Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/07

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Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 95-106).


CHAPITRE VII.

Barry mène une vie de garnison et trouve là beaucoup d’amis.


Après la guerre, notre régiment eut pour garnison la capitale, la moins ennuyeuse peut-être de toutes les villes de la Prusse ; mais ce n’est pas dire grand’chose pour sa gaieté. Notre service, qui était toujours sévère, nous laissait pourtant quelques heures de la journée à nous, pendant lesquelles nous étions libres de prendre du plaisir, si nous avions le moyen de le payer. Beaucoup d’hommes de notre chambrée avaient la permission de travailler de leurs métiers ; mais je n’en avais pas, et, d’ailleurs, mon honneur me le défendait : car, comme gentilhomme, je ne pouvais me souiller par une occupation manuelle. Mais notre paye était tout juste suffisante pour nous empêcher de mourir de faim ; et comme j’ai toujours aimé le plaisir, et que la position où nous étions à présent, au milieu de la capitale, nous interdisait de recourir à ces moyens de lever des contributions qui sont toujours assez faciles en temps de guerre, je fus obligé d’adopter le seul qui me restât de pourvoir à mes dépenses, et, en un mot, je devins l’ordonnance ou le valet de chambre militaire confidentiel de mon capitaine. J’avais dédaigné cet office plusieurs années auparavant, quand on me l’avait offert au service anglais ; mais la position est différente à l’étranger ; d’ailleurs, pour dire la vérité, après cinq années passées dans les rangs, la fierté d’un homme se soumet à mainte humiliation qui lui serait insupportable dans une position indépendante.

Le capitaine était un jeune homme et s’était distingué pendant la guerre, sans quoi il ne serait jamais arrivé à ce grade de si bonne heure. Il était, de plus, neveu et héritier du ministre de la police, M. de Potzdorff, parenté qui, sans aucun doute, avait aidé à l’avancement du jeune gentilhomme. Le capitaine de Potzdorff était un officier passablement sévère à la parade ou à la caserne, mais il était assez facile à mener par la flatterie. Je lui gagnai le cœur en premier lieu par la manière dont je faisais ma queue (le fait est qu’elle était plus joliment arrangée que celle d’aucun homme du régiment), et ensuite je gagnai sa confiance par mille petits moyens et compliments que, étant moi-même gentilhomme, je savais mettre en usage. Il était homme de plaisir, et il l’était plus ouvertement que la plupart des gens dans cette rigide cour du roi ; il était généreux, ne regardait point à l’argent, et avait une grande affection pour le vin du Rhin, toutes choses en quoi je sympathisais sincèrement avec lui, et dont je profitais, comme de juste. Il n’était point aimé au régiment, parce qu’on lui supposait des relations trop intimes avec son oncle, le ministre de la police, à qui, donnait-on à entendre, il rapportait les nouvelles du corps.

Avant longtemps, je m’étais mis tout à fait dans les bonnes grâces de mon officier, et je savais la plupart de ses affaires. De la sorte, j’étais soulagé de bien des exercices et des parades, que, sans cela, il m’aurait fallu subir, et j’avais une foule de revenants-bons qui me mettaient à même d’être sur un pied d’élégance, et de figurer avec éclat dans une certaine, mais, il faut l’avouer, très-humble société de Berlin. Je fus toujours le favori des dames, et je me conduisais envers elles avec tant d’urbanité qu’elles ne pouvaient comprendre comment j’avais reçu au régiment cet effroyable sobriquet de Diable-Noir. « Il n’est pas si noir qu’on le fait, » disais-je en riant ; et la plupart de ces dames s’accordaient à reconnaître que le soldat était tout aussi bien élevé que le capitaine ; et, en effet, comment en eût-il été autrement, vu mon éducation et ma naissance ?

