Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/10/La grande manœuvre

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LA GRANDE MANŒUVRE




Dans l’annexe du 4e fascicule des Mémoires, j’ai cité cinq manœuvres contre la manifestation de la vérité. Trois d’entre elles me visaient directement. Les deux premières, d’origine différente, tendaient à me faire passer pour folle où hallucinée tout au moins : j’excuse M. Le Chartier, catholique, qui ne me connaît point et me combattait par un faux raisonnement que j’ai réfuté ; je n’ai pas excusé le F∴ Eugène Mayer, qui savait à quoi s’en tenir sur l’entière mauvaise foi du rédacteur dont il publiait l’article injurieux, au moment même de ma conversion. Quant à la farce de Moïse Lid-Nazareth, elle ne prêtait qu’au rire.

Une des deux autres manœuvres a été criminelle : elle a coûté la vie au comte Luigi Ferrari ; elle prouve quel sort m’est réservé, si je me laissais découvrir par les limiers de la secte.

Le crime de Rimini a été ordonné par le palais Borghèse ; cela ne fait pour moi aucun doute, et l’assassin, instrument peut-être inconscient, a servi la vengeance maçonnique. Je l’établis dans mon volume sur Crispi ; les lecteurs, j’en suis sûre, partageront ma conviction.

Faut-il voir au palais Borghèse, aussi, l’inspiration de l’abominable trame qui m’a été récemment dénoncée, et qui est, certainement, la plus odieuse manœuvre directe contre moi ? — Je ne le crois point, quoique d’autres l’aient pensé. Je ne manque pas d’expérience ; j’ai été en mesure d’étudier les caractères ; chrétienne, je veux être indulgente à qui m’afflige. Non, la manœuvre que je démasquerai aujourd’hui, n’a pas Lemmi pour inspirateur. C’est le démon du dépit qui l’a suggérée au malheureux homme qui s’en est rendu coupable.

Il s’agit d’une accusation épouvantable ; la gravité du cas est extrême. C’est avec un indicible serrement de coeur que je me suis décidée à parler, attaquée, par une sourde calomnie, chuchotée des uns aux autres, dans ce que j’ai de plus cher au monde, après ma foi.

Poignante fut ma douleur, quand me parvint le premier écho ou racontar indigne. Ce n’était pas le lâche on-dit, toujours insaisissable, parce que vague et anonyme ; ce n’était plus l’insolente goujaterie du Fréchette, de Montréal, à qui j’ai dédaigné de répondre : c’était l’affirmation nette d’un fait précis, hardiment émise par un homme connu.

On n’imprimait pas la chose, certes. Ces choses-là se colportent, s’écrivent dans des lettres plus ou moins confidentielles : les fanfarons qui inventent de telles accusations ne leur donnent pas le jour de la publicité ; il leur faut la pénombre d’une mise en circulation suffisamment discrète et indiscrète tout à la fois.

L’homme qui répand autour de lui cette bave venimeuse ? le chevalier qui essaie de salir une femme ?… Oh ! je ne crains pas de le nommer, parce que sa délirante vantardise est injustifiable et ne repose sur rien, absolument rien ; parce que je défie quiconque, même dans le camp de Lucifer, d’apporter contre moi le témoignage de la moindre incorrection, du plus léger laisser-aller prêtant à l’équivoque.

Ce chevalier de l’outrage à l’honneur féminin, c’est un ex-haut maçon, c’est M. Domenico Margiotta.

Quand j’ai su quelle honte m’était attribuée, je n’ai point senti la colère m’envahir ; c’était trop même pour une immédiate révolte. Mais mon coeur a eu un déchirement atroce ; j’ai été consternée, anéantie, et j’ai pleuré. Oh ! mon Dieu, la voilà donc, cette cruelle épreuve, mille fois méritée par ma folle haine d’autrefois ! Que votre sainte volonté soit faite ; car mes blasphèmes de palladiste firent couler les larmes de vos virginales épouses. Me voilà donc assimilée aux plus infâmes créatures ; il est terrible, le châtiment ; mais, ô mon Dieu, que votre nom soit béni !…

Puis, le coup reçu, il m’a semblé que mon devoir était de panser la blessure… Et encore : était-ce bien possible qu’une telle calomnie eût osé se produire ?… Oh ! que d’hésitations avant de demander à des amis confirmation du navrant écho ! quelle dificulté morale pour la demande ! Vingt fois, j’ai laissé la plume… Mais ne pas être fixée d’une façon certaine, c’était prolonger et augmenter ma torture. On ne raisonne plus, quand un doute de cette espèce vous tenaille ; on perd la tête. J’écrivis, suppliante, réclamant la vérité, toute la vérité… Hélas ! l’écho n’avait été que trop fidèle… Les propos me déshonorant se tenaient, se répétaient, et l’auteur de l’affreuse calomnie se pavanait dans l’impunité, multipliant les anecdotes où, Juvénal vengeur, il me faisait jouer le rôle d’une ménade ; et comment ne pas croire, puisqu’il affirmait avec d’audace « savoir par lui-même, et mieux que personne, à quoi s’en tenir !… »

Et les témoins auriculaires de tels propos étaient personnages dont la parole fait autorité : un des plus estimés représentants de la vieille noblesse de France, et le révérend supérieur d’une maison d’un des plus importants religieux, sans compter d’autres, très honorables aussi, mais qui avaient eu le racontar de seconde main.

