Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/17

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Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 222-241).


CHAPITRE XVII.

Je fais l’ornement de la société anglaise.


Tout le trajet jusqu’à Hackton-Castle, la plus grande et la plus ancienne de nos résidences patrimoniales du Devonshire, se fit avec la lenteur et la dignité qui convenaient à des gens de la première qualité du royaume. Un piqueur à ma livrée allait devant nous et retenait nos logements de ville en ville ; et c’est dans cet apparat que nous nous arrêtâmes à Andover, Ilminster et Exeter, et le quatrième soir nous arrivâmes, à temps pour souper, devant l’antique manoir baronnial, dont la porte était dans un odieux goût gothique qui aurait rendu M. Walpole fou de plaisir.

Les premiers jours d’un mariage sont d’ordinaire une terrible épreuve ; et j’ai vu des couples qui vécurent ensemble comme des tourtereaux le reste de leur vie s’arracher quasi les yeux pendant leur lune de miel. Je n’échappai point au lot commun ; dans notre voyage à l’Ouest, milady Lyndon se mit à me chercher querelle parce que je tirai une pipe de tabac (j’avais contracté l’habitude de fumer en Allemagne, quand j’étais soldat au régiment de Bulow, et je n’ai jamais pu m’en défaire) et la fumai dans la voiture ; et Sa Seigneurie prit ombrage aussi à Ilminster et à Andover, parce que les soirs où nous couchâmes là, la fantaisie me vint d’inviter les aubergistes de la Cloche et du Lion à vider une bouteille avec moi. Lady Lyndon était une femme hautaine, et je hais l’orgueil, et je vous promets que dans les deux cas je réprimai ce vice en elle. Le troisième jour de notre voyage, je me fis allumer l’amadou de ma pipe par elle de ses propres mains, et me le remettre les larmes aux yeux ; et à l’auberge du Cygne, à Exeter, je l’avais si complètement domptée, qu’elle me demanda humblement si je ne voulais pas que l’hôtesse aussi bien que l’hôte montât dîner avec nous. À cela je n’aurais rien eu à redire, car vraiment mistress Bonnyface était une femme de fort bonne mine ; mais nous attendions la visite de milord l’évêque, un parent de lady Lyndon, et les bienséances ne me permirent pas de satisfaire au désir de ma femme. Je parus avec elle au service du soir, par politesse pour notre très-révérend cousin, et souscrivis vingt-cinq guinées en son nom et cent au mien, pour le fameux nouvel orgue que l’on construisait alors pour la cathédrale. Cette conduite, au début de ma carrière dans le comté, ne me rendit pas peu populaire ; et le chanoine tenu à résidence, qui me fit la faveur de souper avec moi à l’auberge, se retira après la sixième bouteille, faisant, au milieu de ses hoquets, les vœux les plus solennels pour le bonheur d’un si p-p-pieux gentilhomme.

Avant d’atteindre le château de Hackton, nous eûmes à faire dix milles à travers les terres des Lyndon ; le peuple était hors des maisons pour nous voir, les cloches sonnaient, le ministre et les fermiers étaient assemblés dans leurs plus beaux habits, le long de la route, et les enfants des écoles, et les laboureurs poussaient de bruyantes acclamations en l’honneur de milady. Je jetai de l’argent à ces braves gens, je m’arrêtai pour causer avec le révérend et les fermiers ; et si je trouvai que les filles du Devonshire étaient les plus belles du royaume, est-ce ma faute ? Cette remarque-ci, milady Lyndon l’eut particulièrement sur le cœur ; et je crois qu’elle fut plus irritée de mon admiration pour les joues rouges de miss Betsy Quarringdon, de Clumpton, que d’aucune de mes paroles ou actions précédentes pendant le voyage. « Ah ! ah ! ma belle dame, vous êtes jalouse ! » me dis-je, et je réfléchis, non sans un profond chagrin, avec quelle légèreté elle s’était conduite du vivant de son mari, et que ceux-là sont les plus jaloux qui donnent eux-mêmes le plus de sujets de jalousie.

Autour du village de Hackton, l’accueil fut spécialement animé ; on avait fait venir des musiciens de Plymouth, élevé des arcs de triomphe et arboré des drapeaux, surtout devant les maisons du procureur et du médecin, qui étaient tous deux employés par la famille. Il y avait plusieurs centaines de vigoureux gaillards à la grande loge qui, avec le mur du parc, borne d’un côté Hackton-Green, et d’où se prolonge, ou plutôt se prolongeait, pendant trois milles, une majestueuse avenue d’ormes, jusqu’aux fours du vieux château. J’aurais bien voulu que ce fussent des chênes, quand je les abattis en 79, car j’en aurais retiré le triple d’argent, et je ne connais rien de plus coupable que cette insouciance des ancêtres, de planter leurs terres de bois de peu de valeur, quand ils pourraient tout aussi aisément faire venir des chênes. Aussi j’ai toujours dit que le Lyndon Tête-Ronde, de Hackton, qui planta ces ormes du temps de Charles II, m’avait frustré de dix mille livres.

Les premiers jours de notre arrivée, mon temps fut agréablement occupé à recevoir les visites de la noblesse et de la gentry qui venaient présenter leurs devoirs au noble couple nouvellement marié, et, comme la femme de Barbe-Bleue, dans le conte de fées, à inspecter les trésors, les meubles et les nombreuses chambres du château. C’est un énorme endroit qui date d’aussi loin que Henry V, qui fut assiégé et battu en brèche par les gens de Cromwell dans la révolution, et changé et rafistolé, dans un odieux goût suranné, par le Lyndon Tête-Ronde qui hérita de la propriété à la mort d’un frère dont les principes étaient excellents et dignes d’un vrai cavalier, mais qui se ruina principalement à boire, à jouer aux dés, et à mener une vie dissolue, et un peu aussi à soutenir la cause du roi. Le château est situé au milieu d’une belle chasse qui était toute parsemée de daims ; et je dois avouer que j’éprouvais dans les commencements beaucoup de plaisir quand j’étais assis dans le parloir de chêne, les soirs d’été, fenêtres ouvertes, la vaisselle d’or et d’argent brillant de mille lueurs éblouissantes sur les buffets, une douzaine de joyeux compagnons autour de la table, et que je contemplais l’immense parc tout verdoyant, et les bois agités par la brise, et le soleil se couchant sur le lac, et que j’entendais les daims s’appeler l’un l’autre.

