Mémoires d’un révolutionnaire/VI5

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AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre V.
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Chapitre V


LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE PREND UN CARACTÈRE PLUS GRAVE EN RUSSIE. — ATTENTATS CONTRE L’EMPEREUR DIRIGÉS PAR LE COMITÉ EXÉCUTIF. — MORT D’ALEXANDRE II. — FONDATION DE LIGUES DESTINÉES A COMBATTRE LES RÉVOLUTIONNAIRES ET A PROTÉGER L’EMPEREUR. — MA CONDAMNATION A MORT. — MON EXPULSION DE SUISSE.


En Russie, la lutte pour la liberté revêtait un caractère de plus en plus aigu. Plusieurs procès politiques avaient été jugés par les tribunaux : le procès des « cent quatre-vingt-treize », celui des « cinquante », celui du « Cercle Dolgouchine », etc., et tous avaient donné lieu aux mêmes constatations.

La jeunesse était allée prêcher le socialisme aux paysans et aux ouvriers ; des brochures socialistes, imprimées à l’étranger, avaient été distribuées ; il y avait eu des appels assez vagues à la révolte contre les conditions économiques oppressives. Bref, on n’avait pas fait autre chose que ce que font les agitateurs socialistes dans tous les autres pays du monde. La police n’avait pas trouvé la moindre trace de conspiration contre le tsar, pas les moindres préparatifs en vue d’une action révolutionnaire ; et en effet il n’y avait rien de tout cela. La grande majorité de nos jeunes gens était alors hostile à une action de ce genre. Et en considérant maintenant le mouvement de 1870 à 1878, je puis même dire, sans craindre de me tromper, que la plupart de ces jeunes gens auraient été satisfaits, s’il leur avait été simplement permis de vivre au milieu des paysans et des ouvriers de fabrique, de les instruire, de travailler avec eux, soit individuellement, soit comme membres du gouvernement provincial, en exerçant une des innombrables fonctions, dans lesquelles un homme ou une femme instruit et sérieux peut se rendre utile aux masses populaires. Je connais ces hommes et j’en parle en parfaite connaissance de cause.

Cependant les condamnations furent impitoyables — stupidement barbares, parce que le mouvement qui était issu de l’état même des choses en Russie, avait des racines trop profondes pour pouvoir être enrayé par la simple violence. Cinq, dix et même douze ans de travaux forcés dans les mines, suivis du bannissement à vie en Sibérie, constituaient une peine ordinaire. Il y eut des cas comme celui de cette jeune fille qui fit neuf ans de travaux forcés et fut ensuite exilée en Sibérie pour le reste de sa vie, et dont le seul crime était d’avoir remis une brochure socialiste à un ouvrier.

Une autre jeune fille de quatorze ans, mademoiselle Goukovskaïa, fut exilée à perpétuité dans un village reculé de la Sibérie, pour avoir essayé, comme la Claire de Gœthe, d’exciter une foule indifférente à délivrer Kovalsky et ses amis, au moment où ils allaient être pendus — acte d’autant plus naturel en Russie, même au point de vue de l’autorité, que la peine capitale n’existe pas dans notre législation pour les crimes de droit commun, et que l’application de la peine de mort pour des crimes politiques était alors un fait nouveau, un retour à des traditions presque tombées dans l’oubli.

Reléguée dans le désert, cette jeune fille ne tarda pas à se noyer dans l’Iénisséi. Ceux mêmes qui étaient acquittés par les tribunaux étaient bannis par les gendarmes dans de petits hameaux de la Sibérie ou du nord-est de la Russie, où ils étaient condamnés à végéter avec les sept ou huit francs que leur allouait par mois le gouvernement. Il n’y a aucune industrie dans ces hameaux et il était strictement interdit aux exilés de donner des leçons.

