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Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/02/Chapitre I

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chapitre 1er

Lucifer au Sanctum Regnum

(Suite)




Oui, j’ai été bien trompée par le surnaturel roi de l’imposture. Quand j’aurai exposé plus loin quelle éducation je reçus, on comprendra mieux que tout autre, dans les mêmes conditions, serait tombé dans le piège.

Il était là, Lucifer, exactement tel que je l’avais souhaité.

Je sens maintenant combien les desseins de Dieu sont insondables ; car le seul Très-Haut, mon Seigneur à jamais, avait permis que son immortel ennemi me parût bon et beau. Pourquoi cette licence accordée à Satan ? Ah ! sans doute, le Tout-Puissant voulait qu’un jour je pusse rendre témoignage à la vérité ; il fallait que je visse les bas-fonds terrestres de l’enfer. « Agis à ta guise, prince des damnés ; livre-toi à ton mensonge ; déploie et emploie toutes les subtiles ressources de ta perversité. Puisque les hommes ne viennent pas à la vérité, puisqu’ils dédaignent l’Église de Jésus-Christ, mon Divin Fils, eh bien, fonde à ton aise et organise ton église, ton culte, ô Satan. Mais, du moins, j’aurai mon heure, et des voix sortiront des profondeurs même de ton abîme pour dire au monde ce que tu es. »

Pour montrer la grandeur du salut, Dieu livra autrefois Job à Satan, sous la réserve qu’il ne pourrait attenter à la vie du saint homme. Dans un autre but, Dieu a permis les circonstances auxquelles je dois un long aveuglement, et, en son infinie bonté, me couvrant d’une protection toute paternelle, il préserva ce qui est plus précieux que la vie. Comment ne me dirai-je pas votre fille, ô mon Dieu, quand votre grâce tutélaire a agi pour moi en manifestation d’amour du meilleur des pères ?…

Il était là, l’Autre, le Très-Bas. Son regard me couvait : je croyais voir dans ses yeux une expression de tendresse… Ah ! non, Satan, tu ne connais de l’avenir que ce que Dieu, ton maître, veut bien t’en laisser savoir ; car, si tu avais deviné que je ne devais pas être toujours à toi, tu ne m’aurais pas regardée, contemplée ainsi.

D’abord, j’avais été embarrassée, confondue ; je tremblais, non de crainte ; l’émotion m’avait saisie et me secouait. Il était alors mon dieu ; je l’aimais au-dessus de tout, en ma ferveur abusée ; rien ne m’avait encore fait soupçonner sa malice, son hypocrisie, sa haine de la créature, sa jalousie de l’homme, son épouvantable méchanceté.

Quelle hypocrisie, en effet, est la sienne ! Le mensonge humain ne saurait atteindre ce degré de scélératesse ; on en va juger.

Il commença par me rassurer. Sa voix était de la douceur la plus exquise ; elle me pénétrait et me charmait. L’émotion première, causée par sa subite présence, se calmait.

— Mon enfant bien-aimée, me dit-il, je t’ai distinguée entre toutes. Je veux que personne, parmi mes fidèles, ne te suscite une contrariété. J’ai de grandes vues sur toi. Ne crains rien, et va ! C’est ma pensée qui t’inspire.

Ces paroles m’avaient enhardie.

— Ô Dieu tout bon, tout aimable, lui répondis-je, je ne sais comment vous remercier. Je rapporterai toujours à votre gloire les dons intellectuels que je tiens de votre divine toute-puissance et que l’enseignement reçu de mon père a cultivés ; mais augmentez sans cesse en mon esprit l’intensité des lumières célestes, afin que je remplisse pour le mieux la mission d’apostolat que vous me donnez… Seigneur adoré, suis-je dans le vrai en refusant de transpercer le pain eucharistique où les adonaïtes prétendent voir leur Christ déifié ? N’ai-je pas raison de tenir pour aberration mentale cet acte d’hostilité contre un inoffensif azyme ?… En admettant que le Dieu-Mauvais ait réellement, par le pacte du Thabor, communiqué, comme en un partage, sa divinité à Jésus qui vous renia, il n’a pu lui donner l’ubiquité, puisque l’ubiquité n’appartient à personne, pas même à l’Être Suprême ; ainsi mon père me l’expliqua : chimère, invention sacerdotale des mauvais, mensonge d’orgueil d’Adonaï se disant seul Dieu ; l’ubiquité est contraire à la raison. Car il est deux cieux, le vôtre et celui de votre inférieur rival, m’a-t-on enseigné ; ils ne peuvent donc co-exister l’un l’autre par pénétration mutuelle et infinie ; Adonaï ne saurait être en tout, ni vous-même en tout, Seigneur adoré. En ce moment, vous êtes ici devant moi, je vous vois ; c’est une faveur immense que vous m’accordez, votre présence réelle, visible et tangible, à moi qui vous aime de toutes les forces de mon âme ; donc, vous n’êtes pas ailleurs. Vous avez la personnalité suprême, et la personnalité exclut l’ubiquité… Me trompé-je, Dieu tout bon ? Si je suis dans l’erreur, éclairez-moi.

J’attendais sans anxiété sa réponse.