L’extérieur était, la première fois que j’y arrivai, un bizarre mélange de toute espèce d’architecture, de tours féodales et de pignons dans le style de la reine Bess (Élisabeth), et de murs grossièrement rapiécés pour réparer les ravages du canon des Têtes-Rondes ; mais je n’ai pas besoin de m’étendre là-dessus, ayant fait faire à très-grands frais une façade neuve, par un architecte à la mode, dans le plus nouveau et très-classique style gallo-grec. Il y avait auparavant des fossés et des ponts-levis, et des murs extérieurs : je les fis raser et remplacer par d’élégantes terrasses, agréablement disposées en parterre d’après les plans de M. Cornichon, le grand architecte parisien, qui vint tout exprès en Angleterre.

Après avoir monté les degrés extérieurs, vous entriez dans une antique salle de vastes dimensions, boisée de chêne noir sculpté, et ornée de portraits de nos ancêtres, depuis la barbe carrée de Brook Lyndon, le grand homme de loi du temps de la reine Bess, jusqu’au corsage lacé et fort ouvert et aux longues boucles de lady Sacharissa Lyndon, que Van Dyck peignit lorsqu’elle était fille d’honneur de la reine Henriette-Marie, et jusqu’à sir Charles Lyndon, avec son cordon de chevalier du Bain ; et milady, peinte par Hudson, en robe de satin blanc avec les diamants de famille, telle qu’elle fut présentée au vieux roi George II. Les diamants étaient fort beaux ; je les fis d’abord remonter par Boehmer, quand nous parûmes devant Leurs Majestés françaises à Versailles, et, finalement, en tirai dix-huit mille livres, après cette infernale veine de malheur à Goosetree, où Jemmy Twitcher (comme nous appelions milord Sandwich), Carlisle, Charles Fox et moi, jouâmes l’hombre pendant quarante-quatre heures sans désemparer. Des arcs et des piques, d’énormes têtes de cerfs, des instruments de chasse, et de vieilles armures rouillées qui avaient dû être portées du temps de Gog et de Magog, pour ce que j’en sais, complétaient la vieille décoration de cette immense salle et étaient disposés autour d’une cheminée où aurait pu tourner un carrosse à six chevaux. Je conservai à cette salle à peu près son cachet antique, mais je fis définitivement porter les vieilles armures au grenier, les remplaçant par des monstres en porcelaine, des canapés dorés de France, et des marbres élégants, dont les nez, les membres brisés et la laideur prouvaient incontestablement l’antiquité, et qu’un agent avait achetés pour moi à Rome. Mais tel était le goût du temps (et peut-être aussi la friponnerie de mon agent), qu’une partie de ces merveilles de l’art, qui m’avait coûté trente mille livres, ne rapporta que trois cents guinées, lorsque, plus tard, je fus dans la nécessité de battre monnaie avec mes collections.

De cette pièce principale partait de chaque côté la longue suite des appartements de réception, pauvrement meublés avec des sièges à dossiers élevés, et de longues et bizarres glaces de Venise, quand j’entrai en possession du domaine, mais rendus plus tard si splendides par moi avec les damas d’or de Lyon et les magnifiques tapisseries des Gobelins que je gagnai au jeu à Richelieu. Il y avait trente-six chambres de maître, dont je ne conservai que trois dans leur ancienne condition : la chambre aux revenants, comme on l’appelait, où s’était commis l’assassinat du temps de Jacques II, le lit où avait couché Guillaume après son débarquement à Torbay, et la chambre d’apparat de la Reine Élisabeth. Tout le reste fut décoré à nouveau par Cornichon, dans le goût le plus élégant, au grand scandale des vieilles douairières empesées du pays ; car j’eus pour orner les pièces principales des peintures de Boucher et de Vanloo, où les Cupidons et les Vénus étaient peints d’une façon si naturelle, qu’il me souvient que cette vieille pomme cuite de comtesse de Frumpington attacha les rideaux de son lit avec des épingles et envoya sa fille, lady Blanche Whalebone, coucher avec sa femme de chambre, plutôt que de lui permettre de dormir dans une chambre toute garnie de glaces, sur le modèle exact du cabinet de la reine à Versailles.

Pour beaucoup de ces ornements, je n’étais pas responsable au même degré que Cornichon, que m’envoya Lauraguais, et qui fut l’intendant de mes bâtiments pendant mon absence à l’étranger. Je lui avais donné carte blanche, et lorsqu’il tomba et se cassa la jambe, comme il décorait un théâtre dans la salle qui avait été anciennement la chapelle du château, les gens du pays pensèrent que c’était une punition du ciel. Dans sa fureur d’amélioration, cet homme osait tout. Sans mes ordres, il abattit un vieux bois hanté des corneilles, qui était sacré dans le pays et sur lequel il y avait une prophétie disant :

 Le jour où tombera le bois de la Corneille,
Hackton-Hall tombera d’une chute pareille.

Les corneilles s’en allèrent s’établir dans les bois de Tiptoff, qui étaient près de nous (qu’elles aillent à tous les diables !), et Cornichon bâtit à cet endroit un temple de Vénus et deux charmantes fontaines. Les Vénus et les Cupidons étaient l’adoration du drôle ; il voulut enlever la séparation gothique de notre banc à l’église, et la remplacer par des Cupidons ; mais le vieux docteur Huff, le recteur, sortit avec un gros bâton de chêne et adressa au malencontreux architecte un discours en latin dont il ne comprit pas un mot, mais où il lui fit entendre qu’il lui romprait les os s’il touchait du bout du doigt le saint édifice. Cornichon se plaignit de « l’abbé Huff, » comme il l’appelait « et quel abbé, grand Dieu ! ajoutait-il tout ébouriffé, un abbé avec douze enfants ! » mais j’encourageai l’église sous ce rapport, et ordonnai à Cornichon de n’exercer ses talents que sur le château.

Il y avait une magnifique collection d’ancienne vaisselle plate, à laquelle j’en ajoutai beaucoup de moderne ; une cave qui, toute bien garnie qu’elle était, demandait continuellement à être remplie, et une cuisine que je réformai complètement. Mon ami, Jack Wilkes, m’envoya un cuisinier de Mansion-House pour la cuisine anglaise, le département de la tortue et de la venaison ; j’eus un chef (qui provoqua l’Anglais, soit dit en passant, et se plaignit amèrement de ce gros cochon qui voulait se battre à coups de poing), deux aides de Paris et un confiseur italien pour officiers de bouche : toutes choses indispensables à un homme de haute condition, que ce vieil odieux pince-maille de Tiptoff, mon parent et voisin, affecta de voir avec horreur, faisant courir le bruit dans le pays que je faisais faire ma cuisine par des papistes, que je vivais de grenouilles, et, vraiment il le croyait, que je fricassais des petits enfants.

