Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/13

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Michel Lévy frères (volume Ip. 91-98).


— Beaune, le 12 mai.

En repassant par Dijon, j’ai revu le musée en une demi-heure, comme la première fois. On prépare une exposition des tableaux du pays, ils seront plus exagérés et plus empesés que ceux de Paris. On peut juger de l’art en province par les articles de littérature de la Revue des deux Bourgognes, que je viens d’acheter à Dijon. Je n’y ai trouvé de français que les lettres du président de Brosses.

Il y a, ce me semble, deux races d’hommes bien distinctes dans les rues de Dijon, les Francs-Comtois, grands, élancés, lents dans leurs mouvements, à la parole traînante, ce sont des Kimris ; ils font un contraste parfait avec les Gaels, dont j’ai reconnu souvent ici la tête ronde et le regard plein de gaieté.

Heureux les artistes de Dijon s’ils plaisent à la société parlementaire, c’est la classe qui en ce pays forme l’aristocratie ; on lui accorde beaucoup d’esprit.

J’ai vu en courant la grande salle du parlement de Bourgogne, Saint-Bénigne, dont la voûte est à quatre-vingt-quatre pieds d’élévation et le coq à trois cents pieds. Au portail, on voit un bas-relief de Bouchardon ; c’est le martyre de saint Étienne, qui m’a rappelé le portail du midi de Notre-Dame de Paris. Notre-Dame de Dijon est de 1554 ; c’est un gothique très-orné. J’ai remonté sur la haute tour commencée en 1567 par Philippe le Hardi, et achevée par Charles le Téméraire. J’ai fini par la maison de Bossuet ; était-il de bonne foi ?

En courant la poste, j’ai appris des annecdotes curieuses sur M. Riouffe, préfet de la Côte-d’Or vers 1802, et qui fut l’ami de mon père. On connaît son agonie de trente-six heures ; il était plein de courage. Ce préfet, d’un esprit si aimable, et que l’on eût dit né seulement pour faire le charme de la meilleure compagnie, osait résistera l’empereur et répondre vertement aux ministres qui lui demandaient des injustices ; aussi fut-il à peu près destitué à Dijon : mais après quelques mois l’empercur le rappela au affaires et l’envoya à Nancy.

Un jour, il apprend que plusieurs chariots chargés de malades attaques du typhus sont arrêtés à la porte de l’hôpital, parce que personne ne veut aider les malades à gagner leurs lits. Il y court, transporte plusieurs malades dans ses bras, et trois jours après il était mort. Ce qui scandalisera bien des gens, c’est que M. Riouffe n’avait jamais été ni grave, ni empesé, ni hypocrite. Dijon a été heureuse en préfets ; après M. Riouffe elle eut M. Mole.

Dijon, qui pour l’esprit n’a de rivale en France que Grenoble, est une ville composée de jolies maisons bâties en petites pierres carrées, mais elles n’ont guère qu’un premier étage et un petit second. Cela donne l’air village. C’est bien plus commode, plus sain, etc., que des maisons de cinq étages ; mais il n’y a plus de sérieux, de style, on est au village. J’ai voulu revoir les jolis petits moines en marbre de dix pouces de haut ; il faut souvent aller chercher leur figure au fond de leur capuchon (comme dans les statues de Notre-Dame de Brou).

Voici de la métaphysique. À Paris, un homme de la société n’a pas besoin de marquer par son esprit pour oser mépriser ouvertement un acteur qui n’a d’autre mérite que de copier les gestes de Vernet (des Variétés), mais il considère fort un sculpteur qui copie platement les statues grecques. C’est que cet homme de la société ne comprend rien à la sculpture, et qu’il est juge excellent du talent de Vernet. Il dirait fort bien à un acteur : « Monsieur, il faut copier la nature, et non pas l’agréable copie de la nature que Vernet nous présente dans Prosper et Vincent ; » mais dans les statues, l’homme de la société ne voit que la difficulté de trouver à leur sujet des phrases qui semblent agréables aux femmes qu’il conduit à l’exposition.

Et d’ailleurs, le marbre est si dur ! quelle difficulté à le travailler ! Il ne peut donc que répéter les phrases de son journal.


