

Des détails qui précèdent ressort déjà, si je ne me trompe, un préjugé puissant contre l’absence, dans les Mémoires d’Outre-Tombe, de ces divisions que l’auteur avait jusque-là, et dans tous ses autres ouvrages, tenues pour nécessaires. Dans la Vie de duc de Berry, dans la Vie de Rancé, qui n’ont chacune qu’un volume, il n’a pas cru devoir s’en passer ; et dans ses Mémoires, qui ne forment pas moins de onze volumes, il les aurait jugées inutiles ! Dans la moindre des œuvres sorties de sa plume, il se préoccupait de la forme non moins que du fond ; mieux que personne, il savait que le décousu, le défaut de plan et de coordination, sont des vices que ne peuvent couvrir les plus éminentes et les plus rares qualités de style ; il professait que l’écrivain, l’artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les détails, les grandes lignes de son monument. Et ces vérités, dont nul n’était plus pénétré que lui, il les aurait mises en oubli précisément dans celui de ses ouvrages où il était le plus indispensable de s’en souvenir ; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son étendue, en réclamait le plus impérieusement l’application ! Ses Mémoires, en effet, ne sont pas, comme tant d’autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d’anecdotes, un supplément à l’histoire générale de son temps et à la biographie de ses contemporains ; c’est, en réalité, un poème, une épopée dont il est le héros. Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé ; il écrivait, en 1834, après les lectures de l’Abbaye-aux-Bois : « De ses Mémoires, M. de Chateaubriand a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré, reste poète jusqu’à la fin[20] ». Un autre critique, d’une pénétration singulière et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, à d’autres égards, supérieur, Alexandre Vinet, dans ses belles Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, a dit de son côté : « Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c’est le poète… En d’autres grands écrivains on peut discerner l’homme et le poète comme deux êtres indépendants ; ailleurs ils font ensemble un tout indivisible ; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l’homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème ; que cette existence entière est un chant, et chacun de ses moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l’a été en poète… La plus parfaite de ses compositions, c’est sa vie ; il n’est pas poète seulement, il est un poème entier ; la biographie de son âme formerait une épopée[21]. »

Chateaubriand pensait sans doute sur ce point comme son critique, puisque aussi bien il ne péchait point par excès de modestie, ainsi qu’on le lui a si souvent et si durement reproché. Du moment qu’à ses yeux sa Biographie, ses Mémoires, devaient former une épopée, un poème entier, il a dû d’abord, en raison de leur étendue, les diviser en plusieurs parties et diviser ensuite chacune de ces parties elles-mêmes en plusieurs livres. Il a dû le faire et il l’a fait. Nul doute possible à cet égard.

Dans la Préface testamentaire, écrite le 1er décembre 1833 et publiée en 1834[22], il dit expressément : « Les Mémoires sont divisés en parties et en livres. »

L’ouvrage comprenait alors trois parties. C’est encore ce que constate la Préface de 1833 : « Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur ; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le Consulat et l’Empire, ma vie a été littéraire ; depuis la Restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique. »

La révolution de Juillet inaugurait une nouvelle phase dans la vie de Chateaubriand. Elle donnait forcément ouverture, dans ses Mémoires, à une nouvelle partie, qui serait la quatrième. Ici encore son témoignage ne nous fait pas défaut. Au mois d’août 1830, sous la dictée même des événements, il a retracé la chute de la vieille monarchie, l’avènement de la royauté nouvelle. Lorsqu’il reprend la plume, au mois d’octobre, il écrit ; « Au sortir du fracas des trois journées, je suis étonné d’ouvrir, dans un calme profond, la quatrième partie de cet ouvrage[23]. »

La division des Mémoires en livres n’est pas moins certaine que leur division en quatre parties.

En 1826, Chateaubriand avait autorisé Mme Récamier à prendre copie du début de ses Mémoires. Cette copie, à peu près tout entière de la main de Mme Récamier, qui se fit seulement aider (pour un quart environ) par Charles Lenormant, va de la naissance du poète jusqu’à sa dix-huitième année, lorsqu’il se rend à Cambrai pour y rejoindre le régiment de Navarre-infanterie, avec un brevet de sous-lieutenant et 100 louis dans sa poche. Le texte de 1826 est divisé non en chapitres, mais en livres ; il en comprend trois, les trois premiers de l’ouvrage[24].

