Mémoires d’un seigneur russe/20

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Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 329-366).

dans les guérets. C’étaient là autant de signes précurseurs et d’indices certains de l’automne.

Je regagnai ma maison ; je me reposai avec délices, comme toujours… Mais l’image de la pauvre Acoulina ne put de longtemps sortir de mon esprit, et ses bluets qui sont depuis longtemps fanés dans le cercle de germandrées dont je les avais entourés, se trouvent encore sur mes tablettes.




XX.


La haute société de province. Un Hamlet russe.


Dans l’une de mes excursions, je reçus une invitation à dîner chez Alexandre Mikhaïlytch, riche propriétaire, gentilhomme et chasseur de ma connaissance, dont le principal village se trouve à cinq kilomètres du hameau où j’avais élu pour quelques jours mon domicile de chasse. Il va sans dire que je me mis en frac[1] pour me rendre ce jour-là chez Alexandre Mikhaïlytch. Il était dit dans l’invitation : à six heures ; j’arrivai à cinq, et je trouvai déjà un grand nombre de personnes appartenant à la noblesse du pays, les uns en uniforme, d’autres en habits à la mode, d’une mode plus ou moins récente, d’autres enfin en habits de fantaisie d’une coupe et d’un goût plus ou moins équivoques.

Notre amphitryon me reçut à merveille, comme c’était son devoir, mais il courut sans délai aux antichambres. Il attendait un grand dignitaire, et se laissait aller à une certaine agitation, qui tranchait singulièrement avec sa position indépendante et son bel état de fortune. Alexandre Mikhaïlytch n’avait jamais, je ne dis pas contracté, mais même tenté une alliance par mariage. Il n’aimait pas les femmes, et si chez lui on ne se trouvait pas toujours exclusivement entre hommes, ce qui serait triste, du moins se trouvait-on à peu près sûrement entre célibataires ou à l’avenant. Sa maison était montée sur un grand pied ; il avait agrandi, et magnifiquement meublé et décoré la demeure seigneuriale de ses pères ; il se faisait expédier annuellement de Moscou pour quinze mille roubles de vins… et jouissait, en général, d’une très-grande considération. Alexandre Mikhaïlytch avait pris son congé du service presque avant d’avoir servi : ce qui explique pourquoi on ne lui connaissait aucun grade, aucun signe officiel de distinction. Quel motif avait donc pu l’amener à convoiter la visite d’un haut personnage, d’un homme en crédit, et l’agiter depuis l’aurore, le jour de ce dîner d’apparat donné sans, occasion connue ? « Ces choses-là ne sont pas et ne sauraient être de notoriété publique, » comme le disait un homme de loi de ma connaissance, toutes les fois qu’on avait l’indiscrétion de lui demander s’il acceptait les dons des gens de bonne volonté.

Le maître de la maison étant en vedette hors du salon, je me mis à parcourir les appartements. Presque tous les convives m’étaient entièrement inconnus. Vingt personnes jouaient déjà aux cartes. Au nombre de ces fanatiques de la préférence étaient deux militaires de bonne mine, mais sans fraîcheur ; ils avaient beaucoup servi. On distinguait aussi quelques fonctionnaires civils en haute cravate serrée, avec des moustaches d’un assez bon teint, et telles qu’on n’en voit qu’aux hommes bien intentionnés. Ces bien intentionnés manœuvraient fort gravement les cartes, tenant la tête élevée et fixe, de sorte que leurs prunelles faisaient la navette pour regarder les personnes (cinq ou six employés ou menus magistrats du district, à panses rebondies, à mains potelées et plus que moites, et dont les jambes et les pieds se tenaient modestement immobiles) que la curiosité attirait près de leur table à jouer. Ces messieurs parlaient d’un son de voix flûté, souriaient bénignement de tous les côtés, tenaient leur jeu tout contre leur chemisette, et en jouant atout, loin de frapper sur la table, avançaient sinueusement la main pour laisser tomber tout doucement la carte, et en ramassant leurs levées, faisaient un léger mouvement plein d’urbanité et de convenance.

Les autres gentilshommes se tenaient, les uns assis sur les divans, les autres debout, groupés près des portes et des fenêtres. Un propriétaire d’un certain âge, mais à figure efféminée, restait debout isolé dans un angle ; son corps tremblait, il rougissait ; dans son embarras étrange à voir, il faisait tourner sur sa poitrine je ne sais quelle breloque suspendue à sa chaîne de montre, et personne ne faisait à lui la moindre attention. Quelques messieurs, en habits ronds et en pantalons à carreaux, de la coupe de l’éternel grand habilleur moscovien Firs Kleoukine, dissertaient, en vérité, fort gaillardement, en se faisant honneur de la nerveuse souplesse de leurs gros cous nus. Un jeune homme de quelque vingt ans, très-blond et très-myope, habillé de noir des pieds à la tète, quoique visiblement intimidé, promenait sur les assistants un sourire venimeux…

Je commençais à éprouver quelque ennui, lorsque je fus abordé par un certain Voïnitsyne, jeune homme que l’Université n’avait pas renvoyé content ni gradé, et qui habitait la maison d’Alexandre Mikhaïlytch en qualité… j’aime mieux avouer que je ne sais en quelle qualité. Ce que je puis dire, c’est qu’il tirait fort bien et qu’il s’entendait à dresser les chiens. Je l’avais connu à Moscou. Il était du nombre de ceux des étudiants qui, à chaque examen, étaient poteaux, c’est-à-dire ne répondaient que par un mutisme absolu aux questions du professeur. Ces messieurs étaient aussi appelés favoris, parce qu’on avait observé, à l’époque dont je parle, que les poteaux avaient le visage bien autrement riche de barbe que les autres étudiants.

Voici comme les choses se passaient : on appelait, supposons, l’étudiant Voïnitsyne. Voïnitsyne, qui jusqu’à ce moment-là s’était tenu assis, immobile et droit, sur le banc, transpirant de tous les membres de son corps, et promenant avec lenteur au plafond et sur l’assemblée des yeux sans regard, se levait, boutonnait en hâte son vice-uniforme jusqu’au menton, et se rendait obliquement près de la table de l’examinateur. « Veuillez, monsieur, prendre un billet, » lui disait gracieusement le professeur. Voïnitsyne étendait la main, et palpait en tremblant les billets entassés sur la table. « Çà, vous n’allez pas choisir ; on vous dit de prendre, » dit un vieux monsieur d’une voix un peu sèche. C’était un professeur d’une autre faculté : il regarde l’infortuné poteau, s’indigne de la figure qu’il fait et le prend résolument en grippe. Voïnitsyne obéit, il prend un billet, montre le numéro et va s’asseoir près de la fenêtre, pour y attendre que la parole lui soit donnée. Pendant ce temps de répit et de recueillement, sagement accordé à l’étudiant qui va succéder à l’un de ses camarades devant le docte aréopage, Voïnitsyne ne détourne pas ses yeux du billet qui lui est échu : on suppose qu’il regarde tout à l’entour du billet, comme tout à l’heure il regardait tout à l’entour de la salle.

Son tour est venu ; son prédécesseur a fini son épreuve, et déjà il lui a été dit : « Allez ; c’est bien, » ou peut-être même très-bien, selon l’opinion qu’il a su donner de lui. Voïnitsyne est alors appelé : il se lève et avance d’un pas ferme ; le voici posé en face de ses juges.

On lui dit : « Lisez votre billet. » Voïnitsyne porte à deux mains le billet, comme par le jeu d’un ressort, juste au bout de son nez ; puis il lit bien lentement ; il lit scrupuleusement jusqu’au bout, et laisse peu à peu redescendre ses bras contre ses hanches, tenant le billet entre deux doigts de sa dextre. « Eh bien ! allons ; parlez, » dit indolemment le professeur qui l’avait appelé au tirage ; mais il a le temps de se renverser sur le dos de son fauteuil et de tourner ses pouces sur sa poitrine. Voïnitsyne garde un silence sépulcral. « Qu’est-ce qui vous arrête ? » Voïnitsyne est comme pétrifié. Le vieux savant de l’autre faculté s’agite, et le voilà qui se met de la partie. « Çà, dites du moins quelque chose. » Immobilité complète du jeune homme. Sa nuque, tondue de près, sert en ce moment de point de mire général aux regards de tous ses camarades. Cependant ils remarquent que les yeux du malin petit vieillard semblent vouloir s’élancer de sa tête comme deux balles de cornaline : décidément il déteste Voïnitsyne. « C’est un peu fort ! dit un autre examinateur, et pourquoi restez-vous muet ?… Est-ce que vous ne savez pas, hein ? Eh bien ! faites-nous le plaisir de l’avouer tout de suite ! — Permettez-moi de prendre un autre billet, » bégaye le malheureux favori, d’une voix de basso profondo. Les professeurs se consultent de l’œil, en faisant un effort héroïque pour garder leur gravité : le moindre rire dans leur cercle produirait une scandaleuse contagion dans le nôtre. « Eh bien ! prenez, » dit, en fouettant l’air de sa main, le président de la commission. Voïnitsyne prend un nouveau billet, de nouveau va passer vingt minutes, le nez sur ce billet, près de la fenêtre, et de nouveau revient se planter devant le bureau, et y faire l’effet d’un tronc d’arbre, debout encore, mais foudroyé, privé de vie. Le petit vieux avait bien l’air, cette fois, de le vouloir avaler tout d’une bouchée.

À la fin, on lui dit de se retirer et on lui met un zéro. Vous pensez que le poteau a grande hâte de gagner la rue… Erreur ; il va reprendre son ancienne place ; là, il reste au repos jusqu’à la fin des examens, et en sortant il s’écrie : « Nous ont-ils tourmentés ! En voilà une corvée ! et penser que demain ce sera tout aussi chaud ! » Et il va battre le pavé tout le reste du jour : de loin on le voit, se prenant la tête à deux mains, déplorer son peu d’aplomb. Il va sans dire qu’il rentre fatigué, se couche, dort comme un loir, se lève, prend le thé, et, sans avoir eu même la pensée d’ouvrir un livre, retourne à l’Université, où il passe par les mêmes épreuves avec le même succès, sans plus se déconcerter le lendemain que la veille.

Le M. Voïnitsyne qui vint à moi dans les salons d’Alexandre Mikhaïlytch était un poteau, un favori du temps où j’étais étudiant moi-même. Il n’avait, au reste, aucune répugnance à rappeler les souvenirs de l’Université : nous parlâmes Moscou et chasse.