Quand je fus suffisamment bien dans ses papiers, je lui demandai la permission d’adresser une lettre en Irlande à ma pauvre mère, à qui je n’avais pas donné de mes nouvelles depuis longues années, car les lettres des soldats étrangers n’étaient jamais reçues à la poste, de peur de réclamations et de tracasseries de la part de leurs parents. Mon capitaine se chargea de faire parvenir la lettre, et, comme je savais qu’elle serait ouverte, j’eus soin de la lui remettre cachetée, lui témoignant ainsi ma confiance. Mais la lettre, comme vous pouvez l’imaginer, était écrite de façon à ne pas me faire de tort si elle était interceptée. Je priais mon honorée mère de me pardonner d’avoir fui de chez elle. Je disais que mon extravagance et les folies que j’avais faites dans mon pays y avaient, je le savais bien, rendu mon retour impossible ; mais que, du moins, elle serait aise d’apprendre que j’étais très-bien et très-heureux au service du plus grand monarque de l’univers, et que la vie de soldat m’était très-agréable ; et j’ajoutais que j’avais trouvé un bon protecteur et patron, qui, je l’espérais, ferait quelque jour pour moi ce que je la savais hors d’état de faire elle-même. J’offrais mes souvenirs à toutes les filles du château de Brady, les nommant toutes, de Biddy à Becky, et je signais, comme je pouvais le faire en toute sincérité, son affectionné fils, Redmond Barry, de la compagnie du capitaine Potzdorff, régiment d’infanterie de Bulow, en garnison à Berlin. Je lui racontai aussi une charmante histoire du roi chassant à coups de pied dans l’escalier le chancelier et trois juges, ce qu’il avait fait un jour que j’étais de garde à Potsdam, et je dis que j’espérais que nous aurions bientôt une autre guerre, où je pourrais devenir officier. Dans le fait, vous auriez pu croire que ma lettre était du plus heureux garçon du monde, et je n’étais pas du tout fâché d’abuser ma bonne mère à cet égard.

Je fus sûr que ma lettre avait été lue, car le capitaine Potzdorff, quelques jours après, se mit à me questionner sur ma famille, et, tout bien considéré, je lui dis assez franchement ce qui en était. J’étais un cadet de bonne famille ; mais ma mère était presque ruinée, et avait tout juste de quoi vivre avec ses huit filles, que je nommai. J’étais allé étudier le droit à Dublin, où j’avais fait des dettes et vu mauvaise compagnie ; j’avais tué un homme en duel, et je serais pendu ou emprisonné par sa puissante famille si j’y retournais. Je m’étais enrôlé au service anglais, où il s’était offert à moi une telle occasion de m’évader, que je n’avais pu y résister, et, là-dessus, je lui contai l’histoire de M. Fakenham de Fakenham, de façon à le faire pâmer de rire, et il me dit, plus tard, qu’il l’avait à son tour racontée un soir chez Mme de Kameke, où tout le monde mourait du désir de voir le jeune Anglais.

« Est-ce que l’ambassadeur d’Angleterre y était ? » demandai-je du ton le plus alarmé.

Et j’ajoutai :

« Pour l’amour du ciel, monsieur, ne lui dites pas mon nom, ou il pourrait réclamer mon extradition, et je n’ai nulle envie d’aller me faire pendre dans mon cher pays natal. »

Potzdorff répondit en riant qu’il prendrait soin que je restasse où j’étais, sur quoi je lui jurai une éternelle reconnaissance.

Quelques jours après, et avec une mine assez grave, il me dit :

« Redmond, j’ai parlé de vous à votre colonel, et comme je m’étonnais qu’un garçon de votre courage et de votre mérite n’eût pas eu d’avancement pendant la guerre, le général m’a répondu qu’on avait eu les yeux ouverts sur vous ; que vous étiez un brave soldat, et étiez évidemment sorti d’une bonne souche ; qu’aucun homme du régiment n’avait été moins souvent trouvé en défaut, mais qu’aucun homme ne méritait moins d’avancement ; que vous étiez paresseux, dissolu et sans principes ; que vous aviez fait beaucoup de mal par votre exemple, et qu’avec votre mérite et votre bravoure, il était sûr que vous n’arriveriez à rien de bien.

