Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre X

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 296-305).

X

un mauvais arrangement vaut mieux
qu’un bon procès

Je regardai fixement mes ennemis.

— Que me voulez-vous ? demandai-je.

Bill Sharper et Manzana se mirent à rire aux éclats…

— Ah ! ah ! ah !… elle est bien bonne, s’écria mon ex-associé, il demande ce que nous lui voulons… On va te le dire, fripouille… Allons, suis-nous…

— Vous suivre ?… et pourquoi ?

— On te le dira.

— Non… je ne vous suivrai pas…

Bill Sharper me mit son poing devant la figure…

— Si tu veux faire de la rouspétance, grogna-t-il… je t’assomme…

— Et après ? fis-je d’un ton calme…

Sharper parut surpris de mon sang-froid, mais Manzana lui dit aussitôt :

— Tiens-le bien, je vais le fouiller.

— Si vous faites cela, j’appelle, dis-je avec force…

— Je n’ai rien à craindre, moi… j’ai payé ma dette, tandis que vous autres vous avez plus d’un compte à régler avec la justice…

— Possible, répliqua Manzana, mais toi aussi tu as des comptes à rendre…

Je haussai dédaigneusement les épaules.

Mes deux ennemis s’impatientaient.

Allons !… finissons-en, dit Bill Sharper, nous n’allons pas rester ici jusqu’à ce soir…

Et brusquement, il me saisit les poignets. Je tentai de me dégager, mais ce fut en vain, j’étais pris comme dans un étau. Déjà, Manzana explorait mes poches… Tant pis, pensai-je, advienne que pourra.

Et par trois fois, je criai :

— À moi !… À moi !… Au secours !

Le gardien du square accourut, suivi de deux courageux citoyens.

— Canaille ! va, rugit Bill Sharper, en desserrant son étreinte, tu nous le paieras !

Et il s’enfuit avec Manzana, poursuivi par une bande de gens qui hurlaient à leurs trousses :

— Arrêtez-les !… Arrêtez-les !…

Ils n’allèrent pas bien loin, car deux policemen et trois soldats se jetèrent sur eux près de la grille du square.

Comme Sharper qui, on le sait, était d’une force herculéenne, résistait avec fureur ; l’un des agents de police lui appliqua sur le bras droit un coup sec, avec son bâton d’ébène[1] et le bandit fut ainsi réduit à l’impuissance.

Quelques minutes après, nous étions tous réunis dans un bureau de police où un constable procédait immédiatement à notre interrogatoire…

— Où est le plaignant ? demanda-t-il.

Je m’avançai, un peu troublé :

— C’est moi…

— Bien, fit le constable… parlez sans acrimonie, dites la vérité, rien que la vérité… levez la main droite et jurez…

Je jurai en répétant les mots conventionnels que me soufflait un vieux scribe à tête de vautour, assis devant une table de bois noir.

Le constable dit alors d’un ton bref :

— Cuckold, recevez la plainte de ce marin…

Comme j’hésitais, le constable, très obligeamment, me tendit la perche :

— Voyons, mon ami, ne vous troublez pas… vous êtes ici devant des hommes qui ne demandent qu’à vous soutenir, si vous êtes réellement dans votre droit… Les agents affirment que vous avez été attaqué… S’agit-il d’une vengeance ou d’une tentative de vol ? Connaissez-vous vos agresseurs ?

— Non, monsieur.

— Alors, il s’agit d’une tentative de vol… écrivez, Cuckold… tentative de vol dans un lieu public sur la personne de… votre nom, plaignant ?

— Jim Perkins, répondis-je avec aplomb.

— Bien… sur quel bâtiment êtes-vous embarqué ?

— Sur le Humbug, captain Wright…

Manzana, qui maintenant comprenait l’anglais et le parlait assez couramment, s’avança vers le constable :

— Cet homme ment, dit-il… Il ne s’appelle pas Perkins, mais Edgar Pipe… Il sort de la prison de Reading… c’est un escroc, un cambrioleur… Si vous voulez avoir des renseignements sur lui, vous n’avez qu’à vous adresser au bureau de police de Coventry…

— Parfaitement, appuya Bill Sharper d’une voix dolente, en soutenant avec sa main gauche son bras tuméfié.

