Mémoires d’un Fou (La Revue blanche)/II

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Mémoires d’un Fou (La Revue blanche)
La Revue blancheTome XXIV (p. 23-31).


Mémoires d’un fou[1]


X


Ici sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la fois, et je les aborde avec une émotion toute religieuse. Ils sont vivants à ma mémoire et presque chauds encore pour mon âme, tant cette passion l’a fait saigner. C’est une large cicatrice au cœur qui durera toujours, mais, au moment de retracer cette page de ma vie, mon cœur bat comme si j’allais remuer des ruines chéries.

Elles sont déjà vieilles ces ruines ; en marchant dans la vie, l’horizon s’est écarté par derrière, et que de choses depuis lors ! car les jours semblent longs, un à un depuis le matin jusqu’au soir ! mais le passé paraît rapide, tant l’oubli rétrécit le cadre qui l’a contenu. Pour moi tout semble vivre encore. J’entends et je vois le frémissement des feuilles, je vois jusqu’au moindre pli de sa robe ; j’entends le timbre de sa voix, comme si un ange chantait près de moi.

Voix douce et pure, — qui vous enivre et qui vous fait mourir d’amour. Voix qui a un corps, tant elle est belle et qui séduit, comme s’il y avait un charme à tes mots…

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Vous dire l’année précise me serait impossible ; mais alors j’étais fort jeune, — j’avais, je crois, quinze ans ; nous allâmes cette année aux bains de mer de…, village de Picardie, charmant avec ses maisons entassées les unes sur les autres, noires, grises, rouges, blanches, tournées de tous côtés, sans alignement et sans symétrie, comme un tas de coquilles et de cailloux que la vague a poussés sur la côte.

Il y a quelques années personne n’y venait, malgré sa plage d’une demi-lieue de grandeur et sa charmante position ; mais, depuis peu la vogue s’y est tournée. La dernière fois que j’y fus, je vis quantité de gants jaunes et de livrées, on proposait même d’y construire une salle de spectacle.

Alors, tout était simple et sauvage, il n’y avait guère que des artistes et des gens du pays. Le rivage était désert, et à marée basse on voyait une plage immense avec un sable gris et argenté qui scintillait au soleil, tout humide encore de la vague. À gauche, des rochers où la mer battait paresseusement, dans ses jours de sommeil les parois noircies de varech, puis au loin l’océan bleu sous un soleil ardent et mugissant sourdement comme un géant qui pleure.

Et, quand on rentrait dans le village, c’était le plus pittoresque et le plus chaud spectacle. Des filets noirs et rongés par l’eau étendus aux portes, partout les enfants à moitié nus marchant sur un galet gris, seul pavage du lieu, des marins avec leurs vêtements rouges et bleus ; et tout cela simple dans sa grâce, naïf et robuste, — tout cela empreint d’un caractère de vigueur et d’énergie.

J’allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour, le hasard me fit aller vers l’endroit où l’on baignait. C’était une place, non loin des dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet usage. Hommes et femmes nageaient ensemble, on se déshabillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.

Ce jour-là, une charmante pelisse rousse avec des raies noires était restée sur le rivage. La marée montait, le rivage était festonné d’écume ; déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour le placer au loin ; l’étoffe en était moelleuse et légère. C’était un manteau de femme.

Apparemment on m’avait vu, car le jour même, au repas de midi et comme tout le monde mangeait dans une salle commune à l’auberge où nous étions logés, j’entendis quelqu’un qui me disait :

— Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.

Je me retournai.

C’était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.

— Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.

— D’avoir ramassé mon manteau ; n’est-ce pas vous ?

— Oui, madame, repris-je, embarrassé.

Elle me regarda.

Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! comme elle était belle, cette femme ! je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil.

Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, — sa peau était ardente et comme veloutée avec de l’or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés blondes. On aurait pu lui reprocher trop d’embonpoint ou plutôt un négligé artistique, — aussi les femmes en général la trouvaient-elles de mauvais ton. Elle parlait lentement, c’était une voix modulée, musicale et douce. — Elle avait une robe fine, de mousseline blanche qui laissait voir les contours moelleux de son bras.

Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul nœud rose ; Elle le noua d’une main fine et potelée, une de ces mains qu’on rêve longtemps et qu’on brûlerait de baisers.

Chaque matin, j’allais la voir baigner ; je la contemplais de loin sous l’eau, j’enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et couvrait d’écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son cœur battre, sa poitrine se gonfler ; je contemplais machinalement son pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses pas, et j’aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement.

