Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/20

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Michel Lévy frères (volume Ip. 195-200).


— Valence, le 11 juin.

La bonhomie, le naturel que j’avais déjà cru remarquer à Vienne éclatent bien plus encore à Valence ; nous voici tout à fait dans le Midi. Je n’ai jamais pu résister à cette impression de joie.

C’est l’antipode de la politesse de Paris, qui doit rappeler avant tout le respect que se porte à elle-même la personne qui vous parle, et celui qu’elle exige de vous. Chacun ici, en prenant la parole, songe à satisfaire le sentiment qui l’agite, et pas le moins du monde à se construire un noble caractère dans l’esprit de la personne qui écoute, encore moins à rendre les égards qu’il doit à la position sociale de cette personne. C’est bien ici que M. de Talleyrand dirait : On ne respecte plus rien en France.

Une certaine joie native serpente dans les actions de ces hommes du Midi, qui sembleraient si grossiers à un jeune homme à demi poitrinaire élevé dans la bonne compagnie de Paris.

J’erre dans cette petite ville sous un soleil ardent. Je monte à la citadelle commencée par François Ier ; belle vue. Un vieux caporal méfait remarquer sur l’autre rive du Rhône la côte de Saint-Péray, patrie du bon vin de ce nom. Le polygone, remarquable aujourd’hui par ses beaux platanes, me fait penser à la jeunesse de Bonaparte. La femme la plus distinguée de la ville accueillit avec bonté le jeune lieutenant et devina son génie. Elle consola sa vanité qui souffrait cruellement ; ses camarades avaient des chevaux, des cabriolets, et la petite pension promise par sa famille était mal payée. Toutefois cette famille se décidait au pénible sacrifice de vendre une vigne pour se mettre en état de payer cette pension.

La faiblesse de Napoléon pour l’aristocratie remontait au salon de madame du Colombier (raconté par le général Duroc). C’est là que Napoléon, qui n’avait trouvé qu’une éducation fort imparfaite, quoi qu’on en ait dit, dans les écoles militaires de Brienne et de Paris, puisa la plupart de ses opinions sur les sujets étrangers aux mathématiques ou à l’art militaire. Quelle différence pour la France et pour lui, si à Valence il avait lu Montesquieu ! L’empereur ne vit jamais que du désordre, de la sottise ou de la rébellion dans les opérations d’une assemblée délibérante. Son génie exécutant n’y vit jamais une source de légitimité pour la loi. Son admirable conseil d’État ne délibérait pas, il donnait des consultations sur le meilleur moyen d’exécuter une chose arrêtée dans la tête du premier consul.

Je vois l’église de Saint-Apollinaire, rebâtie en 1604, le buste de Pie VI, et le tombeau de la famille Mistral (nom de mauvais augure en ce pays). La maison de M. Aurel est un curieux monument de l’architecture du quinzième siècle ; le peuple aime beaucoup les quatre énormes têtes de la façade qui représentent les quatre vents.

Je fais librement la conversation avec plusieurs hommes du peuple. Ce qui ailleurs est pour moi une corvée si pénible, cultiver en passant le correspondant de la maison, me manque bien ici.

Cette vie morale du Midi, qui m’entoure depuis quelques heures, me plonge dans une douce quiétude ; elle jette comme un voile à demi transparent sur les trois quarts des petits soucis qui, à Paris, me font songer à eux, et l’absence de ces soucis fait le bonheur parfait. Je ne m’inquiète de rien.

Je jouis de la vie ; en me promenant sur les bords du Rhône, Je m’arrête sous un saule magnifique.

Rien n’est de plus mauvais goût, je le sais, que d’expliquer la mode de son vivant, c’est presque ne pas la suivre ; mais je ne demande rien à la société de Paris. Bientôt je serai en Amérique, et, si l’on me poussait, je donnerais cette explication à ce siècle spéculateur : à quoi bon flatter les salons puissants, si je ne leur demande rien ?