Mais les squires mangeaient très-volontiers mes dîners, malgré tout, et le vieux docteur Huff lui-même fut forcé de convenir que ma venaison et ma soupe à la tortue étaient parfaitement orthodoxes. Je savais aussi une autre manière de me faire bien venir des premiers. On n’avait dans le pays pour chasser le renard qu’une meute de chiens formée par souscription, et quelques malheureuses paires de bigles galeux, avec lesquels le vieux Tiptoff arpentait ses terres ; je bâtis un chenil et des écuries qui coûtèrent trente mille livres, et les garnis d’une façon digne de mes ancêtres, les rois d’Irlande. J’avais deux meutes, et j’entrais en plaine dans la saison quatre fois la semaine, suivi de trois gentilshommes revêtus de mon uniforme, et j’avais maison ouverte à Hackton pour tous ceux qui étaient de la chasse.

Ces changements et ce train de vie demandaient, comme on peut le supposer, de grands déboursés ; et je confesse avoir en moi fort peu de ce vil esprit d’économie que certaines gens possèdent et admirent. Par exemple, le vieux Tiptoff entassait sou sur sou pour réparer les extravagances de son père et dégager ses biens : une bonne partie de l’argent qui provenait de ce dégrèvement, mon agent se le procurait en hypothéquant les miens. Et, en outre, il faut se rappeler que je n’avais que la jouissance viagère des biens de ma femme, que j’ai toujours été très-facile dans mes transactions avec les prêteurs d’argent, et que j’avais à payer gros pour assurer la vie de milady.

À la fin de l’année, lady Lyndon me fit présent d’un fils : je l’appelai Bryan Lyndon, en mémoire de ma descendance royale ; mais qu’avais-je à lui laisser de plus qu’un noble nom ? Le bien de sa mère n’était-il pas assuré, à titre de majorat, à cet odieux petit Turc, lord Bullingdon, dont, par parenthèse, je n’ai encore rien dit, quoiqu’il demeurât à Hackton, confié à un nouveau gouverneur. L’insubordination de cet enfant était terrible. Il citait des passages de Hamlet à sa mère, ce qui l’irritait fort. Un jour que je pris un fouet pour le châtier, il tira un couteau et voulut m’en frapper ; et ma foi je me souvins de ma propre enfance, qui était assez semblable ; et, lui tendant la main, j’éclatai de rire et lui proposai d’être amis. Nous nous réconciliâmes pour cette fois, et la suivante, et la suivante ; mais il n’y avait pas d’amour perdu entre nous, et sa haine pour moi semblait croître avec lui, et il croissait à vue d’œil.

Je résolus d’assurer moi aussi du bien à mon cher petit Bryan ; et, dans ce but, j’abattis pour douze mille livres de haute futaie sur les domaines d’Yorkshire et d’Irlande de lady Lyndon : sur quoi le tuteur de Bullingdon, Tiptoff, jeta les hauts cris, comme de coutume, et jura que je n’avais pas le droit de toucher à une branche de ces arbres ; mais ils n’en tombèrent pas moins, et je chargeai ma mère de racheter les anciennes terres de Ballybarry et Barryogue, qui avaient jadis fait partie des immenses possessions de ma maison. Ces terres, elle les racheta avec une prudence parfaite et une joie extrême ; car son cœur se réjouissait de l’idée qu’il m’était né un fils et que j’étais puissamment riche.

Pour dire la vérité, maintenant que je vivais dans une sphère toute différente de la sienne, j’avais passablement peur qu’elle ne vînt me rendre visite, et étonner mes amis anglais de sa forfanterie et de son brogue[1], de son rouge et de ses vieux paniers et falbalas du temps de George II, sous lesquels elle avait avantageusement figuré dans sa jeunesse, et qu’elle croyait encore pleinement être l’apogée de la mode. Je lui écrivis donc pour retarder sa visite, lui demandant de venir quand l’aile gauche du château serait achevée, ou que les écuries seraient bâties, etc. Il n’était pas besoin de cette précaution. « Je comprends à demi-mot, Redmond, me répondit la vieille dame. Je ne veux pas vous déranger, au milieu de vos gros messieurs anglais, avec mes manières irlandaises passées de mode. C’est un bonheur pour moi de penser que mon garçon chéri a obtenu la position que je savais bien lui être due, et en vue de laquelle je me suis privée pour lui donner une éducation qui l’y rendît propre. Il faut m’amener le petit Bryan un de ces jours, afin que sa grand’mère l’embrasse. Présentez ma respectueuse bénédiction à milady sa maman. Dites-lui qu’elle a dans son mari un trésor qu’elle n’aurait pas eu, eût-elle épousé un duc, et que les Barry et les Brady, quoique sans titres, ont le meilleur sang dans les veines. Je n’aurai pas de repos que je ne vous aie vu comte de Ballybarry, et mon petit-fils lord vicomte de Barryogue. »

La singulière chose que ces mêmes idées vinssent à l’esprit de ma mère et au mien ! Les mêmes titres auxquels elle s’était arrêtée avaient été aussi (assez naturellement) choisis par moi ; et je ne ferai pas difficulté d’avouer que j’avais rempli une douzaine de feuilles de papier avec ma signature, sous les noms de Ballybarry et de Barryogue, et avais résolu, avec mon impétuosité naturelle, d’en arriver à mes fins. Ma mère alla s’établir à Ballybarry, vivant chez le prêtre en attendant qu’on pût y élever une habitation, et datant de Ballybarry-Castle, que, vous le pensez bien, je ne donnai pas pour un endroit de mince importance. J’avais un plan de cette terre dans mon cabinet, tant à Hackton que dans Berkeley-square, et les plans aussi de Ballybarry-Castle, résidence patrimoniale de Barry Lyndon, Esq., avec les embellissements projetés, dans lesquels le château était représenté de la dimension à peu près de Windsor, avec plus d’ornements d’architecture ; et huit cents acres de tourbière se trouvant disponibles, je les achetai à raison de trois livres l’acre, en sorte que mon domaine sur la carte n’avait pas l’air de peu de chose[2]. Je m’arrangeai aussi dans d’année pour acheter les terres et mines de Polwellan dans le Corwall de sir John Trecothick, pour soixante-dix mille livres, marché imprudent, qui m’attira plus tard bien des discussions et des procès. Les ennuis de la propriété, la scélératesse des agents, les arguties des gens de loi, sont sans fin. Les petites gens nous envient, et s’imaginent que toute notre existence n’est que plaisir. Maintes fois, dans le cours de ma prospérité, j’ai soupiré après les jours de ma plus humble fortune, et envié les joyeux compagnons assis à ma table, n’ayant sur le dos que les habits que mon crédit leur procurait, sans une guinée que celle qui leur venait de ma poche, mais sans aucun de ces soucis et de ces responsabilités qui sont le douloureux apanage de la grandeur et de la fortune.