— Monsieur, dis-je, étonné qu’aucun homme au monde eût pris une telle opinion de moi, j’espère que le général Bulow s’est mépris sur mon caractère. Je suis tombé en mauvaise compagnie, c’est vrai ; mais je n’ai fait que ce qu’ont fait les autres soldats, et surtout je n’ai jamais eu encore un bon ami et protecteur à qui je pusse montrer que j’étais capable de mieux faire. Le général peut dire que je suis un garçon perdu et m’envoyer au diable ; mais, soyez sûr de ceci, c’est que j’irais au diable pour vous servir. »

Je vis que ce discours plaisait fort à mon patron, et, comme j’étais discret et lui étais utile dans mille circonstances délicates, il en vint bientôt à se prendre d’un véritable attachement pour moi. Un jour, ou plutôt une nuit qu’il était tête à tête avec la femme du Tabaks Rath von Dose, par exemple, je… Mais à quoi bon vous parler de choses qui ne concernent personne à présent ?

Quatre mois après ma lettre à ma mère, j’eus, sous le couvert du capitaine, une réponse qui me donna un violent désir de revoir mon pays, et une mélancolie que je ne puis décrire. Il y avait cinq ans que je n’avais vu de l’écriture de la chère âme. Les jours d’autrefois, et le frais et heureux soleil de mes vieux champs verts d’Irlande, et son amour, et mon oncle, et Phil Purcel, et tout ce que j’avais fait et pensé, tout cela me revint à l’esprit en lisant cette lettre, et, quand je fus seul, je pleurai dessus comme je n’avais pas fait depuis le jour où Nora s’était jouée de moi. Je pris soin de ne pas laisser voir mon émotion au régiment ou à mon capitaine ; mais, ce soir-là, où je devais prendre le thé au jardin public, hors la porte de Brandebourg, avec Fraülein Lottchen (la dame de compagnie de la Tabaks Räthinn), je n’eus pas le courage d’y aller. Je m’excusai et allai me coucher de bonne heure à la caserne, où j’allais et venais maintenant à peu près comme il me plaisait, et je passai une longue nuit à pleurer et à penser à la chère Irlande.

Le lendemain, mes esprits se relevèrent ; je fis escompter un billet de dix guinées, que ma mère m’avait envoyé dans sa lettre, et je régalai magnifiquement quelques personnes de ma connaissance. La lettre de la pauvre âme était toute tachée de larmes, pleine de citations de la Bible, écrite avec le plus grand désordre d’idées. Elle disait qu’elle était ravie de penser que je servais sous un prince protestant, quoiqu’elle craignît bien qu’il ne fût pas dans la bonne voie. Cette bonne voie, disait-elle, elle avait eu le bonheur de la trouver sous la direction du révérend Joshua Jowls, dont elle suivait l’Église. Elle disait que c’était un précieux vase d’élection, un suave onguent et une précieuse boîte de nard, et elle faisait usage d’un grand nombre d’autres phrases que je ne pouvais pas comprendre ; mais ce qui était clair, au milieu de tout ce jargon, c’est que la bonne âme aimait toujours son fils, et priait jour et nuit pour son écervelé de Redmond. N’est-il pas venu tout d’un coup à l’esprit de maint pauvre diable, pendant une faction solitaire ou dans le chagrin, la maladie ou la captivité, qu’à cet instant même, bien probablement, sa mère priait pour lui ? J’ai eu souvent de ces pensées ; mais elles ne sont pas des plus gaies, et il est tout aussi bien qu’elles ne vous viennent pas en compagnie : car que deviendrait alors une réunion de bons vivants ? Ils seraient aussi muets que des croque-morts à un enterrement, je vous le promets. Je bus rasade à la santé de ma mère ce soir-là, et vécus en gentilhomme tant que dura l’argent. Elle s’était bien gênée pour me l’envoyer, à ce qu’elle m’apprit plus tard ; et M. Jowls était très-courroucé contre elle.