Le constable me regarda fixement et demanda ;

— Qu’avez-vous à répondre ?

— Ces gens mentent effrontément, dis-je avec aplomb… Ce sont d’affreux drôles qui se livrent à un commerce infâme… Si vous en doutez, vous n’avez qu’à envoyer un agent au Swan Hotel, dans Paddington, et vous ne tarderez pas à être fixé…

— Cela ne m’explique pas pourquoi ils vous ont attaqué…

— Pour me voler, monsieur…

Le constable, qui ne comprenait absolument rien à toute cette histoire, roulait des yeux effarés et répétait, en frappant du pied :

— Tout cela est louche… vous m’avez tous l’air de fieffés gredins… d’affreux voleurs et…

— S’il y a un voleur ici, s’exclama Bill Sharper, il est dans la peau de M. Edgar Pipe, le plaignant… Demandez-lui donc pourquoi il a été enfermé à la prison de Reading… Demandez-lui aussi ce qu’il a fait du diamant…

— Cet homme est fou, répliquai-je en haussant les épaules… Il me prend pour un autre… Moi, je ne puis dire qu’une chose, c’est que je m’appelle Jim Perkins, matelot à bord du Humbug, captain Wright… J’ajoute que ces gredins ont essayé de me dévaliser et je porte plainte contre eux… Je les accuse, en outre, de se livrer à un commerce que la loi poursuit avec rigueur…

— Le diamant !… Dites-nous ce que vous avez fait du diamant ! hurlait Manzana en me montrant le poing…

Le constable était littéralement ahuri… Il consulta un agent, puis le scribe à tête de vautour, et conclut :

— Cette affaire n’est pas de mon ressort, elle est trop embrouillée… Je crois d’ailleurs qu’il y a lieu de se livrer à une enquête pour établir l’identité du plaignant et celle des accusés… Signez-moi trois bulletins d’incarcération, Cuckold… et que l’on conduise ces gaillards-là au poste central de la Cité.

Je crus devoir protester.

— Pardon, fis-je, mon identité est facile à établir… Il n’y a qu’à envoyer un agent à bord du Humbug

— Taisez-vous, rugit le constable… Je n’ai pas de leçons à recevoir de vous… Allons, que l’on me débarrasse au plus vite de toute cette racaille…

Il n’y avait rien à dire. Il fallait se soumettre.

Pendant que je montais, en compagnie de Bill Sharper et de Manzana, dans l’omnibus de police où quatre agents avaient déjà pris place, je roulais dans ma tête les projets les plus extravagants.

À force d’envisager sous toutes ses faces ma triste situation, je finis par me convaincre que la fuite seule pouvait me sauver, car les dépositions de Bill Sharper et de Manzana allaient faire revenir sur l’eau l’affaire du diamant. Bien qu’ils ne pussent rien prouver, on n’en ouvrirait pas moins une enquête, et, finalement, je serais remis entre les mains de magistrats curieux qui s’aboucheraient avec la police française. Je nierais, bien entendu, mais le « corps du délit » — le diamant — que je portais sur moi (ou plutôt en moi) finirait bien par me trahir.

Ah ! ils étaient loin de se réaliser, les beaux rêves que j’avais formés ! L’horizon, au lieu de s’élargir, se resserrait de plus en plus autour de moi, et la prison m’attendait, au bout de l’impasse où m’avait acculé la fatalité !

Tout le long du trajet, Sharper et Manzana me décochèrent d’affreux regards chargés de haine et, de temps à autre, mon ancien associé qui était mon plus redoutable ennemi laissait échapper des paroles de menace. La lutte, cela était certain, s’engagerait surtout entre lui et moi… Mes moyens de défense seraient bien précaires et je finirais par succomber.

Nous arrivâmes au poste central.

Là, on nous enferma dans un cabanon obscur, en attendant que le chief-inspector voulût bien nous interroger… Or, il se trouva que, par hasard, le chief-inspector était absent. Il avait été appelé dans la banlieue de Londres et ne devait rentrer que le lendemain matin.