Je ne fis qu’une apparition et une prise de possession dans mes terres du royaume d’Irlande, récompensant généreusement les personnes qui avaient été bonnes pour moi dans mes jours d’adversité, et prenant la place qui m’était due dans l’aristocratie du pays. Mais, à vrai dire, le lieu avait peu d’attraits pour moi après avoir goûté des plaisirs plus distingués et plus complets de la vie anglaise et continentale, et nous passâmes nos étés à Buxton, à Bath, à Harrogate, tandis que Hackton-Castle s’embellissait de l’élégante manière que j’ai déjà décrite, et la saison de Londres dans notre hôtel de Berkeley-square.

C’est étonnant combien la richesse donne de vertus à un homme, ou, au moins, leur sert de vernis et de lustre, et en fait ressortir le brillant et le coloris d’une façon dont on n’avait pas d’idée quand l’individu était plongé dans la froide et grise atmosphère de la pauvreté. Je vous assure que je ne fus pas longtemps à être un charmant garçon du premier ordre, à faire passablement de sensation dans les cafés de Pall-Mall, et ensuite dans les plus fameux clubs. Mon style, mes équipages et mes élégantes réceptions, étaient dans toutes les bouches, et décrits dans toutes les feuilles du matin. La portion la plus besoigneuse des parents de lady Lindon, et ceux qui avaient été offensés par l’intolérable importance du vieux Tiptoff, commencèrent à paraître à nos routs et à nos assemblées, et quant à ma parenté personnelle, je trouvai à Londres et en Irlande plus de cousins se réclamant de moi, que je ne m’en étais soupçonné. Ils étaient, comme de raison, de mon pays (dont je n’étais pas particulièrement fier), et je reçus des visites de trois ou quatre élégants râpés de Temple-Bar, avec des galons ternis et le brogue de Tipperary, s’ouvrant à coups de fourchette la route du barreau de Londres ; de plusieurs aventuriers joueurs, habitués des eaux, que j’eus bientôt remis à leur place ; et d’autres de condition plus convenable. Je puis citer dans le nombre mon cousin le lord Kilbarry, qui, à cause de sa parenté, m’emprunta trente livres pour payer son hôtesse dans Swallow-street, et à qui, pour raisons à moi connues, je permis de maintenir et d’accréditer une parenté que le collège des Héraults n’autorisait en aucune manière. Kilbarry avait son couvert à ma table, pontait au jeu, et payait quand bon lui semblait, ce qui était rare ; était intime avec mon tailleur, et lui avait des obligations considérables ; enfin se vantait toujours de son cousin, le grand Barry Lyndon de l’Ouest.

Milady et moi, au bout de quelque temps, ne vécûmes guère ensemble à Londres. Elle préférait le repos, ou, pour dire la vérité, je le préférais pour elle, étant grand ami d’une conduite modeste et tranquille chez une femme, et d’un goût pour les plaisirs domestiques. Aussi je l’encourageais à dîner chez elle avec ses dames de compagnie, son chapelain et quelques-unes de ses amies ; j’admettais trois ou quatre personnes décentes et discrètes pour l’accompagner à l’Opéra ou à la Comédie, dans des occasions convenables ; et, ma foi, je refusais pour elle les trop fréquentes visites de ses amis et de sa famille, préférant les avoir seulement deux ou trois fois par saison, dans nos grands jours de réception. D’ailleurs, elle était mère, et c’était une grande ressource pour elle que d’habiller, d’élever et de dorloter notre petit Bryan, pour qui il était bon qu’elle renonçât aux plaisirs et aux frivolités du monde ; en sorte qu’elle laissait à ma charge cette partie des devoirs de toute famille de distinction. À parler franchement, la tournure et l’apparence de lady Lyndon n’étaient nullement propres à briller dans le monde fashionable. Elle avait beaucoup engraissé, avait la vue basse, le teint pâle, négligeait sa toilette, avait l’air maussade ; ses conversations avec moi étaient empreintes d’un stupide désespoir, entremêlé de sottes et gauches tentatives de gaieté forcée, encore plus désagréables ; aussi nos rapports étaient fort peu fréquents, et mes tentations de l’emmener dans le monde ou de lui tenir compagnie étaient nécessairement on ne peut plus faibles. Elle mettait aussi à la maison mon humeur à l’épreuve de mille manières. Lorsqu’elle était requise par moi (souvent assez rudement, je l’avoue) d’amuser la compagnie soit par sa conversation, son esprit et ses connaissances, dont elle ne manquait pas, soit en faisant de la musique, où elle était passée maîtresse, une fois sur deux elle se mettait à pleurer, et quittait la chambre. Les assistants, comme de raison, étaient disposés à en conclure que je la tyrannisais, tandis que j’étais simplement le mentor sévère et vigilant d’une sotte personne, faible d’esprit et d’un mauvais caractère.

Heureusement, elle aimait beaucoup son plus jeune fils, et par lui j’avais sur elle une prise salutaire et efficace ; car si dans un de ses accès de maussaderie ou de hauteur (cette femme était insupportablement orgueilleuse, et à plusieurs reprises, au commencement, dans nos querelles, elle osa me jeter au nez ma pauvreté originelle et ma basse naissance), si, dis-je, dans nos disputes elle prétendait avoir le dessus, revendiquer son autorité en présence de la mienne, refuser de signer les papiers que je pouvais juger nécessaires à l’administration de notre fortune si vaste et si compliquée, je faisais transporter maître Bryan à Chiswick pour une couple de jours ; et je vous garantis que Mme sa mère n’y pouvait tenir plus longtemps, et consentait à tout ce qu’il me plaisait de proposer. J’avais soin que les domestiques qui l’entouraient fussent à mes gages et non aux siens ; la bonne principale de l’enfant était sous mes ordres et non sous ceux de milady ; et c’était une très-belle, très-fraîche et très-impudente drôlesse, qui me fit faire bien des folies. Cette femme était plus maîtresse au logis que le pauvre esprit de femme à qui il appartenait. Elle faisait la loi aux domestiques ; et si je témoignais quelque attention particulière à aucune des dames qui nous faisaient visite, la coquine ne se gênait pas pour montrer sa jalousie, et trouver moyen de les envoyer paître. Le fait est qu’un homme généreux est toujours mené par une femme ou par une autre ; et celle-ci avait sur moi une telle influence, qu’elle pouvait me faire aller du bout du doigt[3].

