Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-07

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Auguste Brancart (I et IIp. 81-96).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VII.

L’AMITIÉ.





P asserai-je sous le silence ces délicieuses époques de mon jeune âge, où, en apprenant à connaître l’amour, mon cœur sensible battit pour l’amitié ? Ô toi qui le premier m’as inspiré ce pur sentiment ! permets, ô mon Charles, que ton nom se place dans cet ouvrage. Avant ma quatrième année je te connaissais, déjà nous placions en commun nos vifs plaisirs, nos légères peines. Dans notre mutuel épanchement nous trouvions des charmes que rien ne pouvait remplacer ; nos querelles d’un jour donnaient bientôt naissance aux plus sincères réconciliations ; nous savions nous bouder, mais nous ne pouvions nous haïr. Quoique aujourd’hui la capricieuse fortune m’ait séparé de toi, je ne t’ai point oublié ; je te vois encore, grand, élancé, portant sur ta jolie figure la franchise et la bonté ; je crois être encore le témoin des scènes qui prenaient leur naissance dans l’impétuosité de ton caractère bon, mais violent ; ami chaud, mais peu discret, tu ne savais ni garder le silence, ni punir ceux qui t’avaient offensé, lorsque ta tête moins échauffée ne s’abandonnait plus à ta fougue. J’admire ton goût pour la chasse ; je t’écoute, me racontant les exploits de ton chien, et les tiens même ; que de fois le sort t’a contrarié ! ici la perdrix sautillante fût tombée sous tes coups, si le buisson voisin ne l’eût sauvée ; le plomb eût atteint le lièvre rapide, sans une motte de terre qui s’écrasa sous ton pied. Je me vois moi, chasseur indigne, mais me plaisant avec toi, courir les champs, portant un immense filet, la terreur des cailles ; nos récits, nos gais souvenirs égayent notre marche ; nous rions, nous crions, le gibier part, tu me grondes, et puis nous tenant par la main, assis au pied d’un saule qui s’élève sur les bords d’un ruisseau argenté, nous causons du passé. Le temps s’écoule, la chasse est oubliée, mais deux amis sont ensemble, ils ne peuvent s’occuper que d’eux mutuellement.

Après Charles, Urbain fut ma seconde connaissance. Urbain, dans sa jeunesse, dissimulé par goût, menteur par habitude, adroit comme une fée, chérissant ses amis et dupe de son attachement pour une femme indigne de lui. Ce fut avec ces deux jeunes gens que je passai quelques années au collège. Ah ! c’est là où nous nous sommes divertis ; c’est là où, polissonnant sans cesse, notre temps se partageait en deux, le travail et l’espièglerie.

Lecteur, comme nous tu as été à l’école, comme nous ce fut là que s’écoulèrent tes plus beaux jours : laisse-moi te raconter quelques anecdotes enfantines qui te rappelleront les époques de ton adolescence. As-tu eu, comme moi, un vieux professeur, âgé de soixante ans, sale comme un jacobin, babillard comme un orateur des Cinq-Cents, crédule comme un converti, toujours occupé du soin de nous trouver en faute, nous grondant pour la moindre bagatelle, en un mot la terreur générale, mais non la mienne ?

Cet aimable précepteur était gourmand comme un gastronome ; je savais que sa colère s’apaisait devant des friandises ; et un jour qu’il m’avait menacé du dernier châtiment pour le lendemain, si mon devoir n’était point sans faute, je résolus de le punir. Le fils d’un pâtissier était de mes amis (au collège, et pendant la révolution, disparaît l’orgueil du sang) ; je l’initiai dans mes projets, et avec un vrai plaisir il se prêta à tout ce que j’exigeai de lui. Ce fatal lendemain arrive ; vers les huit heures du matin un garçon apporte, sur une feuille de fer-blanc, douze excellents petits pâtés au jus, proprement recouverts d’une serviette bien blanche. On les offre à notre régent comme un présent anonyme envoyé par la mère d’un de ses élèves. Le gourmand, qui recevait souvent de semblables cadeaux, ne se tint pas de joie, et sur-le-champ se hâte, malgré qu’il soit jour de jeûne, de dévorer la pâtisserie, se donnant pour raison à lui-même qu’on ne peut refuser une dame, et que des pâtés refroidis ne valent jamais rien. Cette expédition terminée, se revêtant de son air sévère, il descend dans la classe, et gravement nous interroge ; mon tour arrive ; plus occupé de mes malices que de mon travail, j’étais en faute, ayant oublié mon thème, ma version, et tout ce qui s’ensuit. Comme un ordre exprès du principal défendait la visite de nos derrières, ce que le professeur, malicieux, aimait beaucoup, je fus condamné à dîner avec du pain sec, et un excellent verre d’eau fraîche et claire.

