Mémoires de Crispi - Les Origines de la Triplice

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Mémoires de Crispi - Les Origines de la Triplice
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 721-762).
MÉMOIRES DE CRISPI[1]

LES ORIGINES DE LA TRIPLICE

M. Th. Palamenghi-Crispi, ancien membre du Parlement italien, a bien voulu nous donner communication de l’un des principaux chapitres d’un ouvrage en plusieurs volumes, édité par ses soins, et qui va paraître prochainement en Italie sous le titre de : Mémoires et documens relatifs à la biographie de Francesco Crispi. Ainsi qu’on pourra le voir, c’est bien la genèse historique de la Triplice qui nous est, pour la première fois, dévoilée dans cette série de documens au jour le jour. Ces fragmens du Journal intime de Crispi, lettres écrites ou reçues par lui, constituent pour nous le récit complet d’une importante « mission » politique dont le prétexte officieux et le véritable objet ressortiront d’ailleurs assez clairement de la lecture des trois premières lettres de la série.


I. — LA MISSION
M. Melegari, ministre des Affaires étrangères, à M. S. E. F. Crispi, président de la Chambre des Députés.


Rome, 25 août 1817.

Très honoré monsieur le Président,

Dès l’année 1861, M. Mancini a proposé à S. Exc. le baron Ricasoli, alors président du Conseil des ministres, de commencer une série de démarches auprès des divers gouvernemens européens, afin de se mettre d’accord sur la stipulation d’un code international destiné à régler la condition juridique des citoyens des pays respectifs, ainsi que les droits civils dont pourront jouir ces citoyens par rapport, aux législations en vigueur dans les divers États. Les circonstances, à ce moment, n’ont point permis de donner suite à un tel projet. Mais le gouvernement italien, ne s’inspirant que de sentimens de civilisation et de progrès, n’a pas hésité à sanctionner, dans son propre Code civil de 1865, à l’article 3, le principe de l’admission de tous les étrangers à jouir, en Italie, des droits civils attribués aux citoyens du royaume.

Cependant, pour que ce principe pût vraiment devenir fécond en conséquences utiles et générales, on ne saurait trop désirer qu’il fût sanctionné par les législations des autres États, et réciproquement garanti au moyen d’accords internationaux…

Et puisque Votre Excellence a l’intention de visiter les capitales de plusieurs grands États européens, je lui serais reconnaissant si, dans ses entretiens avec les personnages influens et compétens avec lesquels Votre Excellence se trouvera en rapports, Elle voulait bien rechercher si ces gouvernemens seraient disposés à reprendre les négociations jadis interrompues. Votre Excellence a pris tant de part à la rédaction des lois qui règlent les rapports civils en Italie que, mieux que personne, Elle saura faire ressortir l’utilité de nos propositions.

En remerciant d’avance Votre Excellence de ce qu’elle pourra faire, je profite de l’occasion pour lui renouveler l’assurance de ma haute considération.

MELEGARI.


Turin, 26 août. — Le matin, à 11 heures, visite au Roi.


Turin, 27 août. — À 10 heures du matin, nouvelle visite au Roi.


Turin, 27 août 4877.

Mon cher Depretis[2].

Comme je te l’ai télégraphié, je partirai pour Paris ce soir à 8 h. 50. A la gare, je rencontrerai Bargoni, qui me remettra ta lettre.

Le Roi m’a fait appeler, et je suis resté longtemps avec lui… Il n’a nul espoir d’une combinaison pouvant résulter de la présente guerre d’Orient. Il croit, lui aussi, qu’il est trop tard, et qu’il n’y a plus là de place à prendre pour nous. Toutefois, il me recommande de faire tout le possible pour nous permettre d’entrer dans l’affaire avec quelque profit. Son langage a été tout différent pour l’autre tentative, celle qui constitue l’objet véritable de mon voyage. Le Roi sent vivement le besoin de couronner sa carrière par une victoire pouvant donner à notre armée la force et le prestige qui lui manquent aux yeux du monde. C’est là un langage de soldat, et je le comprends. Le même désir enflammait notre pauvre Bixio, mort si misérablement sans avoir pu combattre une dernière fois pour la gloire de notre pays !

J’ajouterai que le Roi a pleinement raison. Si, en 1866, les généraux ne nous avaient pas manqué, et si nous avions été victorieux en Vénétie et sur l’Adriatique, les Autrichiens n’oseraient pas parler et écrire de nous comme ils le font. L’armée italienne aurait en Europe l’autorité qui présentement lui fait défaut, et la parole de l’Italie revêtirait une importance plus grande auprès des divers Cabinets.

Efforçons-nous donc, s’il est possible, de combler cette lacune ; et, puisque nous nous croyons de bons diplomates, faisons-nous valoir afin que notre patrie puisse prouver, à ceux qui ne la respectent pas suffisamment, qu’elle est quelque chose dans le monde.

Je t’écrirai aussitôt que je pourrai te donner des nouvelles de Paris… Ton tout dévoué.

F. CRISPI.

Le soir à 8 h. 50, je pars pour Paris, après avoir reçu la lettre suivante de Depretis.

PRÉSIDENCE DU CONSEIL DES MINISTRES


Rome, 27 août 1817.

Excellence,

J’ai fait connaître à S. M. que Votre Excellence aviez la bonté d’accepter la mission qui vous était confiée par le ministère, et dont l’objet était de rouvrir des démarches auprès des principales puissances afin de faire prévaloir, dans leurs législations respectives, les principes libéraux déjà sanctionnés dans notre Gode civil italien. Mais le désir de notre auguste souverain est que, profitant de son voyage à l’étranger, Votre Excellence assume, en outre, une mission spéciale et confidentielle auprès du gouvernement de Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne.

