Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XVII

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 361-367).

XVII

un coup de trafalgar

Je ne sais à combien de milles nous étions des Canaries, quand un matin, nous commençâmes à danser de façon inquiétante. J’ouvris le hublot de ma chambre et observai la mer. La brise s’était levée. Le ciel, qui s’assombrissait de plus en plus à l’horizon, passait rapidement du gris plombé à la nuance terne de l’étain.

Par instants, de petites langues de feu couraient entre les nuages ; des vagues marbrées d’écume blanche se poursuivaient sans relâche et l’eau prenait une teinte sinistre.

C’était le gros temps qui s’annonçait.

Bientôt, le vent se mit à chanter, puis à ronfler comme un orgue géant, chassant devant lui des fumées d’embruns. Les lames s’élevaient de plus en plus, et venaient s’abattre en claquant contre la coque du Sea-Gull.

Je refermai le hublot par lequel venait de pénétrer un paquet de mer.

— Ça beaucoup mauvais, missié Colombo, me dit Zanzibar, qui se tenait derrière moi… ti vas voir tout à l’heure.

Sur le pont, on entendait des pas précipités et la voix du capitaine Ross qui hurlait comme un fou :

Up stairs, topmen ! haul down topsails… lash up ! Make haste !

La goélette courait au plus près en faisant des sauts de carpe, et, trop chargée de toile dans les hauts, gîtait sur bâbord, avec une bande terrible.

Zanzibar et moi étions obligés, pour conserver notre équilibre, de nous cramponner à l’épontille de notre cabine.

Le bon nègre, qui naviguait depuis longtemps, et avait déjà essuyé pas mal de coups de Trafalgar, riait comme un enfant, et ne cessait de répéter :

— Ti vas voir, missié Colombo… ça joli fox-trott tout à l’heure…

J’étais loin de partager la confiance du brave garçon, car je me demandais avec angoisse si le Sea-Gull résisterait à la tempête… C’était, en somme, un bateau de plaisance, et bien qu’il parût robuste, il était à craindre que la bourrasque ne l’endommageât sérieusement… Il ne me manquerait plus que ça faire naufrage en plein Atlantique, et couler par le fond avec mon Régent.

Et la prophétie d’une vieille tireuse de cartes de Russel Street que j’avais consultée quelques années auparavant me revenait à l’esprit. Cette bonne femme, qui s’appelait miss Mowlouse, m’avait en effet prédit que j’étais menacé de périr par immersion et que, par conséquent, je devais redouter les « voyages sur l’eau ».

Si tout de même elle avait dit vrai ?…

Cependant, une chose me rassurait : ne m’avait-elle pas dit aussi que je finirais mes jours dans l’opulence… Laquelle de ces deux prédictions était la vraie ? Je ne crois guère aux prophéties des tireuses de cartes, mais le vieux fonds de superstition qui sommeille au cœur de tout homme se réveillait en moi au moment du danger. On a beau jouer à l’esprit fort, il y a des moments dans la vie où l’on est, malgré soi, hanté par ces influences singulières que M. Lloyd George, lecteur passionné du grand Will, et mystique comme tous les Gallois, désigne dans ses mémoires (encore un qui écrit ses mémoires !) sous le vocable assez abscons d’ « advertisement ».

Zanzibar, lui, qui n’était pas du pays de Galles, et n’avait jamais lu Shakespeare, ne s’embarrassait pas de semblables futilités.

Il riait, imitait le bruit du vent, celui des vagues heurtant la coque du Sea-Gull, et se livrait à des contorsions grotesques chaque fois qu’une secousse menaçait de lui faire perdre l’équilibre.

Il y eut soudain une violente rafale suivie bientôt d’un claquement sinistre. Le vent, comme je l’appris, quelques instants plus tard, venait de déchirer un hunier que l’on n’avait pas eu le temps de carguer, et la voile en lambeaux battait maintenant dans l’espace, comme un énorme pavillon « fouettant » au bout de sa drisse. Je ne sais rien de plus impressionnant que le crépitement d’une voile humide qui, n’étant plus retenue par ses écoutes, se tourmente en tous sens pour se débarrasser de sa vergue.

— Du monde au cargue-point des basses voiles ! commandait le capitaine Ross d’une voix aiguë, qui se confondait parfois avec le sifflement des cordages.

