Mémoires d’un révolutionnaire/préface

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AUTOUR D'UNE VIE
Préface de Georges Brandès
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Préface


Les autobiographies que nous devons aux grands hommes appartenaient autrefois à l’un des trois types suivants : « Voilà comment je m’éloignai du bon chemin, et voilà comment j’y revins. » (Saint Augustin) ; ou « Voyez combien je fus mauvais, mais qui oserait se croire meilleur ? » (Rousseau) ; ou « Voilà comment se développe lentement un génie favorisé par les circonstances. » (Gœthe). Dans tous ces genres de portraits l’auteur s’occupe donc surtout de lui-même.

Au dix-neuvième siècle les autobiographies des hommes éminents se ramenèrent plus souvent aux types suivants : « Voyez comme j’eus du talent, combien je fus attrayante et comme je recueillis l’estime et l’admiration de tous ! » (Johanne Louise Heiberg, Une Vie revécue dans le souvenir) ; ou bien : « J’avais beaucoup de talent, je méritais d’être aimé, et cependant je fus méconnu. Voyez quels durs combats j’ai dû livrer pour parvenir à la renommée. » (Hans Christian Andersen, Le Conte d’une Vie.) Dans ces deux genres de mémoires, l’auteur s’occupe donc avant tout de ce qu’ont pensé et dit de lui ses contemporains.

L’auteur de l’autobiographie que nous avons sous les yeux ne nous entretient point de ses talents, et par conséquent il ne nous dit pas les luttes qu’il eut à soutenir pour faire apprécier son mérite. Il se préoccupe encore moins des opinions que ses contemporains ont eues sur lui. Il ne dit pas un mot de ce que les autres ont pensé de lui.

Dans ce livre l’auteur ne se complaît pas à contempler sa propre image. Il n’est pas de ceux qui parlent volontiers d’eux-mêmes ; quand il le fait, c’est à contrecœur et avec une certaine timidité. Ici l’on ne trouvera pas de confession qui révèle l’homme intime, pas de sentimentalité, pas de cynisme. L’auteur ne parle ni de ses fautes, ni de ses vertus ; il ne se laisse aller avec le lecteur à aucune intimité vulgaire. Il ne dit point quand il est amoureux, et il parle si peu de ses relations avec le beau sexe qu’il omet même son mariage, et ce n’est qu’incidemment que nous apprenons qu’il est marié. Il est père, et un père très aimant, mais il trouve tout juste le temps de le dire une fois quand il résume rapidement ses seize dernières années.

Il est plus soucieux de nous donner la psychologie de ses contemporains que la sienne ; et l’on trouve dans son livre la psychologie de la Russie : de la Russie officielle et des masses populaires, de la Russie qui lutte pour le progrès et de la Russie réactionnaire. Il cherche plus à conter l’histoire de ses contemporains que la sienne ; et par conséquent le récit de sa vie renferme l’histoire de la Russie à son époque aussi bien que l’histoire de mouvement ouvrier en Europe pendant la dernière moitié du siècle. Quand il s’analyse lui-même nous voyons tout le monde extérieur se refléter en lui.

Cependant ce livre peut-être comparé à Dichtung und Wahrheit de Gœthe : l’auteur cherche à montrer comment s’est développé un esprit remarquable. Il peut l’être aussi aux Confessions de saint Augustin, car il est l’histoire d’une crise intérieure qui correspond à ce qu’autrefois on appelait une « conversion ». En effet, cette crise est le point où tout le livre converge.

En ce moment il n’y a que deux grands Russes qui pensent pour le peuple russe et dont la pensée appartient à l’humanité, Léon Tolstoï et Pierre Kropotkine. Tolstoï nous a souvent conté, sous une forme poétique, certaines périodes de sa vie. Kropotkine nous donne ici, pour la première fois, sans employer, lui, la forme poétique, un rapide aperçu de toute sa carrière.

Quelque radicalement différents que soient ces deux hommes, on peut tracer un parallèle de leurs vies et de leurs conceptions de la vie. Tolstoï est un artiste, Kropotkine est un homme de science ; mais il vint un moment dans la carrière de chacun d’eux où ils ne purent trouver ni l’un ni l’autre la paix dans la continuation de l’œuvre à laquelle ils avaient apporté de grandes qualités innées. Tolstoï fut amené par des considérations religieuses, Kropotkine par des considérations sociales, à abandonner les sentiers suivis par eux jusqu’alors.

Tous deux aiment l’humanité, et ils sont unanimes à condamner sévèrement l’indifférence, le manque de réflexion, la rudesse et la brutalité des classes supérieures, et ils se sentent également attirés vers la vie des opprimés et des maltraités. Tous les deux voient dans le monde plus de lâcheté que de stupidité. Tous deux sont idéalistes et tous deux ont un tempérament de réformateur. Tous deux sont des natures pacifiques, et Kropotkine est le plus pacifique des deux — bien que Tolstoï prêche toujours la paix et condamne ceux qui recourent à la force pour défendre leurs droits, tandis que Kropotkine justifie cet acte et entretient des relations amicales avec les terroristes. Le point sur lequel ils diffèrent le plus c’est leur attitude envers l’homme intelligent et instruit et envers la science en général. Tolstoï, dans sa passion religieuse, dédaigne et déprécie l’homme aussi bien que la chose, tandis que Kropotkine les tient en haute estime, bien qu’en même temps il condamne les hommes de science qui oublient le peuple et la misère des masses.