Comme il était très-original, tout à coup il rompit les chiens et me dit à l’oreille :

« Voulez-vous que je vous fasse faire connaissance avec l’homme le plus pointu que nous ayons dans le pays ?

— Je vous en prie. »

Voïnitsyne me conduisit à un homme de petite taille, qui avait une très-haute huppe, portait des moustaches, et était vêtu d’un habit couleur de tabac d’Espagne et d’une cravate bariolée. Ses traits bilieux et fort mobiles, ses yeux vifs, ses lèvres habituellement séparées formaient un ensemble pétillant d’esprit et de malice. Près de lui se tenait un gentillâtre large, mollasse, douillet, doucet… du miel confit dans du sucre : ce monsieur était borgne. Il riait avant coup et de confiance aux pointes du petit homme huppé, et se tordait de jubilation.

Voïnitsyne me présenta à Peotre Pétrowitch Lupikhine, ce petit Vulcain si grand forgeur de bons mots. Nous fîmes échange, l’esprit et moi, de quelques petites phrases de politesse consacrées par l’usage.

« À présent, permettez-moi de vous présenter mon meilleur ami, me dit Lupikhine d’un air très-dégagé, en prenant par la main le doucereux propriétaire terrier. Çà, ne vous dérobez pas sous moi, Kirile Sélifanitch, ajouta-t-il, vous ne serez point mordu… Voici, voici ce cher ami, poursuivit-il, tandis que Kirile Sélifanitch, dans son trouble, s’inclinait si maladroitement qu’on eût dit qu’il craignait une chute d’entrailles : le voici, je vous le recommande ; c’est un gentilhomme à tous crins. Il a joui d’une santé admirable jusqu’à son âge de cinquante ans : alors sentant sa raison singulièrement développée, il s’est avisé d’un moyen de fortifier sa vue, dans la prévision d’une longue vieillesse : au bout de vingt-quatre heures, il louchait ; au bout de trois jours, il était borgne. Depuis cette époque, il s’est fait lui-même le médecin de tous ses paysans ; il prend plus particulièrement soin de leurs yeux, et le succès est constamment le même. Jugez, quels paysans dévoués !

— Ah ! quel… ! bégaya Kirile Sélifanitch, qui se prit à rire.

— Çà, décidez-vous donc, mon cher ami, à achever vos phrases, reprit Lupikhine ; songez qu’on peut, aux élections, vous déférer les honneurs de la magistrature, et soyez sûr que cela arrivera pas plus tard que dans trois mois : notez-moi cela dans vos tablettes… Sans doute MM. les assesseurs penseront en votre lieu et place, c’est du moins leur devoir ; mais toujours faut-il bien, à tout événement, savoir au moins énoncer l’idée d’autrui. Il se peut que le gouverneur vienne à l’improviste voir un peu les juges à leur tribunal. « Bah ! qu’est ceci ? le juge bégaye ? » s’écriera-t-il. On lui répondra, supposons, que c’est nouveau, que ce doit être un commencement de paralysie. « Eh bien ! dira-t-il, vite, vite, qu’on le saigne à blanc. » Et, s’il y tenait, songez donc, dans votre position, avouez que ce serait fâcheux et, en tout cas, peu agréables. »

Le doucereux seigneur terrier éclata de rire et s’arrêta court, mais essoufflé et se tenant les côtes.

« Vous voyez, monsieur, il rit, reprit Lupikine en regardant malicieusement la panse de Kirile Sélifanytch, il rit, l’excellent homme ; et au fait, pourquoi ne rirait-il pas son soûl ? Il est gros et gras, frais et dispos, point d’enfants, ses paysans ne sont pas hypothéqués, il les médicamente lui-même, et il à une femme divinement sotte. »

Kirile Sélifanytch détourna un peu la tête, feignant de n’avoir pas bien entendu, sans cesser pourtant de rire aux éclats.

Le satirique en veine de médisances s’interrompit brusquement et parut se raviser :

« Je plaisante, et ma femme à moi vient de se faire enlever par l’arpenteur de la ville… Quoi ! vous ne saviez pas cela ? Comment donc ! elle a les honneurs, ma foi, d’un bel et bon enlèvement. Je suis, vous voyez, tout fier du mérite de ma femme ; et puis, elle y a mis des procédés, elle a pris ce qu’elle a pu, mais elle m’a laissé une lettre fort raisonnable où elle me dit : « Cher Peotre Pétrovitch, entraînée par une passion indomptable, pardon, je m’éloigne avec l’ami de mon cœur, etc., etc. » L’arpenteur avait sur moi deux grands avantages, elle me l’avait dit, et je ne m’en suis souvenu qu’après coup… Il ne se faisait point les ongles et portait des pantalons à sous-pieds. Vous êtes surpris, monsieur, de mon sang-froid et de ma parole dégagée en pareille conjoncture… Eh ! mon Dieu, nous autres steppiens nous entrons toujours ainsi de prime-saut dans le vif de la réalité. Mais au fait, monsieur, allons un peu à l’écart, il n’est pas sûr en effet de conter ainsi ses affaires juste en face de notre futur magistrat. »

Il me prit par le bras, et nous entrâmes dans la baie d’une fenêtre.

« On m’a fait ici la réputation d’un moulin à bons mots, me dit-il dans la suite de la conversation, mais cela manque de justesse. Je suis tout simplement un homme qu’on a irrité et qui se soulage en ne ménageant plus personne. Je me trouve à merveille de ce régime. Et pourquoi serais-je discret et cérémonieux, je vous le demande ? Tout le bien que je n’ai pas ne vaut pas à mes yeux un fétu de paille ; je ne veux rien, je n’aspire à rien ; je suis méchant… sans doute ! et où est le mal ? Le méchant du moins à cet avantage qu’il n’a pas besoin d’esprit. Et comme cela rafraîchit le sang ! vous ne sauriez croire. Tenez, voyez donc, voyez donc, contemplez, par exemple, dans ce moment notre fastueux amphitryon. Expliquez-moi en vue de quoi il se donne tant de mouvement ; voyez-le regarder pour la cinquantième fois la pendule… Oh, oh ! il fronce le sourcil, non, il sourit, il sue à ne rien faire, il se pavane, il s’exerce aux grands airs ; et, en attendant, ne nous fait-il pas mourir de faim ? Un dignitaire est attendu ; un dignitaire, ciel ! la rare et merveilleuse chose !… Voyez, voyez, notre hôte qui voltige… il se met à l’amble dans le vestibule… Eh bien, il piaffe et fait la courbette à présent, qu’est-ce donc ? »

Et Lupikine partit d’un rire sifflant et strident qui pensa me gagner.

« Un malheur, c’est qu’il n’y a pas de maîtresse de maison ici, reprit-il en soupirant ; c’est un dîner de garçons… Ah ! si nous avions des dames, vous en entendriez de belles. Regardez ! s’écria-t-il tout-à-coup ; je viens de voir entrer le prince Kozelski, le voici, ce grand monsieur barbu, en gants jaunes. On voit au premier coup d’œil qu’il a voyagé dans l’ouest… et il arrive toujours tard. Je vous dirai entre nous qu’il est, à lui tout seul, épais comme un joug de bœufs. Et si vous voyiez cette façon de condescendance avec laquelle il nous parle, à nous autres campagnards ! avec quels airs de bonté il daigne sourire à nos femmes et à nos filles affamées dans les maisons qu’il honore de sa tardive présence. Mais, savez-vous qu’il essaye de piquer et de mordre, bien qu’il ne soit jamais ici qu’en passage ? du reste, quand il est en verve d’esprit, il a tout à fait l’air de vouloir couper un bout de corde avec un couteau émoussé. Il ne peut pas me souffrir… Il faut que j’aille le saluer. »

Et Lupikhine courut au-devant du prince, s’inclina en lui souriant narquoisement et revint vers moi.

« Ah ! voici maintenant un des mes ennemis les plus intimes, dit-il ; voyez, voyez cette grosse masse de chair, cette face hâlée qui a une brosse ronde en guise de chevelure, celui qui vient de frotter avec le parement de son habit son chapeau neuf, qui se fait faire passage tout contre les murs et qui regarde de tous les côtés comme un loup. En un jour de besoin je lui ai cédé pour quatre cents roubles un cheval qui en valait mille, et ce vilain marsouin croit depuis lors avoir le droit de me traiter on ne peut plus sans façon. C’est pourtant un homme d’un esprit si lourd, surtout le matin avant le thé ou le soir après qu’il a dîné, que, si on on lui dit bonjour, il manque rarement de répondre : Qu’est-ce ? Voici un général qui s’avance, c’est un général civilien, une excellence en retraite, une excellence ruinée. Ce général a une fille de sucre de betterave et une raffinerie toujours enrhumée… Bah ! qu’est-ce que je dis ? c’est la fabrique qui est de sucre. Oh, oh ! M. l’architecte ici ! bravo ! L’architecte, c’est cet Allemand en moustaches ; il n’entend rien à l’architecture, mais qu’est-ce que ça lui fait, pourvu qu’il se fasse un revenu et mette le plus possible de colonnes à la façade des riches qui se croient les colonnes de la noblesse du pays ? »

Tout à coup une grande agitation se manifesta sur tous les points ; le haut dignitaire venait de paraître sous le porche. Notre hôte se précipita dans l’antichambre, et il fut suivi d’un certain nombre de ces dévoués que les riches ont toujours à l’heure du dîner. Les conversations bruyantes de tout à l’heure se changèrent, comme par magie, en un parlage doucereux et mignard, puis en une sorte de bourdonnement d’abeilles partant pour aller butiner dans la prairie. Une seule guêpe inquiète et un insolent bourdon, Lupikhine et le prince Kozelski, s’abstinrent de baisser la voix. La grosse pièce, le haut dignitaire, fit son entrée. Le voici ; tous les cœurs volent à sa rencontre, ou du moins toutes les chaises ont crié sur le plancher, tous les bustes se sont élevés d’une aune. Le gentillâtre obèse qui a acheté à Lupikhine un cheval regretté se plonge le menton dans la poitrine pour témoigner sa vénération profonde.

Devant ce concert de prévenances, le dignitaire fit preuve d’usage et de distinction. Il adressa à droite et à gauche de gracieuses paroles, toutes prononcées du nez, toutes commençant par un a parfaitement explétif, comme dirait la grammaire. Il regarda avec mécontentement, et comme s’il eût voulu le manger, le prince Kozelski à cause de sa barbe, et livra l’index de sa main gauche à baiser au général civilien, possesseur d’une fille et d’une raffinerie. Au bout de quelques minutes, employées par le haut fonctionnaire à dire quatre ou cinq fois de suite combien il était content de ne s’être point fait attendre, tous les conviés passèrent à la salle du banquet, les figures ouvrant la marche et les basses cartes faisant queue.

