Mémoires d’un âne/16

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Hachette (p. 169-180).



XVI

MÉDOR


Je connaissais Médor depuis longtemps ; j’étais jeune, et il était plus jeune encore quand nous nous sommes connus et aimés. Je vivais alors misérablement chez ces méchants fermiers qui m’avaient acheté à un marchand d’ânes, et de chez lesquels je m’étais sauvé avec tant d’habileté. J’étais maigre, car je souffrais sans cesse de la faim. Médor, qu’on leur avait donné comme chien de garde, et qui s’est trouvé être un superbe et excellent chien de chasse, était moins malheureux que moi ; il amusait les enfants qui lui donnaient du pain et des restes de laitage ; de plus, il m’a avoué que lorsqu’il pouvait se glisser à la laiterie avec la maîtresse ou la servante, il trouvait toujours moyen d’attraper quelques gorgées de lait ou de crème, et de saisir les petits morceaux de beurre qui sautaient de la baratte pendant qu’on le faisait. Médor était bon ; ma maigreur et ma faiblesse lui firent pitié ; un jour il m’apporta un morceau de pain, et me le présenta d’un air triomphant.

« Mange, mon pauvre ami, me dit-il, dans son langage ; j’ai assez du pain qu’on me donne pour me nourrir, et toi, tu n’as que des chardons et de mauvaises herbes en quantité à peine suffisante pour te faire vivre.

— Bon Médor, lui répondis-je, tu te prives pour moi, j’en suis certain. Je ne souffre pas autant que tu le penses ; je suis habitué à peu manger, à peu dormir, à beaucoup travailler et à être battu.

— Je n’ai pas faim. Prouve-moi ton amitié en acceptant mon petit présent. C’est bien peu de chose, mais je te l’offre avec plaisir, et si tu me refusais, j’en aurais du chagrin.

— Alors j’accepte, mon bon Médor, lui répondis-je, parce que je t’aime ; et je t’avoue que ce pain me fera grand bien, car j’ai faim. »

Et je mangeai le pain du bon Médor, qui regardait avec joie l’empressement avec lequel je broyais et j’avalais. Je me sentis tout remonté par ce repas inaccoutumé ; je le dis à Médor, croyant par là lui mieux témoigner ma reconnaissance ; il en résulta que tous les jours il m’apportait le plus gros morceau de ceux qu’on lui donnait. Le soir, il venait se coucher près de moi sous l’arbre ou le buisson que je choisissais pour passer ma nuit ; nous causions alors sans parler. Nous autres animaux, nous ne prononçons pas des paroles comme les hommes, mais nous nous comprenons par des clignements d’yeux, des mouvements de tête, d’oreilles, de la queue, et nous causons entre nous tout comme les hommes.

Un soir, je le vis arriver triste et abattu.

« Mon ami, me dit-il, je crains de ne plus pouvoir à l’avenir t’apporter une partie de mon pain ; les maîtres ont décidé que j’étais assez grand pour être attaché toute la journée, qu’on ne me lâcherait qu’à la nuit. De plus, la maîtresse a grondé les enfants de ce qu’ils me donnaient trop de pain ; elle leur a défendu de me rien donner à l’avenir, parce qu’elle voulait me nourrir elle-même, et peu, pour me rendre bon chien de garde.

— Mon bon Médor, lui dis-je, si c’est le pain que tu m’apportes qui te tourmente, rassure-toi, je n’en ai plus besoin ; j’ai découvert ce matin un trou dans le mur du hangar à foin ; j’en ai déjà tiré un peu, et je pourrai facilement en manger tous les jours.

— En vérité ! s’écria Médor, je suis heureux de ce que tu me dis ; mais j’avais pourtant un grand plaisir à partager mon pain avec toi. Et puis, être attaché tout le jour, ne plus venir te voir, c’est triste. »

Nous causâmes encore quelque temps, il me quitta fort tard.

