Mémoires de Cora Pearl/28

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XXVIII

APRÈS MON EXPULSION. — SÉJOUR À MONTE-CARLO. — À NICE. — À MILAN.


Au reçu de l’ordre d’expulsion, je ne savais où aller. L’idée m’était bien venue de rejoindre le duc. Mais où le prendre ? Depuis longtemps déjà, j’étais sans nouvelles de lui, et ne pouvais, par suite des circonstances, me défendre de quelque appréhension sur son accueil. Bien qu’il ne fût pas homme à épouser les préjugés de la foule, je craignais de sa part quelque volte désagréable, peut-être quelque amer reproche.

J’étais dans cette situation hésitante, quand m’arriva une lettre de Coralie Léno. Elle m’engageait à me rendre sans retard à Monte-Carlo, où elle se trouvait dans une maison appartenant au fils du prince de Monaco. — Sans retard ! Force était bien qu’il en fût ainsi ! J’arrivai la nuit chez mon amie, qui, ne pouvant m’offrir l’hospitalité de sa maison, située précisément en face de l’établissement de jeu, m’indiqua, non loin de chez elle, un hôtel tenu par de « braves gens », où je pourrais demeurer bien tranquille, à la condition de ne point me montrer.

Je me suis toujours mal trouvée d’avoir eu affaire aux « braves gens ». Cette locution n’a rien qui me charme. « Les braves gens » sont capables de toutes les petites infamies ; et rien ne me met plus en garde contre les individus que cette qualification sur laquelle ils spéculent les trois quarts du temps avec une édifiante effronterie. Je ne puis dire si ce furent positivement ceux-là — les braves gens de l’hôtel — qui me vendirent. Avaient-ils si grand intérêt à le faire ? J’ai quelques bonnes raisons de croire que non. Quoi qu’il en fût, pas plus tard que le lendemain, je recevais l’ordre de quitter Monte-Carlo. Il va sans dire que j’avais payé « aux braves gens » trois mois d’avance : précaution qui rentre assez dans mes habitudes, quand il doit m’arriver quelque désagrément.

Il fallait donc partir à peine arrivée.

« Si chaque pays où je m’arrête, pensai-je, use du même procédé à mon égard, je ne bougerai plus du wagon. Peut-être m’intimera-t-on l’ordre de ne plus embarrasser la voie ? Dans ce cas, va pour les grandes résolutions ! J’irai trouver mon duc. »

Coralie avait une propriété à Nice. Elle la mit à ma disposition. C’était l’arrangement le plus commode. Je n’avais pas à craindre qu’une indiscrétion de valet ou de servante me livrât de nouveau aux rigueurs d’une nouvelle Prévôté.

Je quitte donc Monte-Carlo, arrive à Nice, éreintée, n’en pouvant plus. Je m’installe, résolue de garder le plus strict incognito. De ma prudence dépendaient mon repos et ma liberté.

Le duc Jean m’écrivait :

4 mars 1873.

« Quels nouveaux ennuis !

» Comment ! te voilà victime du gouvernement de Monaco, parce que tu es expulsée de France, et tu peux séjourner à Nice ? J’espère que cela est arrangé, et que cette persécution est arrêtée, et que l’on te laissera tranquille, puisque l’on a été poli pour toi à Paris.

Milan, 9 mars 73.
« Ma chère P.,

» J’ai tes lettres du 5 et du 6. Elles me font plaisir. Enfin on te laisse un peu tranquille, et tu retournes dans ta maison de Monte-Carlo. C’est heureux, tes nouvelles m’arrivent en vingt-quatre heures : cela augmente le désir que j’ai de t’embrasser. Je ne puis encore bien fixer et quand : probablement sur la côte et bientôt… As-tu lu les articles du Figaro sur toi, qui parlent de tes persécutions et de tes connaissances ?

» Jusqu’à quand as-tu ta campagne ? As-tu des projets arrêtés ? Sais-tu s’il y a sur la côte, en Italie, un bon hôtel où l’on serait tranquilles quelques jours ?

13 mars 1873.

