Mémoires de Cora Pearl/36

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XXXVI

DON ALONZO ET LA PETITE HAVANAISE.


Le comte Alonzo habitait, je crois, Vincennes, vivant fort retiré, au milieu de la plus aimable ménagerie qu’on puisse imaginer : écureuils, chiens, oiseaux rares.

Un jour il se présente chez moi ; j’étais absente.

Ma femme de chambre, très jolie fille, lui demande ce qu’il désire.

— Mon Dieu, lui dit-il, d’un air très embarrassé, c’est bien simple.

— Quoi donc ?

— Oh ! c’est extrêmement simple ! — Mais dites-moi bien franchement : votre maîtresse n’est pas ici ?

— Voyons, monsieur, pourquoi mentirais-je ?

— Oui, au fait, pourquoi mentiriez-vous ? Voici la chose. Figurez-vous… c’est très drôle…

Mais il paraît que la chose était si drôle, qu’il n’osa pas en donner l’explication à la femme de chambre.

— Non, dit-il, je conterai cela à madame. Vous êtes trop jeune.

— Singulier monsieur ! pensa Clapotte, qui n’était guère plus âgée que moi-même. — Alors, monsieur, je ne dirai rien ?

— C’est ce que vous aurez de mieux à dire.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Qu’est-ce donc que cela ? ajouta-t-il en désignant un oiseau qui se trouvait en cage, dans un coin de l’antichambre.

— Ça ? c’est une perruche.

— Oh ! la vilaine bête ! — Je reviendrai demain.

Don Alonzo revint le lendemain, ainsi qu’il avait promis. Il tenait dans sa main une superbe cage, dans laquelle s’agitait quelque chose de très petit, de très frétillant, de très vert.

— Ah ! fit-il très étonné dès qu’il me vit. C’est vous, mademoiselle, qui êtes madame… ?

— Madame Cora Pearl, continuai-je sans lui laisser le temps de prononcer mon nom.

— Ah ! par exemple ! qui m’eût dit ?… Et, ajouta-t-il, toujours son chapeau d’une main, la cage de l’autre, ce joli petit animal est à vous ?

Don Alonzo regardait avec une attention profonde mon petit chien Loulou qui dressait les oreilles, ne voulant pas perdre un mot de la conversation.

— Me direz-vous enfin, lui demandai-je, le motif qui vous a fait venir chez moi, sans me connaître, et vous a empêché de dire à ma femme de chambre ?…

Il se mit à rire.

— Imaginez-vous, me dit-il, que je possède une petite chienne havanaise fort jolie, à laquelle je tiens comme à mes yeux — quand je vous regarde.

— (Profondément originaux ces Espagnols.)

— Mon plus vif désir était d’obtenir un rejeton de cette gentille souche. Je me suis donc mis en quête d’un sujet propagateur. Mon valet de chambre, au fait de mon intention, me tint alors à peu près ce langage :

— Monsieur le comte me permet-il de lui fournir un renseignement ? Le laitier de la maison a pour cliente une dame, laquelle possède un petit chien havanais ; qui ferait merveilleusement l’affaire de monsieur.

— Vite le nom de cette dame ! son adresse !

— La dame demeure rue de Chaillot, son nom est Cornapile. — Oh ! ces laitiers, ça falsifie jusqu’aux noms des gens ! — Me voilà parti ! J’arrive, vous étiez sortie : et devant votre soubrette je n’ose… Enfin ! cela se comprend. Voyez-vous ce monsieur venant demander à une jeune femme ?… Alors j’ai détourné subtilement la conversation ! Je me suis rabattu sur une affreuse perruche. Car elle était vraiment affreuse, votre perruche ! — Peut-être est-ce chez vous amour du contraste ?…

— Cette petite bête n’est pas à moi, mais à ma femme de chambre.

— Oh ! tant mieux ! me répondit Don Alonzo ! Tant mieux ! — Mais quelque grande qu’ait été mon erreur, je suis loin, ma chère dame, de m’en repentir. Je me demande seulement comment diable on a pu me comprendre, quand j’ai demandé imperturbablement madame Cornapil ! C’est qu’il n’y a pas à dire ! Tout le monde m’a compris et dans la rue, et dans la maison, partout !… C’est désolant ! Car enfin, on a beau habiter Vincennes et être Espagnol !…

— Un léger accent étranger vous excuse, lui dis-je, pour calmer son désespoir.

— Excusez ma surprise, madame ! Ce que c’est pourtant que de vivre comme un loup ! Ah ! maudit laitier ! Fiez-vous donc à ce monde-là ! C’est lui qui a fait tout ce potin avec mon domestique. Mille pardons ! mademoiselle. Mais puisque j’ai eu la bonne fortune de vous voir, permettez-moi de vous faire très humblement hommage de cette cage et de sa locataire. L’une et l’autre remplaceront avantageusement la boîte massive et le vilain oiseau que j’ai entrevus hier dans votre antichambre.

L’offre était faite avec tant de bonhomie, les excuses présentées avec une franchise si naïve, que je ne crus pas devoir refuser.

— Je suis, me dit mon visiteur, le comte Alonzo, puis-je me flatter que vous daignerez me ranger au nombre de vos admirateurs ?…

Telle fut l’origine de notre liaison qui ne devait pas durer aussi longtemps que la vie de la perruche. Des intérêts politiques rappelèrent au bout de deux mois le comte dans son pays, où il n’avait plus de parents, mais un nombre considérable d’amis.

— Non ! me répétait-il souvent, je ne pardonnerai jamais à cet imbécile de laitier sa Cornapil !

Moi j’ai pardonné à Don Alonzo sa démarche intéressée, en faveur d’un repentir dont il m’a donné les preuves les plus satisfaisantes. Ai-je besoin de dire que le havanais, prêté par moi, m’avait été fidèlement rendu, avant le départ du comte ?