Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 1/Chapitre V

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 35-42).

V

une surprise à laquelle je ne m’attendais pas

Il était urgent que je me livrasse à une petite enquête sur ce Bénoni qui me paraissait « bon à faire », comme nous disons en argot de métier.

Je me rendis donc boulevard de Courcelles, interrogeai habilement la concierge, et ne tardai pas à acquérir la conviction que mes prévisions étaient à peu près exactes. Le père Bénoni était un antiquaire. On le disait fort riche, mais un peu « piqué » et ses distractions étaient légendaires. C’est ainsi qu’il lui arrivait souvent de sortir sans chapeau, d’oublier son pardessus, ou de laisser un chauffeur de taxi se morfondre des heures devant une porte. Un homme aussi étourdi était certainement peu ordonné ; chez lui, tout devait être en vrac, comme chez les brocanteurs. Le père Bénoni vivait seul avec un vieux domestique, un ivrogne fieffé qui faisait, durant l’absence de son maître, de fréquentes visites à un marchand de vins établi au coin du boulevard et de la rue Desrenaudes.

Je ne tardai pas à lier connaissance avec ce domestique, qui se nommait Alcide, et, au bout de vingt-quatre heures, nous étions les meilleurs amis du monde. J’offris force tournées, il bavarda et je fus bientôt aussi renseigné que lui sur les habitudes et les manies du père Bénoni.

— Le vieux, me dit Alcide, est la crème des patrons… jamais un reproche… et le ménage n’est pas dur à faire… un coup de balai de temps en temps, quelques coups de plumeau par-ci par-là et c’est tout… Avec ça de la liberté, autant qu’on en veut, car Monsieur sort souvent… surtout le soir… Figurez-vous que, malgré ses soixante-sept ans, il court encore le guilledou… Si c’est pas honteux… un homme de son âge !… Mais je ne m’en plains pas, car j’en profite pour aller au cinéma… J’adore ça le cinéma, et vous ?

Alcide venait, sans qu’il s’en doutât, de me livrer l’appartement de son patron. C’était d’ailleurs une bonne bête que cet Alcide, et pour peu qu’on le flattât et surtout qu’on lui « rafraîchit la dalle » — suivant sa propre expression — on en tirait tout ce qu’on voulait. Je lui donnai rendez-vous pour le soir même au cinéma des Ternes où il arriva, légèrement éméché.

En attendant que le spectacle commençât, nous causâmes, et mon nouvel ami me documenta non seulement sur son patron, mais encore sur le local où je m’apprêtais à pénétrer. La disposition des lieux m’était maintenant familière, et j’étais sûr de ne pas faire un pas de clerc. Tout en conversant avec le brave Alcide, j’explorais doucement ses poches, car une idée m’était venue. J’espérais qu’il avait sur lui les clefs de l’appartement, mais j’eus beau le fouiller avec ma dextérité habituelle, je ne trouvai rien qu’une pipe, une blague à tabac et un briquet.

Tout à coup, j’eus une inspiration… Je me tâtai, me tournai et me retournai sur mon fauteuil, puis dis à mon compagnon d’un air contrit :

— Ah !… il m’en arrive une bonne… Figurez-vous que j’ai perdu mes clefs…

— Alors, vous ne pourrez pas rentrer chez vous ?

— C’est à craindre… bah ! tant pis, je prendrai une chambre à l’hôtel… satanées clefs, va !… Je les aurai perdues dans le métro…

— Moi, dit Alcide, j’étais comme vous autrefois, je perdais toujours mes clefs… même que mon patron a failli me renvoyer pour cela, mais maintenant, cela ne m’arrivera plus, car lorsque je m’absente, je les laisse toujours chez le concierge.

J’étais fixé… l’effraction que je croyais pouvoir éviter devenait nécessaire. Heureusement que j’avais sur moi un attirail complet de cambrioleur.

Le spectacle commença. Alcide applaudit en voyant sur l’écran l’annonce d’un film sensationnel intitulé La Sandale Rouge.

— Ah ! me dit-il, ça, c’est un truc épatant… Je l’ai déjà vu trois fois, et je ne m’en lasse jamais… Il y a là-dedans, un sacré type de détective qui est joliment malin et un chien qui joue absolument comme un homme.

Les scènes se succédaient avec une rapidité folle, car le film était très long, paraît-il, et il fallait l’expédier en un nombre déterminé de minutes, afin que le programme pût être épuisé à onze heures juste.

Par une ironie assez étrange, cela débutait par un cambriolage accompli dans des conditions particulièrement difficiles, mais comme on voyait bien que ce n’étaient pas des « professionnels » qui jouaient dans cette pièce ! Le cambrioleur était d’une maladresse insigne et opérait avec une naïveté ridicule. Il forçait un coffre-fort comme il eût ouvert un placard, et ne prenait même pas la peine de masquer avec le pan de sa jaquette la petite lampe électrique suspendue à la ceinture de son pantalon.

Quant au détective, c’était bien le plus grand benêt qui se pût voir, et il serait à souhaiter que nous n’eussions jamais devant nous des gaillards plus dégourdis.

