Mémoires d’un révolutionnaire/VI3

La bibliothèque libre.
AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre III.
◄   Chapitre II. Chapitre IV.   ►



Chapitre III


LUTTE ENTRE L’ANARCHISME ET LA SOCIAL-DÉMOCRATIE. — EXPULSION DE BELGIQUE. — SÉJOUR À PARIS. — RENAISSANCE DU SOCIALISME EN FRANCE. — TOURGUÉNEV ET LE NIHILISME. — BAZAROV DANS Pères et Fils..


Deux congrès furent tenus en Belgique dans l’automne de 1877 ; l’un par l’Association Internationale des travailleurs à Verviers ; l’autre à Gand sous le nom de Congrès Socialiste international. Ce dernier était particulièrement important, car on savait qu’une tentative y serait faite par les social-démocrates allemands pour organiser le mouvement prolétarien dans toute l’Europe en un seul faisceau, soumis à un comité central, qui ne serait autre que l’ancien Conseil général de l’Internationale sous un autre nom. Il était donc nécessaire de défendre l’autonomie des organisations ouvrières dans les contrées de race latine, et nous fîmes de notre mieux pour être bien représentés à ce congrès. Je m’y rendis sous le nom de Levachov ; deux Allemands, le compositeur Werner et le serrurier Rinke, firent presque tout le chemin à pied de Bâle en Belgique ; et quoique nous ne fussions à Gand que neuf anarchistes, nous réussîmes à déjouer le plan de centralisation.

Vingt-deux ans se sont écoulés depuis ; on a tenu un grand nombre de congrès socialistes internationaux et à chacun d’eux la même lutte a recommencé — les social-démocrates essayant d’enrôler tout le mouvement prolétaire de l’Europe sous leur bannière et de le soumettre à leur contrôle, — et les anarchistes s’opposant à ces tentatives et les faisant échouer. Que d’énergie dépensée en pure perte, que de paroles amères échangées, que d’efforts dispersés et perdus ! Et cela simplement parce que ceux qui ont adopté la formule de « la conquête du pouvoir politique dans les États existants » ne comprennent pas que leurs efforts dans ce sens ne peuvent englober tout le mouvement socialiste. Dès ses débuts, le socialisme se développa dans trois directions indépendantes l’une de l’autre, dont chacune a trouvé son expression dans les théories de Saint-Simon, de Fourier et de Robert Owen. Le saint-simonisme a abouti à la social-démocratie, le fouriérisme à l’anarchisme ; tandis que de l’owenisme sont sortis en Angleterre et en Amérique le trade-unionisme, la coopération et ce qu’on appelle le socialisme municipal. En même temps l’owenisme reste hostile au socialisme d’État social-démocrate, tandis qu’il a de nombreux points de contact avec l’anarchisme. Mais faute de reconnaître que ces trois directions tendent par des chemins différents vers un but commun et que les deux dernières fournissent leur contribution précieuse au progrès de l’humanité, on a tenté pendant un quart de siècle de réaliser l’irréalisable utopie d’un mouvement socialiste unique calqué sur le modèle de la social-démocratie allemande.

* * *

Le congrès de Gand se termina pour moi d’une façon inattendue. Trois ou quatre jours après son ouverture, la police belge apprit qui était Levachov et reçut l’ordre de m’arrêter pour avoir violé les règlements de police en donnant à l’hôtel un faux nom. Mes amis de Belgique me prévinrent. Ils maintenaient que le ministère clérical qui était au pouvoir était capable de me livrer à la Russie et ils insistaient pour que je quitte le congrès sur-le-champ. Ils ne voulurent pas me laisser retourner à mon hôtel ; Guillaume me barra la route, en disant qu’il me faudrait user de violence contre lui si je persistais à retourner là-bas. Je dus suivre quelques camarades de Gand et dès que je fus au milieu d’eux, des appels étouffés et des coups de sifflet retentirent de tous les coins de la place plongée dans l’obscurité, sur laquelle se trouvaient des groupes d’ouvriers. Tout cela avait un air de mystère. Enfin, après des murmures prolongés et de légers coups de sifflet, un groupe de camarades me conduisit sous bonne escorte chez un ouvrier social-démocrate, où je devais passer la nuit ; et quoique je fusse anarchiste, celui-ci me reçut comme un frère et de la façon la plus touchante. Le lendemain matin, je partis une fois de plus pour l’Angleterre, à bord d’un bateau, et je provoquai les sourires bienveillants des employés de la douane anglaise qui me demandaient à visiter mes bagages, quand ils virent que je n’avais pas autre chose à leur montrer qu’une petite sacoche.