Mais n’allez pas trop vous effrayer ; je ne dirai la vérité ou ce qui me semble tel que sur l’art gothique. Voici les idées qui me sont venues en visitant Saint-Apollinaire.

L’ogive est triste, tandis que, je ne sais pourquoi, le plein cintre donne l’idée de la force employée à vous défendre.

La couverte horizontale placée entre deux colonnes ne donne pas du tout l’idée de l’ignorance qui n’a pas encore inventé la voûte, mais bien celle de l’élégance, et de l’élégance fondée sur l’absence du danger.

J’engage le lecteur bénévole à interroger son cœur, et à vérifier si par hasard ces idées ne seraient pas vraies.

Pendant cent cinquante ans, gothique a été synonyme de laid. Il était donc grandement temps de changer d’opinion. Mais la bonne compagnie, que nos mœurs ont constituée juge de toutes choses et surtout des livres, est devenue juge et partie.

Elle a peur du retour de 93 : elle applaudit à tous les livres ennuyeux s’ils sont dévots, et de plus a des armoiries dont elle est fière.

Elle s’est figuré, ses chefs invisibles du moins, que l’admiration du gothique amènerait des fidèles aux prêtres qui officient, pour la plupart, dans des édifices gothiques, et que les prêtres, par reconnaissance, feraient remonter le bon peuple de France vers le degré de stupidité et d’amour pour ses maîtres qu’il montra en 1744, par exemple, lors de la maladie du roi Louis XV à Metz. Comme si, dans les passions, l’on pouvait remonter ! Amour pour le gouvernement Dubarry !

L’étude du gothique conduit à la vénération pour le champ de gueule, et peut ramener la religion en France. Adorons donc le gothique, contemporain et témoin des grands exploits de nos ancêtres, et n’octroyons le nom de savants qu’aux écrivains prudents qui savent maudire Voltaire et se passionner pour le gothique. N’avez-vous pas entendu proclamer ce décret vers 1818 ?

Aux onzième et douzième siècles, les peuples qui habitaient l’Europe se prirent d’horreur pour la barbarie d’où ils sortaient, et furent saisis de la passion de bâtir, les prêtres surtout. Comme nos ancêtres connaissaient la peur plus que l’amour, ils étaient peu sensibles à la grâce ; ils ne cherchèrent donc point à faire quelque chose de simple et de sublime comme un temple antique.

Mais les prêtres, disposant de milliers d’ouvriers qu’on payait avec une indulgence, purent faire des édifices plus grands. L’architecture fut d’abord timide en 1050. En 1200, elle chercha à étonner. (C’est en 1200 que le gothique succède au roman.)

Quant aux statues à mettre dans ces édifices, ces pauvres Barbares ne pouvaient faire une statue sublime comme le Laocoon, eux qui, ainsi que vous le voyez à Notre-Dame de Paris et à Saint-Denis (porte du nord), donnaient aux têtes de leurs saints une hauteur égale à la moitié de celle de leurs corps. Là encore ils eurent recours à la masse ; ne pouvant faire une statue vraiment belle, ils en firent quatre mille, par exemple, qu’ils entassèrent sur les aiguilles et dans tous les recoins du dôme de Milan.

Ces statues ont dû attendre longtemps l’admiration de la postérité ; mais enfin, par suite de la terreur de 95, il est de mode de s’attendrir sur les grâces de ces petits saints hauts de deux pieds, et dont la tête a huit pouces. Cette mode peut bien durer cinquante ans encore ; car enfin où trouver quelque chose de nouveau à dire sur les statues antiques ?

J’avouerai que l’architecture gothique est pour moi comme le son de l’harmonica, lequel produit un effet étonnant les premières fois qu’on l’entend ; mais cet instrument a le défaut d’être toujours le même et de ne pouvoir supporter la médiocrité.