Il croisa ses bras sur sa poitrine ; son regard plongeait dans le mien. Puis, après quelques instants de cette pénétrante observation, ses lèvres s’ouvrirent de nouveau, et il me dit :

— La foi, ma fille, doit être inséparable de la raison, ou, si elle est contraire à la raison, elle est une foi d’erreur. La voix de ta raison, écoute-la toujours. Oui, je suis ici pour toi seule, et je ne suis qu’ici. Oui, loin d’être un réel attribut divin, l’ubiquité est une invention de folie et d’orgueil. Oui, il est deux éternels principes, le Bien et le Mal, qui constituent l’essence de l’être, qui sont la divinité, et dont le plus haut des deux, c’est-à-dire le bien qui est la lumière, est l’Être Suprême, tandis que l’autre est inférieur et ténèbres. Oui, chacun des deux éternels principes a sa personnalité distincte ; c’est ainsi qu’ils se combattent et agissent l’un contre l’autre, ce qui ne saurait être s’ils s’absorbaient et se confondaient l’un l’autre, ayant ensemble l’entière possession de l’infini. Personnalité suprême, oui donc ; ubiquité, non, non, non. Fille bien-aimée, tu es dans le vrai… Adonaï et son Christ ne sont pas dans les millions d’azymes, l’eucharistie des superstitieux, puisque ni le Christ ni Adonaï ne peuvent être raisonnablement en plusieurs endroits à la fois. L’eucharistie n’est ainsi qu’un symbole de la religion d’erreur. Transpercer l’hostie adonaïte, en s’imaginant meurtrir le Dieu-Mauvais et son Christ, c’est une faiblesse d’esprit, née d’un bon sentiment, mais c’est une faiblesse d’esprit : dédaigne-la aujourd’hui, et persévère dans ta saine opinion ; quand l’heure sera venue, les interprétations erronées des dogmes de la religion sainte seront redressées par toi ; à toi cet honneur… Comprends-le, ma fille, la lumière la plus pure ne parvient pas à tous sans quelque obscurcissement ; les âmes d’élite sont rares. C’est Adonaï qui affaiblit les esprits, même parmi mes fidèles ; c’est lui qui inspire à beaucoup l’absurdité de la haine contre ces azymes, car il les pousse ainsi à croire à son ubiquité, premier pas vers la croyance en un dieu unique… Aie patience, Diana, ma préférée entre toutes. J’ordonne que tu sois ma grande-prêtresse, et que personne n’élève la voix contre tes interprétations de mes dogmes. Va, ma bien-aimée, va ! C’est ma pensée qui t’inspire.

Après cela, je le demande, comment n’aurais-je pas cru posséder, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’infaillibilité luciférienne ?

Aujourd’hui, je comprends le mensonge de Satan ; tous, aussi, comprendront qu’une telle hypocrisie est surhumaine.

Convaincue de l’existence d’un Dieu unique, j’ai la foi en son ubiquité, en sa présence partout ; je le crois présent dans le Saint-Sacrement, devant qui je me suis prosternée, le voyant exposé en humble chapelle d’un couvent. Je prie donc les nouveaux amis qui se réjouissent de ma conversion, de s’abstenir des longues lettres démonstratives, où sont discutés des points sur lesquels mes trop bienveillants correspondants ignorent l’état de ma pensée. Ne voulant à aucun prix heurter la foi des bons et dignes catholiques, je ne dois pas, en un écrit public, exposer les difficultés qui me restent, et pour lever lesquelles je demande les prières de tous. Oui, sur quelques détails, je souffre encore ; car je ne sais rien de plus douloureux que le doute. Mais, si je dépeignais, dans ces Mémoires, l’état actuel de mon âme, je sèmerais peut-être, sans le vouloir, des germes de ce doute affreux ; ma loyauté se refuse à commettre une telle action. Que le mal, même involontaire, ne soit jamais produit par moi, ô mon Dieu que je bénis ! Vous m’avez arrachée aux griffes du démon ; plutôt mourir dès demain que risquer de jeter une semence hérétique dans les âmes si fortunées d’avoir toute la vraie foi !… Mes dernières difficultés, je les inscrirai sous forme d’un exposé privé, en double, que je soumettrai à deux théologiens, l’un et l’autre amis en qui j’ai pleine confiance. En attendant laissez-moi combattre l’infâme secte et ses inspirateurs infernaux, dont je fus, hélas ! l’instrument. Le premier combat, c’est la révélation des infamies, des crimes et des prodiges de tromperies, œuvres d’une astuce diabolique consommée.

Alors, j’étais heureuse et fière d’avoir entendu ces paroles que je viens de retranscrire ; tombées d’une bouche pour moi divine, elles me remplissaient d’une allégresse inexprimable. Il me semblait que mon bonheur serait doublé si Pike et les Émérites les entendaient à leur tour.

Pourquoi s’étaient-ils retirés ? Me croiraient-ils, si je leur répétais le langage du Dieu-Bon ?…

Mais quoi ?… Ô stupéfaction ! je me retourne, et je les vois, eux aussi, tous les onze. Quand étaient-ils rentrés ? Aucun bruit de porte s’ouvrant ni de pas n’avait frappé mon oreille, tandis que Lucifer parlait… Quoiqu’il en fût, ils avaient entendu les dernières phrases, puisqu’ils s’inclinaient dans une attitude de soumission aux ordres de l’Excelsus-Excelsior.

D’ailleurs, il insista :

— Mon vicaire, approche ; vous autres, écoutez bien.