Le Sea-Gull gémissait dans toute son armature, et la voile déchirée continuait de battre avec un bruit d’ailes formidable. Ce qui devait arriver, arriva. Le mât, sous la pression de la toile, se rompit et tomba sur bâbord avec un fracas terrifiant.

— Oh ! ça mauvais ! cria Zanzibar qui ne riait plus.

Le Sea-Gull s’était incliné de telle façon que sa lisse effleurait l’eau. Il demeura dans cette position critique l’espace de trente secondes environ, puis se redressa sous un coup de barre et, lentement, vira de bord.

Maître Ross mettait le yacht debout au vent, afin de pouvoir prendre des ris dans la voilure, manœuvre qui s’exécuta rapidement, mais la brise fraîchissait de plus en plus, et on fut bientôt forcé de « capeyer ».

Les matelots qui, je dois le reconnaître, avaient fait preuve d’une habileté merveilleuse, pendant tout le temps que dura cette manœuvre, essayèrent ensuite de ramener sur le pont le mât qui pendait, retenu par ses haubans, en dehors du Sea-Gull et dont la partie supérieure, toujours garnie de ses vergues, faisait fortement gîter le bateau. Le capitaine Ross fit couper les haubans et les étais, et l’on parvint, aux prix de difficultés inouïes, à ramener le maudit mât sur le pont.

Poussé par la curiosité, je m’étais hissé jusqu’au panneau avant. Une vive agitation régnait parmi les matelots, qui après avoir tenté une réparation de fortune, finirent par y renoncer. Sur un petit bateau, on peut à la rigueur remplacer un mât par un espars, mais sur un bâtiment d’un tonnage un peu élevé, cela est impossible.

Tout ce que l’on pouvait faire, c’était de résister à la bourrasque, « d’étaler le coup », comme on dit, mais ensuite, il serait impossible de continuer le voyage. Il faudrait rallier quelque port, afin de se procurer un nouveau mât, ce qui demanderait au moins une huitaine, et peut-être davantage.

Maître Ross était furieux, il s’en prenait à tous les hommes de l’équipage, comme s’ils eussent été solidairement responsables de l’accident, mais j’entendis son second qui disait, d’un ton maussade : « On a cargué trop tard ».

La vérité, c’est que ce jour-là maître Ross, qui était légèrement pris de boisson (cela lui arrivait cinq jours sur sept), avait totalement manqué de présence d’esprit, et soit que sa vue fût troublée, soit qu’il pensât à autre chose, n’avait pas vu venir le grain… Quand il avait commandé « d’arriser », il n’était plus temps.

Heureusement qu’il avait eu la précaution de faire, quelques heures auparavant, rouler les hautes voiles, car sans cela nous n’aurions pas pu éviter la catastrophe.

Pour le moment, nous fuyions vent arrière, et refaisions, par conséquent, la route que nous avions déjà parcourue après avoir quitté les Canaries. Quand la tempête se fut calmée, j’allai rejoindre M. et Mme Pickmann, qui devaient être dans les transes. Je les trouvai, en effet, très émus, et aussi très malades. Ils étaient étendus sur le tapis de leur salle à manger, en proie à de terribles nausées. Tous deux étaient encore en costume de nuit : le mari en pyjama, la femme en chemise, et c’est à peine s’ils relevèrent la tête, lorsque j’entrai.

— Ah ! c’est vous, mon bon Colombo, bégaya Mme Pickmann… Que s’est-il passé ? grand Dieu !…

— Nous avons eu une avarie, répondis-je…

— Grave ? demanda Pickmann.

— Oui… notre mât de misaine s’est rompu.

— Alors ?

— Alors !! Je ne sais ce que va faire le capitaine.

— Ah ! soupira la femme, il n’y a qu’à nous que ces choses-là arrivent… Tout avait si bien marché jusqu’ici…

— Espérons, dis-je, que ça s’arrangera…

Mme Pickmann, qui semblait moins malade que son mari, était parvenue à se mettre debout. Elle était dans un état pitoyable. Ses faux cheveux avaient glissé sur son oreille gauche, et sa chemise, déjà très échancrée, avait glissé de ses épaules, découvrant une opulente poitrine que j’aurais crue moins ferme…

— Voyons, mon petit Colombo, me dit-elle, parlez-nous franchement… que va-t-il arriver ? Nous ne sommes pas en danger, au moins ? Vous avez l’air inquiet, je suis sûre que vous ne dites pas tout ce que vous savez…

Elle redressa ses faux cheveux, remonta vivement sa chemise, et reprit :

— Ne nous cachez rien… M. Pickmann et moi nous voulons tout savoir.