Je me suis convaincu l’an passé, à Lyon et à Marseille, que, pour un homme occupé toute la journée à spéculer sur le poivre ou sur les soies, un livre écrit en style simple est obscur ; il a réellement besoin d’en trouver le commentaire et l’explication dans son journal. Il comprend davantage le style emphatique : le néologisme l’étonne, l’amuse, et fait beauté pour lui.

Pour juger sainement de la perfection d’une langue, il ne faut pas prendre les chefs-d’œuvre ; le génie fait illusion. À mes yeux, la perfection du français se trouve dans les traductions publiées vers 1670 par les solitaires de Port-Royal. Eh bien ! c’est justement ce français-là que les négociants de Marseille et de Lyon comprennent le moins ; d’ailleurs ils craindraient de se déshonorer en approuvant quelque chose qui, à leurs yeux, a l’air si facile. On rencontre partout le rat de cave de Fielding.

Les hommes que je contre-passe sur les routes, près de Dijon, sont petits, secs, vifs, colorés ; on voit que le bon vin gouverne tous ces tempéraments. Or, pour faire un homme supérieur, ce n’est pas assez d’une tête logique, il faut un certain tempérament fougueux.

Dijon, petite ville de trente mille âmes, a donné à la France Bossuet, Buffon, Crébillon, Piron, Guilon-Morveau, Rameau, le président de Brosses, auteur des Lettres sur l’Italie[1] ; et de nos jours madame Ancelot : tandis que Lyon, ville de cent soixante-dix mille habitants, n’a produit que deux hommes : Ampère et Lémonley.

À la sortie de Dijon, je regarde de tous mes yeux cette fameuse Côte-d’Or si célèbre en Europe. Il faut se rappeler le vers :

Les personnes d’esprit sont-elles jamais laides ?

Sans ses vins admirables, je trouverais que rien au monde n’est plus laid que celle fameuse Côte-d’Or. Suivant le système de M. Élie de Beaumont, c’est une des premières chaînes sorties de notre globe, lorsque la croûte commença à se refroidir.

La Côte-d’Or n’est donc qu’une petite montagne bien sèche et bien laide ; mais on distingue les vignes avec leurs petits piquets, et à chaque instant on trouve un nom immortel : Chambertin, le Clos-Vougeot, Romanée, Saint-Georges, Nuits. À l’aide de tant de gloire, on finit par s’accoutumer à la Côte-d’Or.

Le général Bisson, étant colonel, allait à l’armée du Rhin avec son régiment. Passant devant le Clos-Vougeot, il fait faire halte, commande à gauche en bataille, et fait rendre les honneurs militaires.

Comme mon compagnon de voyage me contait cette anecdote honorable, je vois un enclos carré d’environ quatre cents arpents, doucement incliné au midi et clos de murs. Nous arrivons à une porte en bois sur laquelle on lit en gros caractères fort laids : Clos-Vougeot. Ce nom a été fourni par la Vouge, ruisseau qui coule à quelque distance. Ce clos immortel, acquis dernièrement de MM. Tourion et Ravel par M. Aguado, appartenait autrefois aux religieux de l’abbaye de Cîteaux. Les bons pères ne vendaient pas leur vin, ils faisaient des cadeaux de ce qu’ils ne consommaient pas. Donc, aucune ruse de marchand.

Ce soir, à Beaune, j’ai eu l’honneur d’assister à une longue discussion : Faut-il vendanger le Clos-Vougeot par bandes transversales et parallèles à la route, ou par bandes verticales allant de la route au sommet du coteau ? On a goûté des vins de 1832 produits d’un de ces systèmes, et des vins de 1834, je crois, donnés par le système opposé.

Chaque année a sa physionomie particulière ou plutôt des physionomies successives ; le vin de 1830, par exemple, peut être inférieur au vin de 1829 à l’âge de trois ans, c’est-à-dire goûté en 1833, et lui être supérieur en 1836, lorsqu’il est parvenu à sa sixième année.

À la fin de la séance, qui a duré plus de deux heures, je commençais réellemenl à entrevoir les différences de certaines qualités. Tout le monde connaît le vin de la comète, qui annonça la chute de Napoléon en 1811 ; il y a ainsi tous les cinq ou six ans une année supérieure.