Veut-on que Chateaubriand, après avoir commencé ses Mémoires sous cette forme et l’avoir maintenue jusqu’en 1826, l’ait abandonnée dans les années qui suivirent ? Cela ne se pourrait soutenir. En 1834, lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois, la division en livres subsistait toujours, ainsi que le constatent non seulement tous ceux qui assistèrent aux lectures et en rendirent compte, mais encore Chateaubriand lui-même, dans le passage déjà cité de sa préface testamentaire du 1er décembre 1833 : « Les Mémoires sont divisés en parties et en livres. » J’en trouverais une autre preuve, si besoin était, dans une lettre écrite par l’auteur, le 24 avril 1834, à Édouard Mennechet, qui lui avait demandé un fragment de l’ouvrage pour le Panorama littéraire de l’Europe. « Tel livre de mes Mémoires, lui écrivait Chateaubriand, est un voyage ; tel autre s’élève à la poésie ; tel autre est une aventure privée ; tel autre, un récit général, une correspondance intime, le détail d’un congrès, le compte rendu d’une affaire d’État, une peinture de mœurs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n’est donc pas adressé aux mêmes lecteurs, et, dans cette variété, un sujet fait passer l’autre[25]. »

Donc, en 1834, toute la partie des Mémoires alors rédigée, c’est-à-dire sept volumes sur onze, était divisée en livres. L’auteur avait encore à écrire le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814, et d’une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Ce fut l’objet des quatre volumes complémentaires, composés de 1836 à 1839. En cette nouvelle et dernière partie de sa rédaction, Chateaubriand a-t-il brisé le moule dans lequel il avait jeté ses précédents volumes ? A-t-il rompu tout à coup avec ses procédés habituels de composition ? Il n’en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-après, empruntés à la rédaction de 1836-1839.

Tome V, p. 97. — Paris, 1839. — Revu en juin 1847. — « Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups, le 4 octobre 1811 : là se trouve la description de la petite retraite que j’achetai pour me cacher à cette époque. »

Tome V, p. 178. — Paris, 1839. — « Ces deux années (de 1812 à 1814), je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires. »

Tome V, p. 189. — Paris, 1839. — « Maintenant, le récit que j’achève rejoint les premiers livres de ma vie publique, précédemment écrits à des dates diverses. »

Tome VI, p. 195. — « Au livre second de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe) : « On m’a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger ; j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour[26] ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs. »

Tome VI, p. 336. — « Dans le livre IV de ces Mémoires, j’ai parlé des exhumations de 1815. »

Tome VI, p, 389. — 1838. — « Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. »

Tome VIII, p. 283. — 1839. — Revu le 22 février 1845. — « Le livre précédent que je viens d’écrire en 1839 rejoint ce livre de mon ambassade de Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans… Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé…[27] »

Ainsi, en 1839, dernière date de la rédaction de ses Mémoires (quelques pages seulement y furent ajoutées plus tard), Chateaubriand continue d’être fidèle aux principes de composition qui avaient présidé au commencement de son travail. Si nous poussons plus avant, si nous descendons jusqu’à l’année 1846, époque à laquelle l’ouvrage était depuis longtemps terminé, nous trouvons ce curieux et très significatif billet de Mme de Chateaubriand. Il est adressé à M. Mandaroux-Vertamy :
2 février 46.

En priant M. Vertamy d’agréer tous mes compliments empressés, j’ai l’honneur de lui envoyer les 1er, 2e et 3e livres de la première partie des Mémoires que je sais qu’il lira avec toute l’attention de l’amitié.

La vicomtesse de Chateaubriand[28]

VI

Il faut bien croire, en présence de l’édition de 1849-1850 et des éditions suivantes, qui en sont la reproduction pure et simple, que le manuscrit de Chateaubriand, dans son dernier état, ne renfermait plus « cette division en livres et en parties », dont l’auteur lui-même parle en tant d’endroits. Les premiers éditeurs se sont certainement appliqués à donner fidèlement et sans y rien changer le texte et la suite du manuscrit qu’ils avaient entre les mains. Faire autrement, faire plus, même pour faire mieux, c’eût été sortir de leur rôle, et ils ont eu raison de s’y tenir. Mais aujourd’hui, après bientôt un demi-siècle, la situation n’est plus la même. Chateaubriand est pour nous un ancien, c’est un des classiques de notre littérature, et le moment est venu de donner une édition des Mémoires d’Outre-tombe qui replace le chef-d’œuvre du grand écrivain dans les conditions même où il fut composé, qui nous le restitue dans son intégrité première.

