Mémoires d’un reporter/À la tombée du soir

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Imprimerie Modèle (p. 173-188).

À LA TOMBÉE DU SOIR




À sa table de travail, Jacques Labrie tristement songeait… Les bruits de la rue lui parvenaient assourdis par les tentures, les tapis de Perse, les étoffes anciennes qui habillaient la pièce. Au milieu des bibelots rares, des toiles lumineuses, des livres aux belles reliures, il trouvait le calme favorable à l’envolée de sa pensée. Il y vivait les rares heures sereines de sa vie agitée. C’était le sanctuaire où il oubliait les crimes, les catastrophes : tous les événements qui tiennent le reporter en continuelle alerte.

L’heure depuis longtemps était passée : Elle n’était pas venue. Une fois de plus Elle s’était dérobée au rendez-vous. Une fois de plus Elle donnerait demain une excuse qui serait un mensonge. Cette excuse, Jacques Labrie l’accepterait comme il avait accepté les autres : par lâcheté, par crainte de la perdre.

À la pensée qu’elle se détachait de lui, que bientôt il ne la verrait plus, son cœur se serrait.

Jacques Labrie parcourait du regard sa bibliothèque, longue et basse, où les livres, à portée de la main, s’offraient. Ses yeux s’arrêtèrent sur la glace, posée au milieu de la table, sur son chevalet de fer forgé, œuvre d’un maître florentin. Dans la lumière grise du soir tombant, apparaissait un visage devant lequel il resta un long moment songeur. Penché pour le voir de près, l’étudier dans tous ses détails, il examina les deux longues et profondes rides qui enserraient sa bouche entre d’amères parenthèses ; les poches qui se gonflaient au-dessous de ses yeux ; les pattes d’oie de ses tempes ; les fines égratignures qui striaient son front.

Pour la seconde fois un sourire de tristesse erra sur ses lèvres. Sur ce visage, dont il connaissait toutes les déchéances et toutes les flétrissures, il avait lu ce que le temps peut faire de la jeunesse. À travers les larmes dont ses yeux étaient voilés, il crut voir un autre visage, qui était aussi le sien : son visage d’il y a plus de vingt ans, alors qu’il était le beau gosse auquel les femmes ne savaient guère résister. Cette tête aux yeux éteints, aux cheveux rares et décolorés, au teint flétri, était la caricature sinistre de l’autre, jeune et vivante, à la chevelure abondante et soyeuse, aux yeux de saphir. L’affreuse image évoquait le jour où, la chair quittant les os, elle ne serait plus que la tête de mort impersonnelle dont le rictus effrayant se cache sous terre, dans le mystère du cercueil.

Le front posé sur sa main, dans l’attitude qui lui était familière, Jacques Labrie se perdait dans ses pensées. Il comprenait pourquoi Elle se détachait de lui, pourquoi elle ne viendrait sans doute plus.

Il était au seuil de la vieillesse froide et sans joie, il ne connaîtrait plus que les sourires menteurs de celles dont l’amour s’achète.

Sortir de la vie, c’était s’éviter la honte qui couvre les vieillards, lâches devant les femmes. Le tout était d’en sortir sans bruit, sans scandale.

Ayant pris dans le tiroir à secret de son bahut gothique, un petit paquet soigneusement ficelé, il en sortit la seringue de Pravaz, la fiole où dormait le liquide libérateur qui lui permettrait tout à l’heure de sombrer dans le néant sans subir les affres de la mort. Il s’endormirait doucement. Doucement il entrerait dans la nuit qui montait de la terre… Demain, on le trouverait endormi, apaisé pour toujours, un sourire sur les lèvres, parti dans un rêve, son dernier rêve de femme dont la dure réalité ne l’éveillerait pas. Il se serait évadé de la vie qui n’aurait pu, à l’instant de l’heure grave, avoir été méchante pour lui…

Méthodiquement il emplit la seringue et y fixa l’aiguille creuse, puis jeta un long regard aux choses qui lui étaient chères et qu’il avait réunies dans le cadre de ses heures heureuses. Son cœur se gonfla d’une tristesse indicible faite du regret de tout ce qu’il allait quitter pour faire son dernier grand voyage : celui dont on ne revient pas.

Comme à ceux qui vont mourir, sa vie, en tableaux rapides, lui passa devant les yeux. Il se revit enfant dans ce village de marins, près de Québec, où l’on chargeait de bois les voiliers norvégiens au bordage en damier noir et blanc.

C’était la nuit : un peu de lumière diffuse s’accrochait aux flancs rebondis des vases de Chine, au creux des plats de cuivre de Syrie. Sur la table de travail, la glace était une tache grise sans reflet, comme ces lacs des Laurentides encaissés dans leurs sapins funéraires lorsque menace la pluie.

Se penchant sur le miroir, Jacques Labrie crut y voir une figure de femme. Il regarda longtemps l’image qui lui souriait… Il se rappela : c’était l’Initiatrice, la Grande Amie qu’il n’avait pas tout à fait oubliée malgré les années. Il évoqua ses yeux de violette, ses lourds cheveux blonds, sa tendresse en quelque sorte maternelle, sa sollicitude inquiète et jalouse qui avait évité à son adolescence la souillure des contacts avilissants. Il l’avait tendrement aimée. Il lui avait été fidèle jusqu’au jour où, dans les fils d’or de sa chevelure, des fils d’argent étaient venus. Il se pencha un peu plus mais, comme autrefois les fées, la belle image se noya dans le brouillard dont la glace s’était recouverte.