Inutile sans doute de dire que celui qui avait affamé tout le monde depuis deux petites heures occupa le haut bout de la table entre le général pékin et le maréchal de la noblesse du gouvernement, homme à physionomie franche et digne, en rapport parfait avec sa chemisette empesée, son gilet sac et A sa grande tabatière ronde contenant du tabac de France. Il va sans dire aussi que notre hôte se multiplia, allant, venant, courant, veillant à ce que les conviés ne manquassent de rien, adressant une parole à chacun, souriant en passant à l’épine dorsale de l’illustre personnage, allant, comme un écolier, se mettre dans un coin pour avaler à la hâte, au risque de s’étrangler, quelques cuillerées de bouillon et quelques bouchées de bœuf ou de chevreuil.

Parmi les surprises obligées qui composent les péripéties ordinaires d’un festin de gala, le buffetier présenta aux nobles conviés un poisson de la longueur de cinq pieds, qui avait un magnifique bouquet entre deux rangées de dents effrayantes. De nombreux laquais en livrée, tous gens à mine singulièrement maussade, allaient de convive en convive, versant soit du vieux madère, soit du vieux malaga, soit des vins de France. Presque tous les nobles, à qui sans cesse on versait, buvaient un verre après l’autre, d’un air contrarié et comme s’ils remplissaient, un peu malgré eux, un devoir désagréable ; en ceci l’austérité des vieux surtout me semblait réellement comique. Bientôt les bouchons de champagne sautèrent au plafond, et l’on se mit à porter des toasts ; les conviés fonctionnèrent enfin sans avoir trop l’air de malades que l’on médicamente ; il s’établit çà et là un peu de conversation ; il se dit quelques mots heureux ; la glace était rompue. Ce qui, au reste, me parut le plus remarquable, ce fut une anecdote racontée par le haut dignitaire lui-même, favorisé par l’attention souriante de toute l’assistance. Quelqu’un, c’était je crois le général taré, homme assez au courant de la littérature moderne, parla de l’influence que les femmes exercent en général, et sur les jeunes gens en particulier.

« Oui, oui, dit le haut dignitaire, c’est la vérité, mais il faut tenir les jeunes hommes aussi sévèrement que possible, sans quoi le premier jupon venu leur met la tête à l’envers. (Un sourire que je qualifierai d’enfantin courut sur toutes les figures ; il y eut même un gentilhomme dont les traits, je ne saurais dire pourquoi, prirent une expression d’attendrissement et de reconnaissance.) Car les jeunes gens sont des sots. J’ai mon fils Jean, par exemple, c’est un grand imbécile de vingt ans ; eh bien ! un matin à l’improviste, il vient à moi et me dit sans préambule : « Mon père vous me permettez de me marier ? — Sers d’abord, maître sot ; obtiens un grade convenable. » Là-dessus les pleurs, le désespoir… Mais moi j’ai tenu bon… Ah ! c’est que… »

Le haut fonctionnaire usa de mots parasites, coupés de réticences, et en ce moment il parlait beaucoup plus du ventre que de la gorge. Il jeta un regard majestueux sur son voisin, l’Excellence des chancelleries, en élevant les sourcils beaucoup plus haut qu’on n’aurait pu s’y attendre. L’ex-général pencha un peu la tête de côté et cligna avec une extrême vitesse de l’œil qu’il avait tourné vers le grand personnage. Celui-ci reprit :

« Eh bien ! qu’arrive-t-il ? il m’écrit à présent de grands remercîments, s’accusant lui-même d’avoir été un imbécile et un fou. « Où en serais-je aujourd’hui, dit-il, si vous ne m’eussiez mis at la raison ? » Voilà, voilà comme il faut agir avec ces blancs-becs-là ! »

Tous les conviés murmurèrent des paroles d’approbation ; on trouva l’anecdote curieuse, instructive et charmante ; les visages étaient radieux de plaisir… Après un pareil plat de dessert on n’avait plus qu’à se lever de table ; on passa au salon avec tout le bruit contenu, bienséant, discret, calculé, qui se fait d’ordinaire en de telles occasions… Un, quart d’heure s’était à peine écoulé que toutes les tables de jeu étaient occupées.

Vers dix heures, j’allai sous le porche ordonner à mon cocher de tenir ma calèche prête pour cinq heures du matin, puis je me fis indiquer une chambre ; il m’était réservé de faire ce jour-là même encore une nouvelle connaissance, la connaissance d’une physionomie digne peut-être de quelque attention.

Par suite de la multitude des conviés qui encombraient la maison, on fut obligé de dresser deux ou trois lits dans chaque chambre, et le nombre des paravents fut loin d’égaler celui des couches préparées. Dans la petite chambre humide où me conduisit l’intendant, se trouvait déjà un individu qui, ayant pris les devants, était, au moment de ma venue, tout à fait déshabillé. Il eut hâte de se glisser sous sa couverture, dont il se brida la moitié inférieure du visage ; il s’établit commodément sur son lit de plume, et il garda une parfaite immobilité. Mais je m’aperçus qu’en attendant le sommeil, de dessous le rebord de son bonnet de coton, il regardait très-fixement mon lit, situé à l’opposite. En dix minutes, je fus déshabillé, couché, entortillé dans des draps imprégnés d’humidité. Mon vis-à-vis s’étant alors un peu agité sur son lit et ayant même balbutié, je crois, quelques mots indistincts, je lui dis : « Bonne nuit, monsieur. » Mais je gardai ma bougie allumée, comme il gardait la sienne.

Une demi-heure se passe. Malgré toute ma bonne volonté, je ne puis fermer l’œil… Une chaîne sans fin de pensées obscures et importunes gravitent obstinément, uniformément dans ma tête, comme les seaux d’une machine hydrostatique.

« Il paraît que vous ne dormez pas, me dit mon voisin en dégageant un peu sa bouche.

— Comme vous voyez, répondis-je ; mais évidemment vous n’êtes pas plus chanceux que moi.

— Moi, je ne dors jamais.

— Bah ! et comment cela ?

— Je ne sais ; je me mets au lit, et je reste là des heures avant qu’il me vienne un peu de sommeil.

— Ici, par extraordinaire, je le conçois ; mais chez vous, pourquoi vous coucher avant que le sommeil soit venu vous solliciter ?

— Que voulez-vous ? l’habitude. »

Après une minute de silence, il reprit : « Je m’étonne beaucoup qu’il n’y ait pas de punaises dans cette chambre ; ce serait pourtant l’endroit ou nulle part.

— Êtes-vous contrarié de n’en pas trouver, par hasard ?

— Non, assurément ; mais ceci est de fondation une chambre à coucher, et sans luxe d’aucune sorte ; et moi, en toute chose, voyez-vous, j’aime qu’il y ait conséquence. »

Nouveau silence de mon vis-à-vis, qui me semble un peu original dans ses heures d’insomnie.

« Voulez-vous faire avec moi un pari ? me dit-il à voix haute, comme s’il craignait que je ne m’endormisse.

— Au sujet de quoi ? demandai-je à ce camarade de chambre inconnu, qui commençait à m’amuser.

— Eh ! au sujet de quoi ?… Voici au sujet de quoi : je parie que vous me prenez pour un braque.

— Que dites-vous donc ? marmottai-je tout surpris.

— Oui, pour un braque, pour une brute, pour un ignorant, pour un stepniak fieffé. Convenez…

— Je n’ai pas l’agrément de vous connaître, et d’où pourriez-vous conclure que j’eusse pareille opinion de vous ?

— D’où ? Eh ! du seul son de votre voix. Vous répondez avec tant de négligence… Eh bien, je ne suis en rien tel que vous pensez.

— Permettez…

— Non ; vous, permettez. Pro primo, je parle français tout aussi bien que vous ; allemand, probablement beaucoup mieux ; secondement, j’ai passé trois années et plus à l’étranger, y compris huit mois entiers à Berlin. J’ai fait de Hegel, monsieur, une étude assez approfondie ; je sais mon Goëthe par cœur. Sachez qu’en outre j’ai été éperdument amoureux de la fille d’un professeur d’Allemagne, ce qui ne m’a pas empêché de venir me marier ici à une belle demoiselle poitrinaire et chauve, mais d’un esprit fort remarquable. Donc, vous voyez que nous sommes, vous et moi, des baies de la même prairie, et je ne suis nullement un demi-sauvage des steppes, comme vous persistez peut-être même encore à le penser… Laissez-moi dire… je suis, moi aussi, capable de penser, de réfléchir, de juger, de parler. »

Je relevai la tête et regardai avec un redoublement d’attention cet original. Nous nous étions réduits à l’éclairage d’une simple veilleuse qui ne me permettait guère de distinguer ses traits.

« Voilà que maintenant vous me regardez, reprit-il en relevant un peu son bonnet, et probablement vous vous demandez comment la soirée a pu se passer sans que vous m’ayez remarqué ; eh bien, moi, je vous expliquerai cela. C’est que je n’élève jamais la voix ; c’est que je me tiens derrière les autres, dans les coins, dans les baies des portes, et ne parle à personne ; c’est que l’intendant, le buffetier, avant même de passer devant moi, élève déjà le coude à la hauteur de ma poitrine. Mais d’où tout cela provient-il ? demanderez-vous ; de deux causes : je suis pauvre, j’ai pris mon parti d’être humble. Avouez donc que vous ne m’avez pas même aperçu.

— En effet, je n’ai pas eu le plaisir…

— Eh ! mais, j’en étais sûr. »

Il se mit sur son séant et croisa ses bras sur sa poitrine ; l’ombre de son bonnet, allongée du décuple, s’étendait, rompue en deux, sur la paroi et sur le plafond.

« Et avouez sans cérémonie, ajouta-t-il en me regardant de côté, que je vous fais tout l’effet d’un grand fou, d’un braque, d’un maniaque. Après cela, convenez encore que vous avez un vague soupçon que peut-être c’est un jeu et qu’il me plaît de simuler l’originalité.