Nous avons donc, contrairement à ce qui avait été fait dans les éditions précédentes, rétabli dans la nôtre cette division en parties et en livres dont il est parlé dans la Préface testamentaire. Cette distribution nouvelle de l’ouvrage — nullement arbitraire, cela va sans dire, mais, au contraire, exactement et scrupuleusement conforme aux divisions établies par l’auteur — n’a pas seulement pour effet, comme on serait peut-être tenté de le croire, de ménager de distance en distance des suspensions, des repos pour le lecteur. Elle donne au livre une physionomie toute nouvelle.

Les Mémoires, ainsi rendus à leur premier et véritable état, se divisent en quatre parties.

La première (1768-1800) va de la naissance de Chateaubriand à son retour de l’émigration et à sa rentrée en France. Elle renferme neuf livres.

La seconde partie, qui forme cinq livres, et va de 1800 à 1814, est consacrée à sa carrière littéraire.

À sa carrière politique (1814-1830) est réservée la troisième partie. Elle ne comprend pas moins de quinze livres.

Les années qui suivent la révolution de 1830 et la conclusion des Mémoires occupent neuf livres : c’est la quatrième partie.

Et déjà, par ce seul énoncé, ne voit-on pas combien est peu justifiée la principale critique mise en avant par les adversaires des Mémoires, et à laquelle les amis mêmes de Chateaubriand se croyaient obligés de souscrire, M. de Marcellus, par exemple, son ancien secrétaire à l’ambassade de Londres, qui, dans la préface de son intéressant volume sur Chateaubriand et son temps, signale le « décousu » du livre de son maître, et ajoute, non sans tristesse : « Ce dernier de ses ouvrages n’a point subi les combinaisons d’une composition uniforme. Revu sans cesse, il n’a jamais été pour ainsi dire coordonné. C’est une série de fragments sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du jour[29]. » C’est justement le contraire qui est vrai.

Ce n’est pas tout. Lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois, en 1834, les auditeurs avaient été frappés, tout particulièrement, de la beauté des Prologues qui ouvraient la plupart des livres des Mémoires. Voici, par exemple, ce qu’en disait Edgard Quinet :


Ces Mémoires sont fréquemment interrompus par des espèces de prologues mis en tête de chaque livre… Le poète se réserve là tous ses droits, et il se donne pleine carrière ; le trop plein de son imagination, que la réalité ne peut pas garder, déborde en nappes enchantées dans des bassins de vermeil. Il y a de ces commencements pleins de larmes qui mènent à une histoire burlesque, et de comiques débuts qui conduisent à une fin tragique ; ils représentent véritablement la fantaisie qui va et vient dans l’infini, les yeux fermés, et qui se réveille en sursaut là où la vie la blesse. Par là, vous sentez, à chaque point de cet ouvrage, la jeunesse et la vieillesse, la tristesse et la joie, la vie et la mort, la réalité et l’idéal, le présent et le passé, réunis et confondus dans l’harmonie et l’éternité d’une œuvre d’art[30].


L’enthousiasme de Jules Janin à l’endroit de ces Prologues n’était pas moins vif :


Il faut vous dire que chaque livre nouveau de ces Mémoires commence par un magnifique exorde… Ces introductions dont je vous parle sont de superbes morceaux oratoires qui ne sont pas des hors-d’œuvre, qui entrent, au contraire, profondément dans le récit principal, tant ils servent admirablement à désigner l’heure, le lieu, l’instant, la disposition d’âme et d’esprit dans lesquels l’auteur pense, écrit et raconte… Dans ces merveilleux préliminaires, la perfection de la langue française a été poussée à un degré inouï, même pour la langue de M. de Chateaubriand[31].


Jules Janin avait raison. Ces Prologues n’étaient pas des hors-d’œuvre à la place que Chateaubriand leur avait assignée. Dans les éditions actuelles, survenant au cours même du récit qu’ils interrompent sans que l’on sache pourquoi, ils déroutent et déconcertent le lecteur : ce qui était une beauté est devenu un défaut.

De même qu’il avait mis le meilleur de son art dans ces Prologues, dans ces commencements, de même aussi Chateaubriand s’applique à bien finir ses livres. Chacun d’eux se termine d’ordinaire par des réflexions générales, par des vues d’ensemble, par des traits d’un effet grandiose et poétique. Ce sont de beaux finales, à la condition de venir à la fin du morceau. S’ils viennent au milieu, comme aujourd’hui, ils font l’effet d’une dissonance. Un exemple, entre vingt autres, va permettre d’en juger.