Pour exaspérer encore davantage la jeunesse russe, on n’envoyait pas leurs amis condamnés directement en Sibérie. On les enfermait pendant quelques années dans des prisons centrales, qui leur faisaient envier le sort des criminels condamnés à travailler dans les mines de Sibérie. Ces prisons étaient en effet épouvantables. Dans l’une d’elles — un foyer de fièvre typhoïde, comme le disait dans son sermon l’aumônier particulier de cette geôle, — la mortalité atteignit 20 pour 100 en douze mois. Dans les prisons centrales, dans les bagnes de la Sibérie, dans les forteresses, les prisonniers se voyaient obligés de faire leurs terribles « grèves de la faim », c’est-à-dire, de refuser toute nourriture pendant une semaine ou plus, pour se soustraire aux mauvais traitements de la part de leurs gardiens, ou pour obtenir quelque amélioration de leur situation, qui leur permît d’échapper à la folie, comme l’autorisation de se livrer à quelque travail ou de lire dans leurs cellules. L’horrible spectacle qu’offraient ces hommes ou ces femmes, quand ils avaient refusé toute nourriture pendant sept ou huit jours de suite et qu’ils gisaient sur le sol immobiles et l’esprit égaré, ne semblait pas émouvoir les gendarmes. A Kharkov les prisonniers mourants étaient liés avec des cordes et gavés de force.

Le bruit de ces horreurs transpirait hors des prisons, franchissait les immenses régions de la Sibérie, et se répandait de tous côtés parmi la jeunesse. Il y eut un temps où il ne se passait pas une semaine sans qu’on découvrît quelque nouvelle infamie de ce genre, ou pire encore.

Une véritable exaspération s’empara alors de nos jeunes gens. « Dans d’autres pays, disaient-ils, on a le courage de résister. Un Anglais, un Français ne toléreraient pas de pareils outrages. Comment pouvons-nous les endurer ? Résistons, les armes à la main, aux visites domiciliaires faites la nuit par les gendarmes. Montrons-leur que nous sommes résolus à nous défendre jusqu’à la mort, puisqu’une arrestation aboutit à une mort lente et obscure entre leurs mains. »

A Odessa, Kovalsky et ses amis reçurent à coups de revolver les gendarmes qui venaient les arrêter pendant la nuit.

Alexandre II répondit à cette nouvelle phase du mouvement, proclamant l’état de siège. La Russie fut divisée en un certain nombre de districts, et chacun d’eux fut placé sous le commandement d’un gouverneur général, qui reçut l’ordre de faire pendre impitoyablement les révolutionnaires. Kovalsky et ses amis — qui, soit dit en passant, n’avaient tué personne avec leurs revolvers, — furent exécutés. La pendaison devint à l’ordre du jour. Trente-trois personnes furent pendues en deux ans, y compris un jeune homme de dix-neuf ans, qui avait été pris en train d’afficher une proclamation révolutionnaire dans une gare ; c’était la seule charge qu’il y eût contre lui. Ce n’était qu’un enfant, mais il mourut en homme.

Alors le mot d’ordre des révolutionnaires devint « défense personnelle » : défense personnelle contre les espions qui s’introduisaient dans les cercles sous le masque de l’amitié et en dénonçaient les membres à droite et à gauche, simplement parce qu’ils n’étaient pas payés quand ils ne dénonçaient pas un nombre de personnes suffisant ; défense personnelle contre ceux qui maltraitaient les prisonniers et contre les chefs omnipotents de la police.

Trois fonctionnaires de marque et deux ou trois espions subalternes furent frappés pendant cette nouvelle phase de la lutte. Le général Mézentsov, qui avait poussé le tsar à doubler les condamnations après le procès des cent quatre-vingt-treize, fut tué en plein jour à Pétersbourg ; un colonel de gendarmerie, coupable de quelque chose de pire encore, eut le même sort à Kiev ; et le gouverneur général de Kharkov — mon cousin, Dmitri Kropotkine, fut tué d’un coup de feu en rentrant du théâtre chez lui. La prison centrale, où les prisonniers, qui voulaient se laisser mourir de faim, avaient été gavés de force, était sous ses ordres. Au fond, ce n’était pas un mauvais homme — je sais que ses sentiments personnels étaient jusqu’à un certain point favorables aux prisonniers politiques ; mais il était faible et courtisan, et il craignait d’intervenir. Un mot de lui aurait mis un terme aux mauvais traitements infligés aux prisonniers. Alexandre II avait tant d’affection pour lui et sa situation à la Cour était si solide, que son intervention aurait très probablement été approuvée. « Je vous remercie, vous avez agi conformément à mes désirs, » lui avait dit Alexandre II deux ans auparavant, quand il était venu à Pétersbourg pour informer le tsar qu’il avait observé une attitude pacifique dans l’insurrection de la plus pauvre population de Kharkov et qu’il avait traité les insurgés avec beaucoup d’indulgence. Mais cette fois il donna raison aux geôliers, et les jeunes gens de Kharkov furent si exaspérés du traitement infligé à leurs amis que l’un d’eux tira sur lui et le tua.

