Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/12

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Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 149-167).


CHAPITRE XII.

Contenant la tragique histoire de la princesse de X…


Plus de vingt ans après les événements racontés dans les chapitres qui précèdent, je me promenais avec milady Lyndon dans la Rotonde, au Ranelagh ; c’était en 1790 ; l’émigration de France avait déjà commencé ; les anciens comtes et marquis accouraient en foule sur nos rivages, non pas affamés et misérables comme on les vit peu d’années après, mais non encore inquiétés, et apportant avec eux des signes de leur splendeur nationale. Je me promenais donc avec lady Lyndon, qui, proverbialement jalouse et toujours désireuse de me tourmenter, aperçut une dame étrangère qui évidemment me remarquait, et, comme de raison, me demanda quelle était cette odieuse grosse Hollandaise qui me lançait ainsi des œillades. Je ne la connaissais pas le moins du monde. Il me semblait bien avoir vu ce visage-là quelque part (il était maintenant, comme disait ma femme, énormément gras et bouffi), mais je ne reconnaissais pas sous ces traits une des plus belles femmes de l’Allemagne de son temps.

Ce n’était autre que Mme de Liliengarten, la maîtresse, ou, comme disaient certaines personnes, l’épouse morganatique du vieux duc de X…, père du duc Victor. Elle avait quitté X… peu de mois après la mort du grand-duc, avait été à Paris, à ce que j’appris, où quelque aventurier sans principes l’avait épousée pour son argent ; mais elle n’en avait pas moins conservé son titre quasi royal, et, au grand amusement des Parisiens qui fréquentaient sa maison, prétendait aux honneurs et au cérémonial d’une veuve de souverain. Elle avait un trône dans sa salle d’apparat, et ses domestiques et ceux qui voulaient lui faire leur cour ou lui emprunter de l’argent lui donnaient de l’altesse. Le bruit courait qu’elle buvait copieusement ; ce qu’il y a de certain, c’est que son visage portait toutes les marques de cette habitude, et avait perdu ces roses et cet air de franchise et de bonne humeur dont avait été charmé le souverain qui l’avait anoblie.

Quoiqu’elle ne m’eût pas abordé dans le cercle du Ranelagh, j’étais, à cette époque, aussi connu que le prince de Galles, et elle n’eut aucune difficulté à trouver ma maison dans Berkeley-square, où un billet me fut expédié le lendemain matin.

« Une ancienne amie de monsieur de Balibari, y était-il dit en fort mauvais français, désire revoir le chevalier et causer de l’heureux temps d’autrefois. Rosine de Liliengarten (se peut-il que Redmond Balibari l’ait oubliée ?) sera chez elle, dans Leicester-Fields, toute la matinée, attendant quelqu’un qui n’aurait pas ainsi passé près d’elle il y a vingt ans. »

C’était, en effet, Rosine de Liliengarten, une Rosine épanouie comme j’en ai rarement vu. Je la trouvai à un premier étage assez convenable, dans Leicester-Fields (la pauvre âme tomba beaucoup plus bas par la suite), prenant du thé qui, je ne sais comment, avait une odeur très-prononcée d’eau-de-vie ; et après des salutations qui seraient encore plus ennuyeuses à raconter qu’elles ne le furent à faire, après quelques propos décousus, elle me fit brièvement, en ces termes, le récit des événements de X…, que je puis bien intituler la Tragédie de la princesse :

« Vous vous rappelez M. de Geldern, le ministre de la police. Il était d’extraction hollandaise, et, qui plus est, d’une famille de juifs hollandais. Quoique tout le monde lui connût cette tache dans son écusson, il était mortellement irrité quand on soupçonnait son origine, et faisait amende honorable des erreurs de son père par de furibondes professions de foi et par les pratiques de dévotion les plus austères. Il allait à l’église tous les matins, se confessait une fois par semaine, et haïssait les juifs et les protestants autant que l’aurait pu faire un inquisiteur. Il ne perdait jamais une occasion de prouver sa sincérité, en persécutant les uns ou les autres toutes les fois qu’il le pouvait.

« Il haïssait mortellement la princesse ; car Son Altesse, dans un de ses caprices, lui avait jeté à la tête son origine, avait fait à table emporter du porc de devant lui, ou quelque autre aussi sotte injure ; et il avait une violente animosité contre le vieux baron de Magny, tant comme protestant, que parce que ce dernier, dans un accès d’humeur hautaine, lui avait publiquement tourné le dos comme à un aigrefin et à un espion. Il s’élevait continuellement entre eux des querelles dans le conseil, où la présence seule de son auguste maître empêchait le baron d’exprimer tout haut et fréquemment le mépris qu’il ressentait pour l’homme de police.

« Ainsi la haine était un motif pour Geldern de perdre la princesse, mais c’est mon opinion qu’il en avait encore un autre plus puissant, l’intérêt. Vous vous rappelez qui le duc épousa après la mort de sa première femme ? Une princesse de la maison de F… Geldern bâtit son beau palais deux ans après, et, j’en suis convaincue, avec l’argent qui lui fut payé par la famille de F… pour faire réussir le mariage.

« Aller au prince Victor, et rapporter à Son Altesse un fait que tout le monde savait, n’était nullement le désir de Geldern. Il savait que ce serait se perdre à tout jamais dans l’esprit du prince que de lui porter une nouvelle si désastreuse. Son plan était donc de laisser la chose s’expliquer d’elle-même à Son Altesse ; et, lorsque le temps fut venu, il chercha le moyen d’arriver à ses fins. Il avait des espions chez les deux Magny ; mais ceci, vous le savez, comme de raison, ayant l’expérience des usages du continent. Nous nous faisions tous espionner les uns les autres. Votre nègre (Zamor, je crois, était son nom) venait, tous les matins, me faire son rapport ; et j’amusais le vieux duc en lui racontant comme quoi vous vous exerciez au piquet et aux dés dans la matinée, et vos querelles et vos intrigues. Nous levions de semblables contributions sur un chacun, à X…, pour divertir le cher vieillard. Le valet de M. de Magny me faisait des rapports à moi, et aussi à M. de Geldern.