Son infernal caractère (mistress Stammer était le nom de la drôlesse) et le maussade abattement de ma femme ne rendaient pas ma maison et mon intérieur fort agréables : aussi étais-je fortement poussé au dehors, où, comme le jeu était à la mode dans tous les clubs, tavernes et assemblées, je fus naturellement obligé de reprendre mon ancienne habitude, et de recommencer comme amateur ces parties dans lesquelles je n’avais pas jadis de rivaux en Europe. Mais soit que le caractère de l’homme change avec la prospérité, soit que son habileté l’abandonne lorsqu’il n’a plus de compère, et que, ne faisant plus du jeu une profession, il n’y prend part que par passe-temps comme le reste du monde, ce qu’il y a de certain c’est que dans les saisons de 1774-5 je perdis beaucoup d’argent chez Whithe et au Cocotier, et fus forcé pour subvenir à mes pertes d’emprunter largement sur les annuités de ma femme, sur l’assurance de sa vie, etc. Les conditions auxquelles je me procurais ces sommes nécessaires, et les déboursés qu’exigeaient mes embellissements étaient, comme de raison, fort onéreux, et rognaient considérablement la fortune ; et c’étaient quelques-uns de ces papiers-là que milady Lindon (qui était d’un esprit étroit, timide et avare) refusa plusieurs fois de signer, jusqu’à ce que je l’eusse persuadée, comme je l’ai fait voir ci-dessus.

Mes opérations sur le turf doivent être mentionnées, comme faisant partie de mon histoire à cette époque ; mais franchement, je n’ai pas un plaisir particulier à me rappeler mes faits et gestes à Newmarket. J’ai été effroyablement étrillé et dupé dans presque toutes mes transactions ; et quoique je susse monter un cheval aussi bien que qui que ce fût en Angleterre, je n’étais pas de la force des seigneurs anglais quand il s’agissait de parier pour lui. Quinze ans après que mon cheval bai Bulow, de Sophy Hardcastle par Éclipse, eut perdu à Newmarket, quoiqu’il y fût le favori, je sus qu’un noble comte, dont je tairai le nom, était entré dans son écurie le matin de la course, et la conséquence fut qu’un cheval, sur lequel on ne comptait pas, gagna, et que votre humble serviteur en fut pour quinze mille livres. Les étrangers n’avaient aucune chance aux courses de cette époque, et quoique, ébloui par la splendeur et la fashion assemblées là, et entouré des plus grands personnages du pays, les princes du sang, avec leurs femmes et leurs brillants équipages, le vieux Grafton, avec son singulier entourage, et des hommes tels qu’Ancaster, Sandwich, Lorn, — un homme eût dû se croire certain d’avoir affaire à de beaux joueurs, et n’être pas médiocrement fier de la société qu’il fréquentait, cependant je vous promets que, toute haute qu’elle était, il n’y avait pas de réunion d’hommes en Europe qui sût voler plus élégamment, duper un étranger, corrompre un jockey, ou falsifier un livre de paris. Moi-même je ne pouvais pas tenir tête à ces joueurs accomplis des plus hautes familles de l’Europe. Était-ce mon manque de style, ou mon manque de fortune ? je ne sais. Mais maintenait que j’étais arrivé au comble de mon ambition, mon habileté et mon bonheur semblaient m’abandonner à la fois. Tout ce que je touchais s’écroulait sous ma main ; toutes mes spéculations manquaient ; chaque agent en qui j’avais confiance me trompait. Le fait est que je suis de ces gens nés pour faire leur fortune, et non pour la conserver ; car les qualités et l’énergie, qui mènent un homme au succès dans le premier cas sont souvent la cause même de sa ruine dans le second ; je ne sais vraiment pas d’autres raisons des malheurs qui finirent par m’accabler[4].

J’ai toujours eu du goût pour les hommes de lettres, et peut-être, s’il faut dire la vérité, je n’ai pas de répugnance à me poser en grand seigneur et en Mécène avec les beaux esprits. Ces gens-là sont ordinairement besoigneux et de basse naissance, et ils ont un respect et un amour instinctif pour les gentilshommes et les habits brodés, comme doivent l’avoir remarqué tous ceux qui les ont fréquentés. M. Reynolds, fait depuis chevalier, et certainement le peintre le plus élégant de son temps, était un assez adroit courtisan de la tribu des beaux esprits ; et ce fut par ce gentleman, qui fit de moi, de lady Lyndon et de notre petit Bryan, un tableau fort admiré à l’exposition (j’étais représenté quittant ma femme, dans le costume de la milice de Tippleton, dont j’étais major : l’enfant se rejetant en arrière effrayé de mon casque comme… comment l’appelez-vous ?… le fils d’Hector, tel que l’a décrit M. Pope dans son Iliade), ce fut par M. Reynolds que je fus présenté à une vingtaine de ces messieurs, et à leur grand chef, M. Johnson. J’ai toujours pensé que leur grand chef était un grand ours. Il prit le thé deux ou trois fois dans ma maison, où il se comporta fort grossièrement, traitant mes opinions sans plus de respect que celles d’un écolier, et me disant de m’occuper de mes chevaux et de mes tailleurs, et de ne pas me mêler de littérature. Son cornac écossais, M. Boswell, était un plastron de première qualité. Je n’ai jamais vu de figure comme celle que fit cet homme dans ce qu’il appelait un costume de Corse, à un des bals de mistress Cornely, à Carlistehouse, Soho. N’était que les histoires relatives à cette maison ne sont pas des plus profitables du monde, je pourrais en raconter des vingtaines d’étranges anecdotes. Toutes les demi-vertus de haut et bas étage affluaient là, depuis Sa Grâce d’Ancaster jusqu’à mon compatriote, le pauvre M. Oliver Goldsmith, le poëte, et depuis la duchesse de Kingston jusqu’à l’Oiseau de Paradis, ou Kitty Fisher. J’ai rencontré là de drôles de personnages, qui venaient dans de drôles de buts aussi ; le pauvre Hackman, qui plus tard fut pendu pour avoir tué miss Ray, et (à la sourdine) Sa Révérence le docteur Simony, que mon ami Sam Foote, du Little-Theatre, fit vivre, même après que des faux et le gibet eurent abrégé la carrière du malheureux ecclésiastique.

