Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/19

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Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 263-293).


CHAPITRE XIX.

Conclusion.


Si le monde ne se composait pas d’une race de misérables ingrats, qui prennent leur part de votre prospérité tant qu’elle existe, et même, tout gorgés de votre venaison et de votre vin de Bourgogne, médisent du généreux amphitryon, je suis sûr que j’aurais un nom excellent et une haute réputation, en Irlande du moins, où ma libéralité fut sans bornes, et où la splendeur de ma maison et de mes fêtes n’était égalée par aucun autre seigneur de mon temps. Tant que dura ma magnificence, tout le pays fut libre de la partager ; j’avais dans mes écuries assez de chevaux de chasse pour monter un régiment de dragons, et des tonneaux de vin de quoi griser des comtés entiers pendant des années. Castle-Lyndon était devenu le quartier général d’une foule de gentilshommes besoigneux, et je n’allais jamais à la chasse sans avoir une douzaine de jeunes gens des meilleures familles du pays pour écuyers et veneurs. Mon fils, le petit Castle-Lyndon, était un prince ; son éducation et ses manières, si jeune qu’il fût, étaient dignes des deux nobles familles dont il descendait, et je ne sais pas quelles espérances je ne fondais pas sur cet enfant, quelles idées je ne me faisais pas de ses succès futurs et de la figure qu’il ferait dans le monde. Mais le cruel destin avait décidé que je ne laisserais personne de ma race après moi, et arrêté que je finirais ma carrière telle que je la vois près de se fermer, pauvre, solitaire, sans enfant. Je puis avoir eu des défauts, mais personne n’osera dire de moi que je ne fus pas un bon et tendre père. J’aimais cet enfant passionnément, peut-être avec une aveugle partialité ; je ne lui refusais rien ; avec joie, avec joie, je le jure, je serais mort pour détourner de lui cette fin prématurée. Je ne crois pas qu’il se soit passé un jour depuis que je l’ai perdu sans que sa radieuse face et son joli sourire m’aient apparu du haut des cieux où il est, et sans que mon cœur se soit élancé vers lui. Ce cher enfant me fut enlevé à l’âge de neuf ans, en pleine beauté, en pleines promesses, et son souvenir s’est gravé si fortement dans mon âme, que je n’ai jamais pu l’oublier ; sa petite ombre revient la nuit à mon chevet sans repos et solitaire ; maintes fois, au milieu de la plus ardente, de la plus folle compagnie, quand la bouteille circule et que retentissent les chansons et les éclats de rire, je pense à lui. J’ai en ce moment même une boucle de ses doux cheveux bruns suspendue à mon cou ; elle m’accompagnera à l’humiliante fosse du pauvre, où bientôt, sans doute, seront déposés les vieux os usés de Barry Lyndon.

Mon Bryan était un garçon d’une énergie étonnante (et en effet, venant d’une telle souche, pouvait-il être autrement ?), impatient de mon autorité même, contre laquelle il arrivait souvent au cher petit vaurien de se révolter vaillamment, et à plus forte raison de celle de sa mère et des femmes dont les tentatives de contrôle ne lui inspiraient que rire et mépris. Ma propre mère elle-même (mistress Barry de Lyndon, comme s’appelait à présent la bonne âme par compliment pour ma nouvelle famille) était tout à fait incapable de le tenir en bride, et vous pouvez vous figurer d’après cela quelle volonté il avait. Sans cela, il serait probablement encore en vie ; il pourrait… mais à quoi bon se lamenter ? N’est-il pas dans un lieu meilleur ? L’héritage d’un mendiant lui serait-il d’aucune utilité ? La chose est mieux comme elle est ! Que le ciel soit bon pour nous ! Hélas ! faut-il que moi, son père, je sois resté pour le pleurer !

C’était au mois d’octobre que j’avais été à Dublin pour voir un homme de loi et un capitaliste, qui étaient venus en Irlande pour se consulter avec moi au sujet de ventes que j’avais à faire et de la coupe des bois de Hackton, dont, tant parce que je détestais l’endroit que parce que j’avais grand besoin d’argent, j’étais déterminé à abattre jusqu’au dernier arbre. La chose avait présenté quelques difficultés. On disait que je n’avais pas le droit d’y toucher. Ces brutes de paysans autour du domaine en étaient venus à un tel degré d’animosité contre moi, que les gredins refusaient littéralement d’employer leurs cognées contre les arbres, et que mon agent (ce gueux de Larkins) déclara que sa vie était en danger parmi eux s’il tentait davantage de dilapider, comme ils disaient, la propriété. Tout notre magnifique mobilier avait été vendu à cette époque, je n’ai pas besoin de le dire, et, quant à la vaisselle plate, j’avais pris grand soin de l’emporter en Irlande, où elle était dans les meilleures mains possibles, celles de mon banquier, qui avait avancé dessus six mille livres, somme dont j’eus bientôt besoin.

J’allai donc à Dublin pour y rencontrer ces hommes d’affaires anglais, et je réussis si bien à persuader M. Splint, grand constructeur de vaisseaux et marchand de bois de construction de Plymouth, de mes droits sur le bois de Hackton, qu’il convint de me l’acheter à vue de nez environ un tiers de sa valeur, et il me remit cinq mille livres, qu’étant alors accablé de dettes je fus bien forcé d’accepter. Il n’eut pas, lui, de difficulté à abattre le bois, je vous en réponds. Il prit un régiment de charpentiers et scieurs de long de ses chantiers et de ceux du roi à Plymouth, et, en deux mois, le parc de Hackton fut aussi dénué d’arbres que le marais d’Allen.

Cette maudite expédition me porta malheur. Je perdis la plus grande partie de mon argent au jeu en deux nuits chez Daly, en sorte que je me trouvai juste aussi endetté que ci-devant, et le vaisseau qui emportait mon vieux filou de marchand de bois n’avait pas fait voile pour Holyhead, que déjà, de l’argent qu’il m’avait apporté, il ne me restait qu’une couple de cent livres, avec lesquelles je m’en retournai chez moi fort désolé, et fort subitement aussi, car mes fournisseurs de Dublin étaient acharnés après moi, ayant su que j’avais dépensé la somme reçue, et deux de mes marchands de vin avaient des prises de corps contre moi pour plusieurs milliers de livres.

J’achetai à Dublin, toutefois, suivant ma promesse (car lorsque je fais une promesse, je la tiens à tout prix), j’achetai un petit cheval pour mon cher petit Bryan, comme cadeau pour le dixième anniversaire de sa naissance, qui allait arriver. C’était une magnifique petite bête, et elle me coûta gros. Je n’ai jamais regardé à l’argent quand il s’est agi de ce cher enfant. Mais elle était très-sauvage. Elle jeta par terre un de mes garçons d’écurie qui fut le premier à la monter, et lui cassa la jambe ; et quand je me chargeai moi-même de la ramener à la maison, il fallut mon poids et mon adresse pour la faire tenir tranquille.

Quand nous fûmes arrivés, j’envoyai mon cheval par un de mes palefreniers chez un fermier pour le dresser à fond, et je dis à Bryan, qui se mourait d’envie de voir son petit cheval, qu’il l’aurait pour son jour de naissance, où il chasserait dessus avec ma meute, et je ne me promis pas peu de plaisir de lui faire faire, ce jour-là, son début sur le terrain où j’espérais le voir primer par la suite à la place de son tendre père. Hélas ! ce noble enfant ne devait jamais chasser le renard, ni prendre parmi les gentilshommes de son pays la place que lui assignaient sa naissance et son mérite.

Quoique je ne croie ni aux rêves ni aux prédictions, cependant je ne peux pas ne pas reconnaître que, lorsqu’un homme est menacé d’une grande calamité, il en a souvent d’étranges et terribles présages. Je m’imagine en avoir eu plusieurs alors. Lady Lyndon, particulièrement, rêva deux fois que son fils était mort ; mais comme elle était devenue extraordinairement nerveuse et sujette aux vapeurs, je traitai ses craintes avec mépris, et les miennes aussi, comme de juste. Et, dans un moment d’abandon, tout en buvant après dîner, je dis au pauvre Bryan, qui me questionnait toujours au sujet du petit cheval et du jour où il devait venir, qu’il était arrivé, qu’il était à la ferme de Doolan, où Mick, le groom, le dressait. « Promettez-moi, Bryan, s’écria sa mère, que vous ne monterez le cheval qu’en compagnie de votre père. » Mais je me bornai à dire : « Bah ! madame, vous êtes un âne ! » étant irrité de sa sotte timidité, qui maintenant se montrait toujours de mille manières désagréables ; et me tournant vers Bryan, je dis : « Je promets à Votre Seigneurie une bonne correction si vous le montez sans ma permission. »

Je suppose que le pauvre enfant ne s’effraya pas d’acheter à ce prix le plaisir qu’il se promettait, ou qu’il pensa peut-être bien qu’un tendre père lui ferait remise entière de la peine, car le lendemain matin, quand je me levai, un peu tard, ayant passé la nuit à boire, j’appris que l’enfant avait décampé au point du jour, s’étant glissé par la chambre de son gouverneur (c’était Redmond Quin, notre cousin, qui était venu vivre chez moi), et je n’eus pas de doute qu’il ne fût allé à la ferme de Doolan.

Je pris un grand fouet de cheval et galopai après lui en fureur, jurant de tenir ma promesse. Mais, que le ciel me pardonne ! j’y songeais peu, lorsqu’à trois milles du château je vis venir à moi une triste procession, des paysans gémissant et hurlant comme font nos Irlandais, le cheval noir mené en laisse, et, sur une porte dont on avait fait une civière, mon pauvre cher, cher petit garçon. Il était là, gisant dans ses petites bottes à éperons et dans son petit habit écarlate et or. Sa chère face était toute blanche, et il sourit en me tendant la main, et dit péniblement : « Vous ne me donnerez pas le fouet, n’est-ce pas, papa ? » Je ne pus que fondre en larmes pour toute réponse. J’ai vu mourir bien des gens, et il y a dans les yeux un regard sur lequel on ne peut se méprendre. Il y avait un petit tambour que j’aimais, qui fut atteint, devant ma compagnie, à Kühnersdorf ; quand j’accourus lui donner de l’eau, il avait exactement le même air qu’avait maintenant mon cher Bryan : il n’y a pas à se tromper sur cette terrible expression des yeux. Nous le portâmes à la maison et cherchâmes partout des médecins pour examiner sa blessure.