« Je savais que l’émeraude était en gage ; et c’était de ma bourse que la pauvre princesse tirait les fonds qui étaient remis à l’odieux Löwe, et au jeune chevalier plus méprisable encore. Comment la princesse pouvait se fier à ce dernier comme elle persistait à le faire, cela me passe ; mais il n’est pas d’infatuation comme celle d’une femme amoureuse ; et vous remarquerez, mon cher monsieur de Balibari, que notre sexe, généralement, fixe son choix sur un mauvais sujet.

« — Pas toujours, madame, me récriai-je ; votre humble serviteur a inspiré beaucoup de ces attachements-là.

« — Je ne vois pas que cela attaque la vérité de la proposition, » dit sèchement la vieille dame, et elle continua son récit :

« Le juif, qui était détenteur de l’émeraude, avait fait beaucoup d’affaires avec la princesse, et il lui fut à la fin offert un tel pot-de-vin, qu’il se détermina à se dessaisir du gage. Il commit l’inconcevable imprudence d’apporter l’émeraude à X…, et alla chez Magny, à qui la princesse avait remis l’argent qu’il fallait pour racheter le gage, et qui était prêt à le payer.

« Leur entrevue eut lieu dans l’appartement de Magny, où son valet ne perdit pas un mot de leur conversation. Le jeune homme, qui n’attachait aucun prix à l’argent, lorsqu’il en avait, l’offrit d’une manière si large, que Löwe haussa ses prétentions, et eut l’audace de demander le double de ce qui avait été convenu.

« Là-dessus, le chevalier perdit toute patience, tomba sur ce misérable et voulait le tuer, quand l’opportun valet entra précipitamment et lui sauva la vie. Il avait entendu toute la dispute, et le juif, terrifié, courut se réfugier dans ses bras. Magny, qui était vif et colère, mais non féroce, ordonna au domestique d’emmener ce coquin, et n’y pensa plus.

« Peut-être n’était-il pas fâché d’être débarrassé de lui, et d’avoir en sa possession une forte somme d’argent, quatre mille ducats, avec lesquels il pourrait tenter encore la fortune, comme vous savez qu’il fit à votre table le soir.

« — Votre Seigneurie était de moitié, madame, dis-je ; et vous savez que mes gains ne m’enrichissaient guère.

« — Le valet conduisit l’Israélite tremblant hors du palais, et il ne l’eut pas plutôt vu installé chez un de ses confrères, où il avait coutume de descendre, qu’il s’en alla au ministère de la police, et raconta à Son Excellence jusqu’au dernier mot de la conversation qui avait eu lieu entre le juif et son maître.

« Geldern exprima la plus grande satisfaction de la prudence et de la fidélité de son espion. Il lui donna une bourse de vingt ducats, et promit de pourvoir largement à ses besoins, comme il arrive aux grands de faire de ces sortes de promesses ; mais vous, monsieur de Balibari, vous savez combien ils les tiennent rarement. « Maintenant, dit M. de Geldern,  allez et faites-moi savoir quand l’Israélite se propose de s’en retourner chez lui, ou s’il se repent et compte accepter l’argent. »

« L’homme alla faire cette commission. Sur ces entrefaites, pour plus de sûreté, Geldern arrangea une partie de jeu chez moi, vous invitant à y tenir votre banque, comme vous vous rappelez, et, en même temps, trouvant moyen de faire savoir à Maxime de Magny qu’il y avait pharaon chez Mme de Liliengarten.  C’était cet attrait auquel le pauvre garçon ne résistait pas. »

Je me souvenais de tout ceci, et je continuai d’écouter, stupéfait des machinations de l’infernal ministre de la police.

« L’espion fit son message et revint dire qu’il avait pris des informations auprès des domestiques de la maison où logeait le banquier de Heidelberg, et que l’intention de ce dernier était de quitter W… dans l’après-midi. Il voyageait seul, sur un vieux cheval, très-humblement accoutré, à la manière de ses coreligionnaires.

« Johann, dit le ministre en frappant sur l’épaule de l’espion ravi, je suis de plus en plus content de vous ! J’ai réfléchi, depuis que vous m’avez quitté, à votre intelligence, et à la manière fidèle dont vous m’avez servi ; et je trouverai bientôt une occasion de vous placer selon votre mérite. Quel chemin prend ce gueux d’israélite ?

« — Il va ce soir à R…

« — Et doit passer par le Kaiserwald. Êtes-vous un homme de cœur, Johann Kerner ?

« — Votre Excellence veut-elle me mettre à l’épreuve ? dit l’homme, les yeux étincelants ; j’ai fait la guerre de Sept ans, et je n’en ai jamais manqué là.

« — Eh bien, écoutez. L’émeraude doit être reprise au juif ; rien qu’en la gardant, le misérable s’est rendu coupable de haute trahison. À l’homme qui m’apporte cette émeraude, je jure de donner cinq cents louis. Vous comprenez pourquoi il est nécessaire qu’elle soit rendue à Son Altesse. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage.

« — Vous l’aurez ce soir, monsieur, dit l’homme. Comme de juste, Votre Excellence me garantit les suites en cas d’accident.

« — Bah ! répondit le ministre, je vais vous payer moitié de la somme d’avance, tant j’ai confiance en vous. Tout accident est impossible, si vous prenez convenablement vos mesures. Il y a quatre lieues de bois ; le juif va lentement. Il fera nuit avant qu’il puisse arriver, par exemple, au vieux moulin à poudre qui est dans le bois. Qui vous empêche de tendre une corde en travers de la route, et de lui faire là son affaire ? Revenez me trouver ce soir à souper. Si vous rencontrez quelque patrouille, dites : Les renards sont en liberté ; c’est le mot d’ordre pour cette nuit ; elle vous laissera passer sans questions. »

« L’homme s’en alla tout à fait charmé de sa commission ; et, tandis que Magny perdait son argent à notre table de pharaon, son domestique dressait un guet-apens au juif à l’endroit nommé Moulin à poudre, dans le Kaiserwald. Le cheval du juif culbuta par-dessus une corde qui avait été mise en travers de la route ; et, quand son cavalier tomba en gémissant par terre, Johann Kerner se précipita sur lui, masqué et pistolet en main, et lui demanda son argent. Il n’avait aucune envie de tuer le juif, je crois, à moins que sa résistance ne le forçât d’en venir à cette extrémité.