C’était un joyeux endroit que Londres, à cette époque, il n’y a pas à dire. Me voici maintenant écrivant dans ma vieillesse goutteuse, et l’on est devenu considérablement plus moral et plus positif qu’on ne l’était à la fin du siècle dernier, alors que le monde était jeune ainsi que moi. Il y avait une différence entre un gentilhomme et un homme du commun, en ce temps-là. Nous portions alors de la soie et des broderies. À présent tout le monde a le même air de cocher, dans son foulard et son carrick, et il n’y a pas de différence extérieure entre un lord et son groom. Alors il fallait à un homme à la mode une couple d’heures pour faire sa toilette, et il pouvait faire preuve de goût en la choisissant. Quelle réunion de splendeurs à la cour du à l’Opéra, un jour de gala ! Quelles sommes d’argent se perdaient et se gagnaient à cette délicieuse table de pharaon ! Mon curricle doré et mes éblouissants piqueurs vert et or, étaient autre chose que ces équipages que vous voyez aujourd’hui à la promenade, avec leurs grooms rabougris derrière. Un homme pouvait boire quatre fois autant que peuvent le faire les poules mouillées d’à présent ; mais il est inutile de m’étendre sur ce sujet. Les gentilshommes sont morts et enterrés. La mode a tourné aux soldats et aux marins, et je deviens tout triste et maussade quand je me reporte à trente ans d’ici.

Ce chapitre-ci est consacré aux souvenirs de ce qui était pour moi une très-heureuse et brillante époque ; mais cette époque ne présente rien de bien saillant en fait d’aventures, comme c’est généralement le cas quand la vie est douce et heureuse. Il paraîtrait oiseux de remplir des pages du tableau des occupations journalières d’un homme à la mode, des belles dames qui lui souriaient, des toilettes qu’il faisait, des parties qu’il gagnait ou perdait au jeu. À présent que les jeunes gens sont occupés à couper la gorge aux Français en Espagne et en France, à coucher au bivouac, et à manger le bœuf et le biscuit du commissariat des vivres, ils ne comprendraient pas la vie que leurs ancêtres menaient. Je m’abstiendrai donc d’en dire plus long sur une époque où le prince lui-même était à la lisière, où Charles Fox n’était pas descendu au simple rôle d’homme d’État, et où Bonaparte était un misérable petit morveux dans son île natale.

Tandis que ces embellissements s’effectuaient dans mes terres, ma maison, d’ancien château normand, étant changée en élégant temple ou palais grec, mes jardins, et mes bois perdant leur apparence rustique pour être adaptés au style français le plus distingué, mon fils arrivant au genou de sa mère, et mon influence dans le pays grandissant plus encore que lui, on ne doit pas s’imaginer que je restai tout ce temps dans le Devonshire, et que je négligeai de faire des visites à Londres, et dans mes divers domaines d’Angleterre et d’Irlande.

J’allai résider sur le domaine de Trecothick et le Polwellan-Wheel, où je trouvai, au lieu de revenus, toute espèce de tracasseries et de chicanes ; je passai de là en grand apparat sur nos terres d’Irlande, où je traitai la noblesse d’un style que le lord-lieutenant lui-même ne put égaler ; je donnai la mode à Dublin (vraiment c’était un misérable et sauvage endroit en ce temps-là, et depuis il y a eu des criailleries au sujet de l’Union et des malheurs qui en sont résultés, et je ne m’explique pas les folles louanges que les patriotes irlandais se sont imaginé de faire de l’ancien ordre de choses), je donnai, dis-je, la mode à Dublin, et le mérite en est mince, car c’était alors une pauvre ville, quoi qu’en puisse dire le parti irlandais.

Je vous en ai fait la description dans un précédent chapitre. C’était la Varsovie de notre partie du monde ; il y avait là une noblesse brillante, ruinée, à demi civilisée, régnant sur une population à demi sauvage. Je dis avec intention à demi sauvage. Les habitants, dans les rues, avaient un air inculte, avec leurs longues crinières et leurs haillons. Les lieux les plus fréquentés n’étaient pas sûrs lorsqu’il ne faisait plus jour. Le collège, les bâtiments publics, et les maisons des grands, étaient magnifiques (ces dernières non terminées pour la plupart) ; mais les gens du commun étaient dans un état plus misérable qu’aucun de ceux que j’aie jamais vus. L’exercice de leur religion ne leur était accordé qu’à moitié ; leur clergé était forcé de faire son éducation hors du pays ; leur aristocratie leur était tout à fait étrangère ; il y avait une noblesse protestante ; et, dans les villes, de pauvres et insolentes corporations protestantes, avec un cortège de maires, d’aldermen et d’officiers municipaux sans le sou, qui tous figuraient dans les adresses, et avaient la voix du pays ; mais il n’y avait ni sympathie, ni communion entre les hautes et les basses classes irlandaises. Pour quelqu’un qui avait passé autant d’années que moi à l’étranger, cette différence entre les catholiques et les protestants était doublement frappante ; et, quoique aussi ferme qu’un roc dans ma propre foi, cependant je ne pouvais m’empêcher de me rappeler que mon grand-père en avait une autre, et de m’étonner qu’il y eût une différence politique si grande entre les deux. Je fus considéré, parmi mes voisins, comme un dangereux niveleur pour avoir exprimé ces opinions, et surtout pour avoir invité à ma table, au château de Lyndon, le prêtre catholique de la paroisse. Il avait été élevé à Salamanque, et, à mon sens, était beaucoup mieux appris et d’une compagnie plus agréable que son camarade le recteur, dont la congrégation ne se composait que d’une douzaine de protestants, qui était fils d’un lord, il est vrai, mais il savait fort peu d’orthographe, et sa plus grande occupation était le chenil et les combats de coqs.

Je n’agrandis ni n’embellis les bâtiments de Lyndon-Castle comme j’avais fait des autres domaines, et je me contentai d’y aller de temps en temps, exerçant une hospitalité presque royale, et tenant maison ouverte pendant mon séjour. En mon absence, je permettais à ma tante, la veuve Brady, et à ses six filles non mariées (quoique toujours détesté d’elles) d’y demeurer, ma mère préférant ma nouvelle maison de Barryogue.

Et comme milord Bullingdon était, sur ces entrefaites, devenu excessivement grand et incommode, je résolus de le laisser sous la surveillance d’un gouverneur convenable en Irlande, avec mistress Brady et ses six filles pour prendre soin de lui ; et libre à lui de devenir amoureux de toutes ces vieilles dames si le cœur lui en disait et d’imiter en cela l’exemple de son beau-père. Quand il était las de Castle-Lyndon, Sa Seigneurie avait la permission de venir résider dans ma maison avec ma maman ; mais il n’y avait pas d’amour perdu entre elle et lui, et, à cause de mon fils Bryan, je crois qu’elle le haïssait aussi cordialement que j’aie jamais pu le faire.