— Vous me forcez à vous répéter que je ne vous connais point, et…

— C’est vrai ; et en ce sens je ne vous connais pas davantage. Pourquoi me suis-je mis ainsi spontanément, contre toutes mes habitudes depuis six années, à parler comme je l’ai fait tout à l’heure à un homme qui m’est tout à fait inconnu ? il n’y a, je vous assure que Dieu qui le sache. (Mon vis-à-vis soupire.) Vous et moi nous sommes ce que les Français appellent des gens comme il faut, égoïstes d’un égoïsme réglé, discipliné ; vous n’avez nulle affaire de moi, ni moi de vous, n’est-ce pas ? Nous ne dormons ni l’un ni l’autre… pourquoi ne ferions-nous pas un bout de conversation ? Je suis dans un accès de parole, et chez moi ces accès-là sont très-rares. Je suis, voyez-vous, timide, ombrageux, pas à la manière des provinciaux, des gens sans grade civil et sans fortune ; je suis timide par surabondance d’amour-propre. Mais parfois, je le vois maintenant surtout, sous l’influence de circonstances favorables, que je ne suis du reste en état ni de définir ni de prévoir, ma timidité disparaît tout à fait en quelques instants, et vous m’êtes témoin du fait à cette heure. Mettez-moi en ce moment face à face avec le Grand Mogol, je lui demanderai sans embarras la permission de goûter son tabac, à supposer que le dalaï-lama soit présent, comme notre honorable hôte qui, par parenthèse, s’est privé de sa tabatière tout le jour d’aujourd’hui, Dieu le bénisse !… Çà, vous voulez dormir, hein ?

— Tout au contraire, monsieur, car j’éprouve un grand plaisir à causer avec vous.

— À merveille, je vous amuse ; tant mieux. Eh bien, donc, vous saurez qu’ici on me fait passer pour un original ; on, c’est-à-dire les personnes à qui, entre autres riens, mon nom vient à la bouche. Personne ne sait rien de moi, ne s’intéresse en rien à moi. Ils pensent me piquer… Ô mon Dieu ! s’ils savaient… s’ils prenaient la peine d’observer, ils verraient que ma mauvaise chance est précisément une suite du manque absolu en moi de toute originalité… rien, rien en moi d’original, sauf ce que le moment actuel peut vous en faire supposer. Mais une sortie comme celle-ci ne doit point tirer à conséquence ; ce serait la plus sotte et la plus insignifiante espèce d’originalité, n’est-ce pas, que celle qui ne se trahirait, de lustre en lustre ou d’olympiade en olympiade, que par une boutade due peut-être à un verre de champagne ou à une insomnie fortuite. »

Il se tourna droit en face de moi et joua un instant des bras comme pour bien mettre sa chemise à fil droit, après quoi il s’écria :

« Monsieur, mon opinion, il est vrai, est qu’en général il ne fait bon vivre sur la terre que pour les originaux ; eux seuls sont réellement des membres de la société, eux seuls ont de l'individualité : « Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre, » a dit je ne sais quel poëte français du dernier siècle. Vous voyez avec quelle pureté je prononce le français, soit dit en passant. Je reprends en russe, avec votre permission. Que me fait à moi que tu aies un cerveau spacieux et richement meublé ? tu comprends tout, tu sais beaucoup, tu marches parfaitement au pas de ton siècle… Eh ! qu’importe, si tu n’as du reste rien de propre et privé, rien qui soit de toi et de nul autre ? Les entrepôts de lieux communs sont nombreux en ce monde ; mais à qui cela fait-il plaisir ? Qui en a vu trois en a vu un million. Sois sot plutôt, mais sot à ta guise. Tâche d’avoir ton haut goût, et que ce soit bien ton haut goût à toi ! Et ne croyez pas que je sois difficile sous le rapport de ce haut goût… eh ! non. Les originaux tels que je les comprends se rencontrent à chaque pas ; on ne voit en vérité qu’originaux ; vous trouvez presque dans chaque individu un original. Mon malheur, à moi, est donc précisément de n’avoir pas, comme chacun, mon cachet d’originalité… Et cependant, sachez, monsieur, que dans ma jeunesse je donnais les plus belles espérances ; et quelle haute opinion j’en étais venu à avoir de moi-même, tant avant mon départ pour l’étranger qu’à mon retour en Russie et dans mes foyers ! À l’étranger, c’était différent ; j’avais l’oreille toujours dressée, et je braquais isolément, silencieusement, la longue-vue de mon intelligence de tous les côtés, comme en ces pays-là il nous convient à nous autres de le faire, à nous qui là-bas observons, observons et finissons par voir qu’à tout prendre nous n’avons rien vu.

« Moi original ! moi original ! m’appeler original, allons donc !… Monsieur, je pose en fait, et de très-bonne foi, qu’il n’y a pas sur la terre un homme moins original que votre très-humble serviteur. J’ai dû naître imitation négligée d’un autre homme ; je vis sûrement d’après les personnages décrits dans les livres que j’ai étudiés, je vis à la sueur de mon front, à l’imitation d’autrui, tout haletant à la peine. Je crois fermement que j’ai étudié, que je me suis amouraché et marié sans que ma volonté y ait été pour rien, comme on remplit un devoir qu’on voit remplir, comme Jacques dit sa leçon à l’école après Paul, et du même ton… Plaisante originalité, n’est-ce pas ? »

Il ôta son bonnet, le jeta sur le lit, et dit après une pause :

« Voulez-vous que je vous raconte ma vie ? Bah ! bah !… quelques traits caractéristiques de ma vie, ce qu’il en faudra pour vous endormir… Voulez-vous ?

— Faites-moi ce plaisir, et comptez que je suis on ne peut plus éveillé.

— Non, tenez… je prends un fait qui ne sera pas long à rapporter, je vous dirai ce qui se rattache à mon mariage. Vous n’ignorez pas que le mariage est la pierre de touche de l’homme ; c’est un miroir magique où il se reflète tout entier… Comparaison bien surannée, n’est-ce pas ?… Permettez-moi de prendre une prise de tabac pour sortir des prologues métaphoriques. »

Il retira sa tabatière de dessous son traversin et se remit à parler en gesticulant, sa tabatière ouverte dans une main.

« Entrez un moment dans ma position ; jugez vous-même, monsieur, et dites, de grâce, quel profit pouvais-je jamais retirer de l’encyclopédie et de toute la doctrine de Hegel ? Qu’y a-t-il de commun entre cette encyclopédie et la vie russe ? Quelle application pourrait-on jamais imaginer de faire à la manière d’être des Russes soit de l’hégélisme en particulier, soit de la philosophie allemande, soit même simplement de l’érudition allemande en général ? »

Il sauta sur son lit et murmura en serrant les dents avec une sorte de colère :

« Eh bien, eh bien, justement, pourquoi es-tu allé essuyer les murs des antres de l’érudition germaine ? Pourquoi ne t’être pas tenu dans ton pays, dans ta province, où tu aurais étudié, sur les lieux mêmes, la vie réelle de ta localité, les besoins, les sentiments, les progrès, les faiblesses, les chances futures de tes compatriotes, et ton propre état, ta propre vocation, qui aurait pu alors t’être révélée ?… Eh ! messieurs, messieurs, poursuivit-il, en changeant sa voix de juge en une timide voix d’accusé sommé d’exposer ce qu’il peut alléguer pour sa défense, où voulez-vous que nous autres provinciaux nous puissions étudier ce qu’aucun observateur philosophe n’a encore inscrit dans aucun livre catalogué, dans aucun ouvrage quelconque ? Hélas ! je ne demanderais pas mieux que de prendre des leçons de la vie russe elle-même directement… Mais elle se tait, la douce colombe. Il faut en saisir les traits au hasard et bien à la hâte au moment où elle apparaît. Et moi, je ne suis pas doué pour cela, j’ai besoin d’analyses faites et de conclusions toutes tirées.

« Des conclusions ! direz-vous ; quoi, il te faut des conclusions ?… Que n’écoutes-tu les lettrés de Moscou ?… Ne sont-ce pas de vrais rossignols ? » Eh ! mon Dieu, voilà justement le mal que j’y trouve ; les écrivains de Moscou sifflent tout à fait comme des rossignols de Koursk, et je voudrais des lettrés qui parlassent en hommes. Jeune, inexpérimenté, dans le temps, je pensais : la science, incontestablement, est partout la science, la vérité est une sur toute la face du globe, et avec cette belle idée me voilà lancé chez ces païens d’étrangers. Que voulez-vous ? l’effervescence de l’âge et beaucoup d’orgueil m’ont emporté. Je ne voulais pas avant le temps dormir et prendre du ventre, malgré ce qu’on dit des avantages qu’on y trouve. Au reste, qui n’a pas de chair ne peut guère espérer d’engraisser.

« Çà, ajouta-t-il, revenons, revenons ; je voulais vous dire les circonstances de mon mariage. Or, écoutez : et je me hâte de vous prévenir que ma femme n’est plus de ce monde ; en second lieu… en second lieu… je vois bien que je ne puis éviter l’obscurité, si je ne reviens pas en effet à ma jeunesse. Dites, sincèrement, vous n’avez pas envie de dormir ?

— Nullement, je vous jure.

— C’est charmant. Mais il faut que vous soyez bien attentif, car nous avons dans la chambre voisine un M. Kantagrukhine qui a l’indignité de ronfler si bruyamment… Je suis né de parents bien peu riches ; je dis de parents, parce que, selon l’usage traditionnel, outre ma mère, j’avais un père. Je me le rappelle ; on dit que c’était un assez pauvre bonhomme à long nez avec de grandes taches de rousseur ; il était roux ardent et ne prisait que d’une narine. Son portrait pendait dans la chambre de ma mère ; d’après cette peinture, qu’on me donnait pour plus exacte que belle, il était étonnamment laid, en dépit ou à cause de son bel uniforme rouge, à collet de velours noir, qui relevait ses pendants d’oreilles. Quand j’avais mérité d’être fouetté, c’était devant ce portrait qu’on me conduisait, et ma mère, en pareil cas, me montrait toujours cette figure rouge en me disant : « Tu en aurais vu bien d’autres avec lui ! » Vous pouvez vous figurer le respect et l’amour que cela devait m’inspirer pour la mémoire du défunt. Je n’avais ni frères ni sœurs. J’ai pourtant quelque souvenir confus d’un certain petit frère rongé par la maladie anglaise, qui se traînait comme une larve ; mais il n’a pas tardé à être porté en terre. Dites-moi un peu comment la maladie anglaise, scrofules, écrouelles, et que sais-je ? est venue se fourvoyer dans le gouvernement de Koursk ; mais laissons cela. Ce fut ma mère qui s’occupa de mon éducation, et elle y mit toute l’ardeur d’une steppienne ; cette éducation dura depuis le premier jour de ma naissance jusqu’à l’âge de seize ans accomplis… Me suivez-vous sans trop de fatigue ?

— Ayez la bonté de continuer.