Et puis, quand elle revenait et qu’elle passait près de moi, que j’entendais l’eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon cœur battait avec violence ; je baissais les yeux, le sang me montait à la tête. — J’étouffais. Je sentais ce corps de femme à moitié nu passer près de moi avec le parfum de la vague. Sourd et aveugle, j’aurais deviné sa présence, car il y avait en moi quelque chose d’intime et de doux qui se noyait en extase et en gracieuses pensées quand elle passait ainsi.

Je crois voir encore la place où j’étais fixé sur le rivage, je vois les vagues accourir de toutes parts, se briser, s’étendre, je vois la plage festonnée d’écume, j’entends le bruit des voix confuses des baigneurs parlant entre eux, j’entends le bruit de ses pas, j’entends son haleine quand elle passait près de moi.

J’étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s’était mise à marcher. C’est que, pour la première fois alors, je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange comme un sens nouveau. J’étais baigné de sentiments infinis, tendres, j’étais bercé d’images vaporeuses, vagues ; j’étais plus grand et plus fier à la fois.

J’aimais.

Aimer, se sentir jeune et plein d’amour, sentir la nature et ses harmonies palpiter en vous, avoir besoin de cette rêverie, de cette action du cœur et s’en sentir heureux ! Oh ! les premiers battements du cœur de l’homme, ses premières palpitations d’amour ! qu’elles sont douces et étranges ! et plus tard, comme elles paraissent niaises et sottement ridicules ! Chose bizarre ! il y a tout ensemble du tourment et de la joie dans cette insomnie. — Est-ce par vanité encore ?

…Ah ! l’amour ne serait-il que de l’orgueil ? Faut-il nier ce que les impies respectent ? Faudrait-il rire du cœur ?

Hélas ! hélas !

La vague a effacé les pas de Maria.

Ce fut d’abord un singulier état de surprise et d’admiration, une sensation toute mystique en quelque sorte, toute idée de volupté à part. Ce ne fut que plus tard que je ressentis cette ardeur frénétique et sombre de la chair et de l’âme et qui dévore l’une et l’autre.

J’étais dans l’étonnement du cœur qui sent sa première pulsation. J’étais comme le premier homme quand il eût connu toutes ses facultés.

À quoi je rêvais, serait fort impossible à dire ; je me sentais nouveau et tout étranger à moi-même ; une voix m’était venue dans l’âme. — Un rien, un pli de sa robe, un sourire, son pied, le moindre mot insignifiant m’impressionnaient comme des choses surnaturelles et j’avais pour tout un jour à en rêver. Je suivais sa trace à l’angle d’un long mur et le frôlement de ses vêtements me faisait palpiter d’aise.

Non, je ne saurais vous dire combien il y a de douces sensations d’enivrement du cœur, de béatitude et de folie dans l’amour.

Et maintenant si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de l’existence, je sens encore que l’amour, cet amour comme je l’ai rêvé au collège sans l’avoir, et que j’ai ressenti plus tard, qui m’a tant fait pleurer et dont j’ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises.

Deux êtres jetés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se rencontrent, s’aiment, parce que l’un est femme et l’autre homme ! Les voilà haletants l’un pour l’autre, se promenant ensemble la nuit et se mouillant à la rosée, regardant le clair de lune et le trouvant diaphane, admirant les étoiles et disant sur tous les tons : je t’aime, tu m’aimes, il m’aime, nous nous aimons, et répétant cela avec des soupirs, des baisers ; — et puis ils rentrent, poussés tous les deux par une ardeur sans pareille car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauffés, et les voilà bientôt grotesquement accouplés, avec des rugissements et des soupirs, soucieux l’un et l’autre pour reproduire un imbécile de plus sur la terre, un malheureux qui les imitera ! Contemplez-les, plus bêtes en ce moment que les chiens et les mouches, s’évanouissant, et cachant soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte.

On me pardonnera, je pense, de ne pas parler de l’amour platonique, cet amour exalté comme celui d’une statue ou d’une cathédrale, qui repousse toute idée de jalousie et de possession, et qui devrait se trouver entre les hommes mutuellement, mais que j’ai rarement eu l’occasion d’apercevoir ; amour sublime s’il existait, mais qui n’est qu’un rêve comme tout ce qu’il y a de beau en ce monde.

Je m’arrête ici, car la moquerie du vieillard ne doit pas ternir la virginité des sentiments du jeune homme ; je me serais indigné autant que vous, lecteur, si on m’eût alors tenu un langage aussi cruel. Je croyais qu’une femme était un ange…

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Oh ! que Molière a eu raison de la comparer à un potage !


XI


Maria avait un enfant, c’était une petite fille. — On l’aimait, on l’embrassait, on l’ennuyait de caresses et de baisers. Comme j’aurais recueilli un seul de ces baisers jetés, comme des perles, avec profusion sur la tête de cette enfant au maillot !