Son ton était devenu celui du commandement. Tous s’inclinèrent plus bas, Albert Pike fit deux pas en avant.

— C’est moi, le Dieu Très-Haut le plus haut, qui vous parle. Cette enfant est mon élue de prédilection ; je la consacre ma grande-prêtresse. Je l’inspire ; elle sera l’organe de ma meilleure pensée. J’ai commis Asmodée à sa garde ; que tous l’aient en profond respect.

Les flammes se développaient tout autour de moi. Je sentais encore le sol sous mes pieds, mais je ne le voyais plus ; le plafond, les murs latéraux ne s’apercevaient pas davantage. Lucifer, Albert Pike, les dix membres du Sérénissime Grand Collège et moi, nous étions dans le feu, un feu nullement semblable à celui d’un incendie, un feu qui ne brûlait pas, un feu à flammes vertes, larges, sans pétillement, et d’une extrême vivacité.

Tout-à-coup, je ne pus plus me soutenir… Qu’arrivait-il ? J’enfonçais ; les autres, non. Le Dieu-Bon n’était plus assis sur son trône de diamants, il descendait en même temps que moi.

Où descendions-nous ainsi, toujours environnés par les flammes ?… J’eus l’impression d’une douce chute dans l’espace. D’instinct, je fermai les yeux.

Voici que je les rouvre. Où suis-je ?… Rien ne me rappelle le Sanctum Regnum. Mes pieds posent sur une pelouse fleurie. Lucifer est auprès de moi, merveilleusement beau, plus beau encore que tout-à-l’heure. Le site est admirable, la nature est dans un de ses jours délicieux et magnifiques, toute parée d’une végétation embaumée et riante.

— Ma fille bien-aimée, me dit le Dieu-Bon, je veux te donner une marque de ma haute prédilection et de ma toute-puissance. Je vais te faire connaître l’abomination d’Adonaï par deux spectacles que tu verras de tes yeux. Tu te convaincras de son infériorité.

— Seigneur adoré, rien n’ajoutera à ma conviction, répondis-je. Je sais que vous êtes bien vraiment l’Être Suprême, le Très-Haut le plus haut, et que votre odieux rival sera par vous définitivement vaincu.

— Oui, répliqua-t-il, ta fidélité inébranlable m’est connue ; mais tu es ma préférée entre toutes, et je veux que tu assistes à une défaite des maléakhs. Ensuite, tu verras comment règne Adonaï.

— Faites, Seigneur adoré. J’aime vos anges de lumière, et je ne crains ni les maléakhs ni leur roi.

À ce moment, une nuée de génies du feu descendit du ciel ; Asmodée, mon fiancé, était à la tête de ces phalanges. Il mit un genou à terre, prêt à recevoir les ordres de Lucifer.

— Je t’ai conduite dans la région de l’Éden, reprit le Dieu-Bon, s’adressant à moi. Le Paradis Terrestre, où vécurent Adam et Eva, est là-bas, vois-tu ? — son doigt désignait un point lointain, à l’horizon. — Aucun humain n’y peut pénétrer ; car les abords sont gardés partout par des légions de maléakhs. Eh bien, Asmodée va vaincre, devant toi, les mauvais anges d’Adonaï et t’introduira dans l’Éden ; puis, l’aigle blanc de Paymon te transportera en Oolis.

Il disparut. Asmodée s’était relevé. Ses quatorze légions, flottant un peu au dessus du sol, se tenaient dans l’expectative, bien rangées, mais tumultueuses : elles étaient impatientes de combattre. Leur nombre n’obscurcissait pas le ciel ; pourtant, on le sait, chaque légion des armées de Lucifer compte 6666 daimons ; ils étaient étincelants de lumière. Oh ! combien j’étais joyeuse d’avoir auprès de moi si belle compagnie !…

Respectueux et empressé, Asmodée vint à moi.

— Diana, fit-il, nous allons vous entraîner avec nous. N’ayez nulle inquiétude ; votre vie ne court aucun danger. La protection de Lucifer Dieu-Roi vous rend invulnérable, corporellement, pendant la bataille entre bons et mauvais esprits, à laquelle vous allez assister. Je vais vous placer au centre de mes légions ; ne vous épouvantez pas.

— Ô mon cher Asmodée, je n’ai point de crainte, croyez-le bien. Tout mon regret est d’être corporelle et d’avoir ainsi l’obligation de n’être que spectatrice…

— Quoi ! vous voudriez prendre part au combat des esprits ?

— Si cela est possible, tel est mon vœu le plus ardent…

De son épée de feu, il traça rapidement dans l’air trois cercles, puis un grand triangle contenant les trois cercles ; ce signe demeura flamboyant au milieu de l’espace. Alors, j’entendis les voix des quatorze chefs de légions, unies à celle d’Asmodée, crier d’une seule et formidable clameur :

— Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !

Un immense signe, tout en feu aussi, parut instantanément dans le vide, comme une magique réponse à cet appel des daimons ; ce signe, dont je connaissais bien le tracé pour l’avoir vu sur des rituels palladiques, aux mains de mon père, c’était la signature de Baal-Zéboub, le généralissime des armées du Dieu-Bon.

Baal-Zéboub était donc là, mais invisible pour moi.

— Que demandes-tu, Asmodée ? interrogea la voix du vice-roi des cieux, qui ne se montrait pas, voix éclatante comme un clairon.