Mais à quoi sert un médecin dans une lutte avec le sombre, l’invincible ennemi ? Ceux qui vinrent ne purent que confirmer notre désespoir par le rapport qu’ils firent sur l’état du pauvre enfant. Il avait monté vaillamment son cheval, s’était tenu en selle avec intrépidité, en dépit de tous les plongeons et de toutes les ruades de l’animal, et, ayant dompté son premier mauvais vouloir, il lui fit sauter une haie au bord de la route. Mais il y avait au milieu un amas de pierres, et le pied du cheval se prit dedans, et lui et son beau petit cavalier roulèrent ensemble par-dessus. Les témoins dirent avoir vu le noble petit garçon se relever soudain après sa chute, et courir après le cheval qui s’était enfui après lui avoir donné un coup de pied dans le dos, à ce qu’on crut voir, tandis qu’ils étaient par terre. Le pauvre Bryan courut quelques pas, et puis tomba comme frappé d’une balle. Son visage devint tout pâle, et on le crut mort. Mais on lui versa du wiskey dans la bouche, et le pauvre enfant se ranima ; cependant il ne pouvait pas bouger, l’épine dorsale était endommagée, et la partie inférieure de son corps était morte quand on le mit au lit. Le reste ne dura pas longtemps. Dieu m’assiste ! Il demeura encore deux jours avec nous, et ce fut une triste consolation de penser qu’il ne souffrait pas.

Durant ce temps, le caractère du cher ange parut tout à fait changer ; il demanda pardon à sa mère et à moi de tous les actes de désobéissance dont il avait pu être coupable envers nous ; il dit souvent qu’il aimerait à voir son frère Bullingdon. « Bully valait mieux que vous, papa, dit-il ; il ne jurait pas tant, et il me contait et m’apprenait beaucoup de bonnes choses quand vous n’étiez pas là. » Et prenant la main de sa mère et la mienne dans chacune de ses petites mains gluantes, il nous supplia de ne pas nous quereller ainsi, mais de nous aimer, de façon à pouvoir nous retrouver au ciel, où Bully lui avait dit que les gens querelleurs n’allaient point. Sa mère fut très-affectée des admonitions du pauvre ange, et moi aussi. Je voudrais qu’elle m’eût permis de suivre le conseil que nous avait donné le petit moribond.

Enfin, au bout de deux jours, il mourut. Il était là, gisant, l’espoir de ma famille, l’orgueil de mon âge mûr, le lien qui nous avait retenus ensemble, moi et lady Lyndon. « Ô Redmond ! dit-elle en s’agenouillant devant le corps du cher enfant, de grâce, écoutons la vérité sortie de cette bienheureuse bouche ; amendez-vous, et traitez votre pauvre, aimante et tendre femme, comme son enfant mourant vous l’a recommandé. » Et je dis que je le ferais ; mais il est des promesses qu’il n’est pas au pouvoir d’un homme de tenir, surtout avec une femme comme elle. Mais nous nous rapprochâmes après ce triste événement, et fûmes bons amis pour plusieurs mois.

Je ne vous raconterai pas avec quelle magnificence nous l’enterrâmes. À quoi servent les panaches des pompes funèbres et les vanités du blason ? J’allai tirer un coup de pistolet au fatal cheval noir qui l’avait tué, à la porte du caveau où nous avions déposé mon enfant. J’étais tellement éperdu que j’aurais pu aussi me brûler la cervelle. N’était le crime, il eût peut-être mieux valu que je le fisse ; car qu’a été ma vie depuis que cette aimable fleur a été arrachée de mon sein ? Une succession de misères, d’injustices, de désastres et de souffrances morales et physiques, comme il n’en est jamais échu à personne autre dans toute la chrétienté.

Lady Lyndon, qui avait toujours été tourmentée par ses nerfs et ses vapeurs après la catastrophe de notre enfant béni, devint plus agitée que jamais, et se jeta dans la dévotion avec tant de ferveur, qu’il était des moments où vous l’auriez crue presque folle. Elle s’imaginait avoir des visions. Elle prétendait qu’un ange lui avait dit que la mort de Bryan était une punition dont le ciel la frappait pour avoir négligé son premier-né. Puis elle déclarait que Bullingdon était vivant, elle l’avait vu en rêve. Puis de nouveau elle tombait dans de violents chagrins au sujet de sa mort, et le pleurait avec autant d’amertume que si c’eût été lui qui fût mort le dernier, et non notre adoré Bryan, qui, comparé à Bullingdon, était ce qu’un diamant est à une pierre. Ses accès étaient pénibles à voir et difficiles à réprimer. On commença à dire dans le pays que la comtesse devenait folle. Mes gueux d’ennemis ne manquèrent pas de confirmer et d’exagérer ce bruit, et ajoutaient que j’étais la cause de sa démence. Je l’avais poussée à l’égarement, j’avais tué Bullingdon, j’avais assassiné mon propre fils ; je ne sais ce qu’ils mettaient encore à ma charge. Leurs odieuses calomnies m’atteignirent jusqu’en Irlande ; mes amis s’éloignèrent de moi. Ils commencèrent à déserter mes chasses comme on avait fait en Angleterre, et, quand j’allais à des courses ou à un marché, ils trouvaient de subites raisons pour éviter mon voisinage. Je reçus les noms de Barry le Méchant, Lyndon le Diable, à votre choix ; les gens de la campagne faisaient de merveilleuses légendes à mon sujet ; les prêtres catholiques disaient que j’avais massacré je ne sais combien de religieuses allemandes dans la guerre de Sept ans ; que l’ombre de Bullingdon assassiné hantait ma maison. Un jour, à la foire d’une ville voisine, où j’eus envie d’acheter une veste pour un de mes gens, un drôle, qui se tenait là, dit : « C’est une camisole de force qu’il achète pour milady Lyndon. » Et de cet incident sortit une légende sur ma cruauté envers ma femme, et on raconta plusieurs détails circonstanciés sur ma manière ingénieuse de la torturer.

La perte de mon cher garçon ne m’atteignit pas seulement au cœur comme père, mais elle porta un préjudice très-considérable à mes intérêts personnels ; car, comme il n’y avait plus à présent d’héritier direct de la fortune, et que lady Lyndon était d’une faible santé et ne paraissait nullement devoir laisser de famille, celle qui devait hériter, cette détestable famille de Tiptoff, commença à m’ennuyer de cent manières, et se mit à la tête des ennemis qui répandaient des bruits tendant à me discréditer. Ils m’entravèrent dans l’administration de la fortune de mille façons différentes, jetant les hauts cris si je coupais un bâton, ouvrais un puits, vendais un tableau ou envoyais refondre quelques onces de vaisselle plate. Ils me harcelaient de procès continuels, obtenaient des arrêts de sursis de la chancellerie, entravaient mes agents dans l’exécution de leurs ordres, à tel point que vous vous seriez figuré que ce qui était à moi n’était point à moi, mais à eux, et qu’ils en pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Qui pis est, j’ai lieu de croire qu’ils avaient sous mon propre toit des intelligences avec mes propres domestiques : car je ne pouvais pas avoir la moindre discussion avec lady Lyndon qu’on ne le sût au dehors, ni me griser avec mon chapelain et mes amis que quelques infâmes béats ne s’emparassent de la nouvelle et ne fissent le compte de toutes les bouteilles que j’avais bues et de tous les jurements qui m’étaient échappés. Que le nombre en fût grand, je le reconnais. Je suis de l’ancienne école, j’ai toujours été libre dans mes actions et dans mes propos ; et du moins, si je faisais et disais ce qu’il me plaisait, je n’ai jamais été aussi mauvais que maint gredin de cafard de ma connaissance, qui, à l’abri du soupçon, couvre d’un masque de sainteté ses péchés et ses faiblesses.

Puisque je me purge la conscience et que je ne suis point un hypocrite, je puis aussi bien confesser maintenant que je tâchai de déjouer les menées de mes ennemis par un artifice qui n’était peut-être pas strictement justifiable. Tout dépendait pour moi d’avoir un héritier de la fortune : car si lady Lyndon, qui était d’une faible santé, était morte, le lendemain j’étais réduit à la mendicité ; tous mes sacrifices d’argent, etc., pour améliorer le bien, on n’en aurait tenu aucun compte ; toutes les dettes me seraient restées sur le dos ; et mes ennemis auraient triomphé, ce qui, pour un homme d’un cœur honorable comme le mien, était « le plus dur de tous les coups, » comme a dit quelque poëte.

Je confesse donc que je voulais supplanter ces coquins, et, comme je ne le pouvais faire sans un héritier, je me déterminai à en trouver un. Si je l’avais sous la main, et de mon sang qui plus est, quoique avec la barre senestre, là n’est pas la question. Ce fut alors que je découvris les indignes machinations de mes ennemis : car ayant touché un mot de ce plan à lady Lyndon, dont j’avais fait, au moins en apparence, la plus obéissante des femmes, quoique je ne lui permisse jamais d’écrire ou de recevoir une lettre sans qu’elle me passât sous les yeux, ni de recevoir d’autres personnes que celles que je jugeais être une société convenable pour elle, dans l’état délicat de sa santé, cependant cette infernale famille des Tiptoff eut vent de mon projet et protesta aussitôt, non-seulement par lettres, mais dans d’ignobles libelles imprimés, et me dénonça à la haine publique, comme un forgeur d’enfant, c’est le nom qu’elle me donnait. Comme de raison, je repoussai l’imputation, je ne pouvais pas faire autrement, et j’offris de me rencontrer sur le champ d’honneur avec n’importe lequel des Tiptoff, et de prouver qu’il était un gredin et un menteur, ce qu’il était effectivement, quoique peut-être pas dans cette circonstance. Mais ils se contentèrent de me répondre par l’entremise d’un homme de loi, et déclinèrent une invitation que tout homme de cœur eût acceptée. Mes espérances d’avoir un héritier avortèrent ainsi complètement ; le fait est que lady Lyndon (quoique, comme j’ai dit, je compte son opposition pour rien), avait résisté à ma proposition avec autant d’énergie qu’en pouvait déployer une femme de sa faiblesse, et dit qu’elle avait commis un grand crime à cause de moi, mais qu’elle aimerait mieux mourir que d’en commettre un autre. J’aurais pu aisément ramener Sa Seigneurie à la raison, néanmoins ; mais mon plan était éventé, et je ne pouvais plus songer à l’exécuter. Nous aurions eu une douzaine d’enfants légitimes que l’on aurait dit qu’ils étaient supposés.