Si l’argent de la bonne âme fut assez vite dépensé, je ne fus pas long à m’en procurer d’autre ; car j’avais cent moyens pour cela, et étais devenu le favori du capitaine et de ses amis. Tantôt c’était Mme Von Dose qui me donnait un frédéric d’or pour lui avoir apporté un bouquet ou une lettre du capitaine ; tantôt c’était, au contraire, le vieux conseiller privé qui me régalait d’une bouteille de vin du Rhin, et me glissait dans la main un ou deux dollars, afin d’avoir de moi des renseignements sur la liaison de mon capitaine et de sa femme. Mais quoique je ne fusse pas assez sot pour ne pas prendre son argent, vous pouvez être sûr que je n’étais pas assez peu honorable pour trahir mon bienfaiteur, et le mari tirait fort peu de chose de moi. Quand le capitaine et la dame se brouillèrent, et qu’il se mit à faire la cour à la riche fille du ministre de Hollande, je ne sais combien de lettres et de guinées l’infortunée Tabaks Räthinn me donna, afin que je lui ramenasse son amant. Mais ces retours sont rares en amour ; et le capitaine ne faisait que rire de ses soupirs et de ses supplications. Dans la maison de Mynheer Van Guldensack, je me rendis si agréable du petit au grand, que j’y devins tout à fait intime, et y eus connaissance d’un ou deux secrets d’État qui surprirent et charmèrent très-fort mon capitaine. Ces petits renseignements, il les porta à son oncle, le ministre de la police, qui, sans nul doute, en fit son profit ; et je commençai ainsi à être reçu sur un pied tout à fait confidentiel par la famille Potzdorff, et je devins un soldat purement nominal, ayant la permission de paraître en habit bourgeois (et en habit fort bien fait, je vous assure) et de me donner une foule de jouissances qu’enviaient mes pauvres diables de camarades. Quant aux sergents, ils étaient aussi civils pour moi que pour un officier ; c’eût été risquer leurs galons que d’offenser une personne qui avait l’oreille du neveu du ministre. Il y avait dans ma compagnie un jeune garçon du nom de Kurz, qui avait cinq pieds six pouces en dépit de son nom, et à qui j’avais sauvé la vie à la guerre. Le drôle ne s’avisa-t-il pas, après que je lui eus raconté une de mes aventures, de m’appeler espion et délateur, et de m’inviter à ne plus le tutoyer, comme c’est l’usage entre les jeunes gens lorsqu’ils sont très-intimes ! Je ne pus faire autrement que de lui demander raison ; mais je ne lui en voulais pas. Je le désarmai en un clin d’œil ; et, quand je fis voler son épée par-dessus sa tête, je lui dis : « Kurz, avez-vous jamais connu un homme coupable d’une bassesse qui fasse ce que je fais en ce moment ? » Cela fit taire le reste des mécontents, et personne ne se railla de moi après cela.

On ne saurait supposer que, pour une personne de ma sorte, il fût agréable de me morfondre dans les antichambres, à écouter la conversation des laquais et des parasites. Mais ce n’était pas plus dégradant que la caserne, dont je n’ai pas besoin de dire que j’étais complètement dégoûté. Mes protestations d’amour pour l’armée avaient toutes pour but de jeter de la poudre aux yeux de mon patron. J’aspirais à sortir d’esclavage. Je savais que j’étais né pour faire figure dans le monde. Si j’avais été un des hommes de la garnison de Neiss, je me serais battu pour ma liberté à côté du vaillant Français ; mais ici ce n’était que par artifice que je pouvais atteindre mon but, et n’étais-je pas justifié d’user de ruse ? Mon plan était celui-ci : « Je puis me rendre si nécessaire à M. de Potzdorff, qu’il m’obtiendra ma liberté. Une fois libre, avec ma belle tournure et ma bonne famille, je ferai ce qu’ont fait avant moi dix mille gentilshommes irlandais ; j’épouserai une femme riche et de qualité. » Et la preuve que j’étais, sinon désintéressé, du moins conduit par une noble ambition, est celle-ci : il y avait à Berlin une grasse veuve d’épicier, avec six cents thalers de rente, et un bon commerce, qui me donna à entendre qu’elle me rachèterait si je voulais l’épouser ; mais je lui dis franchement que je n’étais pas né pour être épicier, et perdis de gaieté de cœur une chance de liberté qu’elle m’offrait.

Et j’étais reconnaissant envers mes patrons, plus reconnaissant qu’ils ne l’étaient envers moi. Le capitaine était endetté, et avait affaire aux juifs, à qui il faisait des billets payables à la mort de son oncle. Le vieux Herr von Potzdorff, voyant la confiance que son neveu avait en moi, essaya de me corrompre pour savoir quelle était la position réelle du jeune homme. Mais qu’est-ce que-je fis ? J’informai du fait M. Georges von Potzdorff ; et nous dressâmes, de concert, une liste de petites dettes, si modestes qu’elles apaisèrent le vieil oncle au lieu de l’irriter, et qu’il les paya, heureux d’en être quitte à si bon marché.