Asmodée étendit son épée vers la signature qui toujours fulgurait, et dit :

— Spiritualise ma fiancée qui veut combattre.

Le signe d’Asmodée et la signature de Baal-Zéboub se confondirent ensemble, en une boule de feu. Cette boule se précipita sur moi, me heurtant le front, entra en ma tête, et aussitôt je ne me sentis plus la même.

Je vivais d’une autre vie. Il me semblait ne plus avoir ni poids ni volume. Mon corps était spectral, aérien, fluidique. À ma volonté, je grandis, je grossis, je me rapetissai, je me supprimai totalement, pour revenir ensuite, reparaître. J’étais du feu vivant. Je dégageais, en quelque sorte, une électricité surnaturelle ; j’étais cette électricité moi-même.

— Êtes-vous satisfaite, chère Diana ? me demanda Asmodée.

— Oui, oui, je brûle de combattre. Sus, sus aux maléakhs !

J’étais transformée en daimone ; du moins je le croyais ; j’ai cru longtemps à la réalité de cette illusion diabolique. Avoir été daimone, avoir été esprit du feu, avoir vécu quelques heures de ce que j’appelais la vie céleste, quel rêve !

Et me voilà aux côtés d’Asmodée, traversant l’espace avec instantanéité, volant avec lui à la tête des quatorze légions.

— Placez-vous au centre, me répétait-il.

— Non, non, je suis digne du premier rang. Voyez cette épée de feu qui est dans ma main, venue je ne sais comment ; voyez cette flamme qui brûle au sommet de ma chevelure ; voyez mon corps fluidique qui a pris des proportions colossales. Je suis esprit d’élite. Je vaincrai à la tête de vos vaillantes légions… En avant ! Sus, sus aux maléakhs !

Nous étions arrivés auprès de l’Éden. J’apercevais les maléakhs en lignes épaisses et multipliées, entourant l’immense jardin, plus grand que Pékin, Londres, Paris et New-York réunis : c’était un large cordon de défense, horrible, monstrueux. Je dirai tout à l’heure comment, aujourd’hui éclairée, je traduis ce que j’ai vu ; comment je comprends l’infernale comédie jouée ce jour-là pour me tromper. Qu’on me permette, pour le moment, de raconter l’aventure avec les termes de l’erreur des palladistes ; l’explication rectificative sera mieux saisissante, après.

Les maléakhs, c’est-à-dire les esprits malfaisants, les mauvais génies d’Adonaï, quoiqu’étant à mon sentiment les anges chers aux catholiques, n’étaient pas les anges tels que les catholiques se les représentent. Je les voyais ainsi que l’orthodoxie palladique les dépeint : affreux, repoussants, abjects, dragonneux, ayant la face jaunâtre ou verdâtre teintée du livide des cholériques, le corps contorsionné, doté d’une queue ridicule, les oreilles larges et pointues dépassant le haut de la tête, l’aspect grotesque, laid, méchant. Ils s’agitaient, grouillaient, montaient les uns sur les autres. Il y en avait qui ne se composaient que d’une tête plantée entre deux ailerons de chauve-souris fantastique, et du cou pendait une poche flasque, terminée en queue de colossale sangsue. D’autres, au contraire, possédaient plusieurs paires de bras et de jambes, un ventre double, ou triple, ou quadruple, un dos bossu en pointe couverte d’écaillés fétides, le nez absent remplacé par un trou triangulaire qui bavait, ainsi que la gueule aux crocs irréguliers et pourris. Tout cela hurlait, grognait, menaçait. Nos daimons étaient de splendides anges de lumière ; les ténébreux maléakhs réalisaient les plus épouvantables cauchemars.

Voilà quels étaient les gardiens du Paradis Terrestre.

Ils se massèrent pour nous opposer un front de bataille. Leur chef était Zachariel ; je le vois encore parcourant ses noires légions et les excitant contre nous.

— Par Lucifer, à nous sera la victoire ! clama Asmodée.

C’était ce cri qui devait engager le combat.

Nous nous élançons sur l’ennemi. Alors, tout en demeurant esprits, nous nous heurtions en des chocs formidables ; on se traversait les uns les autres, dans les poussées de cette lutte surnaturelle, incompréhensible pour l’humain. Les coups se ressentent, comme si l’on était des corps matériels ; mais on n’est pas blessé. Les maléakhs arrachaient des arbres, des rochers, et nous les lançaient ; quelques-uns plongeaient on ne sait où, reparaissaient tenant des animaux féroces, tigres, crocodiles, hippopotames, et nous en lapidaient ; ces bêtes, n’étant pas esprits, étaient foudroyées au contact de nos épées de feu ; mais, projectiles vivants, elles remplissaient l’air d’effroyable vacarme, avant d’expirer sous nos coups.

Nous, nous ne combattions que par l’épée. Dans la mêlée, Asmodée et moi, nous tenant côte à côte, nous recherchions surtout Zachariel, et chaque fois nous fondions sur lui, le traversant nous-mêmes, comme si nos épées de feu nous ouvraient un passage en lui ; et il poussait alors des cris de rage, des rugissements de douleur, nos natures célestes étant contraires à la sienne. C’était terrible.

Dans ces combats entre esprits, tout est dans cette pénétration mutuelle ; le soufrant est celui qui est traversé.

