Mémoires d’un âne/20

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 227-234).



XX

LA GRENOUILLE


Le garçon orgueilleux qui avait tué mon ami Médor avait obtenu sa grâce, probablement à force de platitudes ; on lui avait permis de revenir chez votre grand’mère. Je ne pouvais le souffrir, comme bien vous pensez, et je cherchais l’occasion de lui jouer quelque mauvais tour, car je n’étais guère charitable, et je n’avais pas encore appris à pardonner.

Cet Auguste était poltron et il parlait toujours de son courage. Un jour que son père l’avait amené en visite, et que les enfants lui avaient proposé une promenade dans le parc, Camille, qui courait en avant, fit tout à coup un saut de côté et poussa un cri.

« Qu’as-tu donc ? s’écria Pierre courant à elle.

Camille.

J’ai eu peur d’une grenouille qui m’a sauté sur le pied.

Auguste.

Vous avez peur des grenouilles, Camille ? Moi, je n’ai peur de rien, d’aucun animal.

Camille.

Pourquoi donc, l’autre jour, avez-vous sauté si haut, quand je vous ai dit qu’une araignée se promenait sur votre bras ?

Auguste.

Parce que j’avais mal compris ce que vous me disiez.

Camille.

Comment, mal compris ? C’était pourtant facile à comprendre.

Auguste.

Certainement, si j’avais bien entendu ; mais j’ai cru que vous disiez : « Une araignée se promène là-bas. » J’ai sauté pour mieux voir, voilà tout.

Pierre.

Par exemple ! Ce n’est pas vrai, cela, car tu m’as dit tout en sautant : « Pierre, ôte-la, je t’en prie ».

Auguste.

Je voulais dire : « Ôte-toi, que je la voie mieux ».

— Il ment, dit tout bas Madeleine à Camille.

— Je le vois bien, » répondit Camille de même.

Moi, j’écoutais la conversation, et j’en profitai, comme on va voir. Les enfants s’étaient assis sur l’herbe, je les avais suivis. En approchant d’eux, je vis une petite grenouille verte, de l’espèce qu’on appelle gresset ; elle était près d’Auguste, dont la poche entr’ouverte rendait très facile ce que je projetais. J’approchai sans bruit ; je saisis la grenouille par une patte, et je la mis dans la poche du petit vantard. Je m’éloignai ensuite, pour qu’Auguste ne pût deviner que c’était moi qui lui avais fait ce beau présent.

Je n’entendais pas bien ce qu’ils disaient, mais je voyais bien qu’Auguste continuait à se vanter de n’avoir peur de rien, et de ne pas même craindre les lions. Les enfants se récriaient là-dessus, lorsqu’il eut besoin de se moucher. Il entra sa main dans sa poche, la retira en poussant un cri de terreur, se leva précipitamment et cria :

« Ôtez-la, ôtez-la ! Je vous en supplie, ôtez-la, j’ai peur ! Au secours, au secours.

— Qu’avez-vous donc, Auguste ? dit Camille moitié riant et moitié effrayée.

Auguste.

Une bête, une bête ! Ôtez-la, je vous en supplie.

Pierre.

De quelle bête parles-tu ? Où est cette bête ?

Auguste.

Dans ma poche ! Je l’ai sentie, je l’ai touchée ! Ôtez-la, ôtez-la ; j’ai peur, je n’ose pas.

— Tu peux bien l’ôter toi-même, poltron que tu es, reprit Henri avec indignation.

Élisabeth.

Tiens ! il a peur d’une bête qu’il a dans sa poche, et il veut que nous l’ôtions, quand il n’ose pas la toucher. »



Les enfants, après avoir été un peu effrayés, finirent par rire des contorsions d’Auguste, qui ne savait comment se débarrasser de la grenouille. Il la sentait gigoter et grimper dans sa poche. La frayeur augmentait à chaque mouvement de la grenouille. Enfin, perdant la tête, fou de terreur, il ne trouva d’autre moyen de se débarrasser de l’animal, qu’il sentait remuer et qu’il n’osait toucher, qu’en ôtant son habit et le jetant à terre. Il resta en manches de chemise ; les enfants éclatèrent de rire et se précipitèrent sur l’habit. Henri entr’ouvrit la poche de derrière ; la grenouille prisonnière, voyant du jour, s’élança par l’ouverture, tout étroite qu’elle était, et chacun put voir un joli petit gresset effrayé,


« l’ennemi est en
fuite »,
dit camille en riant.

effaré, qui sautait et se dépêchait pour se mettre en sûreté.
Camille, riant.

L’ennemi est en fuite.

Pierre.

Prends garde qu’il ne coure après toi !

Henri.

N’approche pas, il pourrait te dévorer !

Madeleine.

Rien n’est dangereux comme un gresset !

Élisabeth.

Si ce n’était qu’un lion, Auguste se jetterait dessus ; mais un gresset ! Tout son courage ne pourrait le défendre de ses griffes.

Louis.

Et les dents que tu oublies !

Jacques, attrapant le gresset.

Tu peux ramasser ton habit ; je tiens ton ennemi prisonnier. »

Auguste restait honteux et immobile devant les rires et les plaisanteries des enfants.

« Habillons-le, s’écria Pierre, il n’a pas la force de passer son habit.

— Prends garde qu’une mouche ou un moucheron ne se pose dessus, dit Henri ; ce serait un nouveau danger à courir. »

Auguste voulut se sauver, mais tous les enfants, petits et grands, coururent après lui, Pierre tenant l’habit qu’il avait ramassé, les autres poursuivant le fuyard et lui coupant le passage. Ce fut une chasse très amusante pour tous, excepté pour Auguste, qui, rouge de honte et de colère, courait à droite, à gauche, et rencontrait partout un ennemi. Je m’étais mis de la partie ; je galopais devant et derrière lui, redoublant sa frayeur par mes braiments et par mes tentatives de le saisir par le fond de son pantalon ; une fois je l’attrapai, mais il tira si fort, que le morceau me resta dans les dents, ce qui redoubla les rires des enfants. Je réussis enfin à le saisir solidement ; il poussa un cri qui me fit croire que je tenais sous ma dent autre chose que l’étoffe du pantalon. Il s’arrêta tout court ; Pierre et Henri accoururent les premiers ; il voulut encore se débattre contre leurs efforts, mais je tirai légèrement, ce qui lui fit pousser un second cri et le rendit doux comme un agneau : il ne bougea pas plus qu’une statue pendant que Pierre et Henri lui enfilèrent son habit. Je lâchai aussitôt qu’on n’eut plus besoin de mon aide, et je m’éloignai la joie dans le cœur, d’avoir si bien réussi à le rendre ridicule. Il ne sut jamais comment cette grenouille s’était trouvée dans sa poche, et depuis ce fortuné jour il n’osa plus parler de son courage… devant les enfants.