Le livre Ier de la seconde partie des Mémoires est consacré au Génie du Christianisme. L’auteur, après avoir parlé des circonstances dans lesquelles parut son ouvrage, finit par cette belle page :

Si l’influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes ; s’il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre ; si ce léger symptôme de vie que l’on croit apercevoir s’y soutenait dans les générations à venir, je m’en irais plein d’espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m’oublie pas dans tes prières, quand je serai parti ; mes fautes m’arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi : « Ouvrez-vous, portes éternelles ! Elevamini, portœ æternales[32] ! »

Dans la pensée de Chateaubriand, le lecteur devait rester sur ces paroles, s’y arrêter au moins le temps nécessaire pour lui donner cette prière, si chrétiennement demandée. Les éditeurs de 1849 ne l’ont pas voulu ; car aussitôt après, et sans que rien l’avertisse qu’ici prend fin un des livres des Mémoires, le lecteur tombe brusquement sur les lignes suivantes :

Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu’elle cessa d’être à moi. J’avais une foule de connaissances en dehors de ma société habituelle. J’étais appelé dans les châteaux que l’on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés, demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à Mme de la Briche, excellente femme dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d’Enfer prendre une place dans une méchante voiture de louage où je rencontrais Mme de Vintimille et Mme de Fezensac. À Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage[33].

Quelle impression voulez-vous qu’éprouve le lecteur lorsqu’il passe, sans transition, des portes éternelles à ces petites chambres au second étage ? Il n’est pas jusqu’à ce mot charmant sur Mme de la Briche, dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser, qui ne vienne ici à contre-temps, puisqu’il me fait sourire, au moment où je devrais être tout entier à l’émotion que la page citée tout à l’heure était si bien faite pour produire.

Voici qui est plus grave encore.

Le lecteur que Chateaubriand vient de conduire jusqu’à l’année 1812, et qui s’est amusé avec lui de la petite guerre que lui faisait, à cette époque, la police impériale, laquelle avait déterré un exemplaire de l’Essai sur les Révolutions et triomphait de pouvoir l’opposer au Génie du Christianisme, le lecteur se trouve à ce moment en présence de la vie de Napoléon Bonaparte. Il se demande pourquoi la vie de Chateaubriand se trouve ainsi tout à coup suspendue. Il a peine à s’expliquer cette soudaine et longue interruption, et si éloquentes que soient les pages consacrées à l’empereur, il lui est bien difficile de n’y pas voir une digression fâcheuse, un injustifiable hors-d’œuvre.

Rétablissons les divisions créées par Chateaubriand, et tout s’éclaire, tout s’explique. Il a terminé le récit des deux premières parties de sa vie, de sa carrière de voyageur et de soldat et de sa carrière littéraire ; il lui reste à raconter sa carrière politique. En réalité, c’est un ouvrage nouveau qu’il va écrire ; et par où le pourrait-il mieux commencer que par un portrait de Bonaparte, une vue — à vol d’aigle — du Consulat et de l’Empire, préface naturelle de ces prodigieux événements de 1814 qui, en changeant la face de l’Europe, donneront du même coup à la vie de Chateaubriand une orientation nouvelle ? Seulement, il lui arrive avec Napoléon ce qui était arrivé à Montesquieu avec Alexandre. Il en parle, lui aussi, tout à son aise[34]. Il lui consacre les deux premiers livres de sa troisième partie. Déjà, dans sa première partie, il avait esquissé à grands traits le tableau de la Révolution, de 1789 à 1792. Voici maintenant une vivante peinture de Napoléon et du régime impérial. Nous aurons plus tard un éloquent récit de la Révolution de 1830 : trois admirables décors pour les trois actes de ce drame, qui fut la vie de Chateaubriand et qu’il a lui-même encadré, suivant la mode romantique du temps, entre un prologue et un épilogue, entre la description du château de Combourg, qui ouvre les Mémoires, et les considérations sur l’avenir du monde, qui les terminent. Pour ma part, je ne sais pas d’ouvrage, dans la littérature contemporaine, dont le plan soit plus parfait, dont l’ordonnance soit plus savante et plus belle.