Et je fus joliment récompensé de ma fidélité. Un matin, le vieux gentilhomme, étant enfermé avec son neveu (il avait coutume de venir aux informations sur ce que faisaient les jeunes officiers du régiment ; si celui-ci ou celui-là jouait ; qui avait une intrigue, et avec qui ; qui était au Ridotto telle soirée ; qui avait des dettes, et qui n’en avait pas : car le roi aimait à connaître les affaires de chaque officier de son armée), je fus envoyé avec une lettre au marquis d’Argens (qui, plus tard, épousa Mlle Cochois, l’actrice), et rencontrant le marquis à quelques pas de là dans la rue, je rendis mon message, et revins chez le capitaine. Son digne oncle et lui avaient pris mon indigne personne pour sujet de conversation.

« Il est noble, disait le capitaine.

— Bah ! répliquait l’oncle, que j’aurais été capable d’étrangler pour son insolence. Tous les gueux d’Irlandais qui s’enrôlent font la même histoire.

— Il a été enlevé par Galgenstein, reprit l’autre.

— Un déserteur enlevé, dit M. Potzdorff, la belle affaire !

— Enfin, j’ai promis à ce garçon que je demanderais qu’il fût libéré ; et je suis sûr que vous pouvez en tirer parti.

— Vous avez demandé qu’il fût libéré, répondit le vieux en riant. Bon Dieu ! vous êtes un modèle de probité ! Vous ne me succéderez jamais, Georges, si vous ne devenez pas plus sensé que vous ne l’êtes en ce moment. Il a de bonnes manières et la physionomie ouverte. Il sait mentir avec une assurance que je n’ai jamais vu surpasser, et se battre, dites-vous, quand on le pousse à bout. Le drôle ne manque pas de bonnes qualités ; mais il est vain, dépensier et bavard. Tant que vous aurez un régiment comme une menace au-dessus de lui, vous pourrez faire de lui ce que vous voudrez. Mettez-lui la bride sur le cou, et mon homme vous glissera dans la main. Persistez à lui faire des promesses ; la promesse de le faire général, si vous voulez. Que diantre m’importe ! Il y a assez d’espions disponibles sans lui dans la ville. »

C’était ainsi que les services que je rendais à M. Potzdorff étaient qualifiés par ce vieil ingrat ; et je m’esquivai de la chambre, l’esprit fort troublé de penser qu’un autre de mes chers rêves était ainsi dissipé, et que mes espérances de sortir de l’armée, en étant utile au capitaine, étaient entièrement vaines. Pour quelque temps, mon désespoir fut tel que je songeai à épouser la veuve ; mais les simples soldats ne peuvent jamais se marier sans une permission directe du roi ; et il était fort douteux que Sa Majesté permît à un jeune garçon de vingt-deux ans, le plus bel homme de son armée, de s’accoupler à une vieille veuve bourgeonnée de soixante ans, qui avait tout à fait passé l’âge où son mariage pouvait promettre de multiplier les sujets de Sa Majesté. Cette espérance de liberté était donc illusoire, et je ne pouvais pas non plus espérer d’acheter ma libération, à moins qu’une âme charitable ne voulût me prêter une grosse somme d’argent ; car, bien que j’en gagnasse beaucoup, comme j’ai dit, j’ai toujours eu toute ma vie un goût insurmontable de dépense, et (telle est la générosité de mon caractère) je n’ai jamais été sans dettes depuis que je suis né.

Mon capitaine, le rusé gredin, me donna de sa conversation avec son oncle une version très-différente de celle que je savais être la véritable, et me dit en souriant : « Redmond, j’ai parlé au ministre de tes services[1], et ta fortune est faite. Nous te ferons sortir de l’armée, nous te nommerons au bureau de police, et te procurerons une place d’inspecteur des douanes ; enfin, nous te mettrons à même de te mouvoir dans une sphère meilleure que celle où la fortune t’a placé jusqu’ici. »

Quoique je ne crusse pas un mot de ce discours, j’affectai d’en être très-touché, et, comme de raison, je jurai une éternelle reconnaissance au capitaine pour ses bontés envers le pauvre proscrit irlandais.