Enfin, lassés, battus, vaincus, les maléakhs se dispersèrent et nous cédèrent la place.

Le but n’était pas d’occuper l’Éden. Il s’agissait de me le faire visiter, après défaite des maléakhs ; la volonté de Lucifer avait été exprimée ainsi. Les quatorze légions de daimons demeurèrent donc là, afin de mettre obstacle à tout retour offensif de l’ennemi. Asmodée choisit trente-trois de ses légionnaires pour me servir d’escorte : alors, nous pénétrâmes dans le Paradis Terrestre.

Asmodée était mon guide. Il me montra avec complaisance les beautés du lieu, où les glaces de l’hiver sont inconnues. Des milliers et des milliers d’oiseaux, au varié plumage des plus riches couleurs, chantaient partout dans les branches, et quelle joyeuse harmonie en leur concert ! Les plus belles fleurs du printemps étalaient leur profusion, parmi les plus beaux fruits de l’été et de l’automne. Le parfait accord régnait entre les diverses espèces de la gent animale ; les faisans d’or et d’argent ignoraient l’effroi ; les superbes lions, à la crinière luisante et propre, jouaient avec les gracieuses biches.

J’étais émerveillée.

Asmodée me fit voir la mare d’où Lucifer, selon la légende apadnique, tira l’Adam imparfait, créé par Adonaï, et le bosquet où le Dieu-Bon, apparaissant à Eva, sous le nom d’Eblis, voulut affectueusement qu’elle appelât « Caïn » son premier-né, dont la tradition adoptée par les palladistes prétend qu’Adam ne fut pas le père. Il me remémora tous les souvenirs des dogmes lucifériens, ceux qui sont particulièrement attachés à l’Éden. Et moi, je buvais ses paroles, je regardais avec un puissant intérêt tout ce que son doigt me désignait ; à chacun de mes pas, un nouveau ravissement.

Malgré les siècles, m’expliqua-t-il, rien ne subit les atteintes de la vieillesse en ce lieu privilégié de la Terre. Les arbres s’y sont développés jusqu’au point où la maturité est dans toute sa force, mais pour y demeurer en état stationnaire ; loin d’avoir leur tronc et leurs rameaux dépouillés et rongés par le temps, chaque année la sève puissante les rajeunit. Il en serait de même des animaux, s’ils restaient dans l’Éden ; mais, n’ayant pas l’intelligence, beaucoup franchissent les limites du jardin de délices et se trouvent dès lors dans les conditions malheureuses de toutes les autres créatures.

Toujours d’après le système luciférien, c’est par haine de l’humanité qu’Adonaï a placé ses lignes de maléakhs tout autour du Paradis Terrestre. Cependant, ils sont invisibles pour les hommes ; seule, leur influence malfaisante les éloigne, irrésistiblement les repousse si quelques-uns s’aventurent dans ces parages, sans qu’ils puissent soupçonner qu’il y a là l’Éden béni. Aux yeux de l’humain, par l’effet d’un mirage trompeur que produisent les maléakhs, la nature en cet endroit paraît stérile, dévastée, morne et déserte, c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’elle est.

Lors du déluge, par un miracle de Lucifer, l’Éden fut préservé de l’inondation générale ; les eaux, dont Adonaï versa des torrents sur la Terre pour noyer tout, n’y tombèrent point, et les vagues diluviennes, qui ailleurs multipliaient les ravages, s’arrêtèrent aux abords comme si une digue infranchissable s’élevait au fur et à mesure de la croissance des flots.

Voilà ce qu’Asmodée me rappela, et j’étais vraiment heureuse d’avoir eu ce privilège de pénétrer en un séjour si merveilleux.

Je l’écoutais, ravie, quand la seconde promesse du Dieu-Bon eut à s’accomplir. Un magnifique aigle, d’une taille bien au-dessus des plus grands connus, et d’une blancheur de neige, vint s’abattre devant moi, se baissant avec grâce et, par l’attitude, m’invitant à m’étendre sur son dos. C’était l’aigle blanc de Paymon, la plus puissante daimone après Astarté.

Je sentis alors que j’étais redevenue corporelle.

— Ma mission de ce jour est remplie, me dit Asmodée. Je vous confie, chère Diana, à l’aigle blanc qui doit vous transporter en Oolis.

Aussitôt, je pris place sur ma monture aérienne ; je tenais mon bras passé autour de son beau cou. L’oiseau sacré de Paymon s’éleva alors dans l’espace, avec une rapidité prodigieuse ; sans battement d’ailes, mais les tenant étendues, il avait pris une ligne ascensionnelle oblique, et bientôt la Terre ne fut plus qu’un point rond, qu’à peine je distinguais là-bas.

Mais je ne raconterai pas ici ce voyage en Oolis, planète d’un monde solaire ignoré des profanes, sur laquelle Adonaï règne et seul est adoré, au dire de la légende palladique tirée du Livre Apadno. J’y retournai une autre fois, portée dans les bras de Lucifer lui-même ; c’est cette excursion que je narrerai, avec tous les détails nécessaires.

L’important à dire aujourd’hui : mon retour.

Ce fut aussi l’aigle blanc de Paymon qui me rapporta. Quand nous nous rapprochâmes de la Terre, il plana un instant au-dessus d’une région montagneuse ; puis, en un invraisemblable élan, descente de quelques secondes à peine, il plongea dans le cratère d’un volcan en pleine éruption.