« Et il ne commit pas non plus ce meurtre ; car, au moment où le juif demandait en hurlant merci, et où son assaillant le menaçait du pistolet, survint une patrouille, qui s’empara du voleur et du blessé.

« Kerner proféra un jurement. « Vous êtes venu trop tôt, dit-il au sergent de police ; les renards sont en liberté. — Il y en a de pris, » dit le sergent sans s’émouvoir ; et il attacha les mains de mon homme avec la corde qui barrait le chemin. Le valet fut mis en croupe derrière un homme de la police ; on en fit autant de Löwe, et nos gens rentrèrent ainsi en ville au tomber de la nuit.

« Ils furent conduits immédiatement à la police, et, comme le chef se trouvait là, ils furent interrogés par Son Excellence en personne. Tous deux furent rigoureusement fouillés ; les papiers du juif et ses écrins lui furent pris ; le joyau fut trouvé dans une poche secrète. Quant à l’espion, le ministre, lui jetant un regard courroucé, dit : « Eh mais, c’est le domestique du chevalier de Magny, un des écuyers de Son Altesse ! » Et sans écouter un mot de justification du pauvre diable terrifié, il le fit mettre au secret.

« Demandant son cheval, il se rendit alors chez le prince au palais, et sollicita une audience immédiate. Lorsqu’il fut admis, il produisit l’émeraude. « Ce joyau, dit-il, a été trouvé sur un juif de Heidelberg, qui est venu souvent ici depuis peu, et a eu beaucoup de relations avec l’écuyer de la princesse, le chevalier de Magny. Cette après-midi, le domestique du chevalier est venu de chez son maître, accompagné de l’hébreu ; on l’a entendu prendre des informations sur la route par laquelle celui-ci devait s’en retourner chez lui ; il l’a suivi, ou plutôt précédé, et a été surpris par ma police dévalisant sa victime dans le Kaiserwald. Cet homme ne veut rien avouer ; mais, en le fouillant, on a trouvé sur lui une somme considérable d’argent ; et, quoique ce soit avec la plus vive peine que je me décide à concevoir une telle opinion, et à impliquer dans cette affaire un gentilhomme du caractère et du nom de M. de Magny, je dois me résigner à dire qu’il est de notre devoir de faire interroger le chevalier à ce sujet. Comme M. de Magny est au service particulier de la princesse et jouit de sa confiance, à ce que j’entends dire, je ne voudrais pas me hasarder à l’arrêter sans la permission de Votre Altesse. »

« Le grand écuyer du prince, qui était ami du vieux baron de Magny et assistait à cette entrevue, n’eut pas plutôt entendu cette étrange nouvelle, qu’il courut annoncer au vieux général le crime dont on accusait son petit-fils. Peut-être Son Altesse elle-même n’était pas fâchée que son vieil ami et son maître dans l’art de la guerre eût la chance de sauver sa famille du déshonneur ; en tout cas, M. de Hengst, le grand écuyer, eut la permission d’aller tirer le baron de sa sécurité, et de lui apprendre l’accusation qui pesait sur l’infortuné chevalier.

« Il est possible qu’il s’attendît à quelque terrible catastrophe de ce genre ; car, après avoir entendu le récit de M. Hengst (comme ce dernier me le raconta depuis), il se contenta de dire : « La volonté du ciel soit faite ! » refusa pour quelque temps de faire aucune démarche, et enfin, seulement à la sollicitation de son ami, se décida à écrire la lettre que Maxime de Magny reçut à notre table de jeu.

« Tandis qu’il y était à perdre l’argent de la princesse, la police faisait une descente dans son appartement, et y découvrait cent preuves, non de sa culpabilité au sujet du vol, mais de sa liaison criminelle avec la princesse, des gages d’amour donnés par elle, des lettres passionnées qu’elle lui avait écrites, des copies de sa propre correspondance avec ses jeunes amis de Paris ; le tout fut lu par le ministre de la police, et soigneusement réuni et cacheté pour Son Altesse le prince Victor. Je ne doute pas que Geldern n’eût tout lu ; car, en remettant le paquet au prince héréditaire, il lui dit que, par obéissance pour les ordres de Son Altesse, il avait rassemblé les papiers du chevalier ; mais il n’avait pas besoin de dire que, quant à lui, sur son honneur, il n’en avait pas pris connaissance. Sa mésintelligence avec MM. de Magny était connue ; il priait Son Altesse de charger toute autre personne de juger l’accusation portée contre le jeune chevalier.

« Tout ceci se passait tandis que le chevalier était au jeu. La veine était contre lui ; elle vous était très-favorable à cette époque, monsieur de Balibari. Il resta et perdit ses quatre mille ducats ; il reçut le billet du général ; et telle était l’infatuation de ce malheureux joueur, qu’au reçu du billet, il descendit dans la cour, où l’attendait le cheval, prit l’argent que le pauvre vieux gentilhomme avait mis dans les fontes, remonta avec, le joua, le perdit, et lorsqu’il sortit pour s’enfuir, il était trop tard ; il fut arrêté au bas de mon escalier, comme vous alliez entrer chez vous.

« Lorsqu’il arriva, quoique gardé par les soldats envoyés pour l’arrêter, le vieux général, qui attendait, fut transporté de joie à sa vue, et se jeta dans ses bras et l’embrassa, pour la première fois, dit-on, depuis bien des années. « Le voici, monsieur ! dit-il en sanglotant ; Dieu merci, il n’est pas coupable du vol ! » Puis il retomba sur un siège, s’abandonnant à une émotion pénible à voir, dirent les assistants, chez un homme si brave et connu pour être si froid et si sévère.