* * *

Cependant, la personne du tsar restait encore en dehors de la lutte et jusqu’en 1879 il n’y eut aucun attentat contre sa vie. La personne du Libérateur des serfs était entourée d’une auréole qui le protégeait infiniment mieux que la multitude des agents de police. Si Alexandre II avait montré dans ces circonstances le moindre désir d’améliorer la situation politique en Russie ; s’il avait seulement fait appel à un ou deux de ces hommes qui avaient travaillé avec lui à élaborer les réformes et qu’il les eût chargés de faire une enquête sur la situation du pays, ou tout au moins des paysans ; s’il avait témoigné la moindre intention de restreindre les pouvoirs de la police secrète, ses tentatives auraient été saluées par des acclamations enthousiastes. Un mot de lui en aurait fait de nouveau « le Libérateur » , et la jeunesse aurait répété une fois de plus les paroles de Herzen : « Tu as vaincu, Galiléen. » Mais, de même que le despote s’était éveillé en lui pendant l’insurrection de Pologne et qu’inspiré par Katkov, il avait eu recours à la pendaison, de même, maintenant, suivant les conseils de ce même Katkov, véritable génie du mal, il n’avait pas trouvé autre chose à faire que de nommer des gouverneurs militaires extraordinaires — pour pendre.

Alors, mais alors seulement, une poignée de révolutionnaires — le Comité Exécutif — soutenu, je dois le dire, par le mécontentement croissant des classes cultivées et même de quelques personnages de l’entourage immédiat du tsar, déclara à l’absolutisme cette guerre, qui, après plusieurs tentatives, aboutit en 1881 à la mort d’Alexandre II.

Il y avait deux hommes, je l’ai déjà dit, dans Alexandre II, et maintenant le conflit entre ces deux côtés de sa nature, conflit qui n’avait fait que s’accentuer pendant toute sa vie, prenait un caractère véritablement tragique. Quand il fut assailli par Soloviov, qui tira sur lui et le manqua de son premier coup, il eut la présence d’esprit de courir vers la porte la plus proche, non en droite ligne, mais en zigzags, pendant que Soloviov continuait de faire feu ; il échappa ainsi à la mort et s’en tira avec une éraflure à son manteau. Le jour de sa mort, il donna une nouvelle preuve de son incontestable courage. En face d’un danger réel, il était courageux ; mais il ne cessa de trembler devant les fantômes enfantés par son imagination.

Un jour il tira sur un aide de camp, parce que celui-ci avait fait un brusque mouvement et qu’Alexandre avait cru qu’il voulait attenter à sa vie. C’est seulement parce qu’il craignait d’être assassiné, qu’il abandonnait entièrement le pouvoir impérial aux mains de ces gens qui se souciaient si peu de lui et ne tenaient qu’à leurs fonctions lucratives.

Il avait certainement gardé de l’attachement pour la mère de ses enfants, quoiqu’il eût déjà alors des relations avec la princesse Dolgorouki, qu’il épousa immédiatement après la mort de l’impératrice. « Ne me parlez pas de l’impératrice, cela me fait trop souffrir, » disait-il souvent à Loris Melikov. Et pourtant il délaissait complètement l’impératrice Marie, qui l’avait soutenu fidèlement tant qu’il avait été le Libérateur. Il la laissa mourir lentement dans le palais, abandonnée de tous, assistée seulement de deux dames de la cour qui lui étaient entièrement dévouées, tandis qu’il demeurait lui-même dans un autre palais, et se contentait de lui faire de brèves visites officielles.

Un médecin russe bien connu, mort depuis, racontait à ses amis que lui, un étranger, était indigné de voir avec quelle négligence l’impératrice avait été traitée pendant sa dernière maladie, — abandonnée, naturellement, par les dames de la cour, qui réservaient toutes leurs attentions pour la princesse Dolgorouki.