— Bien. Quand j’eus seize ans bien sonnés, ma mère congédia mon gouverneur français qui était un prétendu Allemand du nom de Philippovitch, né d’une famille grecque, vivant, Dieu sait de quoi, dans la ville de Niéjinsk. Elle me mena à Moscou, me fit inscrire à l’Université, et, peu de temps après, rendit son âme au Tout-Puissant, me laissant dans les mains de mon oncle paternel, homme de loi du nom de Koltoun Baboura, oiseau de proie connu en bien d’autres lieux, vraiment, que dans le district de Stchigrof. Mon bon oncle Koltoun Baboura me rançonna cruellement, en brave homme de loi qu’il était. Mais ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit.

« Je fus admis à suivre les cours de l’Université ; je dois rendre justice à ma mère, à qui je dois de m’être trouvé assez bien préparé. Mais l’absence d’originalité se faisait dès lors remarquer en moi. Mon enfance ne se distinguait en rien de l’enfance d’une foule d’autres jeunes garçons : j’ai fait, moi aussi, ma croissance en serre chaude, sottement, maigrement, maladivement ; moi aussi, j’ai commencé de bonne heure à apprendre par cœur des vers et à tourner à l’aigre et au sombre sous ombre de disposition rêveuse : « Quelle idée poursuit ce jeune homme ? Laissez-le ; respectez ses aspirations au beau, à l’idéal…! » À l’Université, ce fut la voie dans laquelle je me trouvai engagé ; je tournais comme les autres, comme il arrive au laitage quand l’air est pesant ; je me trouvai donc tout naturellement admis dans le Kroujok, dans le cercle des étudiants. Comme vous êtes plus jeune que moi, vous ne savez peut-être pas même ce que c’était que le Kroujok des étudiants de Moscou quatre ou cinq ans avant vous. Je me rappelle que Schiller a dit quelque part :

Gefahrlich ist’s den Leu zu wecken,

Und schrecklich ist des Tiegers Zahn,
Doch das schrecklichste der Schrecken

Das ist der Mensch in seinem Wahn ![2]

« Et je vous assure qu’il n’a pas dit là ce qu’il voulait dire ; il devait dire

Das ist ein kroujok in der stadt Moskau.[3]

— Ça, mais, qu’est-ce que vous trouviez donc de si abominable dans le cercle ? demandai-je à ce pauvre monsieur à qui le dîner, un peu trop long il est vrai, avait probablement agité les nerfs ce soir-là.

— Ce que j’y ai trouvé d’abominable ? s’écria-t-il, le voici. Le cercle, à mon sens, est, pour tout jeune homme, la pelisse qui en huit jours déprime nos habits, l’étouffoir moral qui tue en nous la personnalité de l’esprit et du cœur ; c’est la foule, la presse où l’on perd la respiration avec sa bourse, sa montre et son mouchoir de poche. Le cercle, c’est la vie collective substituée à la vie individuelle nécessaire au développement de l’âme, c’est un règlement oppressif donné à ce qui ne peut que périr ou languir sous la règle, c’est une belle forêt, ravagée par des fous qui veulent faire de tous les arbres indistinctement ce qu’on fait du tilleul et du charme dans les jardins des riches, un décor. Le cercle remplace les libres entretiens par des dissertations ; il vous accoutume à un stérile parlage, il vous détourne du travail isolé, de l’étude suivie, de la méditation intime ; ilvous inocule le scribendi cacoethes ; il vous prive de la sève bienfaisante, de la fraîcheur virginale de l’âme. Le cercle ! eh mais, c’est la platitude, le nivellement forcé au lieu des saillies naturelles, et cela sous le nom même de fraternité et d’amitié.

« Qui donc dans la famille a cent frères ? Qui donc dans la société, à vingt ans, mène de front cent amitiés sérieuses à la fois ? On ne saurait donc s’attendre là qu’à des chaînes de malentendus et de prétentions imposées sous prétexte de franchise et d’enthousiasme.

« Oui, dans le cercle, par l’effet du droit de chaque membre, de pouvoir en tout temps, à toute heure, enfoncer ses doigts sales jusque dans la poitrine des sociétaires, soi-disant frères et amis, il ne reste plus rien de propre, de pur, d’intact dans l’âme d’aucun ; dans le cercle, on penche invinciblement vers le plus vide parleur « tinnit quia vacuum, » le plus vaniteux bel esprit, un Caton en herbe, un philosophe scythe imberbe. Là on fait des ovations à tout poétereau grimacier à la parole creuse, aux pensées pleines de lointains impénétrables, à l’imagination sophistiquée et nuageuse. Dans le cercle, on voit de nobles gars de dix-sept ans, dissertant subtilement de la femme et de l’amour ; il est vrai qu’après cela, en présence des femmes, ils restent court, ou bien leur adressent effrontément des phrases d’emprunt, fruit d’une lecture de la veille. Dans le cercle on s’observe les uns les autres tout aussi traîtreusement et dangereusement que si l’on vivait entouré d’agents de police… Ô cercle ! tu n’es pas un cercle de vertes amitiés juvéniles comme tu en as la prétention, mais bien un cercle de sorcellerie et de malédiction où se sont perdus une foule de nobles enfants du pays, nés pour être hommes de mérite.

— Vous me permettrez de vous faire observer que, selon le, vieux proverbe latin : « Qui veut prouver trop ne prouve rien ; » décidément vous venez de tomber dans l’exagération. Pardon, mais l’hyperbole est ma bête noire, voyez-vous. »

Mon interlocuteur me regarda en silence.

« Peut-être avez-vous raison ; Dieu me connaît ; je me connais fort imparfaitement. C’est humiliant d’être ainsi pris en faute, mais peut-être bien avez-vous raison ; car à nous autres pauvres diables, rejetés par la fortune loin du commerce des intelligences cultivées, il ne nous est resté qu’un penchant et qu’un plaisir, celui d’exagérer.

« C’est pourtant dans une sphère plus ou moins semblable à celle que j’ai décrite (pardon à mon tour !) que j’ai passé quatre années à Moscou. Je ne saurais au reste, vous exprimer avec quelle étourdissante rapidité ce temps plein de séduction s’écoula pour moi ; je trouve à m’en ressouvenir une joie vive mêlée de regret et d’angoisse. Je me levais, c’était l’aurore, j’étais en haut de la brillante montagne de glace, je me posais sur le char à patins, je dévalais, en un clin d’œil j’arrivais au but, je me remettais debout, je regardais… et déjà j’assistais au coucher du soleil, et je n’avais pas vu passer la journée. Mon domestique, endormi toujours, me présente mon surtout ; je le mets, je passe chez un camarade, je fume une pipe, je prends avec lui un grand verre de thé, bien faible, et nous voilà à causer philosophie allemande, à disserter sur l’amour, cet éternel soleil de l’âme, et sur quelques autres sujets émouvants. Il survenait quelques autres camarades qui de la rue avaient vu la chambre éclairée. Il se rencontrait là du moins quelques individualités originales, et tel qui suait à s’assouplir au joug, à s’aligner derrière le fatal cordeau, ne pouvait parvenir à dompter entièrement sa bonne et belle nature prime-sautière. Moi seul j’étais pure cire molle, et mon triste naturel ne résistait à aucune pression. Je me trouvai avoir vingt et un ans sonnés, j’entrai en possession de mon bien, je veux dire de la partie de mon héritage que la prudence de mon cher oncle et tuteur jugea indispensable de me laisser.

« Maître enfin de moi-même, je donnai à mon domestique serf, Vacili Koudrachef, procuration de régir toutes les parties qui composaient mon domaine patrimonial, et je franchis la frontière, pressé de voir Berlin. J’ai passé, comme je vous l’ai dit, trois ans en pays étrangers, ce qui n’a en rien contribué à donner plus de caractère à mon naturel sans relief. Il va sans dire que je n’ai pas le moins du monde acquis la connaissance de l’Europe et de la vie européenne ; je ne m’en suis pas même enquis ; j’allais écouter les doctes professeurs allemands, je lisais les livres allemands sur les lieux mêmes où ils ont été écrits… Voilà en quoi consistait pour moi toute la différence entre l’Allemagne et Moscou. Seulement, à Berlin, je vivais seul, en véritable anachorète ; ma chambrette était une cellule de moine. Il m’arrivait de me frotter un peu à quelques ex-lieutenants altérés comme moi de savoir, comme moi lents comprendre et mal doués sous le rapport de la parole ; il m’arrivait de courir un peu la ville avec quelques familles russes bien mal dégrossies, dégrossies à la hache, et venant des gouvernements à blé de Penza, Simbirsk, Tambof ou Saratof ; j’entrais quelquefois au café pour parcourir les feuilles publiques, et je me dormais le plaisir d’un spectacle au théâtre royal.

« Je voyais peu les indigènes, je ne pouvais causer avec eux, chez eux, sans une tension d’esprit fatigante ; ils me semblaient roides ; et je n’en ai vu aucun paraître chez moi, hors deux ou trois jeunes hébreux qui espéraient, pour leurs petits besoins de numéraire, trouver chez le Russe plus de laisser-aller que chez le bon Berlinois. Un simple hasard me jeta un jour dans la maison de l’un de mes professeurs ; j’allai dans son domicile m’inscrire à son cours ; mon visage lui plut-il, je ne sais, mais il m’invita à venir chez lui passer la soirée. Il avait deux filles, l’une de vingt-six, l’autre de vingt-sept ans, toutes deux à taille ramassée, à nez énorme, à longs et nombreux tire-bouchons ; ajoutez des yeux bleus de faïence et des doigts saumon terminés par des ongles blancs. Elles s’appelaient l’une Linchen, l’autre Minchen. Je me mis à fréquenter la maison du professeur.

« Il faut vous dire que ce professeur était non pas sot, mais, toqué : dans sa chaire il parlait avec assez de suite, mais chez lui ce n’était plus cela, peut-être parce qu’alors il n’avait plus ses lunettes sur le nez, mais sur le front. C’était d’ailleurs un grand érudit. Voilà que je me fourrai dans la tête que j’en tenais pour Linchen ; oui, pendant six mois entiers j’en demeurai persuadé ; Je causais peu avec elle, je la regardais beaucoup ; je lui lisais des livres d’un grand pathétique ; s’il faut tout dire, il m’arrivait de lui presser la main à la dérobée, et le soir parfois, assis près d’elle, je regardais beaucoup la lune, ou bien à défaut de lune je regardais en l’air. Linchen avait un talent remarquable pour faire le café. Tout cela n’était-il pas charmant ! Une seule chose m’interloquait : dans les plus doux instants, je me sentais inquiet, je tremblais de commettre quelque imprudence ; j’étais tellement en garde contre les entraînements d’une aveugle convoitise que j’en avais la fièvre. L’idée que peut-être on ne m’en voudrait pas d’une recrudescence de familiarité, m’accabla si bien que, ne pouvant plus supporter mon bonheur, je pris la fuite.