Le comté de Devon n’est pas aussi heureux que son voisin, le comté de Cornwall, et n’a pas en partage autant de représentants que l’autre, où j’ai connu un gentilhomme campagnard, d’aisance médiocre, qui tirait par an quelques milliers de livres sterling de sa terre, et triplait son revenu en envoyant trois ou quatre membres au parlement, et par le crédit que ces sièges lui donnaient auprès des ministres. L’influence parlementaire de la maison Lyndon avait été honteusement négligée durant la minorité de ma femme, et l’incapacité du comte son père ; ou, pour parler plus exactement, elle avait été escamotée à la famille Lyndon par l’adroit vieil hypocrite de Tiptoff Castle, qui agissait comme la plupart des parents et tuteurs font envers leurs pupilles et parents mineurs, et les volait. Le marquis de Tiptoff envoyait quatre membres au parlement ; deux pour le bourg de Tippleton, qui, comme tout le monde sait, est au bas de notre domaine de Hackton, borné de l’autre côté par le parc de Tiptoff. De temps immémorial nous avions nommé les membres de ce bourg, jusqu’au jour où Tiptoff, profitant de l’imbécillité du feu lord, fit passer ses propres candidats. Quand son fils aîné fut majeur, comme de juste, milord dut siéger pour Tippleton ; quand mourut Rigby (le nabab Rigby, qui fit sa fortune sous Clive dans l’Inde), le marquis jugea à propos de faire venir son second fils, milord George Poynings, que j’ai présenté au lecteur dans un chapitre précédent, et arrêta, dans sa haute puissance, qu’il irait aussi grossir les rangs de l’opposition, les grands vieux whigs, avec lesquels le marquis agissait de concert.

Rigby avait été malade pendant quelque temps ayant sa mort, et vous pensez bien que le déclin de sa santé n’avait pas passé inaperçu parmi la gentry du comté, qui était pour la plus grande partie très-gouvernementale, et haïssait les principes de milord Tiptoff comme dangereux et subversifs. « Nous avons cherché un homme en état de lutter contre lui, me dirent les squires ; nous ne pouvons lui trouver de concurrent qu’à Hackton-Castle. Vous êtes notre homme, monsieur Lyndon, et à la prochaine élection du comté nous prenons l’engagement de vous nommer. »

Je détestais tellement les Tiptoff, que je les aurais combattus dans n’importe quelle élection. Non-seulement ils ne voulaient point me faire visite à Hackton, mais ils refusaient leur porte à ceux qui nous visitaient ; ils empêchaient les femmes du comté de recevoir la mienne ; ils inventaient la moitié des histoires dont on régalait le voisinage au sujet de mes dérèglements et de mes folles dépenses ; ils disaient que je m’étais fait épouser par peur, et que ma femme était une femme perdue ; ils donnaient à entendre que la vie de Bullingdon n’était pas en sûreté sous mon toit, qu’il était traité d’une façon odieuse, et que je voulais le mettre à l’ombre pour faire place à mon fils Bryan. Ils éventaient mes affaires avec mes hommes de loi et mes agents. Si un créancier n’était pas payé, chaque article de son mémoire était connu au château de Tiptoff ; si je regardais la fille d’un fermier, on disait que je l’avais séduite. Mes défauts sont nombreux, je le confesse, et, dans mon intérieur, je ne puis pas me vanter d’être d’une régularité ou d’une douceur toute particulière ; mais lady Lyndon et moi, nous ne nous querellions pas plus que ne font les gens fashionables, et, dans les commencements, nous nous raccommodions toujours assez bien. Je suis un homme plein d’erreurs, mais non le démon que ces odieuses langues de Tiptoff me représentaient. Pendant les trois premières années, jamais je n’ai battu ma femme que lorsque j’avais bu. Quand je lançai le couteau à découper à Bullingdon, j’étais gris, comme tous les assistants peuvent le certifier ; mais quant à avoir aucun plan systématique contre le pauvre enfant, je puis déclarer solennellement que, sauf la haine que je lui portais (et on n’est pas maître de ses inclinations), je ne suis coupable de rien envers lui.

J’avais donc des motifs suffisants d’inimitié contre les Tiptoff, et je ne suis pas homme à laisser dormir un sentiment de cette espèce. Quoique whig, ou peut-être parce que whig, le marquis était un des hommes les plus hautains qu’il y eût, et il traitait les roturiers comme les traitait son idole, le grand comte, lorsqu’il eut lui-même obtenu la couronne de perles, comme autant de vils vassaux, qui devaient être fiers de lécher la boucle de son soulier. Quand le maire et la corporation de Tippleton se rendaient auprès de lui, il les recevait la tête couverte, n’offrait jamais une chaise à M. le maire, et se retirait lorsqu’on apportait les rafraîchissements, ou les faisait servir aux honorables aldermen dans la chambre de l’intendant. Ces honnêtes Bretons ne se révoltèrent jamais contre un pareil traitement, avant que mon patriotisme leur eût appris à le faire. Non, les chiens aimaient à être rudoyés, et dans le cours d’une longue expérience, j’ai rencontré peu d’Anglais qui ne fussent pas dans les mêmes idées.

Ce ne fut que lorsque je leur eus ouvert les yeux, qu’ils s’aperçurent de leur dégradation. J’invitai le maire à Hackton, et fis asseoir Mme la mairesse (c’était une joyeuse et jolie épicière, par parenthèse) à côté de ma femme, et les menai toutes deux aux courses dans mon curricle. Lady Lyndon s’opposa violemment à cet acte de condescendance ; mais je savais m’y prendre avec elle, comme on dit, et si elle avait du caractère, j’en avais aussi. Du caractère ! bah ! un chat sauvage a du caractère, mais son gardien en vient à bout, et je connais fort peu de femmes au monde que je ne pusse dompter.

Je m’occupai donc beaucoup du maire et de la corporation ; je leur envoyai de la venaison pour leurs dîners, ou les invitai à en venir manger chez moi ; je me fis un devoir d’assister à leurs assemblées, de danser avec leurs femmes et leurs filles, m’acquittant, en un mot, de tous les actes de politesse nécessaires en pareille occasion ; et, quoique le vieux Tiptoff dût voir ce que je faisais, sa tête était tellement dans les nuages, qu’il ne daigna jamais supposer que sa dynastie pût être renversée dans sa propre ville de Tippleton ; il rendait ses décrets avec autant de sécurité que s’il eût été le Grand-Turc, et que les Tippletoniens eussent été autant d’esclaves de ses volontés.

