Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/47

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Michel Lévy frères (volume IIp. 157-158).


— Grenoble, le 28 août 1837.

Au milieu de la place Saint-André, on voit la statue colossale en bronze d’un acteur de mélodrame qui baise une croix avec une emphase puérile. Qui pourrait deviner que cet être gourmé usurpe le nom révéré du plus naturel et du plus simple des hommes, de Bayard, qui jamais n’a commandé en chef, et dont le nom survit à celui de tous les généraux de son siècle ? La Restauration a un peu abusé de Henri IV et de Bayard.

Beaucoup des hommes qui ont marqué depuis vingt ans ont passé à Grenoble, et j’admire les excellentes biographies qu’en font les gens du pays. Là, pas une parole inutile, pas un trait caractéristique oublié. MM. Donnadieu, d’Houssez, Guernon-Ranville, Chantelauze, Gasparin, Moyne, Ménard, procureur général, ont tour à tour servi de point de mire à la finesse grenobloise.

Ce dernier a laissé dans le pays une réputation de haute éloquence, et, ce qu’il y a d’incroyable, c’est qu’on dit que cette éloquence était simple, naturelle, et n’avait d’autre affectation qu’un excessif néologisme.

Dans un procès célèbre, où une femme jeune, jolie et pieuse, demandait à être séparée de son mari, l’intérêt était si vif, que dès huit heures du matin les dames de Grenoble occupaient toutes les places de la vaste salle d’audience. M. Hennequin parla fort bien le premier jour ; le second, M. Sauzet, parla encore mieux. Tout le monde se disait : « Ce pauvre M. Ménard, si simple, si modeste, va être écrasé. » Il prit la parole et ne s’écarta presque pas du ton simple de la conversation. On ne respirait pas, pour pouvoir l’écouter, me disait ce soir madame N. Il changea toutes les idées qu’on avait sur ce procès ; et enfin, quand il eut fini, malgré le respect dû à la cour de justice, il fut applaudi avec enthousiasme. Pourquoi M. Ménard n’est-il pas à la chambre ?