— Aucun danger ne vous menace, répondis-je.

— Bien sûr ?

— Je vous l’affirme.

Pickmann s’était assis sur le divan et se tenait la tête à deux mains… Il souffrait, cela était visible, et n’avait même pas la force de m’interroger… Il me rappelait ce personnage d’opérette qui, terrassé par le mal de mer, répond à un chef de pirates : « Pendez-moi, mais ne me remuez pas. »

La femme, plus énergique, s’inquiétait de la situation. Elle me posait, d’une voix entrecoupée de hoquets, des questions rapides dans lesquelles cette même phrase revenait sans cesse :

— Si nous sommes en danger, dites-le…

Je la rassurai du mieux que je pus, et j’allais me retirer, quand on frappa à la porte.

— Entrez, dit Mme Pickmann sans même prendre la peine de jeter un manteau sur ses épaules.

La porte s’ouvrit doucement et la grosse figure rougeaude du capitaine Ross apparut dans l’entre-bâillement.

— Pardon, dit-il, un peu confus… Je croyais…

Et il allait battre en retraite, quand Mme Pickmann le rappela :

— Voyons, capitaine… parlez… Qu’y a-t-il ?

Le vieux loup de mer, sa casquette galonnée à la main, salua gauchement :

— Je voulais dire à M. Pickmann, fit-il, que notre mât de misaine s’est rompu, et que nous ne pouvons continuer notre route…

— Et alors ?… et alors ?… s’écria Pickmann, qui avait subitement retrouvé son énergie.

— Alors, monsieur, nous allons être obligés de regagner les Canaries… et de nous réfugier dans le port de Santa-Cruz afin de réparer l’avarie… Cela demandera une huitaine de jours environ…

— Huit jours ! murmura Pickmann…

— Oui, au moins… à condition, toutefois, que nous puissions trouver des charpentiers qui exécutent immédiatement le travail…

— Et si nous n’en trouvons pas ?…

— Oh ! ce ne sont pas les charpentiers qui manquent à Santa-Cruz… mais ce port est très fréquenté !… Peut-être y a-t-il dans les cales d’autres bateaux que la tempête a endommagés… Dans ce cas, nous serions obligés d’attendre notre tour…

— C’est bien, dit sèchement Pickmann, en se reprenant la tête entre les mains.

L’effort qu’il venait de faire l’avait anéanti, et il se laissa retomber sur son divan, où il demeura inerte.

Comme personne ne lui adressait plus la parole, le capitaine se retira.

— Tout cela ne vous semble pas louche ? me demanda Mme Pickmann.

— Ma foi non, répondis-je… Maître Ross est bien obligé de relâcher dans un port… Comme Santa-Cruz est le port le plus rapproché, c’est celui-là qu’il a choisi… Ne vous tourmentez pas… Reposez-vous, je reviendrai vous voir avant le déjeuner.

J’avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand Pickmann lança d’une voix pâteuse :

― Rien… à part ça, Colombo ?

— Non… rien…

— Vous n’avez toujours pas vu l’autre passager ?

— Vous y tenez, décidément…

— Cherchez bien… car je suis sûr…

Une violente nausée l’empêcha de continuer.

— Ce pauvre homme, dit Mme Pickmann, voyez comme il est malade… Vous ne connaissez pas un remède contre le mal de mer, mon bon Colombo… Je souffre horriblement, moi aussi… c’est affreux… Ce mauvais temps ne va donc pas cesser !

— Couchez-vous, dis-je… dans une heure je vous apporterai du thé… D’ailleurs, nous serons bientôt en eau calme…

— Vous croyez ?

— Oui… lorsque nous aurons atteint le port de Santa-Cruz…

— Ah !

Mme Pickmann ne paraissait pas convaincue… Elle eût voulu sans doute m’interroger encore, mais les forces lui manquèrent, et elle se laissa tomber sur le divan, à côté de son mari…