Je ne restai pas longtemps à Londres. J’étudiai dans les admirables collections du British Museum les débuts de la Révolution française, surtout pour déterminer comment commencent les révolutions ; mais j’avais besoin d’une vie plus active et je partis bientôt pour Paris. Le mouvement socialiste commençait à y renaître après l’impitoyable écrasement de la Commune. Avec l’Italien Costa et quelques amis anarchistes que nous avions parmi les ouvriers de Paris, et avec Jules Guesde et ses collègues, qui à cette époque n’étaient pas encore de rigides social-démocrates, nous formâmes les premiers groupes socialistes.

Nos débuts furent ridiculement modestes. Une demi-douzaine d’entre nous se réunissaient dans les cafés et nous nous estimions heureux quand nous avions dans notre salle un auditoire d’une centaine de personnes. Il eût été impossible de prévoir alors que deux ans après le mouvement serait un plein essor. Mais en France les choses se développent d’une manière particulière. Quand la réaction l’a emporté, toutes les traces visibles d’un mouvement disparaissent. Ceux qui luttent contre le courant sont en petit nombre. Mais par des voies mystérieuses, par une sorte d’infiltration invisible d’idées, la réaction est minée peu à peu ; un nouveau courant se forme, et alors on s’aperçoit, tout à coup, que l’idée que l’on croyait morte, était toujours vivante, et qu’elle n’a fait que se développer et grandir, et aussitôt qu’une agitation politique devient possible, des milliers d’adhérents surgissent, dont personne ne soupçonnait l’existence. « Il y a à Paris, disait le vieux Blanqui, cinquante mille hommes qui ne viennent jamais à une réunion ou à une manifestation ; mais quand ils sentent que le peuple peut descendre dans la rue pour imposer son opinion, ils sont là pour donner l’assaut à la position. » Nous n’étions pas vingt pour alimenter le mouvement, ni deux cents pour le soutenir ouvertement. Au premier anniversaire de la Commune, en mars 1878, nous n’étions sûrement pas deux cents. Mais deux ans après, l’amnistie en faveur des Communards était votée et la population ouvrière de Paris était dans les rues pour fêter leur retour. Des milliers d’ouvriers accouraient dans les réunions pour les saluer de leurs acclamations, et le mouvement socialiste prit une soudaine expansion, entraînant avec lui les radicaux. Mais le moment n’était pas encore propice à ce réveil du socialisme. Une nuit, en avril 1878, Costa et un camarade français furent arrêtés. Le tribunal les condamna à dix-huit mois de prison comme internationalistes. Je n’échappai à une arrestation que par suite d’un malentendu. La police recherchait Levachov et elle se lança chez un étudiant russe dont le nom ressemblait à mon nom d’emprunt. J’avais donné mon vrai nom et je restai encore un mois à Paris sous ce nom. Je fus alors appelé en Suisse.

* * *

Pendant mon séjour à Paris, je fis pour la première fois connaissance avec Tourguénev. Il avait exprimé à notre ami commun, P.-L. Lavrov, le désir de me voir, et de célébrer, en vrai Russe, le succès de mon évasion par un petit dîner d’amis. J’éprouvais presque un sentiment de religieux respect en franchissant le seuil de sa chambre. S’il avait rendu à la Russie, par ses Mémoires d’un Chasseur, l’immense service de faire détester le servage (j’ignorais alors qu’il avait pris une part importante à la Cloche, le journal puissant de Herzen), il ne l’avait pas moins servi par ses romans. Il a montré ce qu’est la femme russe ; quels trésors d’intelligence et de cœur elle possède, et quelle bienfaisante influence elle exerce sur les hommes ; et il nous a appris comment des hommes supérieurs considèrent des femmes et comment ils les aiment. A ce point de vue il a fait sur moi et sur des milliers de mes contemporains une impression ineffaçable, beaucoup plus forte que celle que peuvent produire les meilleurs traités sur les droits de la femme.

Son portrait est bien connu. Grand, de constitution vigoureuse, la tête couverte de cheveux gris épais et soyeux, il était vraiment beau ; ses yeux pétillaient d’intelligence, avec une légère pointe de malice, et toute sa personne respirait cette simplicité et cette absence d’affectation qui caractérisent les meilleurs écrivains russes. Sa belle tête révélait le vaste développement de sa puissance cérébrale, et lorsque, après sa mort, Paul Bert et Paul Reclus (le chirurgien) pesèrent son cerveau, ils trouvèrent qu’il était beaucoup plus lourd que le plus lourd cerveau connu, — celui de Cuvier : son poids dépassait deux mille grammes, si bien qu’ils ne voulurent pas se fier à leur balance et qu’ils répétèrent leur expérience avec une autre.

Sa parole était particulièrement remarquable. Il parlait, comme il écrivait, en images. quand il voulait développer une idée, il n’avait pas recours à des arguments, quoiqu’il fût un maître dans la discussion philosophique ; il illustrait son idée par une scène d’une forme si achevée qu’on l’eût dite empruntée à l’un de ses romans.