Ainsi l’église de Saint-Ouen à Rouen, le dôme de Cologne, celui de Milan, produisent sur moi une impression qui a quelque chose de commun avec celle de la Maison carrée à Nîmes, ou de Saint-Pierre de Rome. Mais le vulgaire des églises gothiques, par exemple les cathédrales de Lyon, de Nevers ou de Vienne, sont pour moi comme des tableaux médiocres ; et quand je vois un savant se passionner pour elles, il me fait l’effet d’un homme qui veut arriver vite à l’Académie. Sentez-vous ainsi ?

Je ne sens bien l’effet d’une église gothique médiocre que lorsqu’il s’agit d’une pauvre chapelle située au milieu des bois. Il pleut à verse ; quelques pauvres paysans réunis par la petite cloche viennent prier Dieu eu silence ; on n’entend d’autre bruit pendant la prière que celui de la pluie qui tombe ; mais ceci est un effet de musique, et non d’architecture.

Au milieu de tant de tombeaux, la plupart ridicules et chargés d’inscriptions plus vulgaires qu’eux encore, s’il est possible, on rencontre tout à coup dans les hauts du Père-Lachaise un tombeau gothique. L’effet de tristesse et de sérieux est sur-le-champ produit ; c’est comme une mesure de la musique de Mozart. L’effet est centuplé si les moulures gothiques sont chargées de neige.

Ce soir, à la table d’hôte de l’auberge de Valence, située dans le faubourg de la route d’Avignon, mon voisin, gros garçon dont je ne sais pas le nom, et auquel je parlais de choses et d’autres (locution de Valence), me dit tout à coup :

— Il faut que vous soyez bien bête, monsieur, de dépenser votre argent à courir la poste d’ici à Avignon ! Fourrez-moi votre voiture sur le bateau qui passe ici demain matin à dix heures, et à trois vous êtes en Avignon.

Ce gros garçon de trente ans aurait été bien étonné si je lui eusse répondu :

— Gardez, monsieur, les qualifications offensantes pour les choses que vous faites vous-même. Je vous rends grâce de vos avis ; mais je vous prie de les garder pour vous, ou de me les donner en d’autres termes.

Je me suis fait homme du Midi, et en vérité je n’ai pas eu grand’peine. J’ai dit tout simplement que je profiterais du conseil, et, après dîner, j’ai offert à mon nouvel ami des cigares, tels que personne peut-être n’en eut jamais de semblables à Valence. Il accepte avec joie, mais bientôt il m’avoue qu’ils lui semblent bien faibles.

— Tâtez-moi de ceci, m’a-t-il dit, en me mettant sous le nez des cigares de tabac sarde, je crois, et d’une âcreté exécrable.

Il m’a parlé de Mandrin. Ce brave contrebandier ne manqua ni d’audace ni d’esprit, et, à ce titre, sa mémoire vit dans le cœur des peuples, quoique immoral. C’est que les peuples veulent être amusés pour le moins autant que servis : voyez la gloire des conquérants. Mandrin eut cent fois plus de talent militaire que tous les généraux de son temps, et finit noblement sur l’échafaud à Valence.

Vous savez qu’avant la révolution il y avait ici un tribunal de sang, grassement payé par les fermiers généraux, et qui se chargeait de faire bonne et prompte justice des contrebandiers. M. Turgot, en cherchant à supprimer les douanes de province, malgré les cris des courtisans de Louis XVI et de tous les hommes à argent de l’époque, rendit un service immense à la moralité de la nation. Et je rappelle ce service, un peu hors de propos je l’avoue, parce que les peuples sont sujets à oublier leurs bienfaiteurs, quand ceux-ci n’ont pas laissé de successeurs pour les prôner. Charles X et Louis XVIII vantaient Henri IV et vivaient de sa gloire. Mais, quant aux hommes du rang intellectuel de Turgot, plus le service qui détruit un abus est complet, plus vite il est oublié : et même, cinquante ans encore après leur mort, la bonne compagnie cherche à leur donner des ridicules ; car elle profitait de l’abus, et craint pour les abus survivants.