En tout cas, il me semble bien que je ne me suis pas trop avancé en disant que les Mémoires d’Outre-tombe, ainsi divisés en parties et en livres, prennent une physionomie nouvelle. Par suite de cette division en livres, plus de ces subdivisions incessantes, de ces chapitres, de deux à trois pages chacun, qui venaient à tout instant interrompre et couper le récit. Les sommaires qui, intercalés dans le texte, en détruisaient la continuité et la suite, ont été reportés à leur vraie place, en tête de chaque livre. Nous nous sommes attaché, en dernier lieu, à restituer la véritable orthographe des noms cités dans les Mémoires et dont un trop grand nombre, dans les éditions actuelles, sont imprimés d’une manière fautive. Il est tel de ces noms, celui de Peltier, par exemple, le célèbre rédacteur des Actes des Apôtres et de l’Ambigu, qui revient presque à chaque page, sous la plume de Chateaubriand, dans le récit de ses années d’exil et de misère à Londres, et qui n’est pas donné une seule fois d’une façon exacte.


VII

En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d’Outre-tombe conforme au plan et aux divisions de l’auteur, nous avons la confiance que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu’il l’a conçu et exécuté, partageront l’enthousiasme qu’il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui furent admis aux lectures de l’Abbaye-au-Bois.

Il réunit, en effet, à un degré rare, ces qualités maîtresses : d’une part, l’unité, la proportion, la beauté de l’ordonnance ; — d’autre part, la souplesse, la vigueur, la grâce et l’éclat du style.

Quelques mots sur ce dernier point.

Parce que Chateaubriand a revu son ouvrage jusqu’à ses dernières années, et que sa main, affaiblie par l’âge, y a fait en quelques endroits des retouches malheureuses, on s’est plu à y voir une œuvre de vieillesse et de déclin, comparable à la dernière toile du Titien, à ce Christ au Tombeau que l’on montre à Venise, à l’Académie des beaux-arts, et que le peintre, âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, a signé d’une main tremblante, senescente manu. Rien de moins exact. Chateaubriand a commencé ses Mémoires au mois d’octobre 1811, au lendemain de la publication de l’Itinéraire, c’est-à-dire à l’heure où son talent, en pleine vigueur, conservait encore la fraîcheur et La grâce de la jeunesse. De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, l’histoire de son enfance, sa vie sur les landes et les grèves bretonnes, au fond du vieux manoir de Combourg, auprès de sa sœur Lucile, sous l’œil sévère de son père, ce grand vieillard dont il a tracé un portrait inoubliable. La Restauration, en le jetant dans la vie politique, en l’obligeant à se mesurer avec les faits et à en tenir compte, à prouver et à convaincre, au lieu de peindre seulement et de charmer, révèle chez lui des dons nouveaux et de nouvelles qualités de style. Il se trouve que ce poète est un historien et un polémiste ; il écrit les Réflexions politiques, la Monarchie selon la Charte, les articles du Conservateur, les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry. Certes, ce n’est pas à ce moment que son talent baisse et que son génie décline. C’est à ce moment pourtant que prend place la rédaction d’une partie considérable des Mémoires. Le tableau des premiers mouvements de la Révolution, le voyage en Amérique, l’émigration, les combats à l’armée des princes et, jusqu’à la rentrée en France en 1800, la vie de l’exilé à Londres, les années de misère et d’étude, de deuil et d’espérance, qui préparaient et annonçaient déjà l’avenir du poète, pareilles à cette aube obscure, et pourtant pleine de promesses, qui précède l’éclat du jour naissant et de la gloire prochaine : ces belles pages ont été écrites en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, dans les moments de loisir que laissaient à l’auteur les travaux et les fêtes de ses deux ambassades. Le récit de l’ambassade de Rome a été composé à Rome même, en 1828 et 1829 ; il est contemporain par conséquent de ces admirables dépêches diplomatiques qui sont restées des modèles du genre. Donc, ici encore, il ne saurait être question de déclin et d’affaiblissement littéraire. Ce qui vient ensuite, — la révolution de Juillet, le voyage à Prague et le voyage à Venise, les rêveries au Lido et sur les grands chemins de Bohême, les considérations sur l’avenir du monde, — tout cela est de la même date que les Études historiques et les célèbres brochures sur La Restauration et la monarchie élective, sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, et sur la Captivité de Mme la duchesse de Berry. Le génie de l’écrivain avait encore toute sa coloration et toute sa trempe : l’éclair jaillissait encore de l’épée de Roland.