Chaque poste qui nous apportait la nouvelle que la maladie de Rigby empirait était sûre de me faire donner un dîner ; à tel point que mes amis de la chasse avaient coutume de rire et de dire : « Rigby va plus mal ; il y a dîner de corporation à Hackton. »

C’était en 1776, quand éclata la guerre américaine, que j’entrai au parlement. Milord Chatham, dont la sagesse était traitée alors par son parti de surhumaine, éleva sa voix d’oracle dans la chambre des pairs contre la lutte avec l’Amérique ; et mon compatriote, M. Burke, un grand philosophe, mais un orateur qui avait l’haleine furieusement longue, était le champion des rebelles dans la chambre des Communes, où cependant, grâce au patriotisme britannique, il trouva fort peu de gens pour l’appuyer. Le vieux Tiptoff aurait juré que noir était blanc, si le grand comte le lui eût enjoint ; et il fit donner à son fils sa démission d’officier des gardes, à l’imitation de milord Pitt, qui renonça à son grade d’enseigne plutôt que de se battre contre ce qu’il appelait ses frères d’Amérique.

Mais c’était là un excès de patriotisme extrêmement peu goûté en Angleterre, où, depuis le commencement des hostilités, notre peuple haïssait cordialement les Américains, et où, quand nous apprîmes le combat de Lexington et la glorieuse victoire de Bunker’s Hill (comme nous l’appelions en ce temps-là), la nation entra dans la violente colère à laquelle elle est sujette. Il n’y eut qu’une voix après cela contre les philosophes, et le peuple fut d’un royalisme inébranlable. Ce ne fut que lors de l’augmentation de l’impôt territorial que la gentry commença à grogner un peu, mais mon parti dans l’Ouest était toujours très-fort contre les Tiptoff, et je résolus d’entrer en champ clos, et de vaincre selon mon habitude.

Le vieux marquis négligea toutes les précautions convenables qui sont requises dans une campagne parlementaire. Il signifia à la corporation et aux francs tenanciers son intention de présenter son fils, lord George, et son désir que ce dernier fût élu représentant de leur bourg ; mais c’est à peine s’il donna un verre de bière pour arroser le dévouement de ses adhérents, et moi, je n’ai pas besoin de le dire, je retins pour les miens toutes les tavernes de Tippleton.

Je ne ferai pas, après vingt autres, le récit d’une élection. J’arrachai le bourg de Tippleton des mains de lord Tiptoff et de son fils, lord George. J’eus ainsi une sorte de satisfaction sauvage à forcer ma femme, qui avait été un temps extrêmement éprise de son cousin, comme je l’ai déjà raconté, de prendre parti contre lui, et de porter et distribuer mes couleurs quand vint le jour de l’élection. Et lorsque nous parlâmes l’un contre l’autre, je dis à la foule que j’avais battu lord George en amour, que je l’avais battu en guerre, et que je le battrais à présent en parlement ; et ainsi fis-je, comme l’événement le prouva : car, à l’inexprimable fureur du vieux marquis, Barry Lyndon, Esquire, fut élu membre du parlement pour Tippleton, à la place de John Rigby, Esquire, décédé ; et je le menaçai à la prochaine élection de l’expulser de ses deux sièges ; puis j’allai remplir mes devoirs au parlement.

Ce fut alors que je résolus sérieusement d’obtenir pour moi une pairie irlandaise, dont jouirait après moi mon bien-aimé fils et héritier.


  1. Patois.
  2. Sur la foi de ce magnifique domaine, et sur sa parole d’honneur qu’il n’était point grevé d’hypothèques, M. Barry Lyndon, emprunta 17 000 livres, en 1786, du jeune capitaine Pigeon, le fils du négociant de la cité, qui venait d’entrer en jouissance de sa fortune. Quant aux terres et mines de Polwellan, cette cause de procès sans fin, il faut reconnaître que notre héros les acheta ; mais sur le prix d’achat il ne paya jamais que les premières 5 000 livres. De là le procès dont il se plaint, et la fameuse affaire en chancellerie de « Trecothick versus Lyndon, » dans laquelle M. John Scott se distingua beaucoup. — (Note de l’éditeur.)
  3. D’après ces curieuses confessions, il paraîtrait que M. Lyndon maltraitait sa femme de toutes les manières possibles ; qu’il la privait de société, la forçait de signer l’abandon de sa fortune, qu’il dépensait au jeu et dans les tavernes, qu’il lui était ouvertement infidèle ; et que, lorsqu’elle se plaignait, il la menaçait de lui retirer ses enfants. Et vraiment il n’est pas le seul mari qui en ait fait autant et ait passé pour n’être « l’ennemi de personne que de lui-même, » un bon garçon, d’humeur joviale. Le monde contient des milliers de ces aimables gens, et vraiment c’est parce qu’on ne leur a pas rendu justice, que nous avons publié cette autobiographie. Si c’eût été celle d’un simple héros de roman, un de ces héroïques jeunes gens qui figurent dans les romans de Scott et de James, il n’y aurait pas eu lieu de présenter au lecteur un personnage si souvent et si agréablement peint. M. Barry Lyndon n’est pas, nous le répétons, un héros taillé sur un patron ordinaire ; mais que le lecteur regarde autour de lui et se demande : « Est-ce qu’il n’y a pas autant de coquins qui réussissent dans la vie que d’honnêtes gens ? plus de sots, que d’hommes de talent ? Et n’est-il pas juste que la vie de cette sorte d’individus soit décrite par celui qui étudie la nature humaine, aussi bien que l’est celle de ces princes de contes de fées, de ces parfaits héros si impossibles, que nos écrivains aiment à nous décrire ? » Il y a quelque chose de naïf et de simple dans ce genre de romans honorés de longue date, où le prince Jolicœur, à la fin de ses aventures, entre en possession de tous les biens de ce monde, comme il a déjà été doué de toute espèce de perfections morales et physiques. Le romancier ne croit pas pouvoir mieux faire pour son héros chéri que d’en faire un lord. N’est-ce pas là un pauvre échantillon du summum bonum ? Le plus grand bien dans la vie n’est pas d’être un lord, n’est peut-être même pas d’être heureux. La pauvreté, la maladie, une bosse sur le dos, peuvent être des récompenses et des conditions de bien, tout comme cette prospérité physique que nous érigeons en culte sans en avoir conscience. Mais c’est là le sujet d’un essai de morale plutôt que d’une note ; et il vaut mieux laisser M. Lyndon reprendre le récit candide et ingénieux de ses vertus et de ses défauts. (Note de l’éditeur.)
  4. Ces mémoires paraissent avoir été écrits vers l’année 1814, dans cette paisible retraits que la fortune réservait à l’auteur sur la fin de sa vie.