Bien des hommes et bien des femmes ont accompli une grande œuvre, sans avoir vécu une grande vie. Bien des gens sont intéressants, bien que leur vie puisse avoir été tout à fait insignifiante et banale. La vie de Kropotkine est à la fois grande et intéressante.

Dans ce volume, on trouvera combinés tous les éléments qui composent une vie des plus animées et des plus pleines, l’idylle et la tragédie, le drame et le roman.

Son enfance à Moscou et à la campagne, les portraits de sa mère, de ses sœurs et de ses maîtres, des vieux et fidèles serviteurs, les nombreux tableaux de la vie patriarcale, tout est si bien décrit que tous les cœurs seront touchés. Puis viennent des paysages, et l’histoire de l’amour extraordinairement intense qui unit les deux frères. Tout cela est de pure idylle.

Mais à côté, il y a malheureusement bien des larmes et bien des souffrances : la rudesse de la vie de famille, les traitements cruels infligés aux serfs, et l’étroitesse d’esprit et la dureté du cœur chez ceux qui exercent une si grande influence sur les destinées humaines.

Le récit est des plus variés ; il y a des catastrophes dramatiques : la vie à la cour et la vie en prison ; la vie dans la plus haute société russe, près des empereurs et des grands-ducs, et la vie dans la pauvreté, avec le prolétariat, à Londres et en Suisse. Il y a des changements de costume comme dans un drame, l’acteur principal ayant à se présenter pendant le jour en beaux habits au Palais d’hiver, et le soir vêtu en paysan pour prêcher la révolution dans les faubourgs. Et on trouve aussi l’élément sensationnel qui appartient au roman. Bien que nul ne puisse être plus simple dans le ton et dans le style que Kropotkine, il est des parties de son récit qui, par suite même de la nature même des événements qu’il a à relater, sont beaucoup plus saisissantes que tout ce qu’on trouve dans les romans dont le seul but est d’être sensationnels. Y a-t-il quelque chose d’un intérêt plus palpitant que le récit des préparatifs de l’évasion de la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul et de l’audacieuse exécution du plan ?

Peu d’hommes ont connu comme Kropotkine toutes les couches de la société pour y avoir vécu. Quels tableaux ! Voici Kropotkine enfant, les cheveux frisés, vêtu d’un travestissement, debout près de l’empereur Nicolas ; le voici page, courant après l’empereur Alexandre pour le protéger contre les dangers ; le voici dans une prison terrible, qui éconduit le grand-duc Nicolas, ou qui entend les paroles de jour en jour plus insensées d’un paysan qui, enfermé dans une cellule au-dessous de lui, perd peu à peu la raison.

Il a vécu la vie de l’aristocrate et celle de l’ouvrier ; il a été page de l’empereur et il a été un écrivain bien pauvre ; il a vécu la vie de l’étudiant, de l’officier, de l’homme de science, de l’explorateur de pays inconnus, de l’administrateur et du révolutionnaire banni. En exil il a dû parfois vivre de pain et de thé comme un paysan russe ; et il a été exposé à l’espionnage et aux tentatives d’assassinat comme un empereur de Russie.

Peu d’hommes ont un champ d’expérience aussi vaste. De même que Kropotkine est capable, comme géologue, d’embrasser l’évolution préhistorique de milliers de siècles, de même aussi il a pu se rendre compte de l’évolution historique de son époque. A l’éducation littéraire et scientifique qu’on acquiert dans son cabinet de travail et à l’université - c’est-à-dire la connaissance des langues, les belles-lettres, la philosophie et les mathématiques supérieures — il ajoute de bonne heure cette éducation qu’on acquiert à l’atelier, au laboratoire et aux champs — les sciences naturelles, les sciences militaires, l’art de la fortification, le secret des procédés mécaniques et industriels. Ses connaissances sont universelles.

Combien cet esprit actif doit avoir souffert quand il fut réduit à l’inactivité de la prison. Quelle école de patience et de stoïcisme ! Kropotkine dit quelque part qu’à la base de toute organisation il doit y avoir une personnalité d’un haut développement moral. Cela s’applique à lui. La vie a fait de lui l’une des pierres angulaires du mouvement de l’avenir.

La crise dans la vie de Kropotkine comprend deux moments qu'il faut signaler.