Reste, il est vrai, la partie des Mémoires qui va de 1800 à 1828, et qui a été écrite de 1836 à 1839. Cette partie est-elle inférieure aux autres ? En 1836, Chateaubriand avait soixante-huit ans, l’âge précisément auquel M. Guizot commença d’écrire ses Mémoires, le plus parfait de ses ouvrages. En 1839, l’auteur du Génie du Christianisme avait soixante et onze ans, l’âge auquel Malherbe, dans l’une de ses plus belles odes, s’écriait avec une confiance que justifiait sa pièce même :

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages ;
Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
A de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
  Sa première vigueur[35].

Chateaubriand se pouvait rendre le même témoignage. Il écrivait alors et faisait paraître le Congrès de Vérone[36].

Ce livre n’est pas autre chose qu’un fragment des Mémoires : l’auteur s’était résolu à le détacher de son œuvre et à le publier séparément, parce que cet épisode, en raison des développements qu’il avait reçus sous sa plume, aurait dérangé l’économie de ses Mémoires et leur eût enlevé ce caractère d’harmonieuse proportion qu’il voulait avant tout leur conserver. Tant vaut le Congrès de Vérone, au point de vue du style — le seul qui nous occupe en ce moment — tant vaut nécessairement toute la partie des Mémoires d’Outre-tombe, composée à la même date, écrite avec la même encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, appréciait le style du Congrès de Vérone :

Ce livre est une belle œuvre d’historien et de politique ; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d’honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d’écrivain ? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l’une de l’autre ; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l’une de l’autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière production ; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L’homme d’État dans ses éloquentes dépêches, l’historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des mœurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l’admiration… On a l’air de croire que l’auteur d’Atala et des Martyrs n’a fait que se continuer. C’est une erreur. Son talent n’a cessé, depuis lors, d’être en voie de progrès ; à l’âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et aussi rapidement qu’à l’époque « de sa plus verte nouveauté »… Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s’y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme ; la vie et le travail l’ont affermi et complété ; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s’est entrelacé, comme la soie d’une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu’à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant ; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété ; une étude délicate de notre langue, qu’on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l’obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière[37].

À l’appui de ses éloges, Alexandre Vinet fait de nombreuses citations. Il se trouve que toutes sont empruntées à des passages des Mémoires d’Outre-tombe que Chateaubriand avait intercalés dans le texte du Congrès de Vérone. N’est-ce pas là la preuve, une preuve décisive, que la portion des Mémoires écrite de 1836 à 1839, la seule qui aurait pu causer quelque inquiétude littéraire, ne le cède en rien aux autres parties de l’ouvrage ?


VIII

Par le style comme par la composition, les Mémoires d’Outre-tombe sont donc dignes du génie de Chateaubriand. Leur place est marquée immédiatement au-dessous des Mémoires de Saint-Simon. Et encore, tout en maintenant le premier rang à son incomparable prédécesseur, n’est-il que juste d’ajouter que Chateaubriand lui est supérieur par plus d’un endroit. Dans un éloquent article, publié en 1857, Montalembert a dit de Saint-Simon : « Il est tout, excepté poète ; car il lui manque l’idéal et la rêverie[38]. » Chateaubriand, dans ses Mémoires, est poète et grand poète. Qu’il promène ses rêves d’adolescent sur les grèves de Bretagne ou ses rêveries de vieillard sur les lagunes de Venise ; qu’il écoute, sentinelle perdue aux bords de la Moselle, la confuse rumeur du camp qui s’éveille, aux premières blancheurs de l’aube, ou que, ministre du roi de France, il entende, sur la route de Gand à Bruxelles, à l’angle d’un champ, au pied d’un peuplier, le bruit lointain de cette grande bataille encore sans nom, qui s’appellera demain Waterloo, il a partout — et c’est Sainte-Beuve lui-même qui est réduit à le confesser — il a, en toute rencontre, des passages d’une grâce, d’une suavité magiques, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur ; il a de ces paroles qui semblent couler d’une lèvre d’or[39] !