Non, vraiment, ceux qui se figurent que des films semblables peuvent inspirer les jeunes gens qui se destinent au cambriolage, ceux-là se trompent étrangement. De pareils spectacles ne servent qu’à fausser l’esprit des débutants, et à faire d’eux ce que nous appelons des « mazettes ». Ils veulent, dans la vie, opérer comme au cinéma et se font cueillir à la douzaine.

Si un jour, je me décide à paraître sur l’écran — la chose n’est pas impossible, après tout — alors, le public comprendra la différence qu’il y a entre un vulgaire escarpe et un artiste de la cambriole.

Profitant d’un moment où Alcide était absolument empaumé par une scène tragique, je me levai doucement, longeai dans l’obscurité l’étroit couloir ménagé entre les fauteuils et, deux minutes après, j’étais dans la rue.

Du cinéma des Ternes au 210 du boulevard de Courcelles, il n’y a que deux pas, et pendant qu’Alcide suivait attentivement les phases palpitantes de la Sandale Rouge, un autre cambrioleur, qu’il ne soupçonnait pas, montait tranquillement l’escalier qui conduit à l’appartement de M. Bénoni. Le vieil antiquaire habitait au troisième et j’étais sûr, ce soir-là, de ne pas le rencontrer chez lui, car, ainsi que me l’avait appris ce bon Alcide, il passait sa soirée chez une petite poule des Batignolles.

Au premier étage, je rencontrai une dame et m’effaçai poliment. Elle me décocha un petit coup d’œil en coulisse et je crus remarquer que je ne lui étais pas indifférent. Je continuai à monter lentement, et arrivé au troisième, je me penchai sur la rampe de l’escalier… Personne !… J’écoutai quelques instants et, n’entendant aucun bruit, je m’approchai de la porte de l’antiquaire.

Tirant alors de ma poche mon trousseau de cambrioleur, je me mis à caresser doucement la serrure qui s’ouvrit du premier coup, car cet étourdi d’Alcide n’avait même pas pris la précaution de donner un tour de clef.

Je refermai la porte sans bruit et fis jouer le déclic, de ma petite lampe de poche. J’étais dans une antichambre tendue d’andrinople ; un tapis moelleux recouvrait le parquet ; des meubles qui n’avaient rien d’ancien étaient placés le long de la muraille et je m’étonnai de ne pas trouver là quelqu’un de ces bahuts, de ces coffres à ferrures, de ces cassettes moyenâgeuses qui ornent habituellement l’intérieur d’un collectionneur. Ce qui me frappa aussi, ce fut l’extrême propreté de cet appartement où je m’attendais à voir tout pêle-mêle. Une grande porte en laqué blanc et à bouton de cuivre ouvragé s’offrait en face de moi. D’après le plan que m’avait involontairement fourni Alcide, c’était là que devait se trouver le cabinet de M. Bénoni. Il s’agissait de faire vite, car j’ignorais à quelle heure devait rentrer le bonhomme.

Je tournai résolument le bouton, la porte s’ouvrit, mais ô surprise ! un flot de clarté m’aveugla dès l’entrée, en même temps qu’une voix dure, prononçait, avec un accent bizarre : « Un pas de plus et vous êtes mort !… »

C’est seulement à cette minute que j’aperçus celui qui me menaçait. Il se tenait debout, derrière un bureau et braquait sur moi le canon d’un revolver. C’était un homme d’une quarantaine d’années, solidement bâti, très brun, et dont les yeux brillaient comme des ampoules électriques.

J’avais eu un mouvement de recul, mais la voix reprit, plus sèche, plus impérieuse :

— Si vous tentez de fuir, je tire !

Et ce disant, l’inconnu s’avança vers moi.

Nous sommes, dans notre métier, préparés à toutes les surprises, mais avouez que celle-là était plutôt roide.

Je me ressaisis cependant et cherchai une excuse :

— Pardon… Monsieur… balbutiai-je. Je croyais trouver ici M. Bénoni à qui j’ai une affaire à proposer et…

L’homme brun éclata de rire, eut un haussement d’épaules, puis m’ordonna de lever les mains, ce que je fis sans murmurer, car je voyais toujours le petit canon du revolver braqué entre mes deux yeux…

— Je vous assure… repris-je… c’est à M. Bénoni que je désirais parler… il était d’ailleurs prévenu de ma visite…

— Ah ! répliqua mon interlocuteur d’un ton narquois… ah ! il était prévenu de votre visite… Est-ce lui aussi qui vous avait prié de crocheter sa serrure ?…

— Je…

— Taisez-vous, gredin… vous êtes un cambrioleur… un maladroit cambrioleur, voilà tout…

C’était la première fois que l’on m’appelait maladroit et c’était la première fois aussi que je me trouvais face à face avec un de mes « fournisseurs » habituels.

On a beau avoir du sang-froid, ces coups imprévus vous coupent bras et jambes.