Alors, je perdis complètement la tête. Un moment, j’envisageai la situation, à la mode américaine : les preuves de la calomnie étant entre mes mains, j’allais intenter une action judiciaire pour obtenir réparation ; mes amis me retinrent, en m’assurant qu’en France ces choses-là sont traitées à la légère, et que le succès d’un procès semblable n’effacerait pas les doutes injurieux.

Je n’avais plus qu’à dévorer l’outrage dans le silence.

La chrétienne reprit le dessus. Ah ! que j’ai souffert !…

Mais voici que la calomnie, continuant son chemin dans l’ombre, a pris une nouvelle forme ; et, cette fois, mieux informée encore qu’au début de cette douloureuse enquête, je sais que le mensonge est présenté avec une perfidie telle que, sauf un petit nombre d’amis, ceux qui reçoivent la confidence en sont tout déconcertés.

La manœuvre n’atteint pas seulement mon honneur de femme ; c’est mon œuvre de réparation elle-même qu’elle tend à détruire, ce sont mes révélations mêmes qu’elle veut ruiner de fond en comble. La question change donc d’aspect. Je ne puis pas tolérer cela ; et quoiqu’il m’en coûte, me taire plus longtemps serait manquer à tous mes devoirs.

Je vais droit à l’abominable accusation. Voici la thèse imaginée par M. Domenico Margiotta :

« La Diana Vaughan que j’ai connue en 1889, à Naples, et pour laquelle il n’y eut jamais aucune exception à la règle du Pastos, est toujours chez les palladistes ; l’histoire de sa conversion n’est qu’une mystification pour leurrer les catholiques. La Diana Vaughan qui écrit les Mémoires d’une Ex-Palladiste, la Neuvaine Eucharistique, etc., et qui annonce le 33e Crispi est une fausse Diana Vaughan. Je la mets défi de se montrer ; car ceux qui se servent du nom de la grande-maîtresse de New-York ne pourraient exhiber qu’une aventurière, et immédiatement je la convaincrais d’imposture. Quant à la vraie Diana Vaughan, il lui est indifférent que cette comédie se joue ; elle est la première en à rire. Elle diabolise plus que jamais dans les Triangles, Elle a fait sa paix avec Lemmi. »

J’avoue que je ne me serais jamais attendue à une manœuvre aussi machiavélique. L’homme qui a imaginé cette machine de guerre, pour empêcher mes révélations de porter, n’est pas le premier venu. Il est certain que l’assertion est tellement audacieuse, que ceux devant qui elle est émise ne savent plus que penser.

Mais j’estime aussi que mettre à découvert un engin de cette espèce est le seul moyen de le rendre inoffensif.

Pourquoi donc M. Margiotta a-t-il recours contre moi à des procèdes indignes d’un galant homme ? pourquoi me scinde-t-il en deux personnes, l’une qu’il couvre de boue, l’autre qu’il transforme en mystificatrice ? pourquoi cette campagne à coups de calomnies souterraines, qui a tout le caractère d’une haine personnelle, ayant brusquement éclaté ?…

Me garde-t-il rancune des lignes que je lui ai consacrées dans le Palladium, alors que, plongée encore dans l’erreur, je lui montrai quelque dureté de langage ? Les ecclésiastiques, qui possèdent les nos du Palladium reconnaîtront que je ne blâmai pas le converti, mais le manque de franchise dont il usa à mon égard au moment de sa conversion. Mon blâme était celui d’une ancienne amie, sévère peut-être, mais toujours courtoise, répugnant à la constatation d’un acte de duplicité.

Non, ce n’est point de mon article que M. Margiotta m’en a voulu. Il y a autre chose.

D’abord, la vérité sur mes relations avec M. Margiotta. Il m’est pénible d’être obligée de descendre à de telles explications ; mais une calomnie, de la nature de celle que ce malheureux égaré ose répandre, a besoin d’être broyée sous le talon. Se dérober en présence d’une vipère peut convenir aux trembleurs ; ce n’est pas mon fait : la vipère continuerait à me poursuivre ; j’aime mieux lui faire face et lui écraser la tête.

Mes relations avec M. Margiotta, je ne les nie point. On va voir à quoi elles se réduisent. Une entrevue d’une heure et demie, tout au plus ; je ne dis pas un tête-à-tête. Une correspondance, assez longtemps échangée ; oh ! bien simple, et sans la moindre pensée répréhensible. Entre l’entrevue et la correspondance, plus de quatre ans écoulés.