À côté du poète, les Mémoires d’Outre-tombe nous montrent l’historien, cet historien que Saint-Simon n’a pas été. La vie de Napoléon Bonaparte par Chateaubriand[40] n’est qu’une esquisse, mais une esquisse de maître, qui, dans sa rapidité même, reflète, avec une incontestable fidélité, cette existence prodigieuse, toute pleine de coups de théâtre et de coups de foudre. Le bruit du canon, les chants de victoire retentissent au milieu de ces pages, mais sans couvrir le cri de la Justice foulée aux pieds et de la Liberté mise aux fers. Pour défendre ces deux nobles clientes, Chateaubriand trouve des accents vraiment magnifiques, également bien inspiré quand il prend en main la cause de Pie VII, du chef de la chrétienté, arraché du Quirinal et jeté dans une voiture dont les portières sont fermées à clef, ou lorsqu’il fait entendre, à l’occasion d’un pauvre pêcheur d’Albano, fusillé par les autorités impériales, cette protestation indignée :

Pour dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu’ils causent ; il faudrait être témoin de l’indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n’ont jamais mis le pied. Qu’importaient au succès de Bonaparte les jours d’un pauvre faiseur de filets des États romains ? Sans doute il n’a jamais su que ce chétif avait existé ; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu’au nom de sa victime plébéienne. Le monde n’aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que, de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment, dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l’emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie ; le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel : Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d’Albano ; quelques mois après, il était banni chez les pêcheurs de l’île d’Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène[41].

Sans doute, il y a des défauts, et en grand nombre, au cours des Mémoires, de bizarres puérilités, des veines de mauvais goût, et, en plus d’un endroit, — la remarque est de Sainte-Beuve, — un cliquetis d’érudition, de rapprochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectées, dont l’effet est trop souvent étrange quand il n’est pas faux[42]. Mais, au demeurant, que sont ces taches dans une œuvre d’une si considérable étendue et où étincellent tant et de si rares beautés ?

Il ne suffit pas qu’une œuvre soit belle : il faut encore, il faut surtout qu’elle soit morale.

À l’époque où les Mémoires d’Outre-tombe paraissaient dans la Presse, Georges Sand — qui aurait peut-être sagement fait de se récuser sur ce point — écrivait à un ami : « C’est un ouvrage sans moralité. Je ne veux pas dire par là qu’il soit immoral, mais je n’y trouve pas cette bonne grosse moralité qu’on aime à lire même au bout d’une fable ou d’un conte de fées[43]. »

Précisément à l’heure où l’auteur de Lélia prononçait cet arrêt, une autre femme, Mme Swetchine, avec l’autorité que donnait à sa parole toute une vie d’honneur et de vertu, écrivait de son côté, après une lecture des Mémoires :

Ce qui reste de cette lecture, c’est que notre vie si brève n’est faite absolument que pour l’autre vie immortelle, et que tout fuit devant nous jusqu’au rivage immobile.

Il (Chateaubriand) peint d’après nature, voilà pourquoi il choque tant. Il ne se lie pas par les idées émises, mais dit le bien après avoir dit le mal et se montre successif comme la pauvre nature humaine…

Du pour et du contre ; oui, dans les choses de la politique humaine, jamais contre les vérités imprescriptibles, contre les hauts sentiments du cœur humain : « Mon zèle, dit-il sur l’émigration, surpassait ma foi, » et puis sur cette même émigration viennent deux pages admirables.

Combien son mouvement religieux est vrai ! Jamais il ne le blesse, ni par inadvertance ni par désir de bien dire…

Quelle est donc la beauté morale dont M. de Chateaubriand n’ait pas eu le sentiment, qu’il n’ait pas respectée, qu’il n’ait pas glorifiée de tout l’éclat de son pinceau ? Quel est donc le devoir dont il n’ait pas eu l’instinct et souvent le courage ? On veut bien qu’il ait été quelquefois sublime d’égoïsme ; avec plus de justice on pourrait le montrer dans bien des circonstances capable d’élan, de sacrifice et de dévouement, non pas à un homme peut-être, mais à une idée, à un sentiment incessamment vénéré. Certes, M. de Chateaubriand n’est pas un homme en qui la vérité règle, pondère, perfectionne tout. Le sacrifice aurait plu à son imagination, mais l’abnégation, le détachement de lui-même, aurait trop coûté à sa volonté. De là des côtés faibles ; une insuffisance de la raison, qui a nui à la dignité de son caractère, à son attitude dans le monde, mais n’a jamais rien coûté à l’honneur[44].

C’est sur ce mot que je veux finir. Chateaubriand a été le plus grand écrivain du dix-neuvième siècle. Mais il n’est pas seulement en poésie l’initiateur et le maître :

Tu duca, tu signore e tu maestro.

Il est aussi le maître de l’honneur ; et, comme me l’écrivait un jour Victor de Laprade, — qui avait cependant de bonnes raisons pour ne pas déprécier la poésie et pour la mettre en bon rang, — « l’honneur passe avant tout, même avant la poésie[45]. »

Edmond BIRÉ.