Maria l’allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui présenter son sein.

C’était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines d’azur qu’on voyait sous cette chair ardente. Jamais je n’avais vu de femme nue alors. — Ô la singulière extase où me plongea la vue de ce sein, — comme je le dévorai des yeux, comme j’aurais voulu seulement toucher cette poitrine ! Il me semblait que si j’eusse posé mes lèvres, mes dents l’auraient mordue de rage, et mon cœur se fondait en délices en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser.

Ô comme je l’ai revue longtemps, cette gorge palpitante, ce long cou gracieux et cette tête penchée avec ses cheveux noirs en papillotes vers cette enfant qui tétait, et qu’elle berçait lentement sur ses genoux en fredonnant un air italien !


XII


Nous fîmes bientôt une connaissance plus intime…

Son mari tenait le milieu entre l’artiste et le commis voyageur : il était orné de moustaches ; il fumait intrépidement, était vif, bon garçon, amical ; il ne méprisait point la table et je le vis une fois faire trois lieues à pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine ; il était venu dans sa chaise de poste avec son chien, sa femme, son enfant et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin.

Aux bains de mer, à la campagne ou en voyage, on se parle plus facilement, on désire se connaître ; un rien suffit pour la conversation, la pluie et le beau temps bien plus qu’ailleurs y tiennent place. On se récrie sur l’incommodité des logements, sur le détestable de la cuisine d’auberge. Ce dernier trait surtout est du meilleur ton possible. Ô le linge, — est-il sale ? C’est trop poivré ; c’est trop épicé ! Ah ! l’horreur ! ma chère.

Va-t-on ensemble à la promenade, c’est à qui s’extasiera davantage sur la beauté du paysage. — Que c’est beau, que la mer est belle.

Joignez à cela quelques mots poétiques et boursouflés, deux ou trois réflexions philosophiques entrelardées de soupirs et d’aspirations du nez plus ou moins fortes. Si vous savez dessiner, tirez votre album en maroquin, — ou, ce qui est mieux, enfoncez votre casquette sur les yeux, croisez-vous les bras et dormez pour faire semblant de penser.

Il y a des femmes que j’ai flairées belle esprit à un quart de lieue loin, seulement à la manière dont elles regardaient la vague.

Il faudra vous plaindre des hommes, manger peu et vous passionner pour un rocher, admirer un pré et vous mourir d’amour pour la mer. Ah ! vous serez délicieux alors, on dira : Le charmant jeune homme ! — quelle jolie blouse il a ! comme ses bottes sont fines ! quelle grâce ! la belle âme ! C’est ce besoin de parler, cet instinct d’aller en troupeau où les plus hardis marchent en tête qui a fait, dans l’origine, les sociétés et qui de nos jours forme les réunions.

Ce fut sans doute un pareil motif qui nous fit causer pour la première fois. C’était l’après-midi, il faisait chaud et le soleil dardait dans la salle malgré les auvents. Nous étions restés, quelques peintres, Maria et son mari et moi, étendus sur des chaises à fumer, en buvant du grog.

Maria fumait, ou du moins, si un reste de sottise féminine l’en empêchait, elle aimait l’odeur du tabac (monstruosité !) ; elle me donna même des cigarettes.

On causa littérature, sujet inépuisable avec les femmes. — J’y pris ma part, — je parlai longuement et avec feu. — Maria et moi étions parfaitement du même sentiment en fait d’art. Je n’ai jamais entendu personne le sentir avec plus de naïveté et avec moins de prétention. Elle avait des mots simples et expressifs qui partaient en relief et surtout avec tant de négligé et de grâce, tant d’abandon, de nonchalance, — vous auriez dit qu’elle chantait.

Un soir, son mari nous proposa une partie de barque. — Il faisait le plus beau temps du monde. Nous acceptâmes.


XIII


Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n’y a pas de langage, ces impressions du cœur, ces mystères de l’âme inconnus à elle-même, comment vous dirai-je tout ce que j’ai ressenti, tout ce que j’ai pensé, toutes les choses dont j’ai joui cette soirée-là ?

C’était une belle nuit d’été ; vers neuf heures, nous montâmes sur la chaloupe, — on rangea les avirons, nous partîmes. Le temps était calme, la lune se reflétait sur la surface unie de l’eau et le sillon de la barque faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe. On se taisait, — Maria se mit à parler. — Je ne sais ce qu’elle dit, je me laissais enchanter par le son de ses paroles comme je me laissais bercer par la mer. — Elle était près de moi, je sentais le contour de son épaule et le contact de sa robe ; elle levait son regard vers le ciel, pur, étoilé, resplendissant de diamants et se mirant dans les vagues bleues.