La lave jaillissait à flots bouillonnants, des pierres incandescentes étaient projetées avec violence des profondeurs du gouffre de feu, les rochers craquaient et se fendaient, je voyais des éclairs sillonner l’immensité intérieure que je traversais ; mais rien ne m’atteignait, ni ma monture.

Et l’aigle volait dans les tourbillons de flammes qui ne nous causaient aucune brûlure ; et j’étais calme, tranquille, sans suffocation ni le moindre malaise. Et enfin nous arrivâmes en un endroit qu’immédiatement je reconnus ; lieu clos aux murs suant le feu, appartement de forme triangulaire, avec le Baphomet à l’angle du fond ; l’aigle blanc y pénétra par un trou béant du sol ; c’était bien le Sanctum Regnum de Charleston.

Le souverain pontife de Lucifer et les dix Émérites récitaient des prières, auprès du Palladium.

Alors, le sol fut subitement sans brèche, et nulle trace du trou par lequel j’étais partie et revenue ne se pouvait distinguer. L’aigle de Paymon disparut. Je me trouvais assise, comme au début de ma méditation, sur le siège que Pike m’avait fait donner.

Quand je demandai, le lendemain, à l’un des assistants combien de temps mon absence avait duré, il me répondit : « Une heure. » — Une heure ! En une heure seulement, le départ avec Lucifer, l’arrivée dans la région terrestre inconnue, la bataille contre les maléakhs commandés par Zachariel, la visite de l’Éden, le voyage en Oolis, le retour à Charleston par le volcan et le centre de la Terre ! C’était fantastique.

Le résultat : le Grand Albert signa les décrets du 8 avril 1998 l’un ordonnant la cessation du conflit entre les TT ▽ Saint-Jacques et les Onze-Sept, l’autre ratifiant mon honorariat à Louisville et imposant ma proclamation officielle comme Maîtresse Templière à mon premier voyage à Paris.

Or, c’était bien Lucifer qui m’avait dispensé des profanations d’hosties ; l’hypocrite m’avait même donné raison.

Je ne rechercherai point ici dans quel but le suprême imposteur agit de la sorte à mon égard. Je dirai seulement que grande est pour moi la consolation, aujourd’hui, de n’avoir pas le remords des exécrables sacrilèges commis dans les Triangles.

Mais il faut examiner les prestiges diaboliques que je viens de relater.

Loyalement je dirai ce que je pense. Le voici : tout cela n’est qu’une mystification. Longtemps j’ai cru à la réalité des faits merveilleux de ce 8 avril 1889 ; à mon sens, c’était tout autant de miracles, et de l’ordre le plus haut, opérés par le Dieu-Bon en ma faveur, pour me marquer mieux sa prédilection. Depuis que je sais Lucifer n’être que le déchu Satan, depuis que j’ai la foi en l’unique Dieu, seul Très-Haut, seul vraiment Tout-Puissant, j’ai la conviction que les faux miracles du Maudit sont des prestiges, rien autre ; par conséquent, j’ai été mystifiée, comme le sont tous les palladistes.

La première tromperie de Satan a été son apparition en état de splendeur, qui ne lui appartient pas. Les daimons sont affreux et lorsqu’ils se montrent en anges de lumière, c’est de leur part supercherie et comble d’audace cynique ; on verra bientôt que je ne dis pas cela à la légère, ni pour répéter une leçon qu’on m’aurait apprise au couvent. Je suis certaine que Lucifer m’est apparu réellement, comme il apparaît à tant d’autres, surtout à Charleston ; mais, parce que j’avais été élevée dans l’erreur, il a voulu la perpétuer : c’est pour répondre à mon désir, pour ne pas démériter à mes yeux, qu’il s’est paré d’un éclat usurpé et d’une beauté mensongère. Je l’ai donc vu, mais autrement qu’il est.

Tout le reste, je ne l’ai pas vu. J’ai été victime d’illusions, exécutées avec une surnaturelle adresse. J’ai cru descendre dans les flammes, traverser l’espace en compagnie de Lucifer, arriver en une région des plus belles ; j’ai cru combattre des maléakhs, les vaincre aux côtés d’Asmodée, à la tête de quatorze légions d’esprits du feu ; j’ai cru pénétrer dans le Paradis Terrestre, le visiter, entendre les explications d’un céleste guide ; j’ai cru être transportée en Oolis par un aigle blanc, de création luciférienne, revenir sur et sous Terre par cette aviation digne d’un conte de fées, traverser indemne l’embrasement d’un volcan et le feu central ; oui, j’ai cru tout cela, comme l’halluciné croit ce qu’il voit et qui pourtant n’est pas.

Tout cela est mensonge, donc mystification ; car il n’est aucunement au pouvoir de Satan ni de ses daimons de reconstituer l’Éden, de transformer en hideux monstres les anges de Dieu, et de leur infliger une défaite en combat corps à corps. Ces trois faits sont la preuve de l’imposture du tout. Si le diable, se déguisant en ange, s’était borné à me transporter dans les airs à des distances extrêmement éloignées et avec la rapidité de la foudre, peut-être n’y aurait-il pas eu illusion ; car cela ne dépasse pas son pouvoir. Mais les trois points sur lesquels j’insiste sont trois impossibilités manifestes, dès qu’on a la foi chrétienne.

Donc : illusion, illusion, illusion.