J’étais donc condamné à subir pendant près de douze heures l’odieuse compagnie de Bill Sharper et de Manzana qui ne cessaient de m’injurier. Bill Sharper, que son bras faisait horriblement souffrir, se montrait le plus acharné contre moi…

— Chien de malheur, grogna-t-il, tu me le paieras, va !… Je veux te faire pendre ou perdre mon nom… Si la justice ne s’en charge pas, c’est à moi que tu auras affaire !…

— Cela ne vous avancera guère, répliquai-je à cette brute… Si vous pouvez me perdre, n’oubliez pas que, moi aussi, j’ai en main de quoi vous envoyer au Tread-Mill…

Et je lui énumérai, avec force détails, les différents méfaits qu’il avait commis, durant mon incarcération, de complicité avec Manzana.

Il parut étonné que je fusse si bien documenté, mais il ne tenta pas de nier… comprenant sans doute que je tenais ces renseignements de source sûre…

Il se contenta de murmurer :

— C’est bon !… c’est bon !… il faudra prouver…

— J’ai un témoin, répondis-je, un témoin qui n’hésitera pas, je vous en réponds, à déposer, sous la foi du serment, et à vous confondre tous les deux… Ah !… vous ne vous attendiez pas à cela, hein ? Vous voyez que, moi aussi, j’ai ma police.

— On la connaît « votre police », glapit Manzana… oui, on la connaît, elle s’appelle Édith… mais elle aura son compte, elle aussi.

— J’en doute…

— Ah ! vraiment ?

— Oui… car vous en aurez tous deux pour dix ans au moins… et vous savez, dix ans de hard-labour… cela équivaut à la pendaison… Si l’on peut supporter cinq ans de Tread-Mill, c’est tout… Je puis vous en parler savamment, moi qui viens d’en tâter…

Il y eut un silence.

Bill Sharper et Manzana étaient désagréablement impressionnés.

Profitant astucieusement de leur trouble, je repris :

— Ah ! c’est qu’ils sont impitoyables, les geôliers de Reading… J’ai vu un prisonnier qui n’était plus qu’un squelette ambulant qui n’avait plus que le souffle ; eh bien ! ils l’ont forcé à tourner la roue jusqu’au bout… c’est-à-dire jusqu’à ce que le moulin lui broie les jambes… Ainsi, vous voyez à quoi vous aurez abouti… Pour vous venger de moi, vous aurez tout simplement signé votre arrêt de mort…

Manzana eut un cri de rage :

— Nous ne sommes pas encore condamnés, misérable !

— Non, répondis-je avec calme, mais vous le serez sûrement.

— Alors, rugit Bill Sharper, c’est bien vrai, vous parlerez…

— Oui… et non seulement je parlerai, mais je fournirai des preuves…

— Nous nierons…

— La « personne » qui vous a accompagnés dans vos expéditions viendra témoigner…

— Elle n’osera pas…

— Ah ! vous croyez ?… Eh bien ! détrompez-vous, elle viendra… je n’aurai qu’un mot à dire et elle m’obéira… Vous voyez, votre cas est plus grave que le mien… L’affaire du diamant n’est qu’une bagatelle à côté du cambriolage d’Euston Road, de celui de Haymarket, du vol avec effraction de Portland Place, de la tentative de meurtre de London-Bridge et des affaires louches du Swan Hôtel…

Bill Sharper et Manzana, en m’entendant énumérer, par ordre chronologique, leurs différents méfaits, demeurèrent atterrés.

— Je vois, dit Bill Sharper, au bout d’un instant, que l’on vous a fait des confidences, mais celle qui vous a renseigné a exagéré… Si elle était, en ce moment, en face de nous, vous verriez qu’elle serait moins affirmative.

— Devant vous, peut-être, car elle vous sait capables de tout, mais quand vous serez tous deux devant les juges et qu’elle n’aura rien à redouter, je vous garantis bien qu’elle ne craindra pas de parler… Qu’a-t-elle à risquer ?