Quant à me procurer de l’argent sur du viager, je puis dire que j’avais absorbé tout celui de ma femme. Il y avait, de mon temps, fort peu de ces compagnies d’assurances qui se sont élevées depuis dans la ville de Londres ; c’étaient des individus qui faisaient l’affaire, et la vie de lady Lyndon était aussi bien connue d’eux que celle, je crois, d’aucune femme de la chrétienté. En dernier lieu, quand je voulus me procurer une somme, les gredins eurent l’impudence de dire que la manière dont je la traitais ne leur laissait pas une année de chance, comme si mon intérêt était de la tuer ! Si mon garçon eût vécu, c’eût été bien différent ; sa mère et lui auraient pu entre eux annuler une bonne partie de la substitution, et remettre de l’ordre dans mes affaires. À présent, elles étaient vraiment en bien mauvais état. Tous mes plans avaient échoué ; mes terres, que j’avais achetées avec de l’argent d’emprunt, ne me rapportaient rien, et j’étais obligé de payer des intérêts ruineux pour les sommes qu’elles m’avaient coûtées. Mon revenu, quoique considérable, était grevé de centaines d’annuités, et de milliers de frais d’hommes de loi, et je me sentais enveloppé de plus en plus dans ce réseau, sans aucun moyen de m’en tirer.

Pour ajouter à toutes mes perplexités, deux ans après la mort de mon pauvre enfant, ma femme, dont je supportais depuis douze années les bizarreries de caractère et les humeurs extravagantes, voulut me quitter, et fit positivement des tentatives pour se soustraire à ce qu’elle appelait ma tyrannie.

Ma mère, la seule personne qui, dans mes infortunes, me fût restée fidèle (le fait est qu’elle m’a toujours rendu justice, parlant de moi comme d’un martyr de la coquinerie des autres et d’une victime de ma généreuse et confiante disposition), ma mère découvrit le complot qui se tramait, et dont ces artificieux et malfaisants Tiptoff étaient, comme de coutume, les principaux promoteurs. Mistress Barry vraiment, malgré sa violence et ses singularités, était inappréciable pour moi dans ma maison, qui aurait été depuis longtemps ruinée de fond en comble, sans son esprit d’ordre et de conduite, et sans la parfaite intelligence avec laquelle elle gouvernait tout mon monde, qui était fort nombreux. Quant à milady Lyndon, la pauvre âme ! elle était bien trop grande dame pour s’occuper des choses du ménage ; elle passait ses journées avec son médecin, ou avec ses livres de piété, et ne paraissait jamais parmi nous que contrainte par moi, et alors ma mère et elle étaient sûres d’avoir une querelle.

Mistress Barry, au contraire, avait le génie de l’administration. Elle tenait les servantes en haleine, et les valets en bride ; avait l’œil sur le claret dans la cave, et sur l’avoine et le foin dans l’écurie ; surveillait les salaisons et les conserves au vinaigre, les approvisionnements de pommes de terre et de tourbe, le cochon qu’on tuait et la volaille, la lingerie et la boulangerie, et les dix mille minuties d’un grand établissement. Si toutes les ménagères irlandaises étaient comme elle, je réponds que plus d’un feu flamberait là où l’on ne voit maintenant que des toiles d’araignée, et que plus d’un parc serait couvert de gras troupeaux qui, à présent, est presque tout envahi par les chardons. Si quelque chose eût pu me soustraire aux conséquences de la scélératesse d’autrui, et (je le confesse, car je ne regarde pas comme au-dessous de moi d’avouer mes défauts), de mon trop facile, généreux et insouciant caractère, c’eût été l’admirable prudence de cette digne créature. Jamais elle ne se mettait au lit que toute la maison ne fût tranquille, et que toutes les chandelles ne fussent éteintes ; et vous pouvez croire que ce n’était pas chose aisée avec un homme de mes habitudes, qui avait communément une douzaine de joyeux compagnons (d’artificieux drôles et de faux amis pour la plupart !) à boire avec lui chaque nuit, et qui, pour sa part, allait rarement se coucher sobre. Mainte et mainte fois, sans que j’eusse conscience de son attention, cette bonne âme m’a tiré mes bottes, et m’a vu déposé par mes domestiques dans un bon lit, et a emporté elle-même la chandelle, et été la première aussi le matin à m’apporter mon verre de petite bière. Ce n’était pas un siècle de poules mouillées que le mien, je vous le garantis. Un gentilhomme ne se faisait pas prier pour boire sa demi-douzaine de bouteilles, et quant à votre café et à vos rinçures, on les laissait à lady Lyndon, à son docteur et aux autres vieilles femmes. C’était l’orgueil de ma mère que je pusse boire plus qu’aucun homme du pays, autant, à une pinte près, que mon père avant moi, disait-elle.

Que lady Lyndon la détestât, c’était fort naturel. Elle n’est pas la première personne de son sexe ou du mien qui ait haï une belle-mère. J’avais chargé ma mère de surveiller de près les caprices de Sa Seigneurie, et c’était, comme vous pensez bien, une des raisons pour lesquelles cette dernière ne l’aimait pas. L’assistance et la surveillance de mistress Barry étaient pour moi d’un prix inestimable ; et j’aurais payé vingt espions pour faire cette besogne, que je n’aurais pas été aussi bien servi que par la sollicitude et la vigilance de mon excellente mère. Elle dormait les clefs de la maison sous son oreiller, et avait l’œil partout. Elle suivait tous les mouvements de la comtesse, comme son ombre ; elle trouvait moyen d’avoir connaissance, du matin au soir, de tout ce que faisait milady. Si celle-ci se promenait dans le jardin, un regard vigilant en observait la porte ; et si elle sortait en voiture, mistress Barry l’accompagnait, et une couple d’hommes à ma livrée étaient à cheval à côté du carrosse, afin qu’il ne lui arrivât point de mal. Quoiqu’elle fît des difficultés, et voulût garder la chambre dans un silence maussade, j’établis comme règle que nous irions ensemble à l’église dans notre carrosse à six chevaux tous les dimanches, et qu’elle assisterait aux bals des courses avec moi, toutes les fois que je n’aurais pas à craindre les maudits recors qui m’assiégeaient. Cela donnait un démenti aux méchantes langues qui disaient que je voulais emprisonner ma femme. Le fait est que connaissant sa légèreté, et voyant l’aversion insensée pour moi et les miens qui commençait à l’emporter en elle sur la tendresse, également insensée peut-être, qu’elle avait eue pour moi, j’étais forcé d’être sur mes gardes pour qu’elle ne me faussât point compagnie. Si elle m’eût quitté, j’étais ruiné le lendemain. Cette considération, qui était connue de ma mère, nous obligeait à l’observer de près : mais, quant à l’emprisonner, je repousse cette imputation avec mépris. Tout homme emprisonne sa femme jusqu’à un certain point ; le monde serait dans un joli état si les femmes pouvaient sortir de chez elles et y rentrer quand il leur plaît. En surveillant lady Lyndon, ma femme, je ne faisais qu’exercer l’autorité légitime qui confère à tout mari le droit d’être honoré et obéi.

Tel est, toutefois, l’artifice des femmes, qu’en dépit de toute ma vigilance il est probable que milady m’aurait échappé, si je n’avais pas eu une alliée aussi fine ; car, de même que le proverbe dit que le meilleur moyen d’attraper un voleur est de lui en mettre un autre aux trousses, de même le meilleur moyen de venir à bout d’une femme est de charger une autre rusée femelle de la garder. On aurait cru que, suivie comme elle l’était, toutes ses lettres lues, et toutes ses connaissances strictement surveillées par moi, vivant dans une partie reculée de l’Irlande, loin de sa famille, lady Lyndon n’avait aucune chance de communiquer avec ses partisans, ou de rendre publics ses griefs, comme il lui plaisait de les appeler ; et cependant elle entretint pendant quelque temps une correspondance à mon nez, et organisa subtilement une conspiration pour me fuir, comme il sera dit.

Elle avait toujours une passion désordonnée pour la toilette, et, comme elle n’était jamais contrecarrée dans ses fantaisies de cette espèce (car je n’épargnais rien pour la contenter, et parmi mes dettes il y a des mémoires de marchandes de modes pour plusieurs milliers de livres), c’était une continuelle allée et venue de boîtes de Dublin, contenant toutes sortes de robes, de bonnets, de volants et de falbalas, selon sa fantaisie. À ces envois étaient jointes des lettres de sa marchande de modes, en réponse aux commandes de milady, et le tout passait par mes mains, sans éveiller en moi le moindre soupçon, pendant quelque temps. Et cependant ces mêmes papiers, par le facile moyen d’une encre sympathique, contenaient toute la correspondance de Sa Seigneurie, et Dieu sait (car je fus quelque temps, comme j’ai dit, sans découvrir le tour) quelles accusations contre moi.