En entendant prononcer ma sentence, je jette les yeux sur le régent, et ma satisfaction est grande quand je vois sa figure grimacer ; il se remet cependant, mais il recommence à souffrir. Un murmure se fait entendre dans ses entrailles, la nature est chez lui en travail ; voilà que tout à coup il se sauve, et nous restons seuls. Des écoliers seuls ! une armée en insurrection, un club où l’on hurle à son aise, quinze femmes se disputant le prix du silence, rien n’approche du bruit qui se fait dans une classe abandonnée. Au milieu du tumulte universel, je grimpe sur un banc, je demande la parole : tu la sa, me répond un de mes condisciples, en parodiant les dix-neuf vingtième des présidents des sociétés populaires ? Frères et amis, m’écriai-je, et l’on me siffle : messieurs, repris-je, et l’on m’applaudit ; je connais votre tendresse pour votre maître, je veux vous apprendre la cause de sa fuite. Alors je raconte dans le plus grand détail comme il a reçu une douzaine de petits pâtés, comme il les a mangés, comme ces petits pâtés étaient médicalement saupoudrés de drogues relâchantes ; et des éclats de rire, des convulsions de joie m’interrompent ; on m’entoure, on m’embrasse, je suis porté en triomphe, je ne demandai point le secret, et tous me le gardèrent. Le magister revient, son air pâle, une certaine odeur qui l’environne, tout redouble un rire qu’on cherche à étouffer sous son livre, dans son chapeau : à chaque instant le professeur nous quitte ; enfin, n’y pouvant plus tenir, il congédie la chambrée, et nous donne pleines vacances jusqu’au lendemain.

Retiré dans son lit, il croyait y être tranquille, mais des écoliers ne s’arrêtent pas en aussi beau chemin ; par des lettres circulaires le principal, les professeurs, les préfets, toutes les autorités du collège, sont averties que M. Belmes s’est purgé en mangeant, dans le carême, des petits pâtés au jus. Chacun accourt chez lui, on lui apprend que son aventure est connue ; il en fut si honteux qu’il quitta sur-le-champ le collège, aux acclamations générales de tous les écoliers. On fit pourtant de sévères recherches pour découvrir l’auteur de ce tour, mais un secret impénétrable me fut gardé ; et si les soupçons s’étendirent jusqu’à moi, on ne put au moins former que de vaines conjectures.

Après cette espièglerie, il faut, pour me réhabiliter dans l’esprit du lecteur, que je décrive une aventure où je me donnai des airs de Démosthène. Voici le fait : malgré la folie de mon caractère, l’amour du travail balançait en moi celui du plaisir ; toujours le premier dans nos compositions, apprenant jusqu’à quatre cents vers par heure, ainsi servi par ma mémoire comme par mon imagination, je m’établissais une supériorité sur mes camarades, qui alluma dans quelques cœurs la vile flamme de la jalousie. Quand le travail n’était point intéressant, je faisais volontiers l’école buissonnière, et ceux qui, travaillant toute l’année sans relâche, ne pouvaient obtenir un seul prix, enrageaient de me voir proclamer le premier dans tous nos travaux.