« Un vol ! dit le jeune homme, je jure devant Dieu que je n’en ai point commis ! »

« Et il y eut entre eux une touchante scène de quasi-réconciliation, avant que le malheureux jeune homme fût conduit du corps de garde dans la prison d’où il ne devait plus jamais sortir.

« Ce soir-là, le duc examina les papiers que Geldern lui avait apportés. Ce fut, sans aucun doute, dans la toute première partie de cette lecture qu’il donna l’ordre de vous arrêter ; car vous fûtes pris à minuit, Magny à dix heures, moment où le vieux baron de Magny avait vu Son Altesse et protesté de l’innocence de son petit-fils ; et le prince l’avait reçu avec beaucoup de grâce et de bonté. Son Altesse dit qu’elle ne doutait pas que le jeune homme ne fût innocent ; sa naissance et son rang rendaient un tel crime impossible ; mais la prévention était trop forte contre lui ; on savait que le jour même il s’était enfermé avec le juif ; qu’il avait reçu une somme considérable d’argent perdue par lui au jeu, et dont l’Hébreu, indubitablement, avait été le prêteur ; qu’il avait envoyé après lui son domestique, qui s’était informé de l’heure où le juif partirait, s’était mis en embuscade sur la route et l’avait dévalisé. Les soupçons étaient si forts contre le chevalier, que la justice réclamait son arrestation ; et, jusqu’à ce qu’il se fût disculpé, il serait tenu dans une captivité qui ne serait point déshonorante, et on aurait tous les égards dus à son nom et aux services de son honorable grand-père. Sur cette assurance, et après une cordiale poignée de main, le prince quitta le vieux général de Magny, et le vétéran alla se coucher, presque consolé et convaincu que Maxime allait être relâché immédiatement.

« Mais le matin, avant le jour, le prince, qui avait passé la nuit à lire les papiers, appela d’un air effaré le page qui couchait en travers de la porte dans la pièce voisine, lui dit d’amener les chevaux, qui étaient toujours tenus tout prêts dans l’écurie, et jetant une liasse de lettres dans une boîte, dit au page de la prendre et de le suivre à cheval. Ce jeune homme (M. de Weissenborn) conta ceci à une jeune personne qui était alors de ma maison, et qui est maintenant Mme de Weissenborn, et mère d’une vingtaine d’enfants.

« Le page lui dit que jamais changement ne s’opéra en son auguste maître comme dans cette seule nuit. Ses yeux étaient injectés de sang, sa face livide, ses habits flottaient sur lui ; et lui qui s’était toujours montré à la parade dans une tenue aussi rigoureuse qu’aucun sergent de ses troupes, on aurait pu le voir galopant comme un fou dans les rues désertes, au point du jour, sans chapeau et ses cheveux sans poudre épars derrière lui.

« Le page, avec sa boîte de papiers, brûlait le pavé derrière son maître ; ce n’était pas chose facile que de le suivre ; et ils coururent du palais à la ville, et de là au quartier du général. Les sentinelles furent effrayées de l’étrange figure qui se précipitait sur la porte du général, et, ne reconnaissant pas Son Altesse, croisèrent la baïonnette et lui refusèrent l’entrée.

« Imbéciles ! dit Weissenborn, c’est le prince ! »

« Et ayant sonné comme si le feu était à la maison, le portier finit par ouvrir, et Son Altesse monta quatre à quatre à la chambre à coucher du général, suivi du page avec la boîte.

« Magny !… Magny, cria le prince frappant de toutes ses forces à la porte, levez-vous ! »

« Et aux questions faites du dedans par le vieillard, il répondit :

« C’est moi… Victor… le prince !… levez-vous ! »

« Et bientôt la porte fut ouverte par le général en robe de chambre, et le prince entra. Le page apporta la boîte et reçut l’ordre d’attendre au dehors, ce qu’il fit. Mais la chambre à coucher de M. de Magny avait deux portes donnant sur l’antichambre ; la grande, par laquelle on entrait dans sa chambre, et une plus petite qui conduisait, comme c’est l’usage dans nos maisons, au cabinet qui communique avec l’alcôve où est le lit. Cette porte-ci se trouvait ouverte, et M. de Weissenborn put ainsi voir et entendre tout ce qui se passait dans l’appartement.

« Le général, un peu agité, demanda à Son Altesse la cause d’une visite si matinale, à quoi le prince ne répondit, pendant quelque temps, qu’en ouvrant sur lui des yeux égarés, et en allant et venant par la chambre.

« À la fin il dit : « La cause, la voici ! » en frappant la boîte du poing ; et, comme il avait oublié d’en prendre la clef, il fit quelques pas vers la porte en disant : « Weissenborn l’a peut-être ; » mais voyant sur le poêle un des couteaux de chasse du général, il le prit et dit : « Cela fera l’affaire, » et il se mit à forcer la boîte avec la pointe du couteau. La pointe se cassa, et il proféra un jurement, mais continua à taillader la boîte avec la lame brisée, qui était bien plus propre à son dessein que le long couteau pointu, et il finit par réussir à enlever le couvercle.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il en riant. Voici ce qu’il y a ! Lisez ceci ! il y a encore ceci ; lisez-le ! et ceci encore… non, non, pas ceci ; c’est le portrait de quelque autre, mais voici le sien. Reconnaissez-vous cela, Magny ? le portrait de ma femme !… de la princesse ! Pourquoi, vous et votre race maudite, êtes-vous jamais venus de France pour semer partout sur vos pas votre infernale perversité, et pour perdre les honnêtes ménages allemands ? Qu’avez-vous jamais eu de ma famille, vous et les vôtres, que confiance et bonté ? Vous étiez sans asile, nous vous en avons donné un, et voilà notre récompense ! »

« Et il jeta la liasse de papiers devant le vieux général, qui comprit aussitôt la vérité ; il la savait depuis longtemps, probablement, et il tomba sur un siège en se couvrant la face.

« Le prince continua de gesticuler et de pousser des cris.