« Je passai encore deux ans à l’étranger ; je visitai l’Italie, je contemplai à Rome la Transfiguration, à Florence la célèbre Vénus. Un enthousiasme inespéré, vague et violent à la fois, vint s’emparer de moi ; une rage me saisit, je me mis à écrire mon journal et à faire des vers tous les soirs ; bref, là encore, je faisais comme tout le monde. Et cependant voyez combien il est facile d’être original ; je ne me connais nullement en peinture ni en sculpture… il me suffirait d’avouer cela tout haut de bonne foi… Non pas, comment donc ! loin delà, je prends un cicerone et je cours voir les fresques.

« À la fin je regagnai nos frontières, poursuivit-il d’une voix fatiguée, après avoir plusieurs fois ôté, jeté, pris et remis son bonnet. Je me rendis droit à Moscou avec le projet d’y passer une quinzaine de jours avant d’aller me retirer pour longtemps peut-être dans la solitude de ma terre. Il se fit en moi, à Moscou, une métamorphose bien surprenante. À l’étranger je m’étais complu à garder habituellement le plus modeste silence ; tout à coup je me pris à parler d’abondance et en même temps à prendre de moi-même la plus haute opinion. Il se trouva à point des personnes indulgentes dont la condescendance alla jusqu’à me prendre, je crois, pour un génie, et les dames assez généralement écoutaient avec intérêt les récits et les descriptions dont j’étais prodigue.

« Mais je ne sus pas me maintenir à la hauteur de toute cette gloire ; et d’ailleurs, dès le neuvième ou dixième jour de mes présentations et de mes représentations d’éclat, il sortit en quelque sorte de terre une bonne petite calomnie sur mon compte. J’ignore qui en était l’auteur ; ce fut probablement quelqu’une de ces vieilles filles du sexe mâle dont Moscou pullule. Cette calomnie grandit, eut des branches, des liens, des provins, comme le fraisier des bois. Mes pieds s’y trouvèrent engagés ; je voulus sauter, déchirer, rompre les longs filaments, mais la besogne ne marchant pas à souhait, je rêvai départ et solitude.

« Là encore, je tins la conduite la plus misérable ; j’aurais dû tout simplement attendre avec patience la fin de ces méchants bruits, comme on attend celle de la fièvre d’ortie, et j’aurais bientôt vu les mêmes hommes bienveillants me rouvrir leurs bras, les mêmes dames sourire de nouveau à mon éloquence. Mon malheur est de n’avoir aucune sorte d’originalité. La conscience de ceci s’éveilla tout à coup en moi ; j’eus honte de mon peu de tenue, j’eus honte de babiller, de babiller sans cesse et sur les mêmes thèmes, hier sur Arbate, aujourd’hui sur Trouba, demain sur Sivtseraïa Vrajka[4].

« Mais, pourrait-on m’objecter, si l’on aime cela ! Voyez tous les gens du bel air les plus favorisés sur la scène du grand monde à Moscou, ont-ils honte, ceux-là, de se répéter ? ils sont inépuisables en babil et c’est là le grand point. Voilà ce que signifie la confiance en soi et l’amour-propre ! Eh ! mon dieu, j’avais de l’amour-propre, et il m’en reste même bien encore quelque peu ; mais à quoi pouvait-il me servir lorsqu’il était dans mon humeur de dire : Un obstacle vient à moi, c’est désagréable, éloignons-nous ? Il eût fallu que la nature ou doublât la dose de mon amour-propre ou ne m’en donnât point du tout. Ce qui me consternait encore, c’était d’être à court d’argent ; mon séjour de trois ans en Allemagne et en Italie avait achevé d’épuiser mes moyens. Jeune d’années, mais faible de complexion, je ne voulus pas même songer à épouser une fille ou une jeune veuve de riche marchand, malgré les nombreux exemples dont je pouvais me prévaloir pour m’y décider ; je préférai me retirer au village, et je partis sans faire d’adieux à personne.

« Deux mois ne s’étaient pas écoulés que je m’ennuyais dans ma retraite comme une pauvre hirondelle fourvoyée dans une chambre dont le vent aurait refermé la fenêtre sur elle. Cependant au printemps, lorsque j’arrivai homme aux lieux que j’axais quittés adolescent, au moment où je revis la boulaie témoin de mes jeux, de mes ébats d’enfance, mon œil se remplit de larmes, mon cœur battit bien fort, je m’attendis à des émotions douces, charmantes et durables. Mais ces chères attentes, vous le savez, ne se réalisent jamais, et l’on ne tarde pas à se heurter contre une foule de tristes réalités que l’on n’attendait pas du tout : épizooties, grandes intempéries, déficits, dettes, protêts, vente aux enchères e tutte quante. En usant chaque jour de quelque nouvel expédient, avec le secours de mon nouveau bourmistre ou bailli Iakof, qui avait remplacé mon précédent régisseur, et qui, dans la suite, fut convaincu d’être un aussi grand voleur que lui, je vécus tant bien que mal ces deux premiers mois, fort incommodé seulement par la forte senteur des bottes ointes de cambouis dont Iakof ne savait point se passer.

« L’ennui me tenant à la gorge, bien me prit de me ressouvenir un jour d’une famille voisine, que les miens fréquentaient autrefois. Cette famille ne se composait plus que d’une mère, veuve de colonel, et de deux demoiselles, ses filles ; je me fis bien vite atteler une drochka et je partis. Ce jour-là ne pouvait manquer de se bien graver dans ma mémoire : six mois après ma première visite à la dame, j’épousai sa seconde fille. »

Mon compagnon de chambre, en achevant ces mots, baissa les yeux vers le plancher et éleva sa main droite vers le ciel. Un moment après il reprit avec chaleur :

« Je ne voudrais pas vous inspirer une mauvaise opinion de feu ma femme ; Dieu me préserve de commettre une pareille injustice envers sa mémoire. C’était une très-bonne et très-noble créature, une personne aimante et dévouée ; cependant j’avouerai entre nous que, si je n’eusse pas eu l’affliction de la perdre, je ne serais très-probablement pas ici à causer avec vous ; car elle est encore solide à sa place la solive de mon hangar, à laquelle je me réservais bien d’aller me pendre.

« Il y a, reprit-il, des poires qui n’acquièrent leur vraie saveur et leur succulence qu’après avoir séjourné quelque temps sous terre dans une cave. Il paraît que ma femme avait quelque parenté avec cet étrange phénomène de la nature ; car il a fallu qu’elle n’appartînt plus à ce monde pour que je pusse, sans amertume, rendre pleine et entière justice à ses excellentes qualités. En vérité, c’est d’aujourd’hui seulement que, par exemple, les souvenirs de quelques soirées que j’ai passées avec elle avant notre mariage n’éveillent en moi aucun ressentiment fâcheux ; tout au contraire ils m’attendrissent jusqu’aux larmes.

« Ces dames étaient des personnes à peine aisées ; leur habitation, très-vieille maison en bois, bien distribuée du reste, s’élevait sur un monticule, entre une cour remplie d’herbe et un assez grand jardin rempli de broussailles. Au pied du mamelon coulait une jolie petite rivière qu’on apercevait difficilement à travers l’épaisseur du feuillage. Une grande terrasse conduisait de la maison dans le jardin ; devant la terrasse croissait et fleurissait un beau massif de jeunes arbustes, de rosiers surtout, élancés et vigoureux ; ce clumb était oblong et terminé à chacune de ses deux extrémités par deux acacias qui avaient été tordus l’un sur l’autre en façon de torsade par feu le colonel. Un peu plus loin, dans la plus grande épaisseur d’un grand fouillis de framboisiers réduits presque à l’état sauvage, se trouvait un pavillon très-joliment peinturluré en dedans, mais si vieux, si caduc au dehors, qu’en y jetant un coup d’œil on avait le cœur serré. Le salon s’ouvrait sur la terrasse par une double porte vitrée ; dans chacun des angles du fond de cette pièce se trouvait un poêle de faïence ; à droite était une triste et criarde épinette, encombrée de musique manuscrite ; au fond, un divan tapissé d’une étoffe bleue rayée, de deux nuances avec arabesques en blanc ; aux deux côtés du divan, des tablettes étagées, très-chargées de riens en porcelaine, de riens en broderies de perles, de riens en menus cristaux et en figures d’ivoire ; devant une table ronde, à la paroi, au-dessus, le fameux portrait d’une belle jeune fille blonde qui faisait les yeux blancs en pressant un tourtereau contre son sein. Sur la table était un vase de belles roses souvent renouvelées…

« Vous voyez avec quel soin je vous décris la localité et ce n’est pas sans dessein, car c’est dans ce fourré de framboisiers, autour de ce clumb, sur cette terrasse, dans ce salon, que se joua toute la tragi-comédie de mes dernières amours. La dame était par elle-même une méchante bârynia de province, une vraie pie-grièche sans plumes, la gorge toujours pleine de criailleries discordantes, l’œil de regards venimeux et despotiques. L’aînée des filles de cette dame, Mlle Croyance (Véera), était ce que sont en général toutes les demoiselles de nos provinces, de nos districts éloignés de tous les centres ; la cadette Sophie… qui dit Sophie dit sagesse, n’est-ce pas ?… c’est de Sophie que je tombai amoureux. Les deux sœurs avaient une chambre à elles ; là, outre deux lits de bois, propres mais sans luxe, on voyait des albums dont les reliures étaient jaunies par le temps, des pots de réséda, des portraits d’amis et d’amies assez mal dessinés au crayon, deux statuettes, l’une de Goëthe, l’autre de Schiller, des livres allemands, des guirlandes et des couronnes de bleuets depuis longtemps desséchés, et quelques autres menus objets laissés en souvenir par des absents. Au nombre des portraits dont j’ai parlé se distinguait celui d’un monsieur qui avait une physionomie extraordinairement énergique et une signature encore plus crâne que l’air de sa figure ; c’était le portrait d’un homme qui dans sa jeunesse avait donné de lui les plus hautes espérances, et qui, comme nous tous, hélas ! avait fini par ne plus rien donner du tout. C’était une chambre où j’entrais fort rarement et vers laquelle rien ne m’attirait, où, tout au contraire, je ne sais quoi de mystérieux m’oppressait la poitrine.