C’était un ange — à la voir ainsi la tête levée avec ce regard céleste.

J’étais enivré d’amour, j’écoutais les deux rames se lever en cadence, les flots battre les flancs de la barque, je me laissais toucher par tout cela, j’écoutais la voix de Maria douce et vibrante.

Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les mélodies de sa voix, toutes les grâces de son sourire, toutes les beautés de son regard ? Vous dirai-je jamais comme c’était quelque chose à faire mourir d’amour que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues transparentes, son sable argenté par la lune, cette onde belle et calme, ce ciel resplendissant, et puis, près de moi, cette femme — toutes les joies de la terre, toutes les voluptés, ce qu’il y a de plus doux, de plus enivrant.

C’était tout le charme d’un rêve avec toutes les jouissances du vrai.

Je me laissais entraîner par toutes ces émotions, je m’y avançais plus avant avec une joie insatiable, je m’enivrais à plaisir de ce calme plein de voluptés, de ce regard de femme, de cette voix ; je me plongeais dans mon cœur et j’y trouvais des voluptés infinies.

Comme j’étais heureux, — bonheur du crépuscule qui tombe dans la nuit, bonheur qui passe comme la vague expirée, comme le rivage.

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…On revint. — On descendit, je conduisis Maria jusque chez elle, — je ne lui dis pas un mot, j’étais timide ; je la suivais, je rêvais d’elle, du bruit de sa marche — et, quand elle fut entrée, je regardai longtemps le mur de sa maison éclairé par les rayons de la lune, je vis sa lumière briller à travers les vitres, et je la regardais de temps en temps, — en retournant par la grève — puis, quand cette lumière eut disparu — : Elle dort, me dis-je. Et puis tout à coup une pensée vint m’assaillir, pensée de rage et de jalousie. — Oh ! non, elle ne dort pas, — et j’eus dans l’âme toutes les tortures d’un damné.

Je pensai à son mari, à cet homme vulgaire et jovial, et les images les plus hideuses vinrent s’offrir devant moi. J’étais comme ces gens qu’on fait mourir de faim dans des cages et entourés des mets les plus exquis.

J’étais seul sur la grève. — Seul. — Elle ne pensait pas à moi. En regardant cette solitude immense devant moi — et cette autre solitude plus terrible encore, je me mis à pleurer comme un enfant, — car près de moi, à quelques pas, elle était là, derrière ces murs que je dévorais du regard, — elle était là, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit, toutes les grâces de l’amour, toutes les chastetés de l’hymen. — Cet homme n’avait qu’à ouvrir les bras et elle venait sans efforts — sans attendre, elle venait à lui, et ils s’aimaient, ils s’embrassaient. — À lui toutes ses joies, tous ses délices ; à lui mon amour sous ses pieds ; à lui cette femme tout entière, sa tête, sa gorge, ses seins, son corps, son âme, — ses sourires, ses deux bras qui l’entourent, ses paroles d’amour ; à lui tout, à moi rien.

Je me mis à rire, car la jalousie m’inspira des pensées obscènes et grotesques, alors je les souillai tous les deux, j’amassai sur eux les ridicules les plus amers, et ces images qui m’avaient fait pleurer d’envie — je m’efforçai d’en rire de pitié.

La marée commençait à redescendre, et de place en place, on voyait de grands trous pleins d’eau argentés par la lune, — des places de sable encore mouillé couvertes de varech, ça et là quelques rochers à fleur d’eau ou, se dressant plus haut, noirs ou blancs, des filets dressés et déchirés par la mer, — qui se retirait en grondant.

Il faisait chaud, j’étouffais. — Je rentrai dans la chambre de mon auberge, je voulus dormir. J’entendais toujours les flots aux côtés du canot, j’entendais la rame tomber, j’entendais la voix de Maria qui parlait ; — j’avais du feu dans les veines : — tout cela repassait devant moi — et la promenade du soir, — et celle de la nuit sur le rivage, je voyais Maria couchée, et je m’arrêtais là, car le reste me faisait frémir. J’avais de la lave dans l’âme, j’étais harassé de tout cela et, couché sur le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au plafond ; c’était avec un hébétement stupide que je voyais le suif couler autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s’allonger dans la flamme.

Enfin le jour vint à paraître, — je m’endormis.


Gustave Flaubert


(À suivre.)


  1. Voir La revue blanche du 15 décembre 1900 — Errata au dit numéro. Supprimer, après la notice qui précède les Mémoires d’un fou, le nom : [Le Poittevin], — et lire comme suit la dédicace : À toi, mon cher Alfred [Le Poittevin], ces pages sont dédiées et données.