« Si un homme vous avait fait cette injure, Magny, avant que vous eussiez engendré le père de ce joueur, de cet infâme menteur qui est là-bas, vous auriez su vous venger. Vous l’auriez tué ! oui, vous l’auriez tué. Mais qui me donnera le moyen de me venger, moi ? Je n’ai pas d’égal. Je ne puis pas me battre avec ce chien de Français, avec ce m… de Versailles, et le tuer pour prix de sa trahison, comme si son sang était le mien.

« — Le sang de Maxime de Magny, dit fièrement le vieux gentilhomme, vaut celui de tous les princes de la chrétienté.

« — Puis-je le prendre ? s’écria le prince ; vous savez que non. Je n’ai pas le privilège de tout autre gentilhomme en Europe. Que dois-je faire ? Voyez-vous, Magny, j’avais la tête perdue quand je suis venu ici, je ne savais que faire. Vous m’avez servi trente ans, vous m’avez sauvé deux fois la vie ; il n’y a ici autour de mon pauvre vieux père que des fripons et des catins ; ni honnête femme, ni honnête homme ; vous êtes le seul, vous m’avez sauvé la vie ; dites-moi ce que je dois faire ! »

« Ainsi, après avoir insulté M. de Magny, ce pauvre prince éperdu en venait à le supplier, et finit par se jeter bel et bien à terre, et par éclater en sanglots.

« Le vieux Magny, un des hommes les plus froids ordinairement et les plus rigides, lorsqu’il vit cette explosion de douleur, commença, d’après ce qui m’a été rapporté, à être aussi affecté que son maître. Le vieillard, de froid et de hautain, tomba tout à coup, pour ainsi dire, dans les lamentations et les pleurnichements de l’extrême vieillesse. Il perdit tout sentiment de dignité ; il se mit à genoux et se livra à toutes sortes de folles et incohérentes tentatives de consolation, à tel point que Weissenborn me dit qu’il n’avait pu supporter la vue de cette scène, et qu’il s’en était allé.

« Mais, d’après ce qui eut lieu peu de jours après, nous pouvons deviner les résultats de cette longue entrevue. Le prince, en quittant son vieux serviteur, oublia sa fatale boîte de papiers et la renvoya chercher par le page. Le général était à genoux en prières dans la chambre quand le jeune homme entra, et il ne fit que bouger et regarder d’un air effaré lorsque l’autre emporta le paquet. Le prince partit à cheval pour sa maison de chasse, à trois lieues de X…, et trois jours après, Maxime de Magny mourut en prison, après avoir fait l’aveu qu’il avait comploté de voler le juif, et qu’il s’était détruit par honte de son déshonneur.

« Mais on ne sait pas que ce fut le général lui-même qui porta du poison à son petit-fils ; on a même dit qu’il lui brûla la cervelle dans la prison, mais cela n’est pas. Le général de Magny porta en effet à son petit-fils de quoi sortir de ce monde, représenta à ce jeune malheureux que la mort était inévitable, qu’elle serait publique et infamante s’il n’allait pas au-devant du châtiment, et là-dessus il le quitta. Mais ce ne fut pas de son propre mouvement, et ce ne fut qu’après avoir eu recours à tous les moyens d’échapper à sa destinée, comme vous le saurez, que cet être infortuné perdit la vie.

« Quant au général de Magny, il tomba tout à fait dans l’imbécillité peu de temps après la mort de son petit-fils et celle de mon honoré duc. Après que S. A. le prince eut épousé la princesse Marie de F…, comme ils étaient à se promener ensemble dans le parc anglais, ils rencontrèrent un jour le vieux Magny qu’on roulait au soleil dans le fauteuil dans lequel on le sortait communément après ses attaques de paralysie.

« C’est ma femme, Magny, » dit le prince affectueusement en prenant la main du vétéran ; et il ajouta en se tournant vers la princesse : « Le général de Magny m’a sauvé la vie dans la guerre de Sept ans.

« — Eh quoi ! vous l’avez reprise ? dit le vieillard. Je voudrais bien que vous me rendissiez mon pauvre Maxime. »

« Il avait tout à fait oublié la mort de la pauvre Olivia, et le prince passa outre d’un air fort sombre.

« Et maintenant, dit Mme de Liliengarten, je n’ai plus qu’une lugubre histoire à vous raconter, la mort de la princesse Olivia. Le récit en est encore plus horrible que celui que je viens de vous faire. »

Après cette préface la vieille dame reprit sa narration.

« La destinée de cette bonne et faible princesse fut hâtée, sinon occasionnée, par la lâcheté de Magny. Il avait trouvé moyen de communiquer avec elle de sa prison, et Son Altesse, qui était pas encore ouvertement en disgrâce (car le duc, par égard pour sa famille, persistait à n’accuser Magny que de vol), fit les efforts les plus désespérés pour lui venir en aide et pour obtenir à prix d’argent son évasion. Elle avait la tête tellement troublée qu’elle perdit toute espèce de patience et de prudence dans la conduite des plans qu’elle pouvait former pour la délivrance de Magny, car son mari était inexorable et faisait garder le chevalier de trop près pour que l’évasion fût possible. Elle offrit de mettre en gage les joyaux de la couronne entre les mains du banquier de la cour, qui, comme de raison, fut obligé de décliner l’offre. Elle tomba, dit-on, aux genoux de Geldern, le ministre de la police, et lui proposa Dieu sait quoi pour le corrompre. Finalement, elle vint pousser des cris auprès de mon pauvre cher duc, que son âge, ses maladies et ses habitudes paisibles rendaient tout à fait incapable de supporter des scènes d’une nature si violente et qui, par suite de l’émotion soulevée dans son auguste sein par cette douleur frénétique, eut un accès dans lequel je fus bien près de le perdre. Que ses précieux jours aient été abrégés par cette affaire, je n’en fais aucun doute ; car le pâté de Strasbourg, dont on a dit qu’il mourut, ne lui aurait pas fait de mal, j’en suis sûre, sans le coup qu’avaient porté à son cher et doux cœur les événements inusités auxquels il avait été forcé de prendre part.