En général, les vins de ce pays se boivent en Belgique. Le propriétaire du Clos-Vougeot peut tromper ses chalands ; il n’aurait qu’à faire répandre sur sa vigne du fumier de cheval, elle produirait beaucoup plus, mais le vin serait d’une qualité inférieure. Une bouteille du Clos-Vougeqt, qui se vend dix francs à Paris chez les restaurateurs, ne se vend pas, mais s’obtient sur les lieux, par insigne faveur, au prix de quinze francs. Mais, il faut l’avouer, rien ne lui est comparable. Ce vin n’est pas fort agréable la première et souvent la seconde année ; aussi les propriétaires ont-ils toujours une réserve de cent mille bouteilles.

La poésie, avec ses exagérations aimables, s’est emparée de ce sujet si cher aux Bourguignons ; et ce soir, dans son enthousiasme, mon correspondant de Beaune m’a promis de me faire boire une bouteille de vin du Clos-Vougeot provenant encore de l’abbaye de Cîteaux. Mais comment croire à cette vénérable antiquité, si après douze ou quinze ans ce vin commence à perdre ?

Du temps des moines, fins connaisseurs et qui ne vendaient pas, le clos produisait moins et le vin valait mieux ; mais de nos jours comment résister à la tentation de fumer un peu une vigne dont chaque bouteille se vend quinze francs ? Il est bien exact qu’on donne aux vendangeurs d’excellents dîners et surtout des mets auxquels ils ne sont pas accoutumés, afin de leur ôter l’idée de manger du raisin.

Les vins de Nuits sont devenus célèbres depuis la maladie de Louis XIV, en 1680 ; les médecins ordonnèrent au roi le vieux vin de Nuits pour rétablir ses forces. Cette ordonnance de Fagon a créé la petite ville de Nuits.

J’apprends que, exactement parlant, la Côte-d’Or finit à Vosnes. Les aimables vins de ce pays ont un mérite nouveau depuis 1830 : à table, les Bourguignons ne parlent que de leurs mérites comparatifs, de leurs défauts et de leurs qualités, et l’ennuyeuse politique, si impolie en province, est tout à fait laissée de côté.

Beaune est située sur un sol calcaire ; on a planté une jolie promenade le long des remparts, et la Bourgeoise, petite rivière fort limpide et pleine de grandes herbes vertes qui flottent avec l’eau, traverse la ville. La cour de l’hôpital offre de jolis restes d’architecture gothique. Nicolas Rollin, chancelier de Philippe duc de Bourgogne, fonda cet hôpital en 1445. Il est bien juste, dit Louis XI, que Rollin, après avoir fait tant de pauvres, construise un hôpital pour les loger.

L’animosité des gens de Chaumont contre ceux de Langres n’est rien si on la compare à celle des habitants de Dijon contre les Beaunois. À en croire les Dijonnais, l’air seul de Beaune est abrutissant, et c’est à qui racontera les simplicités beaunoises les plus ridicules. On peut voir le Voyage à Beaune, par Piron. Piron, après s’être moqué des Beaunois pendant deux ans, eut la témérité de venir à Beaune : il pensa lui en coûter cher, ainsi qu’il le dit lui-même[2]. Il alla au spectacle ; il fut reconnu dans le parterre, les jeunes gens montèrent sur le théâtre et l’accablèrent d’injures. On eut bien de la peine à commencer la pièce, elle allait s’achever sans encombre, lorsqu’un jeune Beaunois, impatienté du bruit que faisait la haine contre Piron, s’avisa de crier : Paix donc ! on n’entend rien.

Ce n’est pas faute d’oreilles ! répliqua Piron. Ce mot n’était pas mal brave. Tous les spectateurs se jettent sur lui : il parvient à sortir de la salle, mais il est poursuivi dans les rues à coups d’épées et de bâtons ; et peut-être aurait-il péri, si un Beaunois n’avait eu la grandeur d’âme de lui ouvrir sa porte et de lui donner asile.

Piron composa contre les habitants de cette pauvre ville une foule d’épigrammes, et les Dijonnais ont pris plaisir à l’imiter. Tous les jeux de mots auxquels peut donner lieu la comparaison d’un sot avec un âne ont été employés jusqu’à satiété, et les Beaunois n’ont pas eu l’esprit de faire, ou d’acheter à Paris, une seule bonne épigramme contre Dijon.