« J’aurai le temps de dormir le jour, disait-il ; et toi tu n’as pas grand’chose à faire dans cette saison-ci. »

Toute la journée du lendemain se passa en effet sans que je visse mon pauvre ami. Vers le soir, je l’attendais avec impatience, lorsque j’entendis ses cris. Je courus près de la haie ; je vis la méchante fermière qui le tenait par la peau du cou, pendant que Jules le frappait avec le fouet du charretier. Je m’élançai au travers de la haie par une brèche mal fermée ; je me jetai sur Jules, et je le mordis au bras de façon à lui faire tomber le fouet des mains. La fermière lâcha Médor, qui se sauva, c’est ce que je voulais ; je lâchai aussi le bras de Jules, et j’allais retourner dans mon enclos, lorsque je me sentis saisir par les oreilles ; c’était la fermière, qui dans sa colère, criait à Jules :


« Je me jetai sur Jules. »

« Donne-moi le grand fouet, que je corrige ce mauvais animal ! Jamais plus méchant âne n’a été vu en ce monde. Donne donc, ou claque-le toi-même.

— Je ne peux remuer le bras, dit Jules en pleurant ; il est tout engourdi. »

La fermière saisit le fouet tombé à terre, et courut à moi pour venger son méchant garçon. Je n’eus pas la sottise de l’attendre comme vous pouvez bien penser. Je fis un saut et m’éloignai quand elle fut près de m’atteindre ; elle continua à me poursuivre et moi à me sauver, ayant grand soin de me tenir hors de la portée du fouet. Je m’amusai beaucoup à cette course ; je voyais la colère de ma maîtresse augmenter à mesure qu’elle se fatiguait ; je la faisais courir et suer sans me donner de mal ;


La méchante femme était rendue.

la méchante femme était en nage, était rendue, sans avoir eu le plaisir de m’attraper seulement du bout de son fouet. Mon ami était suffisamment vengé quand la promenade fut terminée. Je le cherchai des yeux, car je l’avais vu courir du côté de mon enclos ; mais il attendait, pour se montrer, le départ de sa cruelle maîtresse.

« Misérable ! scélérat ! cria l’enragée fermière en se retirant ; tu me le payeras quand tu seras sous le bât. »

Je restai seul. J’appelai ; Médor sortit timidement la tête du fossé où il était caché ; je courus à lui.

« Viens ! lui dis-je. Elle est partie. Qu’as-tu fait ? Pourquoi te faisait-elle battre par Jules ?

— Parce que j’avais un morceau de pain qu’un des enfants avait posé par terre : elle m’a vu, s’est élancée sur moi, a appelé Jules, et lui a ordonné de me battre sans pitié.

— Est-ce que personne n’a cherché à te défendre ?

— Me défendre ! Ah oui ! vraiment ! ils ont tous crié : « C’est bien fait ! c’est bien fait ! Fouette-le, Jules, pour qu’il ne recommence pas. — Soyez tranquilles, répondit Jules, je n’irai pas de main-morte ; vous allez voir comme je vais le faire chanter. » Et à mon premier cri, ils ont tous battu des mains et crié : « Bravo ! Encore, encore ! »

— Méchants petits drôles ! m’écriai-je. Mais pourquoi as-tu pris ce morceau de pain, Médor ? Est-ce qu’on ne t’avait pas donné ton souper ?

— Si fait, si fait. J’avais mangé ; mais le pain de ma soupe était si émietté, que je n’ai pu en rien retirer pour toi, et si j’avais pu emporter ce gros morceau que les enfants avaient fait tomber, tu aurais eu un bon régal.

— Mon pauvre Médor, c’est pour moi que tu as été battu !… Merci, mon ami, merci ; je n’oublierai jamais ton amitié, ta bonté !… Mais ne recommence pas, je t’en supplie ; crois-tu que ce pain m’eût fait plaisir, si j’avais su ce qu’il devait te faire souffrir ? J’aimerais cent fois mieux ne vivre que de chardons, et te savoir bien traité et heureux. »