« Tous les mouvements de la princesse étaient soigneusement, quoique non ostensiblement, surveillés par son mari, le prince Victor, qui, allant trouver son auguste père, lui signifia sévèrement que si Son Altesse (mon duc) osait aider la princesse dans ses efforts pour délivrer Magny, lui, prince Victor, accuserait publiquement la princesse et son amant de haute trahison, et prendrait des mesures avec la Diète pour faire descendre son père du trône comme incapable de régner. Ceci paralysa toute intervention de notre part, et Magny fut abandonné à sa destinée.

« Elle se termina, comme vous savez, fort subitement. Geldern, le ministre de la police, Hengst, le grand écuyer, et le colonel de la garde du prince, se rendirent auprès du jeune homme, dans sa prison, deux jours après que son grand-père l’y était venu voir et lui avait laissé la fiole de poison que le criminel n’eut pas le courage de prendre ; et Geldern signifia au jeune homme que, s’il ne prenait de lui-même l’eau de laurier fournie par le vieux Magny, des moyens de mort plus violents seraient instantanément employés contre lui, et qu’un détachement de grenadiers attendait dans la cour pour l’expédier. Voyant cela, Magny, après des bassesses effroyables, après s’être traîné à genoux, autour de la chambre, d’un de ces personnages à l’autre, pleurant et criant de terreur, finit par boire la potion en désespéré, et peu d’instants après il n’était plus qu’un cadavre. Ainsi finit ce misérable jeune homme.

« Sa mort fut publiée dans la Gazette de la Cour deux jours après ; il était dit que M. de M…, frappé de remords d’avoir attenté à la vie du juif, s’était empoisonné dans sa prison, et on profitait de l’occasion pour prémunir les jeunes seigneurs du duché contre la terrible passion du jeu, qui avait causé la ruine de ce jeune homme, et avait fait tomber sur les cheveux blancs d’un des plus nobles et des plus honorables serviteurs du duc un malheur irrémédiable.

« Les funérailles se firent décemment, mais sans publicité, et le général de Magny y assista. Le carrosse des deux ducs et tous les principaux personnages de la cour rendirent visite au général. Il assista à la parade comme d’habitude le lendemain, sur la place de l’Arsenal, et le duc Victor, qui avait inspecté le bâtiment, en sortit appuyé sur le bras du brave vieux guerrier. Il fut d’une grâce toute particulière pour le vieillard, et raconta à ses officiers l’histoire qu’il répétait souvent, comme quoi à Rosbach, où le contingent de X… servait avec les troupes du malheureux Soubise, le général s’était jeté au-devant d’un dragon français qui serrait de près Son Altesse dans la déroute, et avait reçu le coup destiné à son maître, et tué l’assaillant. Et il fit allusion à la devise de la famille : « Magny sans tache ; » et dit qu’il en avait toujours été ainsi de son brave ami et maître dans l’art de la guerre. Ce discours affecta vivement tous les assistants, à l’exception du vieux général qui salua sans rien dire ; lorsqu’il s’en retourna chez lui, on l’entendit marmotter : « Magny sans tache ! Magny sans tache ! » et il fut attaqué dans la nuit d’une paralysie dont il ne se remit jamais que partiellement.

« La nouvelle de la mort de Maxime avait été cachée à la princesse jusqu’à ce moment, une gazette ayant même été imprimée pour elle sans le paragraphe qui contenait la relation de son suicide ; mais elle finit par le savoir, je ne sais comment. Et quand elle l’apprit, à ce que m’ont dit ses dames, elle poussa un cri et tomba comme frappée de mort ; puis elle s’assit sur son séant d’un air effaré, et se mit à déraisonner comme une folle ; et alors on la porta dans son lit, où son médecin la visita, et où elle fut prise d’une fièvre cérébrale. Tout le temps, le prince envoya savoir de ses nouvelles, et d’après l’ordre qu’il donna de préparer et de meubler son château de Schlangenfels, je ne fais aucun doute que son intention ne fût de la confiner là, comme on a fait de la malheureuse sœur de Sa Majesté Britannique à Zell.

« Elle fit demander à plusieurs reprises une entrevue à Son Altesse, qui la refusa, disant qu’il entrerait en communication avec la princesse lorsqu’elle serait suffisamment rétablie. À une de ses lettres irritées, il envoya pour réponse un paquet qui, lorsqu’il fut ouvert, se trouva contenir l’émeraude qui avait été le pivot de cette sombre intrigue.

« La princesse, cette fois, devint tout à fait frénétique, jura en présence de toutes ses dames qu’une mèche de cheveux de son cher Maxime lui était plus précieuse que tous les joyaux du monde, sonna pour avoir sa voiture, et dit qu’elle voulait aller baiser la tombe du chevalier ; proclama l’innocence de ce martyr, et appela la punition du ciel et le ressentiment de sa famille sur l’assassin. Le prince, en apprenant ces discours (ils lui furent tous rapportés, comme de raison), lança, dit-on, un de ses terribles regards que je me rappelle encore, et dit : « Cela ne peut pas durer plus longtemps. »

« Toute cette journée et la suivante, la princesse Olivia les passa à dicter les lettres les plus passionnées au prince son père, aux rois de France, de Naples et d’Espagne, ses parents, et à toutes les autres branches de sa famille, les adjurant dans les termes les plus incohérents de la protéger contre son boucher, son assassin de mari, l’accablant lui-même des plus sanglants reproches, et en même temps confessant son amour pour celui qu’il avait assassiné. Ce fut en vain que les dames qui lui étaient fidèles lui représentèrent l’inutilité de ces lettres et la dangereuse folie des aveux qu’elle y faisait ; elle insista pour les écrire, et elle les donnait à sa seconde dame d’atours, une Française (Son Altesse affectionna toujours les personnes de cette nation), laquelle avait la clef de sa cassette, et portait chacune de ces épîtres à Geldern.