« Vous devez avoir acquis beaucoup d’expérience au cours de votre existence au milieu des Français, des Allemands, et des autres peuples — me dit-il un jour. N’avez-vous pas remarqué qu’il y a un abîme profond et insondable entre un certain nombre de leurs conceptions et nos ides russes sur les mêmes sujets — des points sur lesquels nous ne pouvons pas nous entendre ? »

Je répondis que je n’avais pas remarqué cela.

« Pourtant cela existe. En voici un exemple. Un soir, nous assistions à la première représentation d’une pièce nouvelle. J’étais dans une loge avec Flaubert, Daudet, Zola... (Je ne suis pas très sûr qu’il nomma Daudet et Zola, mais il cita certainement l’un des deux.) Ils avaient tous des opinions avancées. Le sujet de la pièce était ceci : Une femme s’était séparée de son mari ; elle s’était éprise d’un autre homme et était venue vivre avec lui. Cet homme était représentée dans la pièce comme une excellente personne. Il avaient été très heureux pendant des années. Les deux enfants de la femme, une fille et un garçon, étaient tous petits au moment de la séparation ; mais ils avaient grandi et durant tout ce temps ils avaient considéré le second mari, — l’amant, comme diraient les Français — comme leur véritable père. Le jeune fille était dans sa dix-huitième, le jeune homme dans sa dix-septième année. L’homme les traitait comme ses enfants, il les chérissait et en était aimé. La scène représentait donc la famille réunie pour le déjeuner. La jeune fille entre, s’approche de son père supposé, et lui se dispose à l’embrasser — quand le jeune homme, qui a appris je ne sais comment qu’il n’est pas leur père, se précipite vers lui et s’écrie : « N’osez pas ! »

« Cette exclamation souleva une tempête dans le public. Ce fut une explosion d’applaudissements frénétiques. Flaubert et les autres applaudissaient aussi. Moi, j’étais indigné. « Comment, dis-je, voilà une famille qui était heureuse, voilà un homme qui était pour ces enfants un père meilleur que leur vrai père... une mère qui l’aimait et était heureuse avec lui... Ce gamin, méchant et pervers, mériterait simplement une correction pour ce qu’il vient de dire. » Ce fut en vain. Après le théâtre, je discutai pendant des heures avec eux sur ce sujet, aucun d’eux ne put me comprendre ! »

Je partageais, naturellement d’une façon absolue la manière de voir de Tourguénev ; je lui fis cependant remarquer que ses mais appartenaient surtout à la classe moyenne et que là, la différence de nation à nation est en effet considérable. Mais mes connaissances à moi appartenaient exclusivement à la classe ouvrière et il y a une immense ressemblance entre les ouvriers, et, spécialement, entre les paysans de tous les pays.

Mais ce que je disais là n’était pas exact.

Quand j’eus fait plus ample connaissance avec les ouvriers français, je songeai souvent à la justesse de la remarque faite par Tourguénev. Il y a en effet un véritable abîme entre les idées qui règnent en Russie sur le mariage et celles qui existent en France, et cela parmi les ouvriers aussi bien que dans la classe moyenne. Sur un grand nombre d’autres questions il y a presque le même abîme entre le point de vue russe et celui des autres nations.

J’ai entendu dire quelque part après la mort de Tourguénev qu’il s’était proposé d’écrire un roman sur ce sujet. Si l’ouvrage a été commencé, la scène dont je viens de parler doit se trouver dans son manuscrit. Quel dommage qu’il n’ait pas écrit ce roman ! Lui, qui était foncièrement un occidental par sa manière de penser, aurait pu dire des choses très profondes sur un sujet qui devait l’avoir si profondément affecté personnellement durant toute sa vie.

De tous les romanciers de notre siècle, c’est Tourguénev, qui a certainement le plus haut degré de perfection artistique, et sa prose est pour les oreilles d’un Russe une véritable musique — une musique aussi profonde que celle de Beethoven. Ses principaux romans — la série des Dmitri Roudine, Une nichée de gentilhommes, A la veille, Pères et Fils, Fumée, et Terre Vierge, nous offrent les types les plus caractéristiques des classes cultivées de Russie, qui prirent un développement rapide et continu après 1848 ; tous sont dessinés avec une profondeur philosophique, une intelligence de la nature humaine et un art que l’on ne retrouve dans aucune littérature. Et pourtant Pères et Fils, que l’auteur considérait avec raison comme son œuvre la plus profonde, la jeunesse russe l’accueillit par de violentes protestations. Nos jeunes gens trouvaient que le nihiliste Bazarov n’était à aucun point de vue le représentant véritable de sa classe ; beaucoup le considéraient même comme une caricature du nihilisme. Ce malentendu affecta profondément Tourguénev, et, bien qu’il se fût réconcilié plus tard à Pétersbourg avec la jeune génération après la publication de Terre Vierge, la blessure que lui avait faite ces attaques, ne se cicatrisa jamais.