Mais l’habile mistress Barry remarqua que toujours, avant d’écrire à sa marchande de modes, Sa Seigneurie avait besoin de citrons pour faire, soi-disant, sa boisson ; et ce fait qui me fut rapporté me donna à penser ; j’exposai donc une des lettres au feu, et ce noir complot fut démasqué. Je vais donner un échantillon d’une des horribles lettres si artificieuses de cette malheureuse femme. D’une grosse écriture, à lignes espacées, était écrite une série de commandes à sa couturière, indiquant les robes dont milady avait besoin, la forme à leur donner, les étoffes qu’elle voulait avoir, etc. Elle dressait de longues listes de ce genre, écrivant chaque article à la ligne, de manière à avoir plus de place pour détailler toutes mes cruautés et ses effroyables griefs. Entre ces lignes, elle tenait un journal de sa captivité ; il y aurait eu de quoi faire la fortune d’un romancier de ce temps-là, que d’en avoir une copie et de la publier sous le titre de l’Aimable prisonnière ou le féroce époux, ou tout autre également saisissant et absurde. Ce journal contenait ce qui suit :

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« Lundi. — Hier on m’a forcée d’aller à l’église. Mon odieux, monstrueux, vulgaire dragon de belle-mère, en satin jaune et rubans rouges, prenant la première place dans la voiture ; M. L. à la portière, sur le cheval qu’il n’a jamais payé au capitaine Hurdlestone. L’infâme hypocrite m’a menée à notre banc, chapeau bas et mine souriante, et m’a baisé la main quand je suis remontée en voiture après le service, et a caressé mon lévrier italien, le tout afin que le peu de gens réunis là pussent le voir. Le soir il m’a fait descendre pour faire le thé à sa compagnie, dont les trois quarts, lui compris, étaient ivres, comme d’habitude. Ils ont peint en noir la face du ministre, quand Sa Révérence en était à sa septième bouteille et dans son état ordinaire d’insensibilité, et ils l’ont attaché sur la jument grise, le visage vers la queue. Le dragon femelle a lu toute la soirée jusqu’à l’heure du coucher, The Whole Duly of Man (le Devoir complet de l’homme), et alors elle m’a reconduite à mon appartement, m’y a enfermée, et est allée s’occuper de son abominable fils, qu’elle adore pour sa perversité, je le croirais, comme Stycorax faisait Caliban. »

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Il fallait voir la fureur de ma mère à la lecture de ce passage ! Dans le fait, j’ai toujours eu le goût de la plaisanterie (celle que nous fîmes au ministre fut, je le confesse, telle qu’elle a été décrite ci-dessus), et j’avais grand soin de donner connaissance à mistress Barry de tous les compliments que lui adressait lady Lyndon. Le dragon était le nom sous lequel elle était connue dans cette précieuse correspondance ; quelquefois aussi elle était désignée sous celui de la sorcière irlandaise. Quant à moi, c’était « mon geôlier, mon tyran, le noir esprit qui me tient en son pouvoir, » et ainsi de suite, dans des termes toujours flatteurs pour mon empire, s’ils l’étaient fort peu pour mon amabilité. Voici un autre extrait de son journal de prison, dans lequel on verra que milady, quoiqu’elle prétendît n’avoir que de l’indifférence pour mes faits et gestes, avait un œil perçant de femme, et pouvait être aussi jalouse qu’une autre :

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« Mercredi. — Il y a eu deux ans aujourd’hui, mon dernier espoir et plaisir dans la vie m’a été enlevé, et mon cher enfant a été appelé au ciel. Y a-t-il rejoint son pauvre frère, que j’ai laissé grandir sans soins à mon côté, et que la tyrannie du monstre auquel je suis unie a poussé à l’exil et peut-être à la mort ? Charles Bullingdon ! viens au secours d’une malheureuse mère qui reconnaît ses crimes, sa froideur envers toi, et maintenant paye cruellement son erreur ! Mais non, il ne peut être en vie ! Je suis folle, ma seule espérance est en vous, mon cousin, vous que j’avais jadis songé à saluer d’un nom plus tendre encore, mon cher George Poynings ! Oh ! soyez mon chevalier et mon sauveur, le vrai cœur chevaleresque que vous fûtes toujours, et arrachez-moi aux fers de l’indigne félon qui me tient captive ; arrachez-moi à lui, et à Stycorax, la vile sorcière irlandaise, sa mère ! »

(Ici sont des vers, comme Sa Seigneurie était dans l’habitude d’en composer à la rame, dans lesquels elle se compare à Sabra, dans les Sept Champions, et supplie son George de l’arracher au dragon, voulant dire mistress Barry. Je passe la poésie et continue :)

« Même mon pauvre enfant, qui est mort si prématurément en ce triste anniversaire, le tyran qui m’opprime lui avait appris à me mépriser et à me haïr. C’est contrairement à mes ordres, à mes prières, qu’il fit cette course fatale. Quelles souffrances, quelles humiliations j’ai eues à endurer depuis lors ! Je suis prisonnière chez moi. Je craindrais d’être empoisonnée, si je ne savais que le misérable a un intérêt sordide à me conserver vivante, et que ma mort serait le signal de sa ruine. Mais je n’ose bouger sans mon odieuse, hideuse, ignoble geôlière, l’horrible Irlandaise qui poursuit chacun de mes pas. Je suis enfermée la nuit dans ma chambre, comme une criminelle, et on ne m’en laisse sortir que lorsqu’il m’est ordonné de me présenter devant mon maître (ordonné à moi !) pour assister à ses orgies, avec ses compagnons, et entendre son odieuse conversation lorsqu’il tombe dans la dégoûtante folie de l’ivresse ! Il a renoncé à l’apparence même de la constance, lui qui jurait que je pouvais seul l’attacher ou le charmer ! Maintenant il amène ses maîtresses de bas étage jusque sous mes yeux, et veut me faire reconnaître comme héritier de ma fortune l’enfant qu’il a d’une autre !

« Non, je ne m’y soumettrai jamais ! Toi, toi seul, mon George, mon ami d’enfance, tu seras l’héritier des biens de Lyndon. Pourquoi la destinée ne m’a-t-elle pas unie à toi, au lieu de l’odieux homme qui me tient sous sa domination, et n’a-t-elle pas rendu la pauvre Calista heureuse ! »

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C’est ainsi que ces lettres s’exprimaient de page en page, de l’écriture la plus fine et la plus serrée ; et je laisse à juger à tout lecteur sans préventions si celle qui les avait écrites n’était pas la plus sotte et la plus vaine de toutes les créatures, et s’il n’y avait pas nécessité de prendre soin d’elle. Je pourrais transcrire des aunes de rapsodies à lord George Poynings, son ancienne flamme, dans lesquelles elle lui donnait les noms les plus tendres, et le conjurait de lui trouver un refuge contre ses oppresseurs ; mais le lecteur serait fatigué de les lire, comme moi de les copier. Le fait est que cette malheureuse femme avait le tic d’écrire plus long qu’elle n’en voulait dire. Elle était toujours à lire des romans et autres fariboles ; se supposant dans des rôles imaginaires, s’égarant dans l’héroïque et le sentimental, et, avec aussi peu de cœur qu’aucune femme que j’aie connue, manifestant la plus violente disposition à l’amour. Elle écrivait toujours comme si elle était dans le feu de la passion. J’ai une élégie sur son petit chien, la plus pathétique chose qu’elle ait jamais écrite ; et les plus tendres remontrances à Betty, sa femme de chambre favorite ; à sa femme de charge, après une querelle ; à une douzaine de connaissances, à chacune desquelles elle s’adressait comme au plus cher ami qu’elle eût au monde, et qu’elle oubliait aussitôt qu’il lui prenait une autre fantaisie. Quant à son amour pour ses enfants, le passage ci-dessus montrera jusqu’à quel point elle était capable de véritable sentiment maternel ; la phrase même où elle rappelle la mort d’un de ses enfants lui sert à trahir sa personnalité et à assouvir sa rancune contre moi, et elle ne désire rappeler l’autre du tombeau qu’afin qu’il lui soit de quelque utilité à elle-même. Si je me suis conduit sévèrement envers cette femme, en l’éloignant de ses flatteurs qui auraient semé la discorde entre nous, et en lui ôtant les moyens de mal faire, qui pourra dire que j’avais tort ? Si jamais femme mérita une camisole de force, ce fut milady Lyndon ; et j’ai connu dans mon temps des hommes chargés de fers et la tête rasée, sur la paille, qui n’avaient pas commis la moitis des folies de cette sotte, vaine, infatuée créature.

Ma mère fut si irritée des accusations contre moi et contre elle que contenaient ces lettres, que j’eus la plus grande difficulté à l’empêcher de découvrir à lady Lyndon que nous en avions connaissance, quelque intérêt que j’eusse, comme de raison, à le cacher ; car j’avais à cœur de savoir jusqu’où allaient les desseins de ma femme, et jusqu’à quel point elle pousserait l’artifice. L’intérêt des lettres allait toujours croissant, comme on dit des romans. La manière dont je la traitais était présentée sous des couleurs à faire frémir. Je ne sais pas de quelles monstruosités elle ne m’accusait pas, et quelles misères et privations elle ne prétendait pas subir, tandis qu’elle vivait extrêmement grasse et satisfaite, en apparence, dans notre maison de Castle Lyndon. La lecture des romans et la vanité lui avaient tourné la cervelle. Je ne pouvais pas lui dire une parole rude (et elle en méritait des milliers par jour, je puis vous l’assurer) qu’elle ne déclarât que je la mettais à la torture ; et ma mère ne pouvait lui faire de remontrances qu’elle n’eût aussitôt une attaque de nerfs, dont elle protestait que la digne vieille dame était la cause.