« Sauf qu’elle n’avait pas de réceptions publiques, il n’y avait rien de changé au cérémonial de la maison de la princesse. Ses dames faisaient auprès d’elle leur service comme à l’ordinaire. Mais les seuls hommes admis étaient ses domestiques, son médecin et son chapelain ; et un jour qu’elle voulait aller dans le jardin, un heiduque, qui gardait la porte, annonça à Son Altesse que les ordres du prince étaient qu’elle restât dans ses appartements.

« Ils donnent, comme vous vous rappelez, sur le perron de l’escalier de marbre de Schloss-X…, et l’entrée de ceux du prince Victor est en face sur le même perron. L’espace est vaste, rempli de sofas et de bancs, et les gentilshommes et officiers de service qui venaient rendre leurs devoirs au duc s’en servaient comme d’une antichambre et y faisaient leur cour à Son Altesse, lorsqu’elle passait à onze heures pour aller à la parade. À ce moment-là, les heiduques qui étaient dans l’appartement de la princesse sortaient avec leurs hallebardes et présentaient les armes au prince Victor, le même cérémonial étant observé de son côté quand les pages sortaient et annonçaient l’approche de Son Altesse. Les pages sortaient et disaient : « Le prince, messieurs ! » et les tambours battaient dans le vestibule, et les gentilshommes qui attendaient se levaient des bancs placés le long de la balustrade.

« Comme si sa destinée la poussait à la mort, un jour la princesse, comme ses gardes sortaient et qu’elle savait que le prince était, comme de coutume, sur le perron à causer avec ses gentilshommes (anciennement il traversait l’appartement de la princesse et lui baisait la main), la princesse, qui avait été dans l’anxiété toute la matinée, se plaignant de la chaleur, insistant pour que toutes les portes de l’appartement restassent ouvertes, et donnant des signes d’une démence qui, je pense, était devenue évidente, s’élança d’un air effaré à la porte comme les gardes sortaient, se fraya un passage au milieu d’eux, et avant qu’un mot pût être dit, ou que ses dames pussent la suivre, elle fut en présence du duc Victor, qui causait comme d’habitude sur le perron, et se plaçant entre lui et l’escalier, elle se mit à l’apostropher avec une véhémence frénétique.

« Sachez, messieurs, cria-t-elle, que cet homme est un assassin et un menteur ; qu’il trame des complots contre d’honorables gentilshommes, et les tue en prison ! Sachez que, moi aussi, je suis en prison, et que je redoute le même sort ; le même boucher qui a tué Maxime de Magny peut, une de ces nuits, m’enfoncer le couteau dans la gorge. J’en appelle à vous et à tous les rois de l’Europe, mes augustes parents. Je demande à être affranchie de ce tyran et de ce scélérat, de ce menteur et de ce traître ! je vous adjure tous, comme gens d’honneur, de porter ces lettres à mes parents et de dire de qui vous les tenez ! »

« Et à ces mots l’infortunée se mit à disperser ses lettres dans la foule étonnée.

« Que personne ne se baisse ! dit le prince d’une voix de tonnerre. Madame de Gleim, vous auriez dû mieux surveiller votre malade. Appelez les médecins de la princesse ; le cerveau de Son Altesse est affecté. Messieurs, ayez la bonté de vous retirer. »

« Et le prince se tint sur le perron tandis que les gentilshommes descendaient les degrés, et dit d’un air farouche à la sentinelle : « Soldat, si elle bouge, frappez de votre hallebarde ! » Sur quoi l’homme présenta la pointe de son arme au sein de la princesse ; et celle-ci, effrayée, recula et rentra dans son appartement. « Maintenant, monsieur de Weissenborn, dit le prince, ramassez tous ces papiers. » Et le prince rentra chez lui, précédé de ses pages, et n’en sortit que lorsqu’il eut vu brûler jusqu’au dernier de ces papiers.

« Le lendemain, la Gazette de la Cour contenait un bulletin signé des trois médecins, disant que S. A. la princesse héréditaire avait une inflammation du cerveau et avait passé une nuit sans sommeil et agitée. Plusieurs bulletins de ce genre furent publiés jour sur jour. Toutes ses dames, sauf deux, furent dispensées de leur service. On plaça des gardes en dedans et en dehors de ses portes. On cloua ses fenêtres, de façon que toute évasion fût impossible ; et vous savez ce qui eut lieu dix jours après. Les cloches des églises, toute la nuit, et les prières des fidèles furent demandées pour une personne in extremis. Le matin parut une gazette encadrée de noir, qui annonçait que la haute et puissante princesse Olivia-Marie-Ferdinande, épouse de S. A. S. Victor-Emmanuel, prince héréditaire de X…, était morte dans la soirée du 24 janvier 1769.

« Mais savez-vous comment elle mourut, monsieur ? C’est aussi un mystère. Weissenborn, le page, joua un rôle dans cette sombre tragédie ; et le secret était si terrible, que jamais, croyez-moi, jusqu’à la mort du prince Victor, je ne le révélai.

« Après le fatal esclandre que la princesse avait fait, le prince fit venir Weissenborn, et après lui avoir imposé le secret dans les termes les plus solennels (celui-ci n’en parla qu’à sa femme bien des années après ; il n’est vraiment pas de secret au monde que les femmes ne puissent savoir si elles le veulent), il lui donna la commission mystérieuse que voici :

« Il y a, dit Son Altesse, sur la rive de Kehl, en face de Strasbourg, un homme dont le nom vous fera aisément trouver la demeure ; ce nom est M. de Strasbourg. Vous vous informerez de lui tranquillement et sans faire faire de remarques ; peut-être ferez-vous mieux d’aller pour cela à Strasbourg, où le personnage est parfaitement connu. Vous prendrez avec vous un camarade sur lequel vous puissiez tout à fait compter. Souvenez-vous-en, votre vie à tous deux dépend du secret. Vous vous assurerez d’un moment où M. de Strasbourg sera seul, ou seulement en compagnie des domestiques avec lesquels il vit (j’ai moi-même visité cet homme par accident à mon retour de Paris il y a cinq ans, et c’est ce qui m’engage à l’envoyer chercher dans la circonstance présente). Vous ferez attendre votre voiture à sa porte la nuit, et vous et votre camarade, vous entrerez masqués dans sa maison, et lui présenterez une bourse de cent louis, en lui promettant le double de cette somme au retour de son expédition. S’il refuse, vous devrez employer la violence pour le forcer de vous suivre. Vous le ferez monter dans la voiture, dont les stores seront baissés, l’un ou l’autre de vous ne le perdant pas de vue de toute la route, et le menaçant de mort s’il se fait voir ou s’il crie. Vous le logerez ici, dans la vieille tour, où une chambre sera préparée pour lui ; et, sa besogne faite, vous le ramènerez chez lui avec la même promptitude et le même secret. »

« Tels furent les ordres mystérieux que le prince Victor donna à son page ; et Weissenborn, choisissant pour auxiliaire le lieutenant Bartenstein, partit pour son étrange expédition.