L’entrevue date de 1889, lors de la mission qu’Albert Pike me confia en Europe. Après Paris et la France, je passai en Italie ; je poussai jusqu’à Naples, pour me rendre ensuite à Malte ; ce voyage est déjà bien connu. Or, à Naples, je ne visitai aucun Triangle ; je voulais demeurer touriste. Bovio et Cosma Panunzi tinrent absolument à me présenter plusieurs Frères, qui, ayant appris mon passage, désiraient à toute force me voir. Je me plaignis un peu de ce que le secret de mon incognito n’avait pas été mieux gardé ; enfin, j’accédai ce désir qui m’honorait. Les Frères étant nombreux, j’accordai deux réceptions, à l’hôtel ; un thé et une assez longue causerie, chaque fois ; bonjour, bonsoir, échange de politesses. M. Margiotta me rappela plus tard qu’il était un des Frères Italiens qui m’avaient été présentés par Bovio et Panunzi ; peut-être donné une poignée de main. Il a mieux eu mon souvenir que moi le sien ; car, lorsque je vis sa photographie dans les Ricordi di un Trentatrè, elle ne me donna pas l’impression d’une physionomie connue. C’est dire si la connaissance avait été faite de façon vague, six ans auparavant !… Donc : le F ▽ Domenico Margiotta n’a jamais assisté à une tenue triangulaire où se trouvait la S ▽ Diana Vaughan ; à l’hôtel, le premier soir ou le second, M. Margiotta m’a fait, avec d’autres personnes, le plaisir d’accepter une tasse de thé. C’est tout.

Après l’élection frauduleuse de Lemmi, M. Margiotta m’a écrit à Londres, et ailleurs aussi, si j’ai bonne mémoire. Il a été un de mes correspondants, pendant la rébellion contre les scrutins du palais Borghèse. Il appartenait à la Fédération des Suprêmes Conseils écossais dissidents. Tout notre échange de lettres n’a trait qu’à la lutte contre Lemmi. Il m’a transmis la délibération du Suprême Conseil de Palerme, qui me nommait grande-maîtresse d’honneur de la Fédération dissidente. Je crois qu’il est un de ceux (lui ou Paolo Figlia) à qui j’envoyai alors, de Florence, l’avis de ma démission, à la suite de l’acceptation du compromis Findel. Voilà nos premières correspondances.

Quand il prépara son volume Adriano Lemmi, un de nos amis communs, que je connaissais plus particulièrement, me sollicita pour lui obtenir la communication de quelques documents ; cet ami en avait déjà recueilli plusieurs, et non les moins importants. C’est en parcourant les épreuves, qu’on me fit tenir, que j’appris la conversion de M. Margiotta. Le manuscrit des passages me concernant me fut soumis, toujours par intermédiaires ; car déjà une grande prudence était de première nécessité. Je fis des observations sur l’exagération de certains éloges qui me déplaisaient ; je raturai et annotai en divers endroits le manuscrit de M. Margiotta ; mais alors il était pris d’un bel enthousiasme non seulement pour mon caractère, mais aussi pour ma personne ; des passages, que je biffai, étaient de véritables déclarations. Une vieille dame, protestante, de mes amies, en lisant cette prose enflammée, me dit : « Petite, il souhaite ta conversion, afin de te demander en mariage. » Tout ceci me fit assez rire.

Le volume parut. Goblet d’Alviella partit en guerre contre M. Margiotta et nia, avec un aplomb superbe, le Palladisme, dont il est grand-maître provincial et l’un des membres du Sérénissime Grand Collège. C’est alors que M. Margiotta lui porta, à mon instigation, le fameux triple défi, sanctionné par l’offre d’un dépôt de 30.000 francs. Un jury d’honneur devait examiner les preuves pour ou contre à produire de part et d’autre. Je fis savoir à M. Margiotta que les 30.000 fr. représentant son enjeu seraient immédiatement à sa disposition, si Goblet d’Alviella acceptait l’épreuve, et je lui promis d’être avec lui à Bruxelles pour confondre l’audacieux négateur. Goblet, me sentant derrière M. Margiotta, recula.

À l’époque des tremblements de terre de Calabre, je vins en Italie. Tout en agissant prudemment, je fis mon devoir, selon la latitude de mes ressources. J’étais à Naples, lorsque je reçus une lettre de M. Margiotta ; il me racontait, entre autres choses, qu’un palais qu’il possédait à Palmi, le palais de ses ancêtres, s’était écroulé, et il me priait de lui en payer la reconstruction, ou, tout au moins, de lui servir la bagatelle d’une centaine de mille francs. Le palais, informations prises, était une maisonnette quelconque, avec un pharmacien pour seul locataire, et la maison n’était pas endommagée outre mesure. Je trouvai la demande… indiscrète, et je le fis comprendre. Indé iræ. Nos relations en restèrent là.

J’ai dit la vérité, dans toute sa simplicité. Je crois que la grande manœuvre, imaginée par le démon du dépit, avortera ainsi. Maintenant, si quelques uns préfèrent croire M. Margiotta, ma foi n’en sera pas troublée, mon zèle de néophyte n’en sera pas ralenti, ma prudence n’en sera pas diminuée ; au contraire !

« Aime Dieu, et va ton chemin », selon la devise de mes vaillants amis, les catholiques du Canada.

Diana VAUGHAN.
4 août 1896.