À la fin, elle se mit à menacer de se tuer ; et quoique je ne tinsse nullement les couteaux hors de sa portée, que je ne la privasse point de jarretières et que la pharmacie de son docteur restât tout entière à son service, connaissant parfaitement son caractère, et sachant qu’il n’était pas de femme moins disposée dans la chrétienté à attenter à ses précieux jours, cependant ces menaces firent évidemment de l’effet du côté auquel elles s’adressaient ; car les paquets de la marchande de modes commencèrent à arriver très-fréquemment, et les mémoires qui lui étaient envoyés contenaient des assurances d’assistance prochaine. Le chevaleresque lord George Poynings accourait au secours de sa cousine, et me fit le compliment de dire qu’il espérait délivrer sa chère parente des griffes du plus atroce scélérat qui eût jamais déshonoré l’humanité, et que, lorsqu’elle serait libre, des mesures seraient prises pour un divorce motivé sur des cruautés et sur toute espèce de mauvais traitements de ma part.

Je fis faire des copies de tous ces précieux documents par mon susnommé parent, filleul et secrétaire, M. Redmond Quin, présentement le digne agent de la propriété de Castle Lyndon. C’était un fils de mon ancienne flamme Nora, que je lui avais pris dans un accès de générosité, promettant d’avoir soin de son éducation au collège de la Trinité, et de pourvoir à toute son existence ; mais après que le jeune homme eut été un an à l’Université, les professeurs ne voulurent pas l’admettre à la table ni aux cours jusqu’à ce que ses mémoires du collège fussent payés ; et, offensé de cette insolente manière de demander le payement de cette misérable somme, je leur retirai ma protection et rappelai mon gentilhomme à Castle Lyndon, où je me le rendis utile de cent manières. Du vivant de mon cher petit garçon, il lui servit de précepteur autant que l’esprit indépendant du pauvre petit le laissait faire ; mais je vous promets que le cher enfant ne se donna jamais beaucoup de mal avec les livres. Ensuite, il tenait les comptes de mistress Barry, copiait mon interminable correspondance avec mes hommes de loi et les agents de toutes mes diverses propriétés ; faisait une partie de piquet ou de trictrac le soir avec moi et ma mère ; ou, étant un garçon assez bien doué (quoique avec le cœur bas d’un rustre, comme il convenait au fils d’un tel père), il accompagnait avec son flageolet l’épinette de milady Lyndon, ou lisait avec elle du français et de l’italien, deux langues que Sa Seigneurie possédait à fond, et où il devint lui-même parfaitement versé. Cela irritait fort ma vigilante vieille mère de les entendre parler ces langues ; car, n’en entendant pas un mot, elle disait toujours que c’était quelque complot qu’ils tramaient. Aussi, pour ennuyer la vieille dame, lady Lyndon ne manquait jamais, quand ils étaient seuls tous les trois, de s’adresser à Quin dans l’une ou l’autre de ces langues.

J’étais parfaitement tranquille quant à la fidélité de ce garçon, car je l’avais élevé, accablé de bienfaits, et, de plus, j’avais eu diverses preuves de la confiance qu’il méritait. C’était lui qui m’avait apporté trois lettres de lord George en réponse à des plaintes de milady, et qui étaient cachées entre le cuir et les planches d’un livre que le cabinet de lecture avait envoyé à lire à Sa Seigneurie. Milady et lui aussi avaient de fréquentes querelles. Elle contrefaisait sa démarche dans ses moments de gaieté ; dans ses humeurs hautaines, elle ne voulait pas s’asseoir à table avec le petit-fils d’un tailleur. « Donnez-moi toute autre compagnie que celle de cet odieux Quin, » disait-elle, quand je proposais qu’il vînt l’amuser avec ses livres et sa flûte : car, quelque discorde qui régnât entre nous, il ne faut pas croire que nous fussions toujours à couteaux tirés ; j’étais parfois attentif pour elle. Il nous arrivait d’être amis ensemble un mois de suite ; puis nous nous querellions pendant quinze jours ; puis elle restait un mois chez elle : détails de ménage qui étaient tous notés, à sa manière, dans le journal de captivité de Sa Seigneurie, comme elle l’appelait ; et c’est un joli document ! Tantôt elle écrit : « Mon monstre a été presque aimable aujourd’hui ; » ou : « Mon chenapan a daigné sourire. » Puis elle éclatait en expressions de haine féroce ; mais, pour ma pauvre mère, c’était toujours de la haine. C’était : « Le dragon femelle est malade aujourd’hui ; plût au ciel qu’elle mourût ! » Ou : « La hideuse vieille poissarde irlandaise m’a régalée aujourd’hui d’un échantillon de son vocabulaire, » et ainsi de suite : toutes phrases qui, lues à mistress Barry, ou traduites du français et de l’italien, langues dans lesquelles il y en avait beaucoup d’écrites, ne manquaient pas de tenir la vieille dame dans une fureur perpétuelle contre l’objet de sa surveillance, et ainsi j’avais mon chien de garde, comme je l’appelais, toujours en alerte. En traduisant ces langues, le jeune Quin m’était d’une grande utilité : car j’avais une faible teinture du français ; et le hollandais, quand j’étais à l’armée, comme de raison, je le savais bien ; mais l’italien, je n’en possédais pas un mot, et j’étais charmé d’avoir à si bon marché un si fidèle interprète.

Cet interprète fidèle à si bon marché, ce filleul et ce parent, sur la tête et sur la famille duquel j’avais entassé les bienfaits, essayait en ce moment de me trahir, et, depuis plusieurs mois du moins, était ligué avec l’ennemi contre moi. Je crois que la raison pour laquelle ils n’avaient pas agi plus tôt, était le manque de ce grand mobile de toutes trahisons, l’argent, dont il y avait dans toute ma maison une déplorable disette ; mais aussi ils tâchèrent de s’en procurer par l’entremise de mon gredin de filleul, qui pouvait aller et venir sans exciter de méfiance ; et toutes ces combinaisons furent faites sous nos propres yeux, et la chaise de poste commandée, et les moyens d’évasion préparés sans que j’eusse aucun soupçon de leur dessein.

Un pur hasard me mit au fait de leur plan. Un de mes houilleurs avait une jolie fille ; et cette jolie enfant avait pour amoureux, pour bachelor, comme on les appelle en Irlande, certain garçon qui faisait le service de la poste aux lettres pour Castle Lyndon (et Dieu sait que de lettres tourmentantes il m’apportait !) ; et ce facteur raconta à sa bonne amie comme quoi il avait reçu à la ville un sac d’argent pour maître Quin ; et comme quoi Tim, le postillon, lui avait dit qu’il devait à une certaine heure amener une chaise jusqu’à l’eau ; et miss Rooney, qui n’avait pas de secrets pour moi, ne put garder le secret, et me demanda ce que je manigançais, quelle pauvre malheureuse j’allais enlever dans la chaise que j’avais commandée, et séduire avec l’argent que j’avais fait venir de la ville.

Ce fut comme un trait de lumière, et je devinai que le serpent que j’avais réchauffé dans mon sein allait me trahir. Je songeai d’abord à surprendre le couple en flagrant délit d’évasion ; à les noyer à moitié lorsqu’ils passeraient le bac pour gagner leur chaise, et à brûler la cervelle au perfide sous les yeux de lady Lyndon ; mais, après réflexion, il était évident que la nouvelle de l’évasion ferait du bruit dans le pays, qu’elle m’attirerait sur les bras les gens de justice, que Dieu confonde, et que le tout finirait mal pour moi. Je fus donc obligé d’étouffer ma juste indignation, et de me contenter d’écraser dans l’œuf cet infâme complot.

Je rentrai, et au bout d’une demi-heure, avec quelques-uns de mes terribles regards, j’eus lady Lyndon à mes genoux, me suppliant de lui pardonner ; faisant une pleine et entière confession ; toute prête à jurer qu’elle ne recommencerait jamais une tentative semblable ; et déclarant qu’elle avait été cinquante fois sur le point de m’avouer tout, mais qu’elle avait craint mon ressentiment envers ce pauvre jeune homme, son complice, qui était, dans le fait, l’auteur et l’inventeur de tout le mal. Quoique je susse parfaitement à quoi m’en tenir sur la fausseté de ces paroles, je fus forcé de faire semblant d’y croire ; je l’engageai donc à écrire à son cousin lord George, qui lui avait fourni de l’argent, elle en convenait, et avec qui le plan avait été concerté, pour lui dire brièvement qu’elle avait changé d’avis au sujet de la partie de campagne projetée, et que, comme son cher mari était un peu indisposé, elle préférait rester à le soigner.

J’ajoutai un post-scriptum fort sec, où je disais que Sa Seigneurie me ferait grand plaisir si elle voulait venir nous voir à Castle Lyndon, et que je brûlais de renouveler une connaissance qui m’avait procuré jadis tant de satisfaction. J’irais le chercher, ajoutais-je, aussitôt que je serais dans son voisinage, et me promettais un vif plaisir de ma rencontre avec lui. Je crois qu’il dut parfaitement bien comprendre le sens de mes paroles, qui était qu’à la première occasion je lui passerais mon épée au travers du corps.