« Par une singularité assez étrange, ce n’était pas quand j’étais face à face, mais bien dos à dos avec Sophie, qu’elle me plaisait, ou lorsque, sans la voir, sans la toucher du coude, sans même qu’elle fût présente, je rêvais à elle, je l’idéalisais à loisir, surtout le soir, sur la terrasse. Livré seul à mes pensées je regardais alors et les splendeurs du couchant, et les arbres et les petites feuilles vertes, déjà baignées d’ombre, mais se détachant à merveille sur la teinte rosée du ciel. Souvent Sophie, à cette heure-là, se tenait au salon devant le piano, jouant une phrase de Beethoven, à la fois mélancolique et passionnée, détachée d’une petite pièce qu’elle avait prise en affection, et qui semblait devoir rester à tout jamais l’univers musical de la jeune personne. La méchante vieille prolongeait sa sieste sur le divan, où elle se tenait à demi couchée. Dans la salle à manger, que remplissaient les vives clartés rouges de l’ouest, Croyance faisait les apprêts du thé ; la bouilloire sifflait, chantait sur la table, comme si elle se réjouissait de quelque chose ; les biscuits de plusieurs formes entassés dans une petite corbeille se jetaient follement les uns les autres par-dessus le bord au moindre mouvement de la table ; les cuillers résonnaient dans les soucoupes ; le canari, qui tout le jour nous avait impitoyablement régalés de ses pénétrantes mélodies, se montrait plus discret, et gazouillait seulement de temps en temps, semblant adresser des questions à Mlle Véera préoccupée de sa besogne. Du nuage léger et transparent de la vapeur qui s’élevait du samovar, il tombait çà et là quelques gouttelettes… Et moi, je restais immobile, distrait, écoutant à peu près sans entendre, regardant sans presque rien voir : mais mon cœur toutefois se dilatait, et il me semblait, à n’en pas douter, que l’amour m’y tenait le plus doux langage. Ce fut précisément sous l’influence d’une soirée ainsi faite qu’un jour j’abordai la vieille et lui demandai la main de sa fille cadette ; deux mois après nous étions, Sophie et moi, un jeune couple pourvu des bénédictions de l’Église, et nous recevions les sincères félicitations de tous nos voisins.

« Il me semblait bien que j’aimais Sophie… Aujourd’hui il serait certainement bien temps que je susse à quoi m’en tenir sur ce fait… Eh bien, parole d’honneur, je ne suis pas encore parfaitement en état d’affirmer en toute sécurité de conscience que j’aie eu de l’amour pour elle. C’était une créature bonne, spirituelle, silencieuse, chaude de cœur : mais, Dieu sait si c’était pour avoir par trop séjourné à la campagne, ou pour quelque autre cause inconnue, elle avait au fond de l’âme (supposons que l’âme ait un fond) une blessure, une plaie toujours ouverte, que rien ne pouvait cicatriser, une douleur vague, indéfinie, à laquelle ni elle ni moi ne savions assigner un nom. Vous concevez que ce ne fut qu’après le conjungo que je pus soupçonner l’existence de cette plaie ; ce n’est jamais qu’à l’user qu’on reconnaît les qualités de l’étoffe. Que n’essayai-je point pour réconforter cette pauvre âme avariée ! rien n’y fit.

« Je me souviens que, dans mon enfance, le chat tint quelques secondes entre ses griffes discrètement rentrées encore, un tarin que j’avais ; on dégagea l’oiseau en effrayant le voleur, il était temps. On donna de grands soins au pauvre tarin, il ne se remit pourtant pas de la secousse ; il devint maigre, chétif, tremblant, haletant ; plus d’appétit, plus de chant !… Un jour se glissa dans sa cage restée entr'ouverte une souris qui lui emporta d’un coup de dent les deux tiers du bec ; c’en était trop, il rendit l’esprit. J’ignore quel chat avait jamais pu tenir dans ses pattes ma Sophie, mais elle devenait maigre, chétive, haletante, misérable comme mon pauvre petit tarin. Il y avait des moments où il lui prenait envie à elle-même de se ranimer, de voir son esprit, sa vie jouer librement au grand air, au soleil, de s’y retremper, de prendre de haute main le dessus… Après un premier ou un second élan, elle se repliait sur elle-même, obligée de renoncer à des tentatives d’où il ne résultait que lassitude, sentiment d’impuissance et prostration plus complète.

« Elle m’aimait, je crois vraiment qu’elle m’aimait ; elle m’a spontanément assuré cent fois qu’elle n’avait auprès de moi rien, rien à désirer… mais ses yeux, même dans ces instants-là, avaient des regards bien peu faits pour allumer ma flamme. Un jour, m’attachant à l’idée qu’il devait y avoir eu dans le passé de Sophie quelque chose… je résolus d’aller aux renseignements ; je ne découvris absolument rien.

« Vous comprendrez qu’après cela un homme original, à ma place, aurait eu le bon sens de hausser les épaules. En poussant deux ou trois soupirs de commisération à l’adresse de son infortunée compagne, il se serait mis à vivre, à part, au moins de quelque bonne partie de son plein vivre, de ce plein vivre personnel, don du ciel même et qu’il y a toujours danger et sottise à étouffer dans les murs d’une maison où l’on ne vous sert d’autre plat que l’ennui le plus communicatif ; mais moi, pauvre être né sans vestige d’originalité, que fis-je ?… je me mis à considérer les solives de mes remises.

« Toutes ces habitudes de vieille fille, Beethoven, les promenades nocturnes, les pots de réséda, les correspondances d’amitié, les albums, etc., etc., .etc., s’étaient à ce point infusées et invétérées dans ma femme qu’elle ne put jamais se plier à aucun autre genre de vie, et particulièrement à la vie de maîtresse de maison, que je souhaitais toujours pour elle, afin de la voir occupée du matin au soir de quelque chose de sain et d’utile. Le linge était fort mal blanchi et fort mal repassé, la cave aux légumes n’était point aérée, on laissait passer le moment de faire remplir la glacière, nos meubles avaient des housses en loques ; le thé, le café, le sucre manquaient à la fois, le tout parce que les affaires m’avaient forcément distrait de ces menus soins de ménage, et une femme sans enfants pour lui donner des soucis était là à se morfondre sous un prétendu mal sans nom, et le soir à chanter l’éternel :


Ah ! zéphyr, ne va pas, ne va pas,
Ne va pas demain l’éveiller à l’aurore !
Je pars, etc., etc.


« Voilà de quelle manière nous passâmes trois années avec la réputation d’un couple d’heureux égoïstes.

« Au milieu de la quatrième année, Sophie mourut de ses premières couches ; j’avais pressenti qu’elle ne me donnerait pas un enfant viable. Je me rappelle les moindres circonstances de l’enterrement de la mère et de l’enfant.

« C’était au printemps ; notre église paroissiale est petite et hideuse de vétusté ; l’iconostase, qui masque l’autel de sa grande porte royale[5] et de ses deux petites portes latérales, est devenu tout noir par l’effet de l’humidité et du temps ; les parois sont nues et rancies ; le parvis, fait de briques posées sur champ, ressemble aux vagues que forment les eaux d’un lac pendant la houle ; au-dessus de chacun des deux compartiments du chœur est une grande image des plus antiques. On apporta le cercueil, qui fut déposé au centre du temple, en face de la porte royale de l’iconostase ; il fut recouvert d’un drap mortuaire tout usé ; on l’entoura de trois grands chandeliers. Le service funèbre commença. Un vieux sacristain moitié mort lui-même, avec sa petite tresse de cheveux au bas de la nuque et sa ceinture verte posée singulièrement bas, lisait les litanies d’un ton en effet bien funèbre, debout devant un pupitre mobile. Un bon vieux prêtre à figure d’aveugle, en chasuble avec fond lilas et galons jaunes, officiait à lui tout seul, à la fois comme pontife et comme acolyte. Dans toute la largeur des fenêtres béantes s’agitaient et bruissaient les jeunes et fraîches feuilles des saules pleureurs ; le remugle de l’intérieur était combattu en cette douce saison par les senteurs herbagères du dehors. La flamme rouge des cierges blêmissait, se plombait dans la joyeuse lumière de ce beau jour printanier ; les moineaux gazouillaient sur toute l’étendue de la toiture, et de temps en temps, sous la coupole, retentissait le cri sonore d’une hirondelle nouvellement arrivée de ses lointains voyages. Dans la poussière d’or d’un vif rayon de soleil, on voyait s’abaisser tout à coup et se relever tour à tour les têtes blondes des quelques paysans qui étaient venus prier pour l’âme de la défunte ; de l’encensoir s’élevaient d’avares jets d’une fumée bleuâtre. Je portai les yeux sur le visage de la défunte…

« Que vous dirai-je ? La mort, la mort elle-même semblait ne l’avoir pas affranchie de son mal… C’était là encore, dans le cercueil, sur ce visage découvert, la même expression maladive, concentrée, muette et sauvage… jusque sur ce dernier lit, elle éprouvait du malaise. Il m’en vint du fond des entrailles jusque sur les lèvres je ne sais quelle navrante amertume… C’était une femme bonne et honnête ; et cependant, comment ne pas reconnaître que pour elle-même elle avait bien fait de mourir ? »

Le conteur, que je regardai en ce moment, avait le visage enflammé et les yeux obscurcis par ses larmes.

« Quand je me fus senti remis de l’abattement où m’avait, jeté la mort de ma femme, poursuivit-il, je résolus de faire quelque chose qui me tirât forcément de l’engourdissement moral où l’on tombe dans la solitude quand on ne s’occupe que de soi. Je pris du service dans le chef-lieu de notre gouvernement. Dans les vastes chambres de cet établissement de la couronne, je devins sujet aux maux de tête ; ma vue s’affaiblit ; il se joignit à cela différentes autres causes qui me décidèrent à prendre mon congé. J’avais bien envie de me rendre à Moscou, mais premièrement, l’argent me manquait, secondement… je vous ai déjà dit que je me suis, amendé. Je me suis amendé tout à coup et non tout d’un coup. Mon âme s’était amendée que ma tête tenait encore bon. J’attribuais le calme nouveau, la modération, la modestie survenue dans mes sentiments, à la double influence de la vie agreste et du malheur. D’un autre côté, j’avais depuis longtemps remarqué que presque tous mes voisins, qui, jeunes ou vieux, avaient été d’abord effarouchés à l’idée de mon érudition, de mon séjour à l’étranger et des autres grandes particularités de mon éducation, non-seulement en étaient venus à se faire tout à fait à moi, mais qu’ils commençaient à me traiter avec moins de rudesse, qu’ils écoutaient mes discours avec moins d’antipathie, et qu’en me parlant ils n’employaient plus certains mots par trop sans gêne.

