Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-07
CHAPITRE VII.
TELS SONT LES SCÉLÉRATS ET LES FAIBLES.
LETTRE XVII.
Émilien à Paul ou Saint-Clair.
auve-toi, dérobe-toi au coup qui m’a
frappé. Ô tourments de l’enfer ! ô
rage ! ô fureur désespérante ! tout est
perdu : nos complots sont déjoués, Philippe
l’emporte, et je suis dans les fers, oui ! dans
les fers où m’a mis ce Léopold qui naquit
pour notre ruine, cet être surnaturel ! Tout
nous a trahi au moment où je pensais que
le succès le plus complet allait couronner
nos tentatives nombreuses. Enfin après mille
combats, Clotilde avait mis fin à ses incertitudes ;
non seulement elle m’abandonnait d’Oransai, mais encore elle faisait plus, elle
l’immolait elle-même. Dans une tasse de chocolat
j’avais versé un poison sûr, et qui par
le plus extraordinaire des effets, n’agit qu’après
plus de quinze jours ; ainsi rien ne pouvait
accuser ; Philippe expirait dans les plus affreuses
convulsions : déjà la mort était sur ses lèvres,
lorsque Clotilde (peut-on compter sur une
femme aussi faible !) brise la tasse fatale, et
sauve celui que nous avions dévoué au trépas.
Elle m’assure que l’amour l’a emporté ; je
crains bien que cet amour ne la conduise
plus loin encore, et qu’elle finisse par agir
contre nous. Crois-tu que Clotilde nous soit
nécessaire ?… si tu ne le penses pas… tu
m’entends. Dévoré de colère, je crus que le
même soir, me chargeant moi-même de la
vengeance, elle serait plus sûre : autre erreur,
peut-on punir celui que Léopold protège ? À
l’instant où mon fer allait se rougir du sang
du Vendéen, ne voilà-t-il pas que Léopold se
montre environné de soldats, que je suis saisi
et traîné comme assassin dans les souterrains
du château de Nantes ? c’est de ce lieu que
je t’écris ; un homme sûr te remettra cette
lettre ; presse-toi d’abandonner la France ; cours
dans la Russie, et là, que cette Honorée devienne
ton partage ; puisses-tu ainsi plonger
dans la douleur l’exécrable d’Oransai. Ah ! si
je pouvais sortir ! mais non, je ne franchirai
les murs de cette enceinte que pour aller au supplice ; il me faudra mourir. Ô Paul, où
irai-je ? Je sens qu’à ce moment terrible, le
voile tombe de mes yeux. Oui ! là où l’Éternel
commence, l’athée cesse de l’être ! Est-il donc
vrai qu’il est un Dieu ? Ah ! s’il existe, il doit
être juste, et s’il est juste, que je dois redouter
sa vengeance !… Taisez-vous, remords, je ne
crois pas, je ne crois pas ; si je croyais je
souffrirais trop.
LETTRE XVIII.
Saint-Clair à Émilien.
e ne partirai pas sans t’avoir délivré.
LETTRE XIX.
Clotilde Derfeil à Justine R…
lus de gaîté, plus de folie ! Mes lettres
ô Justine ! n’appelleront plus le rire
sur tes lèvres charmantes ; le poison,
les fers, la mort, le désespoir, la rage, voilà
les peintures gracieuses que je forme depuis
quelque temps. Ils ont disparu, ces jours où
une aventure amoureuse me faisait oublier ma
perfidie de la veille, où j’abandonnais mes
amants par caprice, où je les livrais au
trépas en les désignant à l’accusateur public
Émilien ; maintenant, ils sont tous vengés ; à
mon tour, les remords me dévorent, m’accablent
sans me donner un instant de relâche ; oui,
mon existence a changé depuis que j’ai connu Philippe, je ne sais plus être cruelle qu’à
demi, ma main se lève et ne tombe pas sur
l’être que je veux anéantir. Au moment de
frapper Philippe, je le sauve, et l’instant
d’après, je m’accuse de mon indigne faiblesse ;
se peut-il que d’Oransai m’ait trahie et qu’il
respire encore ! sera-t-il le seul à l’abri de
ma vengeance, ou la déconcertera-t-il toujours ?
quel pouvoir surnaturel m’enchaîne à lui ?
d’où vient qu’il lui suffit d’un regard pour
renverser mes résolutions les plus sinistres ?