Le temps des vacances approchait, un concours solennel pour la composition de rhétorique venait de s’ouvrir ; déjà un bruit sourd s’était répandu que les premiers prix de géographie, d’histoire, de latin, de dessin, de calcul, de musique, d’exercice littéraire, m’étaient destinés ces désespérantes nouvelles mettent en combustion les rhétoriciens, et même les philosophes : on s’assemble, on s’anime, il est décidé que vu mon inexactitude je me suis ôté le droit de concourir, et que je dois être rayé de la liste des aspirants, au beau prix de composition française. Quelques maîtres, qu’avait blessés mon indépendante fierté, entrent dans la conspiration ; mais le professeur d’histoire, homme savant et estimable, ne m’apercevant pas dans les cours, vient chez moi sans perdre de temps, et m’annonce ce qui se trame. Victime de la chaleur de mon sang, j’étais couché sur un lit, où me dévorait une ardente fièvre, tandis que des violentes hémorragies à chaque instant ajoutaient à ma faiblesse ; mais lorsque mon protecteur m’eût parlé, je me lève, rien ne m’arrête, une nouvelle flamme me ranime, et appuyé sur le bras du bon professeur, je me présente tout à coup dans la salle où l’on déclamait contre moi. Mes condisciples sachant que j’étais malade, ne croyaient point que je fasse en état de me défendre, et profitant de mon absence, ils portaient leurs prétendues plaintes au pied de la chaire du principal. À ma vue, une surprise universelle se répand sur tous les visages, mes adversaires sont étonnés, les maîtres ennemis me regardent de travers ; mais le principal, sans rien écouter, m’ordonne de m’avancer et de me justifier. Je parle ; mon âme doublement embrasée par la fièvre et l’envie du succès, me prêta des expressions au-dessus de mon âge ; mes joues rouges, mon œil ardent et fixe, mon corps tremblant, un sang épais qui tout à coup s’échappe de mon nez, tout parle en ma faveur, La prévention établie contre moi se dissipe ; je triomphe, et mes rivaux eux-mêmes me pressent dans leurs bras ; un seul s’éloigna, Laster était son nom. Laster, âgé de vingt-deux ans, toujours vaincu dans les classes par un enfant de douze ans, avait conçu contre moi une haine qu’il ne savait pas dissimuler ; lourd personnage sans esprit comme sans agrément, mais vain comme un sot, il cherchait à m’abaisser, et ne pouvait me pardonner le défi que je lui fis un jour en pleine classe, de le vaincre dans toutes nos compositions. Dans le moment on ne fit pas attention à lui ; on me ramena dans ma chambre, et non seulement je fus admis au concours, mais encore on remit le jour de la classe à la semaine suivante, pour me donner le temps de me rétablir.

Laster, aussi lâche que méchant, ne s’endormait pas : voyant ma victoire assurée, il écrit aux membres du comité de salut public de Nantes, que d’injustes professeurs accordaient une préférence exclusive au fils d’un ci-devant. Cette horreur n’eut d’autre succès que celui de faire chasser son auteur du collège et de la ville. Mon ouvrage ayant paru meilleur que ceux de mes camarades, je fus nommé le premier. Enfin je vis luire le jour qui devait éclairer mon jeune triomphe : sept couronnes furent placées sur ma tête ; le public, instruit d’avance de mon aventure, m’accueillit avec transport lorsque je parus devant lui, encore pâle du sang que j’avais perdu, et versant de nobles larmes sur les palmes qui m’étaient décernées. Qu’il est beau ce jour où les prix se distribuent ! Avec quelle impatience il est attendu des élèves et des parents ! Les premiers, avides de gloire et jaloux de prouver leurs succès, n’épargnent rien pour briller ce jour-là ; les seconds, émus d’une douce satisfaction, pleurent de joie, pressent dans leurs bras les fruits aimables de leur tendresse.

Ici cette mère parée de ses plus riches atours, se fait remarquer encore plus par l’allégresse qui éclate sur sa figure ; auprès d’elle sont les jeunes sœurs du vainqueur, l’œil fixe, le cou tendu, battent de leurs mains longtemps encore après que les applaudissements sont finis.

Ici une beauté, rose naissante, sent battre son cœur à l’aspect de l’heureux écolier qu’en riant on appelle son mari ; partout est le contentement. Les familles des vaincus, des fainéants, des paresseux ne se montrent point à cette assemblée : ils sont chez eux, tandis que leurs fils, confondus dans la foule, se promettent de se distinguer aux exercices de la suivante année.