Mais une autre figure de femme apparut. Elle était courtaude et joviale, les manches de son caraco bravement retroussées sur ses bras rouges qu’elle ouvrait pour l’étreinte vigoureuse, le baiser sonore. Il se rappela les petits plats que, cuisinière experte, elle savait faire ; les gâteries qu’elle venait, en grand secret, la nuit, lui apporter dans sa chambre.

L’une après l’autre, en longue théorie, toutes les femmes qu’il avait aimées, ainsi surgirent du passé : Clair-de-Lune, petite fée rencontrée un soir au bal, délicieusement blonde et frêle dans sa robe bleu de ciel ; Mirth, l’Américaine aux cheveux roux, qui avait voulu faire de lui un entretenu de fille publique ; Antoinette, la petite amie d’enfance.

Au loin, une tache blanche apparaissait dans la glace. Jacques Labrie sentit son cœur se serrer : c’était le lit où avait agonisé sa mère. Dans le halo de la veilleuse voilée, il apercevait la figure de cire auréolée de beaux cheveux roux. Il revécut l’instant des suprêmes recommandations :

« — Jacques, mon pauvre petit, je veux, avant de partir, obtenir de toi une promesse … »

Épuisée par l’effort, il se rappelait qu’elle avait pris un temps. De sa voix douce, déjà lointaine, elle avait continué :

« — Je connais ton pauvre cœur en révolte. Je ne peux te demander à toi, ce que je pourrais exiger de ton frère s’il était près de moi. Je connais tes idées et, depuis le matin, je prie Celui qui me recevra bientôt, de t’accorder la grâce d’en changer… »

La mourante avait les yeux clos et ses mains d’un mouvement continu et doux, ramenaient la couverture à son menton.

« — Il me semble que je partirais tranquille, si tu me promettais de ne pas faire de peine à Celle que tu aimeras. Je voudrais éviter par toi, à une autre, la peine qui m’a été faite… »

Jacques Labrie avait longuement pleuré sa mère dont les traits avaient pris la majesté de la mort. Comme un tout petit enfant, le cœur soulevé de sanglots, il avait murmuré le nom de celle qui ne se remplace pas :

« — Maman, maman… »

Alors qu’il était tout enfant elle l’avait « consacré au bleu ». C’était un vœu de foi naïve dont il souriait aujourd’hui. Mais il en souriait doucement et en dépit de son sceptisme, jamais on ne l’avait vu qu’en complet bleu marine.

Pendant quinze ans il était resté en admiration devant Celle qui avait été le grand amour de sa vie. Pendant quinze ans, sans effort, il avait tenu la promesse faite à la morte. Mais un jour, une fêlure, imperceptible d’abord, irréparable par la suite, s’était produite. Car il avait fait cette suprême folie, lui, Canadien d’ascendance normande, d’épouser une Parisienne d’origine basque. Entre ces deux natures différentes, le heurt inévitable s’était produit et, de consentement mutuel, ils s’étaient séparés. Mais, malgré le temps et la distance, il n’avait pas cessé de l’aimer. Il fermerait tout à l’heure les yeux sur son image : la Mort clémente la lui ramènerait dans son dernier rêve.

Par un retour sur le présent, il songea à Petite Amie qui n’était pas venue, à Petite Amie qu’il ne reverrait jamais plus. Sa joliesse enfantine, son tout petit pied lui semblèrent lointains. Il eut un sourire à la pensée de son gros rire de bébé, à ses adorables élans spontanés qui la jetaient tout contre lui.

Il murmura :

« — Petite Amie, je te rends grâce des heures heureuses que grâce à toi j’ai vécues. Je te remercie de m’avoir donné ton cœur : je te pardonne de me l’avoir repris… »

Ayant pris la seringue sur la table pour l’enfoncer dans la veine bleue qu’il allait choisir, il voulut jeter un dernier regard à la glace. Mais au lieu de Petite Amie, il y vit Celle à laquelle il pensait chaque jour ; Celle qui avait su être le bon génie de la longue période de sa vie calme et régulière. Et tout à coup il entendit sa belle voix grave :

« Yo sabia que tu llorabas, he venido. »[1]

Dans cette belle langue castillane qu’elle employait souvent, pour bien marquer qu’elle restait étrangère au pays des neiges qu’elle abhorrait ; de son contralto passionné, elle le conjura de rentrer avec elle en Espagne. Elle l’implora de quitter son Canada de gel et de terne lumière, de venir avec elle vivre dans ce coin lumineux de la côte catalane, au bord de la mer toujours tiède et bleue, où était sa petite maison blanche.

Il sentit la douce pression de sa main sur son épaule :

« — Ven te con migo… se le ruego… »[2]

Alors il comprit qu’il n’était plus en présence d’une vaine illusion ; qu’elle était venue alors qu’il était dans la désespérance et qu’elle seule saurait l’aimer sans le voir vieillir. Il l’étreignit passionnément et lui murmura à l’oreille :

« Yo te quiero tambien y me voy contigo… »[3]

  1. « — Je savais que tu pleurais, je suis venue… »
  2. « — Viens t’en avec moi… je t’en prie… »
  3. « — Je t’aime aussi et je m’en vais avec toi. »