Deux fois il échappe à la mort ; recommencerai-je
encore ? non, il vaut mieux qu’il vive,
je veux cesser d’être une Hermione à son
égard ; mais changeant de projet, je ne changerai
point de caractère, je veux le poursuivre,
le punir de son infidélité ; je prétends si bien
faire qu’il sera enfin contraint à quitter Nantes,
et qu’il ne partira que perdu sans retour
dans l’esprit du public. Cette vengeance le
punira bien mieux, il sera plus affreux pour
lui de se voir tous les cœurs fermés que de
périr peut-être. Je minute une perfidie à laquelle
il ne peut s’attendre, mais je ne puis
l’effectuer sur-le-champ, il faut laisser apaiser
la rumeur élevée dans la ville par la tentative
d’Émilien. Je croyais que cette malheureuse
affaire n’éclaterait point ; je me suis
trompée, elle a fait un bruit affreux. Par un
bonheur inconcevable, on ne m’a point compromise ;
le monde accuse Émilien d’avoir agi par jalousie, et je suis plainte par la société,
ou du moins on me le fait croire. Émilien
est toujours dans le château de Nantes, on
instruit son procès ; je tremble que dans ses
interrogations, il ne me charge de quelques-unes
de nos iniquités communes ; si je le
croyais… Ne penses-tu pas, Justine, que ce
serait un service à lui rendre que de prévenir
son supplice ? Émilien ne peut éviter la mort, la
lui donner d’avance lorsqu’elle peut prévenir
les dénonciations et me délivrer à jamais des
inquiétudes qu’il me donne, serait-ce un mal ?
Non, non, il vaut mieux qu’il expire obscurément ;
encore, Justine, cet attentat, et ce sera
le dernier ; tu ne peux concevoir combien il
est pénible d’avoir toujours à redouter les indiscrétions
de son complice, c’est un châtiment
perpétuel. Ah ! s’il m’est possible de
descendre dans la prison d’Émilien, je n’en
sortirai qu’après lui avoir arraché la vie !…
Je t’ai déjà parlé du jeune Adelphe de Melclar qui, depuis longtemps, soupire pour moi avec une décence admirable ; c’est un de ces êtres dont le caractère est de ne pas en avoir, qui ne sait penser et agir que d’après les autres, auquel on peut donner toutes les impulsions ; en un mot, un seïde que je fanatiserai, que j’exalterai, si ce peut m’être nécessaire. Qu’il y a loin de pareils hommes à un Philippe ! mais il vaut mieux les rencontrer : ce sont des saules qu’on ploie à volonté quand l’autre est un chêne qu’on casse, mais qu’on ne fait pas plier.
Adelphe, dans mes mains, deviendra de la cire molle ; je le façonnerai ainsi que je voudrai. D’après ce projet, je me garde bien de lui accorder ce qu’il souhaite ardemment ; je ménage ma défaite, elle deviendra le prix du service que Melclar pourra me rendre ; oui, je me fais fort de l’aveugler au point de lui faire faire des choses directement opposées à l’honneur dont il parle toujours. Ah ! avec quelle promptitude je le repousserais loin de moi, si d’Oransai de nouveau à mes pieds… Justine, où m’emporte mon imagination délirante ! je ne dois plus revoir Philippe que dans un cercle où il frappera mes yeux en déchirant toujours mon cœur ; c’en est fait, il ne me trompera plus, il ne m’enivrera plus par ses fausses caresses ; je ne serai plus glorieuse d’être conduite par lui, je ne relèverai plus ma tête quand je l’entendrai accueillir par un murmure flatteur. Ô Clotilde ! qu’as-tu fait ? entre Philippe et toi, tu as élevé une barrière insurmontable : il fallait, sans emportements, sans éclats, souffrir ses infidélités ; il fallait, par les larmes, par la douceur, par la coquetterie même, chercher à le rappeler, à le séduire encore ; mais la fougue de mon caractère, l’effervescence de mes passions, les conseils détestables d’Émilien, mon amour-propre offensé ; tout m’a entraînée, tout m’a portée à faire les démarches qui m’ont perdue. Philippe, aujourd’hui, de quel œil me regardes-tu ? je suis une empoisonneuse, et ta belle âme doit se soulever à mon aspect. Ah ! si tu l’avais voulu, je serais vertueuse…
Se peut-il que mon lâche cœur lui soit toujours dévoué ! Justine, que j’ai honte de ma faiblesse ! Clotilde, redeviens toi-même, sois méchante, rouée, légère, n’épargne rien pour satisfaire tes désirs dans le tourbillon de vingt nouvelles intrigues, étouffe les clameurs de la conscience et les flammes d’un ridicule amour.
Le pourrai-je ? Ah ! d’Oransai, pourquoi t’ai-je connu ? tu me ferais mourir si je n’écartais pas ton image ; non je ne l’écarterai point, elle viendra m’affliger jusqu’à ma dernière heure