Mémoires d’un âne/3

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Hachette (p. 23-28).



III

LES NOUVEAUX MAÎTRES


Je vécus tranquillement un mois dans cette forêt. Je m’ennuyais bien un peu quelquefois, mais je préférais encore vivre seul que vivre malheureux. J’étais donc à moitié heureux lorsque je m’aperçus que l’herbe diminuait et devenait dure ; les feuilles tombaient, l’eau était glacée, la terre était humide.

« Hélas ! hélas ! pensai-je ; que devenir ? Si je reste ici, je périrai de froid, de faim, de soif. Mais où aller ? Qui est-ce qui voudra de moi ? »

À force de réfléchir, j’imaginai un moyen de trouver un abri. Je sortis de la forêt, et j’allai dans un petit village tout près de là. Je vis une petite maison isolée et bien propre ; une bonne femme était assise à la porte, elle filait. Je fus touché de son air de bonté et de tristesse ; je m’approchai d’elle, et je mis ma tête sur son épaule. La bonne femme poussa un cri, se leva précipitamment de dessus sa chaise, et parut effrayée. Je ne bougeai pas ; je la regardai d’un air doux et suppliant.

« Pauvre bête ! dit-elle enfin, tu n’as pas l’air méchant. Si tu n’appartiens à personne, je serais bien contente de t’avoir pour remplacer mon pauvre vieux Grison, mort de vieillesse. Je pourrai continuer à gagner ma vie en vendant mes légumes au marché. Mais… tu as sans doute un maître, ajouta-t-elle en soupirant.

— À qui parlez-vous, grand’mère ? dit une voix douce qui venait de l’intérieur de la maison.

— Je cause avec un âne qui est venu me mettre la tête sur l’épaule, et qui me regarde d’un air si doux que je n’ai pas le cœur de le chasser.

— Voyons, voyons », reprit la petite voix.

Et aussitôt je vis sur le seuil de la porte un beau petit garçon de six à sept ans. Il était pauvrement mais proprement vêtu. Il me regarda d’un œil curieux et un peu craintif.

« Puis-je le caresser, grand’mère ? dit-il.

— Certainement, mon Georget ; mais prends garde qu’il ne te morde. »

Le petit garçon allongea son bras, et, ne pouvant m’atteindre, il avança un pied, puis l’autre, et put me caresser le dos.

Je ne bougeai pas, de peur de l’effrayer ; seulement je tournai ma tête vers lui, et je passai ma langue sur sa main.

Georget.

Grand’mère, grand’mère, comme il a l’air bon, ce pauvre âne, il m’a léché la main !

La grand’mère.

C’est singulier qu’il soit tout seul. Où est son maître ? Va donc, Georget, par le village et à l’auberge où s’arrêtent les voyageurs : tu demanderas à qui appartient ce bourri. Son maître est peut-être en peine de lui.

Georget.

Vais-je emmener le bourri, grand’mère ?

La grand’mère.

Il ne te suivrait pas ; laisse-le aller où il voudra.

Georget partit en courant ; je trottai après lui. Quand il vit que je le suivais, il vint à moi, et, me caressant, il me dit : « Dis donc, mon petit bourri, puisque tu me suis, tu me laisseras bien monter sur ton dos ». Et, sautant sur mon dos, il me fit : Hu ! hu !

Je partis au petit galop, ce qui enchanta Georget. Ho ! ho ! fit-il en passant devant l’auberge. Je m’arrêtai tout de suite. Georget sauta à terre ; je restai devant la porte, ne bougeant pas plus que si j’avais été attaché.

« Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ! dit le maître de l’auberge.

— Je viens savoir, monsieur Duval, si ce bourri, qui est ici à la porte, ne serait pas à vous ou à une de vos pratiques. »

M. Duval s’avança vers la porte, me regarda attentivement. « Non, ce n’est pas à moi, ni à personne que je connaisse, mon garçon. Va chercher plus loin. »

Georget remonta sur mon dos ; je repartis au galop, et nous marchâmes, demandant de porte en porte à qui j’appartenais. Personne ne me reconnaissait, et nous revînmes chez la bonne grand’mère, qui filait toujours assise devant sa maison.

Georget.

Grand’mère, le bourri n’appartient à personne du pays. Qu’allons-nous en faire ? Il ne veut pas me quitter, et il se sauve quand quelqu’un veut le toucher.

La grand’mère.

En ce cas, mon Georget, il ne faut pas le laisser passer la nuit dehors ; il pourrait lui arriver malheur. Va le mener à l’écurie de notre pauvre Grison, et donne-lui une botte de foin et un seau d’eau. Nous verrons demain à le mener au marché ; peut-être retrouverons-nous son maître.

Georget.

Et si nous ne le retrouvons pas, grand’mère ?

La grand’mère.

Nous le garderons jusqu’à ce qu’on le réclame. Nous ne pouvons pas laisser cette pauvre bête périr de froid pendant l’hiver, ou bien tomber aux mains de méchants garnements qui la battraient et la feraient mourir de fatigue et de misère.

Georget me donna à boire et à manger, me caressa et sortit. Je lui entendis dire en fermant la porte :

« Ah ! que je voudrais qu’il n’eût pas de maître et qu’il restât chez nous ! »

Le lendemain Georget me mit un licou après m’avoir fait déjeuner. Il m’amena devant la porte, la grand’mère me mit sur le dos un bât très léger, et s’assit dessus. Georget lui apporta un petit panier de légumes, qu’elle mit sur ses genoux, et nous partîmes pour le marché de Mamers. La bonne femme vendit bien ses légumes, personne ne me reconnut et je revins avec mes nouveaux maîtres.

Je vécus chez eux pendant quatre ans ; j’étais heureux ; je ne faisais de mal à personne ; je faisais bien mon service ; j’aimais mon petit maître, qui ne me battait jamais ; on ne me fatiguait pas trop ; on me nourrissait assez bien. D’ailleurs, je ne suis pas gourmand. L’été, des épluchures de légumes, des herbes dont ne veulent pas les chevaux ni les vaches ; l’hiver, du foin et des pelures de pommes de terre, de carottes, de navets : voilà ce qui nous suffit à nous autres ânes.

Il y avait pourtant des journées que je n’aimais pas ; c’étaient celles où ma maîtresse me louait à des enfants du voisinage. Elle n’était pas riche, et, les jours où je n’avais pas à travailler, elle était bien aise de gagner quelque chose en me louant aux enfants du château voisin. Ils n’étaient pas toujours bons.

Voici ce qui m’arriva un jour dans une de ces promenades.