Il savait par Lavrov que j’étais un admirateur enthousiaste de ses écrits ; et un jour que nous revenions en voiture de visiter l’atÉlier du sculpteur Antokolsky, il me demanda ce que je pensais de Bazarov. Je lui répondis franchement : « Bazarov est une admirable peinture du nihiliste, mais on sent que vous ne l’aimez pas autant que vous aimiez vos autres héros. » — « Au contraire, répliqua Tourguénev avec une fougue inattendue, je l’aimais, je l’aimais passionnément. En rentrant à la maison, je vous montrerai mon journal, dans lequel j’ai noté combien j’ai pleuré lorsque j’ai fait mourir Bazarov à la fin de mon roman. »

Tourguénev aimait certainement le côté intellectuel de Bazarov. Il s’identifiait tellement avec la philosophie nihiliste de son héros qu’il tenait un journal sous son nom, dans lequel il appréciait les événements courants en se plaçant au point de vue de Bazarov. Mais je crois qu’il l’admirait plus qu’il ne l’aimait. Dans une étincelante conférence sur Hamlet et Don Quichotte, il divisait les hommes importants pour l’histoire de l’humanité en deux classes, représentés par l’un et l’autre de ces deux caractères. « D’abord et avant toute chose l’analyse, puis l’égoïsme et, partant, aucune croyance — un égoïste ne peut croire à rien, pas même à soi-même. » Voilà comment il caractérisait Hamlet. « Il est par conséquent sceptique et n’accomplira jamais rien ; tandis que Don Quichotte, qui se bat contre des moulins, et prend un plat à barbe pour le casque magique de Mambrin (qui de nous n’a jamais commis pareille méprise ?), est un meneur des masses, parce que les masses suivent toujours ceux qui, insoucieux des sarcasmes de la majorité, ou même des persécutions, marchent droit devant eux, les yeux fixés sur le but, qu’ils sont peut-être seuls à voir. Ils luttent ; ils tombent ; mais ils se relèvent et finissent par l’atteindre — et ce n’est que justice. Cependant, quoique Hamlet soit un sceptique et qu’il ne croie pas au bien, il ne met pas le mal en doute. Il le hait. Il est l’ennemi du mal et des imposteurs ; son scepticisme n’est pas de l’indifférence, mais seulement négation et doute, et c’est cela qui finit par user sa volonté. »

Ces pensées de Tourguénev nous fournissent, je crois, la véritable clef pour comprendre ses rapports avec ses héros. Lui-même et plusieurs de ses meilleurs amis ressemblaient plus ou moins à ce type d’Hamlet. Il aimait Hamlet et admirait Don Quichotte. C’est ainsi qu’il admirait aussi Bazarov. Il représentait admirablement sa supériorité intellectuelle ; il comprenait le caractère tragique de son isolement ; mais il ne pouvait l’entourer de cet amour poétique et tendre qu’il prodiguait à ses héros, comme à un ami malade, quand ceux-ci ressemblaient au type d’Hamlet. Cela eût été déplacé.

— Avez-vous connu Mychkine ? me demanda-t-il un jour, en 1878. Pendant le procès de notre cercle, Mychkine s’était révélé, comme la personnalité la plus puissante du groupe. « Je voudrais connaître tout ce qui le concerne, continua-t-il. Voilà un homme ! et pas la moindre trace d’hamlétisme chez lui. » Et tout en disant cela on voyait qu’il méditait sur ce type nouveau dans le mouvement révolutionnaire russe, — type qui n’existait pas encore dans la phase décrite par Tourguénev dans « Terre Vierge », mais qui devait apparaître deux ans plus tard.

Je le vis pour la dernière fois à la fin de l’été de 1881. Il était très malade et tourmenté par la pensée qu’il était de son devoir d’écrire à Alexandre III, qui venait de monter sur le trône et qui hésitait sur la politique à suivre, pour lui conseiller de donner à la Russie une constitution et lui démontrer par de solides arguments la nécessité de cette mesure. Il me dit avec un regret marqué : « Je sens que je dois le faire, mais je sens aussi que je n’en serai pas capable. » En effet, il souffrait déjà d’atroces douleurs occasionnées par un cancer de la moelle épinière et il éprouvait la plus grande difficulté à se tenir assis et à parler pendant quelques instants. Il n’écrivit pas à ce moment-là et quelques semaines plus tard, sa lettre aurait été inutile. Alexandre III avait annoncé dans un manifeste son intention de rester le souverain absolu de la Russie.