Ensuite, j’eus une scène avec mon perfide gredin de neveu, dans laquelle le jeune réprouvé montra une audace et une énergie que je n’attendais nullement. Quand je le taxai d’ingratitude : « Qu’est-ce que je vous dois ? dit-il. J’ai travaillé pour vous comme nul homme ne l’a fait pour un autre, et cela sans un sou de salaire ; c’est vous-même qui m’avez soulevé contre vous, en me donnant une tâche contre laquelle mon âme s’est révoltée, en me faisant espionner votre infortunée femme, dont la faiblesse est aussi déplorable que le sont ses malheurs et vos infâmes traitements. Il faudrait n’avoir pas de sang dans les veines pour supporter de voir comme vous en usez avec elle. J’ai essayé de l’aider à vous échapper, et je le ferais encore, si l’occasion s’en présentait, je vous le déclare en face ! » Quand je le menaçai de lui faire sauter la cervelle pour son insolence : « Bah ! dit-il, tuer l’homme qui sauva jadis la vie à votre pauvre enfant, et qui s’efforçait de le préserver de la ruine et de la perdition où l’entraînait son coupable père, quand une puissance miséricordieuse est intervenue et l’a retiré de ce séjour de crimes ! Il y a plusieurs mois que je vous aurais quitté, si je n’avais compté sur quelque chance de sauver cette pauvre dame. J’ai juré de le tenter, le jour que je vous vis la frapper. Tuez-moi, homme brave avec les femmes ! Vous le feriez, si vous l’osiez, mais vous n’en avez pas le cœur. Vos propres domestiques me sont plus attachés qu’à vous. Touchez-moi, et ils se lèveront et vous enverront à la potence que vous méritez ! »

J’interrompis ce charmant discours en lançant à la tête du jeune gentilhomme une carafe qui le jeta par terre ; et alors, j’allai méditer sur ce qu’il m’avait dit. Il était vrai qu’il avait sauvé la vie au pauvre petit Bryan, et que l’enfant l’aimait tendrement. « Soyez bon pour Redmond, papa, » étaient presque les dernières paroles qu’il eût prononcées ; et j’avais promis au pauvre enfant, à son lit de mort, de faire ce qu’il me demandait. Il était vrai aussi que, si je le traitais mal, cela ne serait pas vu de bon œil par mes gens, dont il avait trouvé moyen de devenir le grand favori ; tandis que moi, je ne sais pourquoi, j’avais beau me griser souvent avec ces drôles et être plus familier avec eux que ne l’est d’ordinaire un homme de mon rang, je savais n’être pas bien vu d’eux, et que les faquins murmuraient continuellement contre moi.

Mais j’aurais pu m’épargner la peine de délibérer sur son sort, car notre jeune homme en disposa lui-même de la façon la plus simple du monde ; à savoir, en se lavant et se bandant la tête dès qu’il revint à lui, en prenant son cheval dans l’écurie ; et, comme il était libre d’aller et venir dans la maison et dans le parc à sa fantaisie il disparut sans le moindre empêchement ; et laissant le cheval au bac, il partit dans la chaise de poste même qui attendait lady Lyndon. De longtemps je ne le vis ni n’entendis parler de lui, et une fois hors de la maison, je ne le considérai pas comme un ennemi fort inquiétant.

Mais l’artifice de la femme est tel, qu’à la longue je crois que Machiavel en personne ne saurait y échapper ; et quoique dans la circonstance ci-dessus, où les perfides desseins de ma femme avaient été déjoués par ma prévoyance et par sa propre écriture, j’eusse d’amples preuves de la fausseté de son caractère et de sa haine pour moi, cependant elle parvint encore à me tromper, en dépit de toutes mes précautions et de la vigilance de ma mère. Si j’eusse suivi les conseils de cette bonne dame, qui flairait le danger d’une lieue, pour ainsi dire, je ne serais point tombé dans le piège qui m’était tendu, et qui le fut d’une manière aussi heureuse qu’elle était simple.

Les relations de milady Lyndon avec moi étaient singulières. Sa vie se passait dans une sorte d’extravagante alternative d’amour et d’aversion pour moi. Si j’étais de bonne humeur avec elle, ce qui arrivait quelquefois, il n’était rien qu’elle ne fît pour entretenir et accroître ces bonnes dispositions, et elle était aussi absurde et véhémente dans ses expressions de tendresse qu’elle l’était, à d’autres moments, dans ses démonstrations de haine. Ce ne sont pas les faibles et faciles époux qui sont le plus aimés, d’après mon expérience. Je crois que les femmes préfèrent un peu de violence de caractère, et ne pensent pas plus mal d’un mari parce qu’il exerce son autorité haut la main. J’avais su faire une telle peur de moi à milady, que, lorsque je souriais, c’était vraiment une ère de bonheur pour elle ; et, sur un signe de mon doigt, elle arrivait en rampant comme un chien. Je me souviens que, pendant le peu de jours que je passai à l’école, je voyais rire mes plats et lâches camarades, dès que notre maître daignait faire une plaisanterie. Il en était de même au régiment toutes les fois qu’un matamore de sergent était disposé à être jovial ; il n’y avait pas une bouche de conscrit qui ne se fendît jusqu’aux oreilles. Eh bien, un mari sensé et résolu amènera sa femme à cet état de discipline ; et j’amenai, moi, la mienne, toute grande dame qu’elle était, à me baiser la main, à me tirer mes bottes, à aller et venir pour moi comme une servante, et, qui plus est, à être aux anges quand j’étais de bonne humeur. Je me fiai trop, peut-être, à la durée de cette obéissance passive, et j’oubliai que l’hypocrisie même qui en fait partie (tous les gens timides sont menteurs dans l’âme) peut s’exercer d’une façon qui n’est rien moins qu’agréable, afin de vous tromper.

Après le mauvais succès de sa dernière aventure, qui me fournit d’inépuisables occasions de la railler, on aurait pu croire que je me méfierais de ses intentions réelles ; mais elle trouva moyen de me fourvoyer avec un art de dissimulation tout à fait admirable, et m’endormit dans une funeste sécurité : car, un jour que je la plaisantais, et lui demandais si elle voulait encore passer l’eau, si elle avait trouvé un autre amoureux, etc., elle fondit soudain en larmes, et, me saisissant la main, elle s’écria avec véhémence :

« Ah ! Barry, vous savez bien que je n’ai jamais aimé que vous ! Ai-je jamais été si malheureuse, qu’un mot aimable de vous ne m’ait rendu le bonheur ? jamais si irritée, que le moindre témoignage de votre bon vouloir ne m’ait ramenée près de vous ? Ne vous ai-je pas donné une preuve suffisante de mon affection en vous apportant une des premières fortunes de l’Angleterre ? Avez-vous entendu de moi des plaintes ou des reproches sur la manière dont vous l’aviez dissipée ? Non, je vous aimais trop, trop tendrement ; je vous ai toujours aimé. Du premier moment où je vous ai vu, je me suis sentie attirée irrésistiblement vers vous. Je voyais vos mauvaises qualités, et tremblais de votre violence ; mais je ne pouvais m’empêcher de vous aimer. Je vous ai épousé, quoique sachant que c’était signer mon arrêt que de le faire, et en dépit de la raison et du devoir. Quel sacrifice voulez-vous de moi ? je suis prête à tout, pourvu que vous m’aimiez, ou du moins que vous me traitiez avec douceur. »

J’étais particulièrement de bonne humeur ce jour-là, et nous eûmes une sorte de réconciliation, quoique ma mère, lorsqu’elle entendit ce discours, et qu’elle vit que je faiblissais, m’eût averti solennellement, et m’eût dit : « Soyez-en sûr, la rusée drôlesse a en ce moment même quelque autre plan en tête. » La vieille dame avait raison, et je gobai l’amorce que me tendait Sa Seigneurie aussi bêtement qu’un goujon se prend à l’hameçon.

J’avais essayé de négocier avec un homme un emprunt dont j’avais un besoin pressant ; mais, depuis notre dispute au sujet de l’affaire de la succession, milady avait résolument refusé de signer aucun papier à mon avantage, et sans son nom, je suis fâché de le dire, le mien avait peu de valeur sur la place, et je ne pouvais obtenir une guinée d’aucun prêteur d’argent de Londres ou de Dublin. Je ne pouvais pas non plus décider les drôles de cette dernière ville à me venir trouver à Castle Lyndon, à cause de la malheureuse affaire que j’avais eue avec l’homme de loi Sharp, où je me fis prêter par lui l’argent qu’il apportait, et le vieux juif Salomon ayant été volé, au retour de chez moi, du billet que je lui avais fait[1], nos gens ne voulaient plus s’aventurer dans ma maison. Nos rentes aussi étaient touchées par des receveurs à cette époque, et c’était tout ce que je pouvais faire que d’obtenir de ces coquins assez d’argent pour payer les mémoires de mes marchands de vin. Nos propriétés anglaises, comme j’ai dit, étaient pareillement engagées, et, chaque fois que je m’adressais à mes hommes de loi et à mes agents pour avoir de l’argent, ils me répondaient par une demande semblable, motivée sur des dettes et de prétendus droits que cette canaille rapace disait avoir à faire valoir contre moi.

Ce fut alors que je reçus avec un certain plaisir une lettre de mon homme de confiance de Gray’s-Inn, à Londres, où il était dit, en réponse à une quatre-vingt-dix-neuvième demande de moi, qu’il pensait pouvoir me procurer quelque argent, et où était incluse une lettre d’une maison respectable de la Cité de Londres, et s’occupant d’affaires de mines, laquelle offrait de dégager, moyennant un long bail, certaine propriété à nous qui n’était pas encore par trop grevée, pourvu que la comtesse donnât sa signature, et qu’on eût la certitude que c’était de son plein et libre arbitre. Ils avaient entendu dire qu’elle vivait dans la terreur, croyant sa vie menacée par moi, et qu’elle méditait une séparation, auquel cas elle pourrait désavouer tout acte signé par elle durant sa captivité, et exposer les contractants à une procédure dont les résultats seraient incertains et les frais considérables, et ils demandaient à être assurés de la parfaite liberté d’action de Sa Seigneurie avant d’avancer un schelling de leur capital.

Leurs conditions étaient si exorbitantes, que je vis tout de suite que leur offre devait être sincère, et, comme milady était dans une disposition gracieuse, je lui persuadai sans peine d’écrire une lettre de sa propre main, pour déclarer que ce que l’on disait de notre mésintelligence était une pure calomnie, que nous vivions en parfaite harmonie, et qu’elle était toute prête à signer tel acte que son mari pourrait désirer.

Cette proposition venait fort à propos, et me remplissait d’espérance. Je n’ai pas ennuyé mes lecteurs du détail de mes dettes et de mes procès, qui étaient à cette époque si nombreux et si compliqués que je n’y ai jamais vu bien clair moi-même, et que j’en étais harcelé à en perdre la tête. Qu’il me suffise de dire que je n’avais plus ni argent ni crédit. Je vivais à Castle Lyndon de mon bœuf et de mon mouton, du pain, de la tourbe et des pommes de terre de mon propre domaine ; j’avais un œil sur lady Lyndon au dedans, et l’autre sur les recors au dehors. Depuis deux ans, depuis que j’avais été à Dublin toucher de l’argent que j’avais eu le malheur d’y perdre au jeu, au grand désappointement de mes créanciers, je ne m’étais pas aventuré à me montrer dans cette ville, et tout ce que je pouvais faire, c’était de paraître au chef-lieu de notre comté, à de rares intervalles, et parce que je connaissais les shériffs, que j’avais juré de tuer s’il m’arrivait aucun malheur. La perspective d’un bon emprunt était donc aussi bienvenue que possible, et je la saluai avec toute l’ardeur imaginable.