« Votre service chez le ministre de Hollande m’a beaucoup plu. Voici une autre occasion dans laquelle vous pouvez nous être utile ; et si vous réussissez, comptez sur votre récompense.

— Quel est ce service, monsieur ? dis-je ; je ferai tout au monde pour un si bon maître.

— Il est arrivé depuis peu à Berlin, dit le capitaine, un gentilhomme au service de l’impératrice-reine, qui s’appelle le chevalier de Balibari, et porte le cordon rouge et le crachat de l’ordre papal de l’Éperon. Il parle italien ou français indifféremment ; mais nous avons quelque raison de supposer que ce M. de Balibari est de votre pays d’Irlande. Avez-vous jamais entendu parler de ce nom de Balibari en Irlande ?

— Balibari ! Ballyb… ? » Une idée soudaine me traversa l’esprit. « Non, monsieur, dis-je, je n’en ai jamais entendu parler.

— Il faut entrer à son service. Comme de raison, vous ne saurez pas un mot d’anglais ; et si le chevalier vous fait des questions au sujet de votre accent, dites que vous êtes Hongrois. Le domestique qui est venu avec lui sera renvoyé aujourd’hui, et la personne à laquelle il s’est adressé pour avoir un garçon fidèle vous recommandera. Vous êtes Hongrois ; vous avez servi dans la guerre de Sept ans ; vous avez quitté l’armée à cause d’une faiblesse dans les reins. Vous avez servi deux ans M. de Quellenberg ; il est maintenant avec l’armée de Silésie, mais voici votre certificat signé de lui. Vous avez ensuite vécu chez le docteur Mopsius, qui répondra de vous si besoin est ; et le maître de l’hôtel de l’Étoile certifiera, cela va sans dire, que vous êtes un honnête sujet ; mais son attestation ne compte pas. Quant au reste de votre histoire, vous pouvez la fabriquer comme vous voudrez, et la faire aussi romanesque ou aussi comique que votre imagination vous le dictera. Tâchez, toutefois, de gagner la confiance du chevalier en excitant sa compassion. Il joue beaucoup et gagne. Connaissez-vous bien les cartes ?

— Très-peu, comme font les soldats.

— Je vous croyais plus expert. Il faut découvrir si le chevalier triche ; si cela est, nous le tenons. Il voit continuellement les envoyés d’Angleterre et d’Autriche, et les jeunes gens des deux ambassades soupent fréquemment chez lui. Sachez ce dont ils parlent, ce que chacun joue, surtout si aucun d’eux joue sur parole. Si vous lisez ses lettres particulières, vous le saurez comme de raison ; mais pour celles qui sont mises à la poste, ne vous en occupez pas, nous les regardons là. Mais ne le voyez jamais écrire un billet sans découvrir à qui il va, et par quel canal ou quel messager. Il dort avec les clefs de sa boîte à dépêches attachées par un cordon autour de son cou. Vingt frédérics si vous prenez l’empreinte des clefs. Vous irez, comme de juste, en habit bourgeois. Vous ferez bien d’ôter la poudre de vos cheveux et de les attacher simplement avec un ruban ; naturellement votre moustache devra être rasée. »