Lorsque le comité exécutif conçut la tentative hardie de faire sauter le Palais d’Hiver lui-même, Alexandre II fit une chose sans précédent. Il créa une sorte de dictature, et investit Loris Mélikov de pouvoirs illimités. Ce général était un Arménien, à qui Alexandre II avait déjà donné autrefois un semblable pouvoir dictatorial, quand la peste bubonique éclata dans les provinces de la basse Volga et que l’Allemagne menaça la Russie de mobiliser ses troupes et de la mettre en quarantaine, si le fléau n’était pas enrayé. Maintenant, voyant qu’il ne pouvait se fier à la vigilance même de la police du Palais, Alexandre II donna un pouvoir dictatorial à Mélikov ; et comme Mélikov avait la réputation d’être libéral, on interpréta cet acte comme un indice qu’une Assemblée Nationale ne tarderait pas à être convoquée. Mais comme aucun attentat ne s’était produit contre la vie du tsar immédiatement après l’explosion du Palais d’Hiver, le souverain reprit confiance et quelques mois après, Mélikov devenait, de dictateur, simple ministre de l’Intérieur, avant d’avoir pu faire la moindre chose.

Les brusques attaques de mélancolie, dont j’ai déjà parlé, et durant lesquelles Alexandre II se reprochait à lui-même d’avoir donné à son règne un caractère réactionnaire, prirent alors la forme de violentes crises de larmes. Il restait assis et pleurait pendant des heures, remplissant Mélikov de désespoir. Il demandait alors à son ministre : « Quand votre projet de réforme constitutionnel sera-t-il prêt ? » Mais quand Mélikov venait lui dire deux jours après que son projet était prêt, l’empereur semblait avoir tout oublié ! « Vous ai-je parlé de cela ? demandait-il. A quoi bon ? Il vaut mieux laisser ce soin à mon successeur. Ce sera son don de joyeux avènement à la Russie. »

Lorsque le bruit d’un nouveau complot parvenait à ses oreilles, il était prêt à entreprendre quelque chose, pour donner satisfaction au Comité Exécutif ; mais quand tout semblait être calme dans le camp révolutionnaire, il prêtait de nouveau l’oreille aux conseils des réactionnaires et laissait les choses aller leur train. Mélikov s’attendait tous les jours à être renvoyé.

En février 1881, Mélikov informa l’Empereur qu’un nouveau complot avait été ourdi par le Comité Exécutif, mais qu’il n’avait rien pu savoir de précis sur le plan adopté, en dépit des nombreuses recherches qu’il avait faites.

Alexandre II décida alors qu’une sorte d’assemblée consultative, composée de délégués des provinces, serait convoquée. Toujours hanté par la pensée qu’il partagerait le sort de Louis XVI, il conçut cette assemblée comme une sorte d’Assemblée des Notables, analogue à celle qui fut convoquée par Louis XVI avant l’Assemblée Nationale de 1789. Le projet devait être préalablement soumis au Conseil d’État, mais alors le tsar hésita de nouveau. Ce fut seulement le matin du 1er/13 mars 1881, après un nouvel avertissement de Loris Mélikov, qu’il ordonna de présenter le projet au Conseil d’État le jeudi suivant.

On était au dimanche, et Mélikov le pria de ne pas sortir pour assister à la parade ce jour-là ; sa vie était menacée par un danger imminent. Il alla quand même. Il voulait aller voir la grande-duchesse Catherine (fille de sa tante, Hélène Pavlovna, qui avait été un des chefs du parti des réformes en 1861) et lui apporter la bonne nouvelle, peut-être comme un sacrifice expiatoire à la mémoire de l’impératrice Marie. On raconte qu’il lui dit en français : « Je me suis décidé à convoquer une Assemblée des Notables. » Cependant cette demi-mesure tardive n’avait pas été rendue publique et il fut tué en rentrant au Palais d’Hiver.