En réponse à la lettre de lady Lyndon, arriva une autre lettre de ces maudits négociants de Londres, disant que si Sa Seigneurie voulait confirmer de vive voix, à leur comptoir de Birchin-Lane, Londres, ce qu’elle leur avait écrit, sans doute, examen fait de la propriété, ils concluraient l’affaire ; mais ils refusaient de courir le risque d’une visite à Castle Lyndon pour négocier, sachant comment y avaient été traitées d’autres personnes respectables, telles que MM. Sharp et Salomon de Dublin. Ceci était à mon adresse ; mais il est des situations où on ne peut pas imposer ses conditions, et, ma foi, j’avais un tel besoin d’argent, que j’aurais pu signer un engagement avec Satan lui-même, s’il s’était présenté muni d’une bonne somme bien ronde.

Je résolus de mener la comtesse à Londres. Ce fut en vain que ma mère me supplia et m’avertit. « Soyez-en sûr, dit-elle, il y a là-dessous quelque artifice. Une fois dans cette maudite ville, vous n’êtes plus en sûreté. Ici vous pouvez vivre des siècles dans le luxe et la splendeur, sauf le claret et les fenêtres brisées ; mais dès qu’ils vous tiendront à Londres, ils seront maîtres de mon pauvre innocent garçon ; et la première chose que j’apprendrai de vous, c’est que vous êtes dans l’ennui.

— Pourquoi y aller, Redmond ? dit ma femme. Je suis heureuse ici, tant que vous serez bon pour moi comme vous l’êtes maintenant. Nous ne pouvons faire à Londres la figure que nous devrions ; le peu d’argent que vous recevrez sera dépensé comme l’a été le reste. Faisons-nous berger et bergère : gardons nos troupeaux et soyons contents. » Et elle me prit la main et la baisa, tandis que ma mère se bornait à dire : « Hum ! je la crois du complot, l’infâme traîtresse ! »

Je dis à ma femme qu’elle était une bête ; j’invitai mistress Barry à ne pas s’inquiéter ; j’avais à cœur de partir et ne voulus entendre à rien. Comment me procurer l’argent du voyage, là était la question ; mais la difficulté fut levée par ma bonne mère, qui était toujours prête à m’aider dans l’embarras, et qui tira d’un bas soixante guinées, qui étaient tout l’argent comptant dont pouvait disposer Barry Lyndon, de Castle Lyndon, qui avait épousé une fortune de vingt mille livres sterling de rente : tant avait été grand le ravage fait dans cette belle fortune par ma propre extravagance (je dois le confesser), mais surtout par ma confiance si mal placée, et par la scélératesse des autres.

Nous ne partîmes pas en grand apparat, comme vous devez bien penser. Nous ne laissâmes pas savoir dans le pays que nous partions, et ne fîmes pas d’adieux à nos voisins. Le fameux M. Barry Lyndon et sa noble épouse se rendirent à Waterford en chaise de louage à deux chevaux, sous le nom de M. et mistress Jones, et de là s’embarquèrent pour Bristol, où ils arrivèrent sans accident. Quand un homme va au diable, comme le voyage est facile et agréable ! L’idée de cet argent me mit tout à fait de bonne humeur, et ma femme, appuyée sur mon épaule dans la chaise de poste qui nous menait à Londres, dit que c’était le voyage le plus heureux qu’elle eût fait depuis notre mariage.

Un soir, nous nous arrêtâmes à Reading, d’où j’envoyai un billet à mon agent de Gray’s-Inn, pour lui dire que je serais auprès de lui dans la journée du lendemain, et le prier de me procurer un logement et de hâter les préparatifs de l’emprunt. Milady et moi nous convînmes que nous irions en France attendre de meilleurs temps, et ce soir-là, à souper, nous fîmes une vingtaine de projets de plaisir et d’économie. Vous nous auriez pris pour Philémon et Baucis soupant ensemble. Ô femme ! femme ! Quand je me rappelle les sourires et les cajoleries de lady Lyndon, combien elle semblait heureuse ce soir-là ! Quel air d’innocente confiance elle avait dans son maintien, et de quels noms affectueux elle m’appelait ! Je suis confondu de la profondeur de son hypocrisie. Qui peut s’étonner qu’une personne aussi peu soupçonneuse que moi ait été victime d’une fourbe si consommée ?

Nous étions à Londres à trois heures, et, une demi-heure avant celle du rendez-vous, notre chaise nous mena à Gray’s-Inn. Je trouvai sans peine l’appartement de M. Tapewell : c’était un antre obscur, et malheureuse fut l’heure où j’y entrai ! Comme nous montions ce sale escalier de derrière, éclairé par une faible lampe et par le sombre ciel d’une lugubre après-midi de Londres, ma femme parut agitée et défaillante. « Redmond, dit-elle quand nous arrivâmes à la porte, n’entrez pas ; je suis sûre qu’il y a du danger. Il est temps encore, retournons-nous-en, en Irlande, n’importe où ! » Elle se mit devant la porte, dans une de ses attitudes théâtrales, et me prit la main.

Je l’écartai : « Lady Lyndon, dis-je, vous êtes une vieille bête !

— Vieille bête ! » dit-elle, et elle sauta sur la sonnette, à laquelle répondit promptement un homme qui avait l’air moisi, en perruque non poudrée, auquel elle cria : « Dites que lady Lyndon est ici ; » et elle traversa à grands pas le couloir, en murmurant : « Vieille bête ! » C’était l’épithète de vieille qui l’avait piquée. J’aurais pu lui donner impunément tout autre nom que celui-là.

M. Tapewell était dans une chambre qui sentait le renfermé, entouré de ses parchemins et de ses boîtes d’étain. Il s’avança et salua, pria Sa Seigneurie de s’asseoir, me montra de la main une chaise, que je pris, assez surpris de son insolence, puis sortit par une porte de côté, disant qu’il allait revenir dans un instant.

Et en effet, il revint dans un instant, ayant avec lui… qui croyez-vous ?… un autre homme de loi, six constables en vestes rouges, avec gourdins et pistolets, milord George Poynings et sa tante lady Jane Peckover.

Quand milady Lyndon vit son ancien amoureux, elle s’élança dans ses bras avec une impétuosité nerveuse ; elle l’appela son sauveur, son libérateur, son galant chevalier, et alors, se tournant vers moi, m’accabla d’un torrent d’invectives dont je fus tout stupéfait.

« Toute vieille bête que je suis, dit-elle, j’ai dupé le monstre le plus habile et le plus traître qu’il y ait sous le soleil. Oui, j’étais une bête quand je vous ai épousé, et que pour vous j’ai abandonné d’autres plus nobles cœurs… oui, j’étais une bête quand j’ai oublié mon nom et ma naissance pour m’unir à un aventurier de basse extraction ; une bête de supporter, sans me plaindre, la plus monstrueuse tyrannie que jamais femme ait endurée ; de laisser dissiper ma fortune, de voir des femmes aussi viles et d’aussi bas étage que vous…

— Pour l’amour du ciel, soyez calme ! » s’écria l’homme de loi ; et il recula précipitamment derrière les constables, voyant dans mon œil un regard menaçant, que le coquin n’aimait pas. Le fait est que j’aurais pu le mettre en pièces, s’il fût venu près de moi. Pendant ce temps, milady continuait, dans sa fureur, de déblatérer à tort et à travers contre moi et contre ma mère surtout, qu’elle accablait d’injures dignes d’une harengère, et commençant toujours et finissant ses phrases par le mot de bête.

« Vous ne répétez pas tout, milady, repartis-je amèrement : j’ai dit vieille bête.

— Je ne doute pas que vous n’ayez dit et fait, monsieur, tout ce qu’un chenapan peut dire ou faire, dit à son tour le petit Poynings. Madame est maintenant en sûreté sous la protection de ses parents et de la loi, et n’a plus à craindre vos infâmes persécutions.

— Mais vous, vous n’êtes pas en sûreté, criai-je ; et, aussi vrai que je suis homme d’honneur et que j’ai déjà eu de votre sang, j’aurai cette fois celui de votre cœur.

— Prenez note de ses paroles, constables ; faites-lui prêter serment de ne pas se battre ! s’écria le petit homme de loi de derrière ses estafiers.

— Je ne voudrais pas souiller mon épée du sang d’un tel gredin ! cria milord comptant sur la même vaillante protection. Si le drôle reste à Londres encore un jour, il sera arrêté comme escroc. »

Et cette menace effectivement me fit reculer, car je savais qu’il y avait des vingtaines de prises de corps contre moi en ville, et qu’une fois en prison, mon cas était désespéré.

« Où est l’homme qui m’arrêtera ? m’écriai-je tirant mon épée et m’adossant à la porte ; qu’il vienne, le drôle… Vous, vous, lâche fanfaron, venez le premier, si vous avez du cœur.

— Nous n’allons pas vous arrêter ! » dit l’homme de loi, milady, sa tante et une division de recors se retirant comme il parlait. « Mon cher monsieur, nous ne désirons point vous arrêter ; nous vous donnerons une bonne somme pour quitter le pays ; seulement laissez Sa Seigneurie en paix !

— Et ce sera un bon débarras pour le pays que le départ d’un tel misérable ! » dit milord en se retirant aussi, assez satisfait d’être hors de ma portée ; et le coquin d’homme de loi le suivit, me laissant en possession de la chambre et en compagnie de trois butors de la police qui étaient armés jusqu’aux dents.