Avec ces instructions, et une gratification fort mince, le capitaine me laissa. Quand je le revis, il fut amusé du changement qui s’était opéré en moi. J’avais, non sans chagrin (car elle était noire comme du jais et élégamment frisée), j’avais rasé ma moustache ; j’avais ôté de mes cheveux la farine et l’odieuse graisse que j’ai toujours abominées ; j’avais mis un modeste habit gris français, des culottes de satin noir, une veste de peluche marron et un chapeau sans cocarde. J’avais l’air humble et doux autant que peut l’avoir domestique sans place ; et je crois que mon propre régiment, qui était en ce moment à la revue à Potsdam, ne m’aurait pas reconnu. Ainsi accoutré, j’allai à l’hôtel de l’Étoile où était cet étranger, le cœur me battant d’anxiété, et quelque chose me disant que ce chevalier de Balibari n’était autre que Barry de Ballybarry, le frère aîné de mon père, qui avait abandonné ses biens par suite de son attachement obstiné à la superstition de Rome. Avant de me présenter à lui, j’allai dans les remises regarder son carrosse. Avait-il les armes des Barry ? Oui, elles y étaient, d’argent à la bande de gueules accompagnée de quatre coquilles, les anciennes armoiries de ma maison. Elles étaient peintes sur une brillante voiture magnifiquement dorée, dans un écu environ aussi grand que mon chapeau, surmonté d’une couronne et ayant pour supports huit ou neuf Cupidons, cornes d’abondance et corbeilles de fleurs, suivant l’étrange mode héraldique de cette époque. Ce devait être lui ! Je me sentis défaillir en montant l’escalier. J’allais me présenter à mon oncle en qualité de domestique !

« Vous êtes le jeune homme que M. de Seebach a recommandé ? »

Je saluai et lui présentai une lettre de ce gentilhomme, dont mon capitaine avait eu soin de me munir. Pendant qu’il la regardait, j’eus le loisir de l’examiner. Mon oncle était un homme de soixante ans, magnifiquement vêtu, habit et culottes de velours abricot, veste de satin blanc brodée d’or comme l’habit. Il portait le cordon violet de son ordre de l’Éperon, et le crachat de l’ordre, un crachat énorme, étincelait sur sa poitrine. Il avait des bagues à tous les doigts, une couple de montres dans ses goussets, un superbe solitaire sur le ruban noir qui entourait son cou et était attaché à la bourse de sa perruque ; ses manchettes et son jabot étalaient une profusion de dentelles des plus riches. Il avait des bas de soie rose roulés au-dessus du genou et attachés avec des jarretières d’or, et d’énormes boucles en diamant à ses souliers à talons rouges. Une épée à monture d’or et à fourreau de chagrin blanc, et un chapeau richement galonné et garni de plumes blanches, qui étaient posés sur la table à côté de lui, complétaient le costume de ce splendide gentilhomme. Il avait à peu près ma taille, c’est-à-dire cinq pieds six pouces et demi ; ses traits étaient singulièrement pareils aux miens et extrêmement distingués ; un de ses yeux, toutefois, était caché par un morceau de taffetas noir ; il avait un peu de blanc et de rouge, ornement qui n’était nullement rare en ce temps-là, et une paire de moustaches qui tombait par-dessus sa lèvre et cachait une bouche que je trouvai plus tard avoir une expression assez désagréable. Quand il écartait sa moustache, on voyait que les dents d’en haut avançaient beaucoup ; et sur son visage était un affreux sourire immobile qui ne plaisait nullement.

Ce fut fort imprudent à moi ; mais quand je vis la splendeur de son aspect, la noblesse de ses manières, il me fut impossible de garder mon déguisement avec lui ; et lorsqu’il dit : « Ah ! vous êtes Hongrois, à ce que je vois ! » je n’y tins plus.

« Monsieur, dis-je, je suis Irlandais, et mon nom est Redmond Barry de Ballybarry. » À ces mots, je fondis en larmes ; je ne saurais dire pourquoi ; mais je n’avais vu aucun membre de ma famille depuis six ans, et mon cœur avait soif d’en voir un.


  1. Les services dont parle ici M. Barry ont été, et à dessein, nous le supposons, décrits par lui dans des termes très-ambigus. Il est fort probable qu’il était employé à servir à la table des étrangers à Berlin, et à rapporter au ministre de la police toutes les nouvelles relatives à ceux qui pouvaient intéresser le moins du monde le gouvernement. Le grand Frédéric ne recevait jamais personne sans prendre ces précautions hospitalières ; et quant aux duels qu’a M. Barry, nous sera-t-il permis d’émettre un doute sur le nombre de ses combats ? On remarquera, dans un ou deux autres passages de ses Mémoires, que toutes les fois qu’il est dans une fausse position, ou fait quelque chose que le monde ne considère pas d’ordinaire comme très-honorable, un duel, où il est victorieux, est sûr d’arriver ; d’où il conclut qu’il est un homme d’un honneur incontestable.