On sait comment l’attentat eut lieu. Une bombe fut lancée sous sa voiture blindée, pour l’arrêter. Quelques Circassiens de l’escorte furent blessés. Ryssakov, qui avait lancé la bombe, fut arrêté sur-le-champ. Alors, malgré les conseils pressants du cocher qui le priait de rester, en disant qu’il pourrait le ramener encore au palais dans la voiture légèrement endommagée, le tsar voulut absolument descendre. Il sentait que sa dignité militaire exigeait qu’il s’informât des Circassiens blessés et qu’il leur apportât quelque consolation. C’est ainsi qu’il avait agi envers les blessés pendant la guerre contre la Turquie, quand on donna, le jour de sa fête, cet assaut insensé contre Plevna, qui devait finir par un terrible désastre. Il s’approcha de Ryssakov et lui demanda quelque chose, et comme il passait tout près d’un autre jeune homme, nommé Grinevetsky, qui se tenait là avec une bombe, celui-ci jeta sa bombe entre lui et le tsar, pour se tuer avec lui. Tous deux furent affreusement blessés, et ne survécurent que quelques heures.

Alexandre II resta là, étendu sur la neige, abandonné de toute son escorte. Tout le monde avait disparu. Ce furent quelques cadets revenant de la parade qui relevèrent le tsar mourant et déposèrent sur un traîneau son corps encore palpitant, qu’ils couvrirent d’un manteau de cadet. Et ce fut un des terroristes, Emélianov, qui, avec une bombe enveloppée de papier sous le bras, se précipita avec les cadets pour les aider à relever le blessé, au risque d’être arrêté sur-le-champ et pendu. La nature humaine est pleine de ces contrastes.

Ainsi finit la tragédie de la vie d’Alexandre II. On n’a pas compris qu’un tsar qui avait tant fait pour la Russie ait pu mourir de la main des révolutionnaires. Pour moi, qui fus le témoin des premières tendances réactionnaires d’Alexandre II, tendances qui n’avaient fait que s’accentuer graduellement ; pour moi, qui avais pénétré la dualité de sa nature et reconnu en lui l’autocrate né, dont la violence n’était que partiellement atténuée par l’éducation, — l’homme plein de bravoure militaire, mais dépourvu du courage de l’homme politique, ayant de fortes passions, mais une volonté faible, — il me semblait que cette tragédie s’était déroulée avec l’inévitable fatalité d’un drame de Shakespeare. Le dernier acte du drame était déjà écrit pour moi, le jour où je l’entendis nous adresser son allocution, à l’occasion de notre promotion au grade d’officiers, le 13 juin 1862, immédiatement après qu’il eut ordonné les premières exécutions sanglantes en Pologne.

* * *

Une terreur folle s’empara de la cour de Pétersbourg. Alexandre III, qui en dépit de sa texture colossale et de sa force n’était pas très courageux, refusa de s’installer au Palais d’Hiver et se retira à Gatchina dans le palais de son grand-père, Paul Ier. Je connais cette vieille forteresse à la Vauban, entourée de fossés et protégée par des donjons, du sommet desquels des escaliers secrets mènent au cabinet de travail de l’empereur. J’ai vu dans ce cabinet les trappes à travers lesquelles on peut tout à coup précipiter un ennemi sur les rochers à pic, dans l’eau qui se trouve au pied du mur, et l’escalier secret qui conduit aux cachots, ainsi qu’à un passage souterrain ouvrant sur un lac. Tous les palais de Paul Ier avaient été construits sur un plan analogue. Pendant ce temps, une galerie souterraine, munie d’avertisseurs électriques automatiques, destinés à empêcher les révolutionnaires de pratiquer des travaux de mines, était creusée tout autour du palais Anitchkov, dans lequel résidait Alexandre III quand il était héritier présomptif.

On fonda une Ligue secrète pour la protection du tsar. Des officiers de tous grades reçurent triple traitement pour y entrer et se charger d’un service d’espionnage volontaire dans toutes les classes de la société. Des scènes amusantes se produisaient, cela va sans dire. Deux officiers, ignorant qu’ils appartenaient tous les deux à la Ligue, cherchaient à s’entraîner réciproquement dans une conversation compromettante, au cours d’un voyage en chemin de fer, et ils voulaient ensuite s’arrêter l’un l’autre ; mais au dernier moment ils s’apercevaient à leur grand regret qu’ils avaient perdu leur temps. Cette Ligue existe encore sous une forme plus officielle, sous le nom d’Okhrana (Protection) et de temps en temps elle effraie le tsar actuel par la menace de dangers imaginaires, sous prétexte d’assurer son existence.