Nous causâmes longtemps encore, et je fis promettre à Médor de ne plus se mettre, à cause de moi, dans le cas d’être battu ; je lui promis aussi de faire toutes sortes de tours à tous les gens de la ferme, et je tins parole. Un jour, je jetai dans un fossé plein d’eau Jules et sa sœur, et je me sauvai, les laissant barboter et se débattre. Un autre jour, je poursuivis le petit de trois ans comme si j’avais voulu le mordre ; il criait et courait avec une terreur qui me réjouissait. Une autre fois, je fis semblant d’être pris de coliques, et je me roulai sur la grande route avec une charge d’œufs sur le dos ; tous les œufs furent écrasés ; la fermière, quoique furieuse, n’osait pas me frapper ; elle me croyait réellement malade ; elle pensa que j’allais mourir ; que l’argent que je leur avais coûté serait perdu, et, au lieu de me battre, elle me ramena et me donna du foin et du son. Je n’ai jamais fait un meilleur tour de ma vie, et le soir, en le racontant à Médor, nous nous pâmions de rire. Une autre fois, je vis tout leur linge étalé sur la haie pour sécher. Je pris toutes les pièces l’une après l’autre avec mes dents, et je les jetai dans le jus du fumier. Personne ne m’avait vu faire ; quand la maîtresse ne trouva plus son linge, et qu’après l’avoir cherché partout, elle le trouva dans le jus du fumier, elle se mit dans une épouvantable colère ; elle battit la servante, qui battit les enfants, qui battirent les chats, les chiens, les veaux, les moutons. C’était un vacarme charmant pour moi, car tous criaient, tous juraient, tous étaient furieux. Ce fut encore une soirée bien gaie que nous passâmes, Médor et moi.

En réfléchissant depuis à toutes ces méchancetés, je me les suis sincèrement reprochées, car je me vengeais sur des innocents des fautes des coupables. Médor me blâmait quelquefois, et me conseillait d’être meilleur et plus indulgent ; mais je ne l’écoutais pas, je devenais de plus en plus méchant ; j’en ai été bien puni, comme on le verra plus tard.

Un jour, jour de tristesse et de deuil, un monsieur qui passait vit Médor, l’appela, le caressa ; puis il alla parler au fermier, et le lui acheta pour cent francs. Le fermier, qui croyait avoir un chien

Elle se mit dans une épouvantable colère, elle battit sa servante.

de peu de valeur, était enchanté ; mon pauvre ami fut immédiatement attaché avec un bout de corde, et emmené par son nouveau maître ; il me regarda d’un air douloureux ; je courus de tous côtés pour chercher un passage dans la haie, les brèches étaient bouchées ; je n’eus même pas la consolation de recevoir les adieux de mon cher Médor. Depuis ce jour je m’ennuyai mortellement ; ce fut peu de temps après qu’eut lieu l’histoire du marché, et ma fuite dans la forêt de Saint-Évroult. Pendant les années qui ont suivi cette aventure, j’ai souvent, bien souvent pensé à mon ami, et j’ai bien désiré le retrouver ; mais où le chercher ? J’avais su que son nouveau maître n’habitait pas le pays, qu’il n’y était venu que pour voir un de ses amis.

Quand je fus amené chez votre grand’mère par mon petit Jacques, jugez de mon bonheur en voyant quelques temps après arriver, avec votre oncle et vos cousins Pierre et Henri, mon ami, mon cher Médor. Il fallait voir la surprise générale lorsqu’on vit Médor courir à moi, me faire mille caresses, et moi le suivre partout. On crut que c’était pour Médor la joie de se trouver à la campagne ; pour moi, on pensa que j’étais bien aise d’avoir un compagnon de promenade. Si l’on avait pu nous comprendre, deviner nos longues conversations, on aurait compris ce qui nous attirait l’un vers l’autre.

Médor fut heureux de tout ce que je lui racontais de ma vie calme et heureuse, de la bonté de mes maîtres, de ma bonne et même glorieuse réputation dans le pays ; il gémit avec moi au récit de mes tristes aventures ; il rit, tout en me blâmant, des tours que j’avais joués au fermier qui m’avait acheté du père Georget ; il frémit d’orgueil au récit de mon triomphe dans la course d’ânes ; il gémit de l’ingratitude des parents de la pauvre Pauline, et il versa quelques larmes sur le triste sort de cette malheureuse enfant.