Je n’étais plus le même homme qu’à vingt ans, où j’aurais chargé ces gredins l’épée à la main, et en aurais envoyé au moins un rendre ses comptes. J’étais découragé, pris au trébuchet, complètement joué et battu par cette femme. Était-ce qu’elle s’attendrissait lorsqu’elle s’arrêta à la porte et me demanda de nous en retourner ? N’avait-elle pas encore un reste d’amour pour moi ? Sa conduite le montrait, quand je vins à y réfléchir. C’était la seule chance que j’eusse au monde : je posai donc mon épée sur le bureau de l’homme de loi. « Messieurs, dis-je, je n’userai pas de violence ; vous pouvez dire à M. Tapewell que je suis prêt à lui parler quand il aura le loisir de m’entendre. »

Et je m’assis les bras croisés d’un air tout à fait pacifique. Quelle différence avec le Barry Lyndon d’autrefois ! Mais, connue j’ai lu dans un vieux livre au sujet d’Annibal, le général carthaginois, ses troupes qui, lorsqu’il attaqua les Romains, étaient les plus vaillantes du monde et emportaient tout devant elles, entrèrent en cantonnement dans une ville où elles furent si gorgées de toutes les jouissances de la vie, qu’elles furent aisément battues à la campagne suivante. Il en était ainsi de moi à présent. Ma force d’âme et de corps n’était plus celle de ce jeune brave qui, à quinze ans, avait tué son homme, et dans les six années d’après avait assisté à une vingtaine de batailles. Maintenant, dans la prison de la Fleet, où j’écris ceci, il y a un petit homme qui est toujours à me railler et à se jouer de moi, qui me propose de me battre avec lui, et je n’ai pas le courage de le toucher. Mais j’anticipe sur les sombres et déplorables événements de mon humiliante histoire, et je ferais mieux de procéder par ordre.

Je pris un logement dans un café de Gray’s Inn, ayant soin de faire savoir mon adresse à M. Tapewell, et attendant avec anxiété sa visite. Il vint et m’apporta les conditions que me proposaient les amis de lady Lyndon, — une misérable pension annuelle de trois cents livres sterling, payables à condition que je resterais hors des Trois-Royaumes, et qu’elle cesserait sitôt mon retour. Il me dit que je savais fort bien que mon séjour à Londres me plongerait infailliblement en prison, qu’il y avait d’innombrables prises de corps décernées contre moi, ici et dans l’ouest de l’Angleterre ; que mon crédit était tellement détruit par là, que je ne pouvais espérer de me procurer un schelling, et il me laissa une nuit pour réfléchir sur sa proposition, disant que, si je la refusais, la famille aurait recours aux tribunaux ; si je l’acceptais, un trimestre me serait payé dans tel port étranger que je préférerais.

Qu’avait à faire le pauvre homme, seul et le cœur brisé ? J’acceptai la pension, et fus déclaré proscrit dans le cours de la semaine suivante. Ce gredin de Quin avait été, après tout, je le reconnus, la cause de ma perte. Ce fut lui qui inventa le plan pour m’attirer à Londres, scellant la lettre du procureur d’un sceau qui avait été précédemment convenu entre lui et la comtesse ; il avait même été toujours pour ce plan, et l’avait proposé dès le principe ; mais Sa Seigneurie, avec son amour désordonné pour le romanesque, avait préféré le projet d’évasion. Ces particularités me furent mandées par ma mère dans mon exil solitaire, qu’elle m’offrait en même temps de venir partager, mais je déclinai la proposition. Elle quitta fort peu de temps après moi Castle Lyndon, et le silence régna dans ce château, qui sous mon autorité s’était signalé par tant d’hospitalité et de splendeur. Elle croyait ne jamais me revoir, et me reprocha amèrement de la négliger ; mais elle se trompait en cela comme dans le jugement qu’elle portait sur moi. Elle est très-vieille, et en ce moment elle est assise travaillant près de moi dans la prison, et elle a une chambre dans Fleet-Market, de l’autre côté de la chaussée, et la rente viagère de cinquante livres, qu’elle a su conserver avec une sage prudence, nous aide à mener une existence misérable, tout à fait indigne du fameux et fashionable Barry Lyndon.

Les Mémoires de M. Barry Lyndon ne vont pas plus loin ; la main de la mort en interrompit en cet endroit l’ingénieux auteur, après dix-neuf ans de séjour dans la prison de la Fleet, dont les registres constatent qu’il mourut du delirium tremens. Sa mère atteignit un âge prodigieusement avancé, et les habitants du lieu qui l’ont connue se rappellent fidèlement les disputes quotidiennes qui s’élevaient entre la mère et le fils, jusqu’au jour où ce dernier, par suite de ses habitudes d’ivrognerie, tombant dans un état voisin de l’imbécillité, fut soigné presque comme un petit enfant par sa robuste vieille mère, et pleurait lorsqu’il était privé de son indispensable verre d’eau-de-vie.

Nous ne sommes pas à même de suivre pas à pas la vie qu’il mena sur le continent ; il paraît avoir repris son ancienne profession de joueur, mais sans ses anciens succès.

Il retourna secrètement en Angleterre au bout de quelque temps, et fit une infructueuse tentative pour extorquer de l’argent à lord George Poynings, en le menaçant de publier sa correspondance avec lady Lyndon, et d’empêcher le mariage de Sa Seigneurie avec miss Driver, grande héritière à principes sévères, et immensément riche en esclaves dans les Indes occidentales. Il s’en fallut bien peu que Barry ne fût arrêté par les recors qu’avait lancés sur lui Sa Seigneurie, qui voulait lui supprimer sa pension ; mais sa femme ne voulut pas consentir à cet acte de justice, et même elle rompit avec milord George aussitôt qu’il épousa la dame des Indes occidentales.

Le fait est que la vieille comtesse croyait ses charmes éternels, et qu’elle ne cessa jamais d’aimer son mari. Elle vivait à Bath, ses biens étant tout particulièrement soignés par ses nobles parents les Tiptoff, à qui ils devaient revenir à défaut d’héritiers directs ; et telle était l’adresse de Barry et l’influence qu’il conservait encore sur cette femme, qu’il lui avait presque persuadé de revenir vivre avec lui, lorsque leur plan à tous deux fut dérangé par l’apparition d’une personne qu’on croyait morte depuis plusieurs années.

Cette personne n’était autre que le vicomte Bullingdon, qui ressuscita à la surprise de tous, et principalement à celle de son parent de la maison de Tiptoff. Ce jeune seigneur fit son apparition à Bath, muni de la lettre de Barry à lord George, où le premier menaçait de divulguer sa liaison avec lady Lyndon ; liaison, nous n’avons pas besoin de le dire, qui ne jetait pas le moindre déshonneur sur aucune des deux parties, et prouvait seulement que milady avait l’habitude d’écrire des lettres extrêmement sottes, comme beaucoup de femmes, et même d’hommes, ont fait avant elle. Pour avoir mis en question l’honneur de sa mère, lord Bullingdon se livra à des voies de fait contre son beau-père (qui vivait à Bath sous le nom de M. Jones), et lui administra une terrible correction dans le salon de conversation.

L’histoire du jeune lord, depuis son départ, était un roman que nous ne nous considérons pas comme tenu de raconter. Il avait été blessé dans la guerre d’Amérique, cru mort, fait prisonnier, et s’était échappé. L’argent qu’on lui avait promis n’avait jamais été envoyé ; la pensée de cette négligence avait presque brisé le cœur de ce fougueux et romanesque jeune homme, et il résolut de demeurer mort, pour le monde du moins et pour la mère qui l’avait renié. Ce fut dans les bois du Canada, et trois années après cet événement, qu’il vit la mort de son demi-frère insérée dans le Gentleman’s Magazine, sous le titre de : « Fatal accident arrivé à lord vicomte Castle Lyndon ; » sur quoi il se détermina à revenir en Angleterre, où, quoiqu’il se fût fait connaître, ce fut avec une très-grande difficulté qu’il convainquit lord Tiptoff de l’authenticité de ses droits. Il allait rendre visite à sa mère à Bath, lorsqu’il reconnut M. Barry Lyndon, en dépit du modeste déguisement que portait ce gentilhomme, et il vengea sur lui les insultes des anciens jours.

Lady Lyndon fut furieuse lorsqu’elle sut cette rencontre ; elle refusa de voir son fils, et voulait se jeter sur-le-champ dans les bras de son adoré Barry ; mais, dans l’intervalle, ce gentilhomme avait été transféré de prison en prison, jusqu’à ce qu’il fût déposé aux mains de M. Bendigo, de Chancery Lane, assistant du sheriff de Middlesex, de chez qui il alla à la prison de la Fleet. Le shériff et son assistant, le prisonnier et la prison elle-même, n’existent plus aujourd’hui.

Tant que vécut lady Lyndon, Barry toucha sa pension, et fut peut-être aussi heureux en prison qu’à aucune époque de son existence ; quand Sa Seigneurie mourut, son héritier supprima impitoyablement la rente, consacrant la somme à des charités, ce qui en serait, dit-il, un meilleur emploi que de la laisser au misérable qui en avait joui jusqu’alors. À la mort du lord, dans la guerre d’Espagne, en 1811, sa fortune échut à la famille des Tiptoff, et son titre s’absorba dans leur titre supérieur ; mais il ne paraît pas que le marquis de Tiptoff (lord George succéda au titre à la mort de son frère) ait rétabli la pension de M. Barry, ni continué les charités que le feu lord avait fondées. La fortune fut considérablement améliorée sous la soigneuse administration de Sa Seigneurie. Les arbres de Brackton-Park ont tous environ quarante ans, et la propriété irlandaise est louée en toutes petites fermes aux paysans, qui racontent encore aux étrangers les histoires de l’audace, de la diablerie, de la perversité et de la chute de Barry Lyndon.

FIN
  1. Les exploits de M. Lyndon ne sont pas relatés dans sa narration. Probablement, dans les cas auxquels il est fait allusion, il s’était fait justice lui-même. (Note de l’éditeur.)