Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-05
CHAPITRE V
LA CHEMINÉE ET LA SALLE DE SPECTACLE.
LETTRE VII.
Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.
e jour brillait depuis longtemps quand
je me réveillai ; je n’étais plus dans
une chambre souterraine ; le bruit
des oiseaux dont le ramage parvenait jusqu’à
moi, les rayons du soleil qui perçaient au
travers les carreaux des fenêtres me l’apprirent
avant que je ne me fusse levé. À cette
première surprise en succéda une plus grande :
lorsque je me fus habillé, un domestique entra
et me remit une lettre de Léopold, ainsi conçue :
« Une affaire importante et précipitée me force, mon cher d’Oransai, à partir sans retard ; je serai bientôt de retour. Comme on dit que votre sommeil est des plus profonds, je me garderai de le troubler : je suis au désespoir que ce contre-temps vienne me priver du plaisir de vous garder plus longtemps dans un château dont vous êtes cependant le maître. Adieu, mon ami, croyez à la sincérité de mes sentiments. »
Cette lettre, la position du lieu dans lequel je me trouvais, qui n’avait point l’air d’un manoir mystérieux, le départ de Léopold, tout, dis-je, me jeta dans une étrange perplexité ; je ne savais que croire, que penser. Ai-je été la dupe d’une mystification ? non, la chose est impossible ; tout ce que j’ai vu n’en portait point l’empreinte. Honorée était bien elle ; on ne pouvait à ce point tromper mon cœur et mes yeux ; mais où est-elle ? ne viendra-t-elle pas débrouiller à mes yeux cet inconcevable mystère ? J’interroge les domestiques, ils ne savent rien, ou du moins ils affirment ne rien savoir : à les entendre nous serions arrivés, Léopold et moi, dans la soirée ; après un splendide souper, auquel j’ai fait honneur, je me serais endormi, et mon sommeil aurait duré plus de vingt heures. Se pourrait-il que tous les événements de cette nuit mémorable ne fussent que des songes ? Oui, ce ne peut être autre chose ; j’ai vu trop de merveilles pour qu’elles ne fussent pas surnaturelles, et la raison nous apprend… la raison ? elle n’ôtera point de mes idées que ce que j’ai vu n’ait existé ; je n’ai pas été la dupe de l’illusion ; non, certainement je ne l’ai pas été. Maxime, quelle incompréhensible aventure ! je m’y perds ; ma tête n’est point rassise, ou plutôt… Je ne sais que penser, je suis le jouet d’un homme extraordinaire ; le reverrai-je jamais, ce Léopold ? Honorée est-elle en France ? Saint-Clair n’est-il pas dans le tombeau ? Mais si j’ai dormi, comment la bague que Léopold m’a donnée dans le souterrain se trouve-t-elle à mon doigt ? Le cercle de cette bague est d’or, la pierre est un magnifique rubis, sur lequel se trouvent gravés des caractères bizarres, dont la signification m’est totalement inconnue : ce présent redouble mes incertitudes. Allons, il faut les bannir ; il ne faut plus songer qu’à mes plaisirs, cela vaut mieux, et au moins a plus de réalité ; mais il est un moyen de jeter de la lumière sur cette aventure : je vais sur-le-champ écrire à Honorée ; si elle est à Londres, elle me répondra ; je lui apprendrai tout ce que j’ai vu ou cru voir ; en vérité, je n’ose presque pas te l’écrire, Maxime ; je crains que tu ne me prennes pour un visionnaire ; je ne le suis pourtant pas, quoique parfois je me surprenne me tâtant, me pinçant, comme pour m’assurer que je suis bien éveillé.
Après que je fus bien certain du départ de Léopold, je voulus aussi m’éloigner dans l’intention d’aller visiter le vieux château de la forêt, s’il m’était possible d’y pénétrer ; je ne pus mettre à fin cette entreprise : les portes du mystérieux manoir avaient été réparées de toute part, et elles étaient soigneusement fermées.
Je trouvai dans le bois des bûcherons qui coupaient des branches mortes ; je fus à eux et je les questionnai au sujet de château ; ils me répondirent tous avec le ton de l’épouvante qu’il était depuis longtemps habité par les diables, après l’avoir été par les brigands ; que chaque nuit on entendait dans son enceinte des bruits extraordinaires ; qu’on voyait sur le sommet des tours des flammes voltiger, et souvent des spectres apparaître.
Ces récits ne m’apprenant rien de bien neuf, servirent néanmoins à m’assurer qu’il était le théâtre de quelque entreprise fort extraordinaire. Je repartis pour Nantes ; en y arrivant, je fus droit à l’hôtel de Léopold ; on ne savait pas qu’il se fût mis en route, ses gens parurent l’apprendre de moi ; enfin, voyant que je ne pourrais pas soulever le voile dont j’étais environné, je me décidai à n’y penser que lorsque je t’écrirais le récit fidèle de ces nombreux événements ; puisses-tu y ajouter quelque foi ! pour l’honneur de ma raison, c’est nécessaire. Adieu, mon tendre ami ; tu n’es pas au moins dans les rangs de ceux qui se plaisent à me tourmenter. Ô Maxime, que ton âme est faite pour l’amitié ! et comme, sous un extérieur froid et sévère, tu sais cacher les sentiments qui t’animent !
LETTRE VIII.
Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.
omme le ciel, en me donnant la vie,
m’a destiné à jouer le premier rôle
dans une foule de pièces différentes
de genre, que je dois tour à tour être auteur
tragique, comique, tu ne seras point étonné
si, au récit des mystères plus surprenants que
ceux de madame Radcliffe, dont les romans paraissent
de nos jours, je fais succéder des récits
plus légers et plus amusants peut-être. Il faut
que tu saches d’abord que M. T....., l’un des
premiers magistrats de cette ville, s’est avisé
de jeter sur ma fraîche Célénie, un regard de
convoitise. Dès ce moment les émissaires se
sont mis en campagne, la mère de la petite
actrice a bientôt battu la chamade, et s’est
fait fort de conduire sa fille dans les bras de l’acheteur ; malheureusement je me trouvais
impliqué dans cette affaire, j’en ai eu vent,
et me voilà faisant partout un tapage de
diable, bien décidé à tout faire manquer. Ce
matin, le hasard m’a conduit devant la porte
de M. T..... ; je l’ai vu sortir à pied, sans
décoration, enveloppé dans une espèce de
redingote qui sentait furieusement la bonne
fortune ; je n’ai point fait semblant de m’apercevoir
de ce qui me sautait aux yeux, mais
à pas de loup, j’ai, par derrière, suivi doucement
notre magistrat coquet ; il a pris par
des rues détournées, malgré qu’il ne se crût
point poursuivi. Enfin, il est arrivé au lieu
où je le soupçonnais d’aller, c’est-à-dire dans
la maison de Célénie ; il avait eu à peine le
temps de monter dans l’appartement que je
suis entré dans la cour ; là je n’ai pas médiocrement
été surpris de rencontrer la facile
maman. Il me semblait que vu l’honorable
visite qui lui était faite, elle aurait dû être
auprès de M. T..... De son côté, si elle a
eu quelque étonnement de me voir, ce n’a
par été de plaisir : elle a pâli, rougi ; elle m’a
demandé en balbutiant ce que je venais faire
à une heure pareille ; affectant la plus grande
ingénuité, j’ai répondu que des affaires m’ayant
conduit dans ce quartier, je n’avais pas voulu
passer sans leur avoir rendu mes devoirs respectueux ;
elle m’a remercié, et, m’a-t-elle ajouté,
Célénie, qui était à la répétition, serait bien fâchée de ne pas s’être trouvée chez elle.
— Bon, ai-je dit, je vais l’attendre.
— Mais pardon, il faut que je sorte.
— Et moi il faut que je reste.
— Tout seul ? vous vous ennuyerez.
— J’ai un livre dans ma poche.
— Comment entrerez-vous ? j’ai pris la clef.
— Mais j’entrerai comme est entré celui qui me précédait.
Je dis, et la poussant de côté, je monte l’escalier avec vitesse ; la maman qui ne doute plus que je ne sache tout, connaissant ma mauvaise tête, au lieu de me suivre, se sauve ne voulant pas être le témoin de la scène qui va avoir lieu ; pour moi, quelle que fût mon envie de rire, j’avais assez de prudence pour ne pas vouloir attaquer de front un homme puissant : aussi, avant d’entrer, je fais du bruit, je chante, j’arrange mes bas ; enfin, je donne à M. T..... le temps de faire retraite ; mais comme il n’y avait qu’une seule porte et que je l’assiégeais, la fuite était impossible ; d’un autre côté la chambre dans laquelle il était n’avait aucun réduit, aucun cabinet qui pussent servir à se cacher ; cependant M. T..... sentait combien il était peu convenable, peu décent pour lui d’être surpris par un étourdi qui, en divulguant cette rencontre, allait le rendre la fable de la ville. Que faire cependant ? où se fourrer ? une immense cheminée à l’antique se présente : il s’y blottit après avoir dressé contre lui une malle assez grande qui se trouvait dans la chambre. Célénie, en se prêtant à ses préparatif, riait aux larmes, bien contente que je vinsse la délivrer des attaques d’un homme qu’elle ne pouvait souffrir ; j’ouvris enfin la porte.
— Ah ! te voilà, ma belle, dis-je à Célénie, toujours fraîche, toujours jolie ; quelle bouche vermeille, quel sein arrondi !
Elle se débattait, me faisait des signes que je ne voulais pas comprendre, je vais plus avant ; et à la barbe de mon vilain, je fais ce qu’il enrageait de n’avoir pu faire ; l’acte fut long à se jouer, j’y revins encore, et quand il me prit fantaisie de me contenter de causer, je m’asseois sur une chaise que je renverse contre la malle, la malle à son tour se renverse sur l’homme à la cheminée, et pendant que je le presse horriblement, j’entame un long discours sur son compte, je dis de lui tout ce qu’on peut en dire, je signifie à Célénie que je ne prétends pas qu’il courre sur mes brisées, et comme je sais qu’il est passablement poltron, j’ajoute que s’il réitère ses tentatives, son rang ne le mettra pas à l’abri d’une punition peu agréable. Je demeurai près de trois heures parlant dans ce style, tandis que M. T..... éprouvait les doubles angoisses du physique souffrant et de l’amour-propre offensé. Lorsqu’il me plut enfin de lever le siège, je déclarai à Célénie que j’allais l’emmener avec moi ; je le fis ; nous fûmes ensemble nous promener sur les bords de la Loire, où nous rîmes à gorge déployée aux dépens du nouveau ramoneur.