« J’ai oublié de vous dire que, dans la première année de mon mariage, j’essayai, pour tromper l’ennui dont Sophie m’avait apporté le triste germe, de me lancer dans la littérature. J’envoyai à un journal de Moscou un article qui était, si je m’en souviens bien, une nouvelle ; mais, quelques semaines après cet envoi, je reçus du rédacteur une lettre polie où il me disait entre autres choses : « À en juger d’après la pièce, on ne peut nier que vous n’ayez beaucoup, d’esprit ; mais on doit, jusqu’à nouvelle épreuve, vous nier le talent d’écrire pour le public, et en littérature c’est ce talent qui seul est nécessaire. » De plus, il vint à ma connaissance qu’un jeune Moscovien, de passage à Orel, avait parlé de moi, dans une soirée chez le gouverneur, comme d’un homme usé, taré, éteint, sans nerf et sans souffle. Mais mon aveuement demi-volontaire résistait encore ; je ne pouvais me décider à faire moi-même l’office de me tirer les oreilles.

« À la fin, je dus bien savoir décidément à quoi m’en tenir sur la valeur de ma personne ; un jour vint chez moi le magistrat de police, l’ispravnik ; il voulait appeler mon attention sur un pont rompu qui se trouvait sur mes terres ; j’étais complètement hors d’état de restaurer ce pont, encore bien moins de le reconstruire tout à fait, comme cela eût été à désirer. Ce sage gardien de l’ordre public, tout en arrosant d’un peu d’eau-de-vie un morceau d’esturgeon fumé que je fis mettre devant lui, me réprimanda paternellement sur le mauvais état des chemins qui traversaient mes terres. Cependant il entra dans ma position avec tant de condescendance qu’il me conseilla lui-même de faire combler de fumier et de jonc marin, par mes paysans, l’endroit du fossé encombré des débris du pont ; puis il fuma une pipe et mit la conversation sur les prochaines élections.

« Les fonctions honoraires de maréchal de la noblesse du gouvernement étaient, à cette époque, convoitées par un certain Orbassanof, insupportable clabaudeur et concussionnaire intrépide, de naissance assez médiocre et nullement riche, du moins en biens au soleil. Encouragé par l’air d’affection qu’avait montré tout à l’heure à mon égard cette brute d’ispravnik, je lui dis, imprudemment sans doute, et d’un ton peut-être un peu trop dégagé, mon opinion sur cet Orbassanof, que, de parti pris, je regardais de haut. L’édile me regarda bien en face, me frappa sur l’épaule d’une main caressante et me dit avec une bonhomie désespérante : « Eh ! Vacili Vacilytch, est-ce bien à de pauvres têtes comme la mienne et la vôtre à juger et seulement à comprendre des gens de cette portée ? Il faut savoir se mesurer, frère ; aux grands vaisseaux les grandes mers. — Çà mais, de grâce, répliquai-je avec dépit, quelle différence si énorme y a-t-il donc, à vous entendre, entre moi et ce Orbassanof ? »

« L’édile, à cette question, retira sa pipe de sa bouche, ouvrit les yeux très-grands, éclata de rire, mais jusqu’aux larmes, en s’écriant, autant du moins que le paroxysme de son hilarité lui permettait de parler : « Aïe ! aïe ! le farceur ! nous en donne-t-il là de bonnes, et tara, tara, tara… de quel air sérieux il vous chante son antienne !… » Et jusqu’à la minute même de son départ il ne cessa de dauber sur moi, en m’enfonçant de temps en temps son poing dans les côtes, et en s’oubliant même jusqu’à me tutoyer. Il était déjà fort loin que je regardais encore, et restais immobile de stupeur.

« C’était apparemment la goutte qui manquait pour faire déborder le vase. J’arpentai mon salon, et allai m’arrêter devant la glace, où bien longtemps je regardai, j’observai les effets de ma confusion ; le bout de ma langue était venu s’enrouler sur mes lèvres, j’avais la figure allongée et le teint bilieux ; je me souris amèrement en branlant la tête. Des coquilles étaient tombées de mes yeux, et je voyais clairement, plus clairement que je ne venais de voir mon extérieur physique dans le miroir, quel homme sot, insignifiant, inutile et commun j’étais et n’avais cessé d’être.

« Dans l’Électre de Voltaire… Voltaire n’a-t-il pas écrit une Électre ? Au fait, c’est peut-être dans l’Andromaque du grand Racine, un personnage, Oreste, je crois, se félicite d’être parvenu aux dernières limites du malheur. Il n’y a, c’est vrai, rien de grand et absolument rien de tragique dans ma destinée, mais j’ai pourtant éprouvé un sentiment analogue au sein de mon obscurité. J’ai connu les transports empoisonnés du froid désespoir ; j’ai éprouvé combien il est doux d’employer une matinée entière, sans se démener, sans sortir du lit, sans même relever une tête appesantie par l’insomnie, à maudire le jour et l’heure de sa naissance. Non, je ne pus m’amender tout entier en une fois ; le manque d’argent m’enchaîna à ces campagnes où vous concevez bien que tout m’était odieux, et j’ai tout loisir ici de me bien ressouvenir que ni mon éducation, ni les études faites pendant mon séjour hors des frontières, ni mes dispositions économiques, ni mon mariage, ni mon service administratif, ni la littérature, rien, mais rien ne m’a réussi. J’avais de l’éloignement pour les gentillâtres, mes voisins ; eh bien ! Dieu a voulu que j’en eusse presque autant pour les livres.

« Quant à nos dames atteintes d’hydropisie morale et de maladive sentimentalité, qui secouent la masse de leur chevelure à longs tire-bouchons, vraie ou fausse, et qui appuient fébrilement sur les mots : « La vie ! oh ! la vie ! » je n’avais à leur offrir en moi rien d’intéressant, du moment que j’eus cessé de babiller et de faire de l’enthousiasme ; m’isoler entièrement chez moi, c’est ce que je n’ai pas su, ce que je n’ai pas pu faire…

« Je me suis mis à courir d’un voisin à un autre ; et, comme si le mépris que je fais sincèrement de moi me rendait ivre ou stupide à perpétuité, je me soumets à toutes sortes de petites humiliations. Il y a des gens qui, à leur table, ont ordonné que le plat, passant derrière moi, fût porté aux convives suivants, de manière qu’il n’arrivât à moi qu’en dernier ; d’autres me reçoivent avec hauteur et dédain ; quelques-uns affectent dans leur salon et à leur table de ne pas m’apercevoir ; plusieurs ne me permettraient pas impunément de placer un mot dans la conversation. Il m’est arrivé d’applaudir, de dessein prémédité, de derrière un recoin du salon, un très-sot beau diseur quelconque, qui autrefois, à Moscou, eût baisé avec transport le pan de mon manteau. Je n’osais pas même me permettre de penser qu’en encourageant un fat je me donnais du moins l’amer plaisir de l’ironie… et d’ailleurs, qui s’amuse à faire de l’ironie à lui tout seul ? Voilà, voilà, monsieur, comment j’ai passé quelques années de suite et comment j’ai vécu jusqu’à l’heure même où je vous parle, par suite de l’horreur que j’éprouve à l’idée d’un isolement absolu chez moi, parmi les derniers débris de mon triste et pauvre domaine.

— Ah ça, mais cela ne ressemble à rien ! murmura de la chambre voisine la voix endormie de M. Kantagrukhine ; quel est donc ce fou qui s’avise de discourir là, derrière, à des deux ou trois heures du matin ? »

Mon camarade de chambre fit un rapide plongeon sous sa couverture, puis ressortant peu à peu la tête pour me regarder, il fit mine de me menacer du doigt.

« Ts, ts, ts, » marmotta-t-il. Et faisant, dans la direction de la voix de Kantagrukhine, les poses d’un homme qui s’excuse et qui s’incline, il dit avec l’accent du respect : « Pardon, mille fois pardon ! » Et s’adressant à moi, il ajouta : « Il lui est bien permis de dormir, c’est son fait à lui de dormir ; il doit absolument, indispensablement recueillir ses forces, ne fut-ce que pour manger demain avec la même volupté qu’il l’a fait aujourd’hui. Nous n’avons aucun droit de troubler un repos si précieux. D’ailleurs je vous ai dit, je crois, tout ce que je voulais vous dire ; il est probable que vous avez sommeil ; je vous souhaite une bonne nuit. »

Le conteur nocturne se retourna avec une rapidité fébrile et plongea sa tête dans son oreiller.

« Permettez du moins que je sache, lui demandai-je, avec qui j’ai eu l’honneur… »

Il releva lestement la tète, et m’interrompit en disant :

« Non, pour l’amour de Dieu, ne demandez mon nom ni à moi ni à personne ; souffrez que je reste pour vous tout simplement Vacili Vacilytch, un inconnu que la Providence a cruellement éprouvé. Vous sentez bien que, dépourvu comme je le suis de tout cachet d’originalité, je ne mérite pas d’avoir un nom à moi. Si vous tenez absolument à accoler à mon souvenir un sobriquet quelconque, eh bien ! appelez-moi… appelez-moi le petit Hamlet rustique du district de Stchigrof. Il est bien vrai que cette famille de Hamlets de district est extrêmement nombreuse dans le pays, mais peut-être ne vous est-il jamais arrivé de passer une nuit à écouter l’odyssée d’aucun de mes frères de misère. Adieu. »

Le pauvre diable se replongea dans son lit de plume, et le lendemain, quand on vint, à sept heures, m’éveiller, m’avertir que ma calèche était prête, je regardai, son lit était vide et déjà froid ; le valet m’apprit qu’il était parti avant l’aurore.

  1. En Russie, l’habit de la coupe la plus ordinaire ne s’en appelle pas moins frac. Le frac est l’habit habillé et le petit uniforme du service civil.
  2. Dangereux est le lion pour qui l’éveille
    Et terrible est la dent du tigre
    Mais un objet d’effroi plus terrible encore
    C’est l’homme dans sa propre erreur.
  3. C’est le Kroujok (le cercle) dans la ville de Moscou.
  4. Quartiers ou paroisses de Moscou fort éloignés l’un de l’autre.
  5. On sait que l’iconostase des églises du rite grec est une cloison incrustée d’images plates et sans saillies, avec trois portes, dont celle du centre est appelée porte royale, et ne s’ouvre qu’à certains moments du service divin, pour laisser voir le célébrant, invisible pendant le reste du temps.