— Oui, un maladroit… reprit l’homme brun avec un haussement d’épaules… on prend ses informations, que diable ! et l’on ne vient pas stupidement se jeter dans la gueule du loup…

Ne sachant que répondre, je répétais machinalement le nom de M. Bénoni…

— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre Bénoni ?… est-ce que je le connais, moi, votre Bénoni ?… vous cherchez une défaite, mais ça ne prend pas… vous savez… Vous êtes ici chez le comte Melchior de Manzana, attaché d’ambassade…

— Cependant… fis-je avec un peu plus d’assurance, c’est bien ici le troisième étage ?

— Mais non… idiot… c’est le deuxième… vous n’avez donc pas remarqué qu’il y a un entresol… Faut-il que vous soyez bouché, tout de même… Et vous vous livrez au cambriolage !… c’est probablement la première fois que vous opérez ?…

— Oui… c’est la première fois, avouai-je humblement, dans l’espoir d’attendrir l’homme au revolver…

— Vous n’aurez pas de sitôt l’envie de recommencer, prononça-t-il sèchement, car je vais incontinent vous remettre entre les mains des sergents de ville…

— Oh ! je vous en supplie… ne faites pas cela… ayez pitié de moi… je ne vous ai, en somme, causé aucun préjudice… et puis, j’ai une circonstance atténuante… ce n’est pas chez vous que je venais… il y a erreur.

— Vous êtes bon, vous, avec vos erreurs… Ah ! vous prenez gaîment les choses ! Vous vous introduisez chez les gens dans l’intention de mettre à sac leur appartement et quand vous tombez sur quelqu’un qui ne veut pas se laisser faire vous vous excusez, en disant : « Pardon… il y a erreur… » C’est commode cela… oui, très commode en vérité, mais je ne saurais admettre une telle excuse… mon devoir est de vous faire arrêter, car si je vous laissais partir, demain vous recommenceriez votre joli métier et feriez peut-être des victimes…

— Oh ! non, je vous le jure, répondis-je d’un ton larmoyant…

— Ta, ta, ta !… tout ça, c’est de la blague… vous cherchez à m’apitoyer, mais vous n’y réussirez pas… D’ailleurs, vous ne dites pas un mot de vrai… vous prétendez vous être trompé d’étage, cela n’est pas exact…

— Je vous jure que j’allais chez M. Bénoni…

— Oui… dites que vous y êtes allé, et que, n’ayant rien trouvé chez lui, vous avez pensé vous rattraper ici… Ça ne prend pas… allez raconter cela à d’autres, mais pas à moi…

Je crus devoir jouer le grand jeu.

— Monsieur, écoutez-moi, répliquai-je… je sais qu’il sera bien difficile de vous convaincre… cependant… si vous voulez m’accorder quelques minutes d’attention…

— Vous n’allez pas me faire une conférence, je suppose… Ah ! non, en voilà assez !… Allons, ouste ! descendez avec moi chez le concierge…

— Une seconde, je vous en prie…

— Descendez, vous dis-je…

— Vous ne voulez pas m’écouter, vous avez tort !… Tenez, je m’explique… Je ne sais quelle est votre situation de fortune, mais si vous consentez à me laisser libre, je vous donne cinq cent mille francs…

— Vous êtes fou…

— Non… c’est sérieux… tout ce qu’il y a de plus sérieux… Vous m’avez pris pour un cambrioleur… eh bien ! vous vous êtes trompé… je suis riche… riche à millions, entendez-vous.

Mon interlocuteur me regarda d’un air inquiet…

Comme je m’étais rapproché, il crut sans doute que j’allais me jeter sur lui, car il leva de nouveau son revolver, mais sans me laisser intimider par ce geste, je repris avec plus de force :

— Oui… riche à millions et si vous voulez me promettre de ne rien tenter contre moi, je vais vous le prouver à l’instant. Il ne faut pas se fier aux apparences… Je sais que tout m’accuse, mais quand vous saurez pourquoi je tenais tant à m’introduire chez M. Bénoni, vous comprendrez tout… Il y a dans la vie…

— Au but… et vivement…

— J’y arrive, mais d’abord acceptez-vous mes conditions ?

— Cela dépend…

— Il faut que je sois fixé… car si vous refusez, je n’ai aucune raison de vous révéler mon secret…

— Cinq cent mille francs, avez-vous dit ?

— Oui, cinq cent mille francs…

— Comptant ?…

— Presque…

— Oui, je vois, vous cherchez à me monter le coup…

— Je vous jure que je dis la vérité.

L’homme brun me regardait fixement et je voyais bien que l’affaire l’intéressait.

— Écoutez, lui dis-je… vous êtes un gentleman… moi aussi, quoique toutes les apparences soient contre moi.

— En effet… un gentleman qui a sur lui un trousseau de fausses clefs et qui crochette les serrures…

— Ce n’était pas la vôtre que je voulais crocheter… bref… puisque le hasard m’a jeté entre vos mains, je suis prêt à vous acheter ma liberté… Cinq cent mille francs… acceptez-vous ?

— Oui, si vous payez immédiatement.

— Bien, alors nous allons nous entendre…