Un professeur se lève, partout s’étend le silence : habillé de noir, et de neuf, les cheveux poudrés, ganté de blanc, il ouvre avec précaution un cahier recouvert d’un beau papier vert pomme, et jetant dessus des yeux satisfaits, il lit, d’une voix mielleuse, un discours ou un poème sur les vacances, sur le retour, sur les charmes de la campagne. Instruits d’avance, les écoliers savent les vers qu’ils doivent signaler ; la salle retentit de leurs longs et bruyants applaudissements. À la lecture succède l’appel nominal des élèves couronnés : à chaque nom, nouvelles acclamations ; les lauriers se distribuent, et chaque enfant court apporter les livres des prix à son père et les couronnes à sa mère. Ce jour nous offrait d’autant plus de charmes, qu’il était suivi du temps des vacances, et que par conséquent on quittait le collège jusqu’à l’instant où la Saint-Martin, de retour, nous y ramenait de nouveau. Mais je ne devais plus y rentrer ; une nouvelle carrière allait m’être tracée, et je me préparais à la parcourir.

Pendant ces vacances, je fus amené à la campagne, chez une de mes tantes. Là il m’arriva une aventure que je vais décrire ; elle donnera une nouvelle idée de la prématurité de mon caractère.

Non loin de la petite ville qu’habitait madame d’Espar (c’est le nom de ma tante), il existait d’immenses carrières de pierre qui lui appartenaient. Ce lieu était célèbre dans les annales amoureuses du pays ; les amants qui craignaient les regards s’y donnaient des rendez-vous. Là, dans l’obscurité, et sous les voiles du mystère, l’Amour usurpait souvent les droits de l’Hymen. J’aimais à parcourir ces grottes profondes et silencieuses. Caché dans un enfoncement, je me voyais souvent le témoin des scènes les plus érotiques, mais rarement gracieuses. Non, quoi qu’en disent les romans, l’habitant de la campagne ne sait point mettre dans ses plaisirs ce charme, cette délicatesse qui embellit, qui ajoute aux transports : ils jouissent brutalement, mais enfin ils jouissent ; et pour une imagination de treize ans, leur amour était toujours un violent excitatif.

Ah ! qu’il me tardait de voir naître cet instant où, placé par la nature au rang des hommes, je pourrais donner naissance à mes semblables ! Un jour que j’avais parcouru des vignes voisines de mes grottes favorites, il me prit l’ordinaire fantaisie de les visiter avant de revenir au château. Dans cette pensée je m’achemine, j’approche, un doux bruit parvient jusqu’à moi : ce sont des baisers qu’on se donne, mais non de ces grossiers baisers que le villageois donne à sa maîtresse ; aux paroles sales ont succédé des expressions plus agréables. Suspendant d’abord ma marche, je m’approche ensuite sur la pointe des pieds, retenant mon haleine ; enfin je découvre la belle, la superbe Olympie de Saint-André, pressant dans ses bras d’ivoire le jeune et joli commandant de la garde nationale de D… À cette vue mon étonnement est inexprimable : „Quoi ! me disais-je, la fille d’un condamné peut aimer un bleu, et l’aimer au point de… Ah ! par ma haine pour la canaille il faut que je les dérange.” Après ce court monologue, je me préparais à me montrer devant eux ; mais une curiosité naturelle retenant ce mouvement premier, je résolus, avant de les effrayer, d’apprendre d’eux les leçons de Cythère.

Couchée sur son dos, Olympie, à demi-nue, la gorge découverte, caressait d’une main impatiente l’épée du militaire qui s’était courbée ; le garde national, dans les yeux duquel brillait une flamme amoureuse, jouait avec son doigt dans la bague d’Olympie, qui par des tortillements réitérés lui prouvait le plaisir qu’il faisait ressentir à tout son être ; cependant les forces se raniment, l’amour saisit son dard, et le plonge dans le carquois humide. Les baisers, les caresses se succèdent avec rapidité, ils sont heureux ; leurs yeux se ferment, ils ne se meuvent plus, et ce n’est qu’en m’apercevant devant eux qu’ils retrouvent la faculté d’éprouver de nouvelles sensations.