L’halluciné s’imagine voir des choses aussi extraordinaires que celles par moi rapportées. Par tel état maladif, par tel dérangement dans les organes, il y a ainsi absolue perturbation et erreur extraordinaire dans le sens visuel. Or, ce qui a lieu pour l’halluciné, individu détraqué, Satan peut le produire pour une personne entièrement saine de cerveau, nullement folle, ayant tous ses organes en fonctionnement parfait. Cette illusion est un incident exceptionnel ; elle dure ce que Dieu permet au Maudit de la faire durer ; une fois qu’elle a cessé, la victime de Satan est dans son état normal. Ainsi, l’hallucination accidentelle d’un individu n’ayant rien de ce qui distingue l’halluciné dont s’occupent les médecins, voilà bien ce qui appartient au domaine du surnaturel diabolique.

Il est certain, à mon sens, que le 8 avril 1889, à Charleston, j’ai été non pas une hallucinée selon le terme médical, mais que j’ai été possédée au plus haut degré par Lucifer, qui, après m’avoir menti en hypocrite consommé, m’a prodigué les plus habiles illusions de nature à fortifier formidablement mon erreur ; et l’éducation que j’avais reçue m’empêchait de soupçonner que je servais ainsi de jouet au prince des faux miracles, au roi des prestiges.

Tous ceux qui, venant à Charleston, sont admis aux mystères du Sanctum Regnum, — je ne parle pas des visiteurs haut-gradés à qui les divers appartements de l’immeuble sont montrés à titre de curiosité, je parle des Mages Élus et des Maîtresses Templières que le prétendu Dieu-Bon a fait appeler, — tous ceux-ci sont dupés comme je l’ai été. De même qu’il y a des sanctuaires chrétiens privilégiés, où les miracles sont fréquents, ainsi le Sanctum Regnum de Charleston a le plus haut privilège infernal, et les prestiges s’y multiplient toute l’année. Là, le palladiste fanatique est en communication directe avec Satan en personne. Une prière fervente, et voilà une apparition : les daimons vous saisissent, vous emportent, vous rassasient d’aventures plus merveilleuses les unes que les autres ; ou, du moins, de ce lieu ultramaléficié vous sortez croyant fermement à tout ce dont vous avez eu l’illusion.

Quand on a sucé l’erreur avec le lait, quand on a eu dès le berceau la croyance en une divinité double, en deux éternels principes contraires se combattant sans répit, on est inébranlable dans l’erreur, à moins d’un miracle de la grâce. Tous les raisonnements échouent, se brisent contre ce roc : avoir vu Lucifer en splendeur la plus magnifique, avoir des daimons protecteurs qui vous comblent de bontés et qui vous paraissent bouleverser pour vous toutes les lois de la nature, avoir assisté en témoin oculaire à des luttes victorieuses d’esprits du feu contre maléakhs.

Comment pouvez-vous soupçonner que ce sont des daimons du même ordre qui se montrent les uns beaux et les autres hideux et qui se battent par pure comédie pour vous faire constater l’invariable défaite de ceux-ci ?… Ces batailles entre esprits sont fréquentes au sein des Triangles ; elles laissent une impression ineffaçable chez ceux qui en sont témoins ; car tous ne voient pas.

Moi, j’ai eu toutes les illusions possibles et impossibles ; il en est peu, je crois, à qui Satan ait prodigué autant les prodiges, les uns par tromperie du sens visuel, les autres vrais jusque dans une certaine mesure. Parmi ces derniers, et dûment constatés : j’avais l’extase avec ascension, le plus souvent horizontale ; je marchais sur l’eau, etc. Tant le Maudit avait à cœur de me retenir, qu’il m’a même, un jour, emportée en son royaume du feu éternel ; mais ceci, certainement, a été une illusion, puisque son prétendu royaume n’était pas l’enfer de damnation tel que le décrit l’Église.

Ah ! mille fois bénie soit Jeanne d’Arc, qui a arraché le bandeau dont mes yeux étaient couverts !… J’ai raconté ailleurs comment je la vis, une fois, une seule fois, et sans aucune préparation. Voilà la différence éclatante entre les miracles de Dieu et les prestiges du diable. Satan a toujours besoin de certaines conditions pour opérer.

Enfin, c’est son nom invoqué, en terrible détresse, c’est son nom saint qui a obligé quatre daimons, devant moi, à me montrer leurs vraies faces ; c’est elle, donc, qui, tout en demeurant invisible, les a dépouillés de leur audacieux déguisement d’anges de lumière. Voilà comment j’ai commencé à comprendre que Lucifer n’est que Satan.

C’était le 6 juin de cette année-ci, il n’y a pas encore deux mois.

Je relisais, dans ma retraite, le numéro 3 du Palladium tout récemment écrit ; frais imprimé, il venait de me parvenir.

Après deux lectures de l’article où, pour répondre en courtoise adversaire à un prêtre-professeur dont la lettre m’avait touchée, je promettais de ne plus adjoindre au nom de la Mère du Christ un qualificatif de nature à heurter les catholiques, je contemplai quelques instants la statuette de Jeanne d’Arc qui est chez moi, dans ma chambre.