Il approche de la trentaine — âge décisif dans la vie d’un homme. De cœur et d’âme il est un homme de science ; il a fait une importante découverte scientifique. Il a trouvé que les cartes de l’Asie du Nord sont inexactes ; que non seulement les anciennes conceptions de la géographie de l’Asie sont fausses, mais aussi que les théories de Humboldt sont en contradiction avec les faits. Pendant plus de deux ans il se plonge dans des recherches laborieuses. Puis, soudain, un beau jour, les vrais rapports des faits lui apparaissent comme un trait de lumière ; il comprend que les principales lignes de structure de l’Asie ne se dirigent pas du nord au sud, ni de l’ouest à l’est, mais du sud-ouest au nord-est. Il met sa découverte à l’épreuve, il l’applique à de nombreux faits isolés, — et tout la corrobore. C’est ainsi qu’il connut sous sa forme la plus noble et la plus pure la joie de la révélation scientifique et qu’il sentit combien cette joie élève l’âme.

Alors vient la crise. La pensée que ces joies ne peuvent être goûtées que par un tout petit nombre d’êtres le remplit de douleur. Il se demande s’il a le droit de jouir de son savoir tout seul, sans partage. Il sent qu’il y a un plus grand devoir à remplir — contribuer à porter à la masse du peuple la science déjà acquise, plutôt que de travailler à faire de nouvelles découvertes.

Quant à moi, je ne crois pas qu’il eût raison. Avec de telles idées, Pasteur n’aurait pas été le bienfaiteur de l’humanité qu’il a été. Après tout, dans la longue suite des âges, tout tourne au profit de la masse du peuple. Je crois qu’un homme fait tout ce qu’il peut pour le bien-être de tous, lorsqu’il produit pour tout le monde avec le plus d’activité possible ce qu’il est capable de produire. Mais cette idée fondamentale est la caractéristique de Kropotkine ; elle l’exprime tout entier.

Et cette conception l’entraîne plus loin. En Finlande, où il va faire une nouvelle découverte scientifique, car l’idée se présente à lui — c’était alors une hérésie — que dans les âges préhistoriques toute l’Europe septentrionale était ensevelie sous les glaces, il est si vivement touché de compassion pour les pauvres, pour les souffrants, qui souvent connaissant la faim et dont la vie est une véritable lutte pour l’existence, qu’il croit que son devoir le plus grand, son devoir absolu est de devenir pour la grande masse laborieuse et déshéritée un maître et un appui.

Bientôt après un nouveau monde s’ouvre devant lui — la vie des classes laborieuses — et il apprend de ceux-là même qu’il voulait enseigner.

Cinq ou six ans plus tard se produit la seconde phase de la crise. Kropotkine est en Suisse, il avait abandonné le groupe des socialistes d’État, par crainte d’un despotisme économique, par haine de la centralisation, par amour de la liberté de l’individu et de la commune.

Cependant ce n’est qu’après sa longue détention en Russie et lors de son second séjour parmi les ouvriers intelligents de la Suisse française que la conception, vague encore en lui, d’un nouvel état social, prend la forme plus distincte d’une fédération de sociétés coopérant à la façon des compagnies des chemins de fer ou des administrations des postes de différents pays. Il sait qu’il ne peut pas dicter à l’avenir la route qu’il aura à suivre ; il est convaincu que tout doit provenir de l’activité édificatrice de la masse, mais il compare, pour mieux se faire comprendre, le futur état social aux corporations et aux rapports mutuels qui existaient au moyen âge, et qui furent l’œuvre des classes inférieures. Il ne croit pas à la distinction entre dirigeants et dirigés ; mais je dois avouer que je suis assez vieux jeu pour me réjouir lorsque Kropotkine, par une légère inconséquence, dit quelque part, en faisant l’éloge d’un ami, qu’il était « né meneur d’hommes. »

L’auteur se déclare révolutionnaire, et cela à juste titre. Mais rarement il y a eu un révolutionnaire si humain et si doux. Et on est tout étonné, lorsque, parlant de la possibilité d’un conflit armé avec la police suisse, se manifeste en lui l’instinct belliqueux qui existe en chacun de nous. Il ne peut dire alors avec certitude si lui et ses amis furent heureux ou déçus en voyant que le conflit n’avait pas eu lieu. Mais ce passage est unique dans son livre : il ne fut jamais un vengeur, mais toujours un martyr.

Il n’impose pas de sacrifices aux autres ; il les réserve pour lui. Toute sa vie il a agi ainsi, mais jamais les sacrifices ne semblent lui avoir coûté, tant il en fait peu de cas. Et avec toute cette énergie, il est si loin d’être vindicatif qu’à propos d’un répugnant docteur de sa prison il se contente de dire : « Moins on parlera de lui, mieux cela vaudra. »

C’est un révolutionnaire sans emphase et sans emblème. Il rit des serments et des cérémonies par lesquels se lient les conspirateurs dans les drames et les opéras. Cet homme est la simplicité en personne. Sous le rapport du caractère il peut soutenir la comparaison avec tous ceux qui ont lutté pour la liberté. Aucun n’a été plus que lui désintéressé, aucun n’a aimé l’humanité plus que lui.

Mais il ne permettrait point d’inscrire au frontispice de son livre tout le bien que je pense de lui, et si je lui faisais, je dépasserais les limites d’une préface raisonnable.

Georges Brandès.