La chute de la carrière n’eût point imprimé une terreur pareille à celle qu’ils ressentirent quand ils m’eurent vu. Charmé du succès de ma malice, je ne leur donne pas le temps de me parler : je m’éloigne en courant, et je suis bien loin d’eux sans qu’ils aient pu me parler ni m’atteindre. Le désespoir d’Olympie était violent, elle ne doutait pas qu’un enfant ne fût tout divulguer. Que dire, que faire ? Nier était impossible ; me faire peur n’eût pas réussi. Le bleu craignait les parents d’Olympie, car il était honnête homme. Enfin on revient promptement à la ville, en décidant que si je n’avais pas encore parlé il fallait, par toute sorte de prévenances, m’engager à garder un silence favorable. Olympie, sans tout dire à son amant, se promettait de me séduire, et pour prix de ma discrétion, elle était prête à m’accorder… On arrive : sans se donner le temps d’envoyer aux écoutes, mademoiselle de Saint-André se rend chez ma tante : en entrant dans le salon sa figure était renversée, mais une légère joie la ranime en s’apercevant que je n’étais point encore revenu de ma funeste promenade. Elle m’attendit une heure dans une mortelle impatience, qu’elle avait de la peine à déguiser ; tout à coup elle entend chanter sur l’escalier, c’était moi qui toute ma vie ai eu l’habitude de chanter en rentrant au logis. Je ne m’arrêtai point au salon, et même, sans y paraître, je fus dans ma chambre où je dessinais quelques fleurs. Olympie, assurée de me trouver seul, dit à ma tante : „Je vais trouver Philippe pour l’engager à me faire un dessin que je veux broder au bas d’une robe.”

Penché sur mon papier, posant légèrement mon crayon, sifflotant un air nouveau, je travaillais lorsque j’entends un froufrou derrière ma chaise ; je me retourne brusquement, et je vois la rouge Olympie dont le sein soulevé et la tête basse m’annonçaient la confusion et la crainte. Avec précipitation je me lève ; et lui offrant poliment un fauteuil, je lui demande, d’un air aussi dégagé que si je n’eusse point troublé ses plaisirs, quel sort heureux me procure le plaisir de la recevoir chez moi ?

OLYMPIE.

Je viens vous prier de me dessiner une garniture de robe.

PHILIPPE.

Volontiers ; voulez-vous une guirlande de chêne, des boutons de rose, quoiqu’ils ne soient plus de mode ? un lilas, des bleuets, ou une touffe de lys ?

OLYMPIE, en jouant avec mon gilet.

J’aimerais mieux un branchage de chêne, surtout si Philippe le dessine avec le goût qui le distingue.

PHILIPPE.

De la flatterie.

OLYMPIE, posant un baiser sur mon front.

Pourquoi êtes-vous si aimable et si méchant ?

PHILIPPE.

Moi !

OLYMPIE.

Vous parlerez.

PHILIPPE.

De quoi ?

OLYMPIE.

Faut-il vous le redire ?

PHILIPPE.

Jusqu’à ce moment j’avais cru me tromper, je croyais mes yeux fascinés ; pouvais-je croire que la fille du marquis de Saint-André s’abaissât à ce point ?

OLYMPIE, m’attirant dans ses bras.

Ah ! Philippe, si tu connaissais l’amour, si tu savais comme on est faible quand il nous commande ! ton jeune cœur n’a point aimé, tu les ignores ces plaisirs que tu condamnes : si tu me promettais de te taire, il me serait si doux de faire quelque chose pour toi ! Tu es joli, Philippe ; te voilà grand garçon, tu connais les conséquences de tes rapports. Ah ! rassure-moi, dis-moi que tu ne parleras pas ; vois comme mon cœur bat de crainte, pose la main dessus : elle disait, et dans un nouveau délire elle s’oubliait encore, elle baisait ma bouche placée à côté de la sienne, elle guidait mes mains sur ces deux globes que j’adore. Vaincu, entraîné par mes désirs, mon œil étincelait, je ne repoussais point les caresses de l’enchanteresse : elle triomphait ; soudain une voix impérieuse parlant à mon âme. Repousse, lui dit-elle, les séductions du crime. À l’instant je me recule ; Olympie, étonnée, mais hors d’elle-même, cherche à me retenir. „Non, lui dis-je me dégageant de mon enfance, non, vous ne me séduirez pas ; ne me redoutez plus, je saurai me taire : mais vous n’êtes point digne de moi, et seul, le pur amour recevra sur ses autels mon jeune et premier hommage.” Je dis et m’éloigne, laissant Olympie humiliée et de mes sentiments et du peu de pouvoir de ses charmes.


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