« Vraiment, le gouvernement de Monaco veut se donner des airs d’un vrai gouvernement, en étant persécuteur. C’est odieux et absurde ! Après tout, si on te laisse à Nice, cela vaut mieux que Monte-Carlo. Peux-tu y sous-louer ta campagne ?…

» Tes projets me semblent vagues. Si tu vas à Vienne, il faut t’y préparer. Ce ne sera pas facile de t’y loger avec l’Exposition universelle, et cela te coûtera cher. Cependant, à défaut de Paris, tu t’y amuseras plus qu’ailleurs. Milan est très facile, pour quelques jours ; c’est, du reste, sur ta route de Nice à Vienne, mais il y a des difficultés de logement. À l’hôtel, ce n’est pas commode, on n’y est pas libre le soir : cette ville est petite, et tu t’y ennuierais autant qu’à Genève. Qu’y feras-tu, les soirées ? Après quelques jours, tu t’ennuieras plus qu’à Nice. J’ai fait l’expérience.

Milan, 17 mars 1873.

« Je ne reçois ta lettre de vendredi que ce matin, parce qu’elle a été retardée par un affranchissement insuffisant. Mets donc quarante centimes au lieu de vingt-cinq : tes moyens te le permettent encore. Je suis tout charmé de l’idée de te voir bientôt. Écris-moi le jour exact de ton départ et de ton arrivée. Je me sens tout rajeuni par ta prochaine arrivée. Malgré la pluie et les ennuis, je suis de bonne humeur. Vous voyez, madame P., que le cœur ne vieillit pas. »

Tout alla bien pendant quelque temps. Mais un jour, je reçois une lettre. Quoique la missive en question ne portât aucune marque, cachet ou en-tête, qui indiquât sa provenance, je ne m’abusai pas un instant sur sa signification. Je me dis : Encore un billet de circulation !

C’était toujours la même chanson : une invitation, — non à la valse — mais au galop !

J’eus la velléité de tenter avec la police une petite partie au plus fin : et la ruse me réussit à moitié.

Je fais mes malles sans perdre une seconde, on les porte à la gare où je les accompagne ; je congédie le camionneur, et fais enregistrer le bagage à la consigne, sous un nom d’emprunt ; puis je retourne, le soir venu, dans la ville, où je loue tout de suite une petite maison. Le lendemain, j’envoie reprendre mes colis, et les reçois bien tranquillement à domicile.

Je me disais : « Si je ne suis l’objet d’aucune dénonciation nouvelle, la police me laissera en paix. »

Et je restai tranquille, en effet, un mois et demi. Mais à quel prix !

Je sortais à peine, ne voyais personne : on m’apportait mes repas du dehors, et j’avais pour bonne une petite femme complètement sourde, et presque muette, Cléiopâtre.

Mais le malheur, qui me poursuivait avec une si touchante persévérance, vint placer sur ma route une de ces connaissances terribles, impitoyables ; j’ai nommé Aline Cortin !

Elle m’accoste dans une de mes rares sorties :

— Cora ! Pas possible ! ou demeures-tu donc Cora ? C’est moi qui ai regretté ce qui t’était arrivé ! Vrai ! quand j’ai su par le journal que Cora Pearl avait été expulsée !…

— Mais malheureuse ! c’est toi qui travailles à mon expulsion, qui signes ma feuille de route, qui la paraphes, qui l’apostilles !

Oh ! les imprudents amis ! Mieux vaudrait un sage commissaire !

Il ne fallait pas songer à demeurer plus longtemps à Nice.

« Eh bien ! me dis-je, passons à Milan ! »

Et me voilà rebouclant mes malles, mais, cette fois, par exemple, ne les laissant pas à la consigne.

Or, voici qu’à peine arrivée à Milan, je fais comme Aline Corbin, de récente et désagréable mémoire, je lis le journal. Qu’est-ce que j’y vois ? Que le duc Jean vient d’arriver dans la ville. — Quelle coïncidence ! Décidément, j’avais été bien inspirée ! Cela ne m’était pas habituel. Je pardonnai à ma terrible amie son bavardage. Sans sa rencontre j’aurais manqué infailliblement le duc. Qui sait même si je fusse allée à Milan ?

Je retrouvai le duc Jean toujours le même, très large, très au-dessus des racontars, ne prenant sur toutes choses que sa raison pour juge. Il ne sembla point contrarié de me voir. D’ailleurs, il n’avait pas l’air d’un homme qui s’amuse « extra-muros » comme disait un « Colibri » de ma connaissance, dont j’aurai sans doute l’occasion de reparler plus tard.

— Enfin, me dis-je, je vais pouvoir retirer de mes malles mes pauvres effets !

Et je les mis à l’air.