  1. Revue de Paris, t. III, mars 1834.
  2. L’analyse de M. Nisard sert de préface au volume intitulé : Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand (juillet 1834). — Les articles d’Alfred Nettement parurent dans l’Echo de la jeune France, nos de mai et juin 1834.
  3. Un volume in-8, à Paris, chez Lefèvre, libraire, rue de l’Eperon, no  6. 1834.
  4. Mémoires d’Outre-tombe, t. X, p. 418.
  5. Mémoires, t. III, p. 159.
  6. Cité par Alfred Nettement. La Mode, 5 décembre 1844.
  7. La Mode, 1844, t. IV, p. 408.
  8. Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, par Mme Charles Lenormant, t. II, p. 489 et suiv.
  9. Mme de Chateaubriand était morte le 9 février 1847. Mme Récamier mourut le 11 mai 1849.
  10. Le samedi 23 septembre.
  11. La Presse, on l’a vu plus haut, avait versé, en 1844, une somme de 80 000 francs qui, avec les intérêts, représentait, en effet, en 1848, 96 000 francs.
  12. Les onze premiers volumes renferment le texte des Mémoires ; le douzième volume était formé d’appendices. Les douze volumes parurent de 1849 à 1850.
  13. Tome XI, p. 358.
  14. Tome XI, p. 360
  15. Causeries du Lundi, tome I, p. 406, et tome II, p. 138 et 505.
  16. Le Correspondant, livraisons des 25 octobre et 10 novembre 1850.
  17. L’Opinion publique, des 7 mai 1850, 16 et 22 février, 3, 9 et 16 mars 1851.
  18. Les Géorgiques, liv. IV
  19. Mémoires, tome VI, p. 411.
  20. Portraits contemporains, tome I, p. 17.
  21. A. Vinet, tome I, p. 352.
  22. Dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 mars 1834. — Cette préface, très belle, très éloquente, ne figure dans aucune des éditions des Mémoires ; on la trouvera dans l’édition actuelle.
  23. Tome X, p. 1.
  24. Le manuscrit de 1826 a été publié, en 1874, par Mme Charles Lenormant, sous ce titre : Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand. — 1 vol. in-16, Michel Lévy frères, éditeurs.
  25. Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, p. 269.
  26. La brochure De Buonaparte et des Bourbons. Elle parut, non le 30 mars 1814, comme le dit M. de Lescure, p. 93, ni le 3 avril, comme le dit M. Henry Houssaye, à la page 570 de son remarquable ouvrage sur 1814, mais le mardi 5 avril. (Voyez le Journal des Débats des 4 et 5 avril 1814.)
  27. Beaucoup d’autres passages des Mémoires ne sont pas moins formels. Voyez notamment tome I, p. 182 et 347 ; tome II, p. 131 ; tome III, p. 147, 246 et 350 ; tome VII, p. 328.
  28. Je dois la connaissance de cette lettre à une obligeante communication de M. Charles de Lacombe.
  29. Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, ancien ministre plénipotentiaire, 1 vol. in-8o, 1859. — Préface, page 19.
  30. Revue de Paris, tome IV, avril 1834.
  31. Jules Janin, loc. cit. — Revue de Paris, mars 1834.
  32. Mémoires d’Outre-tombe, tome IV, page 70.
  33. Tome IV, page 71.
  34. Esprit des lois, liv. X, chap. XIII.
  35. Malherbe, liv. I, ode IX.
  36. Deux vol. in-8o, 1838.
  37. A. Vinet. Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, tome I, page 432.
  38. Le Correspondant, livraison du 25 janvier 1857. Article sur la nouvelle édition de Saint-Simon. Réimprimé dans les Œuvres de Montalembert, tome VI, p. 405 et 507.
  39. Causeries du lundi, tome I, p. 408, 424.
  40. Tomes V et VI des Mémoires ; édition de 1849.
  41. Tome VIII, p. 203.
  42. Causeries du lundi, tome I, p. 420.
  43. Lettre de George Sand, citée par Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome I, p. 421. — Si sévère qu’elle se montre ici pour Chateaubriand et ses Mémoires, George Sand ne peut s’empêcher de terminer sa lettre par ces lignes : « Et pourtant, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu’aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire en faisant de notre mieux. »
  44. Mme Swetchine, sa vie et ses œuvres, par le comte de Falloux, tome I, p. 339. — Extrait d’une note de Mme Swetchine sur les Mémoires d’Outre-tombe.
  45. Lettre du 7 octobre 1880.