— Pardi ! la prison, comme nous…

— Elle n’a pas été votre complice… Vous l’avez forcée à vous accompagner, mais elle prouvera que vous l’aviez terrorisée… D’ailleurs, quand la justice saura à quel affreux métier vous l’avez contrainte, quand elle aura fait citer les locataires de la maison que vous habitiez, les juges auront pitié d’elle et s’ils la condamnent, la peine sera légère… En tout cas, elle est prête à tout risquer… par vengeance… et vous savez comment les femmes se vengent lorsqu’on les a poussées à bout…

Manzana et Bill Sharper réfléchissaient. Ils comprenaient à présent la « gaffe » qu’ils avaient commise et ils regrettaient sans doute la petite scène du square…

J’appuyai mon argumentation d’un aveu qui les déconcerta tout à fait :

— Quels gens stupides vous êtes, messieurs… Ainsi, vous vous figurez que j’ai encore le diamant !… Eh bien, détrompez-vous… on me l’a pris dès que j’ai été arrêté. Il y a eu une enquête… j’ai affirmé qu’on me l’avait donné pour le vendre… Il y a eu échange de télégrammes entre Paris et Londres… des agents de la Sûreté française sont venus m’interroger… Bref, on a jugé prudent d’étouffer l’affaire… Du moment que le gouvernement français rentrait en possession du Régent, il n’y avait pas lieu de soulever un scandale…

— Alors, fit Manzana d’un air incrédule, le diamant est aujourd’hui en France ?

— Oui, et si vous voulez vous payer le voyage de Paris, vous pourrez le voir au Louvre, sur son écrin, dans la vitrine où sont exposés les bijoux de la Couronne.

À ce moment, comme pour protester contre ce mensonge, le Régent me tenaillait sournoisement l’estomac.

— Je ne crois pas un mot de toute cette histoire, dit Manzana. Vous êtes un roublard, et vous avez dû mettre le diamant en lieu sûr, avant d’être arrêté…

Bill Sharper intervint :

— Voyons… c’est pas tout ça, dit-il, le diamant… on s’en moque. Il y a une chose plus sérieuse…

Je le voyais venir, mais je feignais de ne pas comprendre.

— Oui, reprit-il… il y a une chose plus sérieuse… et si vous voulez m’écouter…

— Parlez, lui dis-je.

— Eh bien, voici : nous nous sommes tous les trois engagés dans une vilaine passe d’où nous sortirons sans doute, mais en y laissant des plumes… Voulez-vous que je vous donne mon avis, mais là, franchement…

Il s’arrêta, un peu gêné, puis laissa, d’un ton grave, tomber ces mots :

— Il ne tient qu’à nous d’arranger cette affaire-là… Si Pipe a eu des torts, nous en avons eu aussi… Quand cette maudite question d’argent est en jeu, cela fait toujours du vilain… Donc, écoutez bien ce que je vais vous dire… vous verrez que je parle en homme raisonnable… Si je ne sais pas très bien m’exprimer, je sais voir juste… et de loin… Or, en continuant à nous jeter à la tête des paquets d’ordures, nous agissons tout simplement comme des serins… Nous faisons le jeu de la police, voilà tout… Ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de s’entendre ?

Il se tut pour nous permettre sans doute de donner notre avis, mais comme nous demeurions silencieux, il reprit, d’un ton conciliant :

— Moi, vous savez, c’est mon avis que je vous donne… et si je le donne, c’est parce que je le crois bon… Suivez-moi bien… Si vous ne m’approuvez pas, vous me le direz. Il ne tient qu’à nous de sortir d’ici, mais pour cela, il s’agit de s’entendre… Ne croyez pas que j’aie peur… non, pas du tout, car les accusations qu’Edgar Pipe veut lancer contre nous ne reposent sur rien de sérieux… Ce sont des inventions de femme hystérique et rien de plus… Néanmoins, aux yeux des magistrats qui voient partout des coupables, les choses peuvent traîner en longueur et, jusqu’à ce que notre innocence soit démontrée, on nous gardera en prison… Ne vaudrait-il pas mieux faire la paix ? Nous renoncerions, Manzana et moi, à accuser Edgar Pipe, et lui, de son côté, ne tenterait rien contre nous. Nous dirions que nous l’avions attaqué parce que nous croyions le reconnaître, mais que nous avons été trompés par une ressemblance… Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, cela… Pipe, et c’est son intérêt, dira qu’il ne nous reconnaît pas, et l’affaire sera terminée… Voyez, je suis bon garçon… je ne demande qu’à arranger les choses…

  1. En Angleterre les policemen usent toujours de ce moyen pour dompter les malfaiteurs récalcitrants.