— Bonne Jeanne, dis-je, ce prêtre m’a demandé de déroger à un ancien usage ; il m’en a suppliée par votre nom virginal. Je lui fais cette concession pour montrer jusqu’où va la tolérance palladiste. Mais je veux aller plus loin. Vous aimiez Marie de tout votre cœur, ô Jeanne, pendant cette glorieuse et trop courte existence que j’admire tant, bien que sans partager vos croyances. Eh bien, c’est à vous, douce et sublime héroïne, c’est à vous que je veux prêter le serment de respecter à jamais le nom de Marie, mère du Christ.

Je m’agenouillai, — à deux genoux, et c’était la première fois de ma vie, — devant la statuette. J’étais en proie à une émotion jamais ressentie jusqu’alors : j’avais besoin de pleurer, et je ne savais pourquoi ; mon cœur était troublé, agité, et néanmoins ferme dans la résolution que j’avais prise.

— Ô Jeanne d’Arc, prononçai-je à haute voix, je vous le jure, par la vénération que j’ai pour vous, jamais je n’écrirai, jamais je ne dirai un mot manquant de respect à Marie, mère du Christ, que vous avez tant aimée.

À peine ces mots tombés de mes lèvres, je fus par une force extérieure, rejetée en arrière avec une violence inouïe ; ma tête frappa le parquet. Or, tandis que je cherchais à me relever, j’aperçus devant moi, subitement apparus, Baal-Zéboub, Astaroth, Moloch et Asmodée, que je reconnus bien tous les quatre. Ils étaient en la forme habituelle de leurs manifestations aux adeptes du Palladisme, en radieux anges de lumière, ainsi que je les avais toujours vus, soit dans les Triangles, soit en mon particulier ; mais leurs visages étaient irrités, avec une expression de colère à son paroxysme.

Moi qui m’étais accoutumée à les voir bons pour moi, n’ayant l’aspect terrible que dans les combats contre les maléakhs, je me demandais ce que ceci signifiait. C’était du nouveau, tout-à-fait. Ils me menaçaient, pleins de rage, comme si j’avais été un ange d’Adonaï, c’est-à-dire comme ils faisaient dans leurs comédies de guerre aux soi-disant maléakhs ; mais je comprends maintenant que leur fureur contre moi n’était pas feinte.

Ils s’élancèrent sur moi. Qu’allaient-ils faire ? me battre ? me tuer ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, j’eus le sentiment d’un pressant danger, et je m’écriai :

— Jeanne, Jeanne, défends-moi !

Alors, il y eut une épouvantable clameur des quatre ; des lions tout-à-coup blessés n’auraient pas déchiré l’air de rugissements pareils à ceux que j’entendis. En même temps la face et la forme de ces daimons changèrent, et aussi leur expression de physionomie. Sur l’instant ils étaient devenus, tous les quatre, semblables à ces maléakhs que j’avais toujours pris pour les anges du Dieu des chrétiens : tout en gardant très reconnaissable leur visage chacun, ils étaient hideux, monstrueux ; ils avaient queue et cornes ; bref, de vrais diables. Et, par leur figure, ils se montraient maintenant terrifiés, quoique toujours en rage ; mais à leur fureur le désespoir s’était joint, et il était chez eux le sentiment dominant.

Cela avait duré tout au plus quelques secondes ; et aussitôt que je les eus bien vus en diables, ils disparurent, ils s’effondrèrent en poussant des cris de malédiction, et je me dis que je venais d’entendre là les hurlements des damnés.

Voilà le fait inattendu, et dont je suis saisie encore chaque fois que j’y songe, voilà l’événement extraordinaire qui a ouvert des horizons tout nouveaux à mon intelligence. Ceci se passait tandis que le Comité Fédéral de Londres délibérait sur mon numéro 3 du Palladium.

Quand me parvint la voûte de désaveu qui prétendait m’intimider, j’étais donc en bonne disposition pour écrire la réponse que mes lecteurs connaissent. Depuis le 6 juin, une voix secrète me disait que j’avais été trompée dès mon enfance ; je relisais les lignes que M. le chanoine Mustel m’a consacrées il y a un an, dans l’article où il me met en parallèle avec la Sophia des palladistes. Je songeais à toutes ces prières qui se sont élevées au ciel pour moi. La vérité se dégageait peu à peu dans mon esprit ; je voyais de plus en plus clairement que Lucifer est bien Satan, et, comme il ne saurait exister deux Dieux-Mauvais, je me sentais attirée, par une force irrésistible, vers le seul vrai Dieu, vers le Dieu des chrétiens, dieu unique et d’infinie bonté.

Je me remémorais enfin qu’en février 1894 un publiciste catholique, m’avisant d’un ouvrage auquel il travaillait, m’écrivait qu’il y parlait de moi et qu’il terminait ces pages par la prière, de Polyeucte, chrétien, pour Pauline, païenne :


« Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne. »


Saisissant l’allusion, je lui avais répondu que je ne m’offensais pas de sa prière, et que, de mon côté, je priais mon Dieu pour lui ; mais j’ajoutais qu’il ne fallait pas compter voir en moi une Pauline. Je réitérai cette affirmation quand le livre parut. « Monsieur, lui écrivis-je et l’autorisant à publier ma lettre, en lisant votre réminiscence de Polyeucte, ceux qui me connaissent diront que je ne serai jamais Pauline ; ils ne se tromperont point. »

Pauline, on le sait, se convertit ; l’Église l’a placée sur les autels. Et la fête de sainte Pauline, c’est le 6 juin !