Une organisation encore plus secrète, la Sainte Ligue, fut formée à la même époque sous la direction de Vladimir, frère du tsar, dans le but de combattre les révolutionnaires par tous les moyens. L’un de ces moyens était de tuer ceux des réfugiés que l’on supposait avoir été les chefs des dernières conspirations. J’étais de ce nombre. Le grand-duc reprocha violemment aux officiers de la Ligue leur lâcheté, exprimant le regret qu’il n’y eût personne parmi eux qui voulût se charger de tuer ces réfugiés ; et un officier, qui avait été page de chambre à l’époque où j’étais au corps des pages, fut chargé par la Ligue de mettre ce projet à exécution.

La vérité est que les réfugiés établis à l’étranger n’étaient mêlés en rien à ce que faisait ce Comité Exécutif. Prétendre diriger de Suisse des conspirations, alors que ceux qui étaient à Pétersbourg agissaient sous une perpétuelle menace de mort, aurait été pire qu’une absurdité ; et comme Stepniak et moi avions écrit à plusieurs reprises, pas un de nous n’aurait accepté la tâche douteuse de diriger les autres sans être sur la brèche. Mais il entrait naturellement dans les plans de la police pétersbourgeoise de prétendre qu’elle était impuissante à protéger la vie du tsar, parce que tous les complots étaient ourdis à l’étranger, et ses espions, — je le sais très bien, — la pourvoyaient de tous les rapports désirés.

Skobelev, le héros de la guerre turque, fut aussi invité à entrer dans la Ligue, mais il refusa carrément. On sait par les papiers posthumes de Loris Mélikov, dont une partie a été publiée à Londres par un de ses amis, que lorsque Alexandre III monta sur le trône et qu’il hésitait à convoquer l’Assemblée des Notables, Skobelev offrit à Loris Mélikov et au comte Ignatiev (le Pacha Menteur, comme l’appelaient en plaisantant les ambassadeurs à Constantinople) d’arrêter le tsar et de l’obliger à signer un manifeste constitutionnel. Mais on prétend qu’Ignatiev dénonça le plan au tsar et qu’il obtint ainsi sa nomination de premier ministre. C’est en cette qualité que, sur les conseils de M. Andrieux, l’ex-préfet de police de Paris, il eut recours à divers stratagèmes pour paralyser l’action des révolutionnaires.

Si les libéraux Russes avaient montré alors un certain courage et avaient disposé d’une organisation suffisamment puissante, une Assemblée Nationale aurait été convoquée. Il ressort des mêmes papiers posthumes de Loris Mélikov, qu’Alexandre III fut disposé pendant quelques semaines à convoquer une Assemblée Nationale. Il s’était décidé à le faire et l’avait annoncé à son frère. Le vieux Guillaume Ier le fortifiait dans cette intention.

Ce fut seulement quand il vit que les libéraux ne bougeaient pas, tandis que le parti de Katkov travaillait activement en sens contraire — M. Andrieux lui conseillant aussi d’anéantir les nihilistes et lui indiquant les moyens de le faire (la lettre de l’ex-préfet a été publiée dans les papiers en question) — ce fut seulement alors qu’Alexandre III se décida finalement à déclarer qu’il continuerait à gouverner l’empire en monarque absolu.

* * *

Quelques mois après la mort d’Alexandre II, je fus expulsé de Suisse par ordre du Conseil fédéral. Je n’en pris pas ombrage. Attaqué par les gouvernements monarchiques au sujet de l’asile offert par la Suisse aux réfugiés politiques, menacé par la presse officielle russe de voir expulser toutes les bonnes d’enfants et les domestiques suisses, qui sont nombreux en Russie, le gouvernement suisse donnait, en me bannissant, une sorte de satisfaction à la police russe. Mais je regrettai beaucoup cette mesure pour la Suisse elle-même. Car c’était là sanctionner la théorie « des conspirations fomentées en Suisse » et faire l’aveu d’une faiblesse, dont les gouvernements tirèrent aussitôt profit. Deux ans après, quand Jules Ferry proposa à l’Italie et à l’Allemagne le partage de la Suisse, il dut se servir de cet argument, que le gouvernement suisse lui-même avait reconnu que la Suisse était un foyer de conspirations internationales. Cette première concession amena des réclamations de plus en plus arrogantes et elle a certainement beaucoup plus compromis l’indépendance de la Suisse que si le Conseil fédéral avait résisté avec dignité aux exigences du gouvernement russe.