« Pendant tout ce temps-là, il régnait au palais un silence de deuil ; les bulletins de la Gazette de la Cour annonçaient la continuation de la maladie de la princesse ; et quoiqu’elle n’eût que peu de monde autour d’elle, il circulait des histoires singulières et circonstanciées sur le progrès de son mal. Elle était tout à fait égarée. Elle avait essayé de se tuer. Elle s’était imaginé être je ne sais combien de personnes. Des exprès avaient été envoyés à sa famille pour l’informer de son état, et des courriers dépêchés ostensiblement à Vienne et à Paris pour se procurer des médecins habiles à traiter les maladies du cerveau. Cette prétendue anxiété n’était qu’une feinte : jamais l’intention n’avait été que la princesse se rétablît.

« Le jour où Weissenborn et Bartenstein revinrent de leur expédition, on annonça que S. A. la princesse était beaucoup plus mal ; le soir, le bruit courut par la ville qu’elle était à l’agonie ; et ce soir-là, l’infortunée créature essayait de s’évader.

« Elle avait une confiance illimitée dans la femme de chambre française qui la servait, et ce fut entre elle et cette femme que ce plan d’évasion fut combiné. La princesse mit ses joyaux dans une cassette ; on lui avait découvert une porte secrète qui, de l’une de ses chambres, conduisait, disait-on, à la porte extérieure du palais ; et il lui fut remis une lettre, soi-disant du duc son beau-père, annonçant qu’on lui avait procuré une voiture et des chevaux qui la mèneraient à B…, endroit où elle pourrait communiquer avec sa famille et être en sûreté.

« L’infortunée, se fiant à la Française, partit pour cette expédition. Le passage dans lequel elle s’était engagée était pratiqué dans les murs de la partie moderne du palais, et aboutissait effectivement à la vieille tour du Hibou, comme on l’appelait, sur le mur extérieur ; la tour fut abattue ensuite, et pour cause.

« À un certain endroit, la chandelle que portait la femme de chambre s’éteignit, et la princesse aurait crié d’effroi, mais on lui saisit la main, et une voix lui fit : « Chut ! » et l’instant d’après un homme masqué (c’était le duc lui-même) accourut, la bâillonna avec un mouchoir ; on lui lia les mains et les jambes, et elle fut portée, toute pâmée de terreur, dans un souterrain où une personne qui l’attendait la mit dans un fauteuil et l’y attacha. Le même masque qui l’avait bâillonnée vint, lui mit le cou à nu et dit : « Il vaut mieux le faire maintenant qu’elle est évanouie ! »

« Peut-être eût-ce été aussi bien, car lorsqu’elle revint à elle et que son confesseur, qui était présent, s’avança et tâcha de la préparer au traitement terrible qu’on allait lui faire subir, et à l’état dans lequel elle allait entrer, elle ne songea qu’à jeter des cris comme une maniaque, à maudire le duc, ce boucher, ce tyran, et à appeler Magny, son cher Magny !

« À cela le duc dit avec le plus grand calme : « Que Dieu ait pitié de son âme coupable ! » Puis il se mit à genoux, ainsi que le confesseur et Geldern, qui était là ; et, quand Son Altesse laissa tomber son mouchoir, Weissenborn tomba évanoui, tandis que M. de Strasbourg, prenant Olivia par les cheveux de derrière, séparait cette tête qui criait, de son misérable corps de pécheresse. Que le ciel ait pitié de son âme ! »

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Telle fut l’histoire racontée par Mme de Liliengarten, et le lecteur en extraira sans peine la partie dont nous fûmes affectés, mon oncle et moi, qui, après six semaines d’arrestation, avions été mis en liberté, mais avec l’ordre de quitter immédiatement le duché, et même avec une escorte de dragons pour nous conduire à la frontière. Ce que nous avions de propriétés, il nous fut permis de le vendre et de le réaliser en argent, mais aucune dette de jeu ne nous fut payée, et ce fut fait de toutes mes espérances de mariage avec la comtesse Ida.

Quand le duc Victor monta sur le trône, ce qu’il fit lorsque, six mois après, une apoplexie emporta le vieux souverain son père, tous les bons vieux usages de X… furent abandonnés, le jeu défendu ; on fit faire à l’opéra et au ballet mi-tour à droite, et les régiments que le vieux duc avait vendus furent rappelés du service étranger ; avec eux arriva le famélique cousin de ma comtesse, l’enseigne, et il l’épousa. Je ne sais s’ils furent heureux ou non. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une femme d’un si pauvre esprit ne méritait pas une grande somme de plaisir.

Le duc régnant de X… se maria lui-même quatre ans après la mort de sa femme, et Geldern, quoiqu’il ne fût plus ministre de la police, bâtit la grande maison dont Mme de Liliengarten a parlé. Que devinrent les acteurs secondaires de cette grande tragédie ? Dieu le sait. Seulement M. de Strasbourg fut rendu à ses fonctions. Quant au reste, le juif, la femme de chambre, l’espion de Magny, je ne sais rien d’eux. Ces instruments tranchants, dont les grands se servent pour se frayer leurs voies, se brisent généralement à l’user ; et je n’ai jamais ouï dire que ceux qui les ont employés aient beaucoup de regret de leur perte.