Il y a quelques années qu’un écrivain, homme d’esprit, se retira à Beaune. Les gens du pays eurent peur qu’il ne se moquât d’eux, et on dit qu’il a été obligé de vendre son jardin et d’aller se réfugier dix lieues plus loin.

Les Beaunois trouvèrent un jour, vers 1803, dans le lit de la Bourgeoise, un grand nombre de médailles d’or ; il y en avait, dit-on, pour vingt mille francs. Un amateur proposa de payer l’or au poids ; mais les Beaunois répondirent qu’ils aimaient mieux faire fondre les médailles.

Beaune a produit le sénateur Monge. À la vérité, il n’avait pas d’esprit ; ce n’était qu’un homme de génie avec lequel Napoléon aimait à converser toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion. Mon ami de Beaune m’a paru très-piqué des plaisanteries que l’on fait contre sa ville. — Que le conseil municipal de Beaune, lui ai-je dit, acquitte de ses deniers une partie des cotes d’impositions de six francs et au-dessous, quand l’imposé prouvera que lui ou ses enfants savent lire. Tous les journaux parleront de cette originalité, et le nom désagréable s’éteindra peu à peu.

En allant à Chaumont, j’avais passé devant Pomard, Volnay et Meursault ; mais j’apprends seulement aujourd’hui la cause secrète de la richesse de ces lieux célèbres ; ils produisent un vin blanc qui a la propriété de se mêler aux vins rouges et de leur donner du feu sans les altérer.

On m’avait conseillé d’aller voir la célèbre colonne de Cussy près Nolay, patrie de Carnot ; mais il faut prendre la traverse, il n’y a pas de poste, et les habitants du pays passent pour abuser de la position des voyageurs qui sont à leur discrétion. Je me suis abstenu.

Au milieu d’un vallon pittoresque et entouré de montagnes de tous les côtés, on aperçoit la colonne située en plein champ. Ce qui en reste est composé de douze blocs ; le chapiteau de la colonne a été transporté à la ferme d’Audenet, on l’a creusé au milieu et l’on en a fait une margelle de puits ; sa hauteur est de vingt et un pouces.

La colonne, qui était probablement un monument triomphal, est ornée à sa seconde base de huit figures en bas-relief placées dans des niches légèrement creusées. La première figure est celle d’Hercule : vient ensuite un captif ; il est vêtu du sagum gaulois (la blouse), ses mains sont enchaînées. On voit, en continuant le tour de la colonne, Minerve, Junon, Jupiter, et à ses côtés Ganymède ; la septième figure est fruste, la huitième est une nymphe.

Le style de l’architecture de cette colonne indique le temps de Dioclétien ; et comme le vallon où elle est placée présente lorsqu’on y fouille beaucoup d’ossements humains, on peut supposer que cette colonne est un monument de victoire et a été élevée sur un champ de bataille. On montre un procès-verbal qui atteste que l’on trouva jadis autour de la colonne un grand nombre de squelettes rangés de façon que tous les crânes touchaient la base de la colonne.

J’ai lieu de me convaincre dans ce voyage que les paysans du moment présent n’ont plus de haine personnelle contre les carlistes ; ces messieurs sont venus vivre au milieu d’eux et leur sont utiles. Les femmes du parti légitimiste sont admirables pour les paysans ; elles seraient adorées si elles ne soutenaient pas quelquefois les prétentions du curé, qui n’est pas toujours un modèle de raison et de modération. Depuis le milliard de M. de Villèle, les paysans n’ont plus peur de la restitution des biens nationaux. Je vérifie que la France recevrait avec reconnaissance une réforme raisonnable du culte catholique. Si M. de Lamennais avait trente ans et une bonne poitrine, il pourrait se créer un rôle flatteur pour l’amour-propre. À l’avenir, chaque curé aurait suivi un petit cours d’agriculture, et le péché de voler le voisin serait plus grand que celui de manquer la messe le dimanche. De Beaune j’ai vu fort bien le mont Blanc.



  1. Dont M. Colomb vient de donner une bonne édition, 1836, Levavasseur. Ce consciencieux éditeur est allé en Italie pour corriger sur place le texte du président de Brosses, étrangement défiguré dans la première et incomplète édition de 1799.
  2. Recueil de la Mésangère, tome I, p. 149.