Le décret d’expulsion me fut remis aussitôt après mon retour de Londres, où j’avais assisté à un congrès anarchiste en juillet 1881. Après le congrès, j’étais resté pendant quelques semaines en Angleterre, et j’écrivais pour la Newcastle Chronicle mes premiers articles sur la situation en Russie, considérée à notre point de vue. La presse anglaise, à cette époque, était un écho des opinions de madame Novikov — c’est-à-dire de Katkov et de la police russe — et je fus très heureux quand Mr. Joseph Cowen consentit à me donner l’hospitalité de son journal pour y développer notre point de vue.

J’étais justement allé rejoindre ma femme, qui faisait un séjour dans les montagnes non loin de la maison d’Élisée Reclus, quand je fus invité à quitter la Suisse. Nous envoyâmes notre petit bagage à la prochaine gare et nous allâmes à pied à Aigle, jouissant pour la dernière fois de la vue des montagnes que nous aimions tant. Nous franchissions les collines en prenant le plus court chemin, tout en riant beaucoup quand nous nous apercevions que les chemins de traverse nous obligeaient à faire de longs circuits. Lorsque nous eûmes atteint le fond de la vallée, nous suivîmes la route poussiéreuse. L’incident comique, qui survient toujours en pareil cas, fut provoqué par une dame anglaise. Une dame richement vêtue, renversée sur les coussins d’une calèche de louage à côté d’un monsieur, jeta en passant quelques brochures aux deux piétons pauvrement habillés. Je ramassai les brochures dans la poussière. C’était évidemment une de ces dames qui se croient chrétiennes et considèrent de leur devoir de distribuer des brochures religieuses aux « étrangers impies. » Pensant que nous retrouverions sûrement la dame à la gare, j’écrivis sur l’une des brochures les versets bien connus de la Bible, où il est question du riche et du royaume de Dieu, et autres citations analogues, appropriées à la circonstance, sur les pharisiens, qui sont les pires ennemis du christianisme. Quand nous arrivâmes à Aigle, la dame était en train de prendre des rafraîchissements dans sa voiture. Évidemment elle préférait continuer ainsi son voyage le long de la délicieuse vallée, plutôt que s’enfermer dans un étroit compartiment de chemin de fer. Je lui rendis poliment ses brochures, en disant que j’y avais ajouté quelque chose qu’elle trouverait utile pour sa propre instruction. La dame ne savait si elle devait se jeter sur moi ou accepter la leçon avec une résignation chrétienne. Ses yeux exprimaient alternativement ces deux sentiments.

Ma femme était sur le point de passer son examen de bachelier ès-sciences à l’université de Genève, c’est pourquoi nous nous fixâmes à Thonon, petite ville française, située en Savoie sur les rives de Léman et nous y restâmes deux mois environ.

Quant à la sentence de mort prononcée contre moi par la Sainte-Ligue, j’en fus averti par un très haut personnage de Russie. J’appris même le nom de la dame envoyée de Pétersbourg à Genève pour y être le chef de la conspiration. Je fis simplement part du fait au correspondant genevois du Times en le priant de publier l’affaire si quelque chose venait à se passer, et j’écrivis une courte note à cet effet dans le Révolté. Après cela je ne me tracassai plus à ce sujet. Mais ma femme ne prit pas la chose si légèrement, et une bonne paysanne, madame Sansaux, qui nous donnait pension et logement à Thonon, et qui avait appris le complot par une autre voie (par une sœur qui était nourrice dans une famille d’un agent russe), prit soin de moi de la manière la plus touchante.

Sa maison était située en dehors de la ville, et chaque fois que j’allais le soir à Thonon elle trouvait toujours un prétexte pour me faire accompagner par son mari avec une lanterne. « Attendez donc un instant, monsieur Kropotkine, me disait-elle ; mon mari y va aussi pour faire ses achats, et vous savez qu’il porte toujours une lanterne. » Ou bien elle chargeait son frère de me suivre à distance, sans que je m’en aperçusse.