Le gouvernement allemand, ces temps derniers, a sondé le gouvernement italien touchant la possibilité de l’établissement d’une union plus intime entre les deux Etats, et le ministre des Affaires étrangères d’Italie n’a pas hésité à exprimer son adhésion au projet d’une union de commune défense. Aujourd’hui, S. M., pleinement d’accord avec le soussigné, éprouve le besoin de resserrer d’un lien plus étroit les rapports amicaux de l’Italie avec l’Allemagne, et désire que Votre Excellence fasse connaître à S. A. le prince de Bismarck combien il serait à propos d’en arriver à un accord concret et complet au moyen d’un traité d’alliance qui, appuyé sur les intérêts communs des deux Etats, pourvût à toutes les éventualités…

Votre Excellence connaît pleinement les principes qui dirigent la politique italienne, et il serait superflu de les lui rappeler. L’Allemagne et l’Italie n’ont pas d’intérêts contraires, et les deux nations doivent être également résolues à défendre l’édifice de leur unité nationale ainsi que leurs libertés politiques et civiles. Pour l’Italie, l’objet principal est celui de mettre à l’abri de toute agression ennemie les biens inestimables que nous avons acquis, et les principes sur lesquels est fondée son existence.

Que Votre Excellence s’efforce d’exprimer et d’expliquer, tout confidentiellement, à S. A. le prince de Bismarck les désirs de S. M. ainsi que de son gouvernement, et de lui attester en même temps notre reconnaissance pour la bienveillance qu’il a toujours témoignée à l’égard de l’Italie.

Que Votre Excellence veuille recevoir l’expression de ma haute estime, et me croire toujours son très dévoué.

A. DEPRETIS.


II. — PARIS
A M. Depretis, président du Conseil des ministres.


Paris, 2 septembre 1877.

Excellence,

J’ai été reçu hier par le ministre des Affaires étrangères.

L’heure tardive ne m’a point permis de rapporter immédiatement à Votre Excellence notre longue conversation, qui a roulé sur divers sujets relatifs aux deux pays.

Le duc Decazes a commencé par me remercier de notre attitude à l’occasion de la question faite à la Chambre par le député Savini. J’ai répondu que Chambre et Gouvernement n’ont rien fait que leur simple devoir, car il ne pouvait assurément pas être permis qu’à la tribune italienne on discutât et critiquât les affaires intérieures de la France ; et j’ai exprimé l’opinion que les ministres français, à Versailles, auraient agi de la même façon envers nous.

S. Exc. en est venue de là à m’entretenir de la nécessité d’un accord complet entre les deux nations ; et sur ce point Elle a insisté longuement, en s’efforçant de me démontrer de quelle façon la France ne pouvait avoir pour nous que des sentimens d’amitié. Au-delà des Alpes, — m’a dit S. Exc., — se trouve une nation à laquelle la France est liée par des intérêts économiques, moraux et politiques ; et ce serait un vrai crime de troubler l’harmonie qui doit exister entre les deux peuples. S. Exc. a cependant mentionné, comme un élément de dissension possible, l’existence chez nous d’un parti qu’elle a appelé « prussien : » mais elle l’a fait très gracieusement, en me laissant apercevoir son désir que cette opinion ne laissât dans mon esprit aucune impression désagréable.

A mon tour, j’ai déclaré tout de suite que, dans notre pays, nous étions Italiens ; que tous sans distinction de parti, — et en exceptant seulement les cléricaux, — nous n’avions d’autre intérêt que celui de la nation ; et, que ce serait une erreur de présumer que nous pussions ou voulussions gouverner en suivant les conseils ou en subissant l’influence d’un gouvernement étranger quelconque. En ce qui concerne la France, tout nous porte à éprouver pour elle et à lui témoigner une sincère amitié : les traditions de la civilisation, l’éducation, les études, les lois, le commerce, nous unissent à elle, et rien ne sera jamais fait de notre part pour rompre le lien qui unit naturellement les deux nations.

S. Exc. a alors repris en me disant qu’elle ne parvenait pas cependant à s’expliquer l’objet de nos arméniens, et surtout des fortifications de Rome décidées dans ces derniers temps ; puis Elle est revenue de là au thème des intentions tout à fait pacifiques de son ministère, et ma affirmé que, en France, aucun des partis capables d’être appelés au gouvernement ne commettrait la folie de faire la guerre à notre pays. Les temps sont passés, — a ajouté le ministre, — où nous portions nos idées dans les autres pays avec les armes. Depuis nos désastres, nous avons appris qu’il y a d’autres moyens à employer pour faire valoir dans le monde nos propres opinions.

Là-dessus, j’ai cru devoir expliquer la conduite de notre gouvernement, et j’ai dit que tout ce que nous faisons aujourd’hui n’avait rien d’exceptionnel. L’Italie a besoin de paix, parce qu’elle a besoin d’accomplir ses réformes administratives et financières, de développer et de consolider ses institutions publiques. Pour ce qui est de l’armée, nous nous bornons à en transformer et à en compléter l’armement, et il nous faudra encore bien des années pour atteindre ce but. Les fortifications de Rome, d’autre part, ne sont nullement un fait spécial, mais font partie d’un ensemble de dispositions pour la défense territoriale de l’Etat. J’ai rappelé que, depuis la constitution du royaume, une commission avait été nommée, sous la présidence de S. A. R. le prince de Carignan, chargée d’étudier un système de fortifications qui répondît aux conditions nouvelles de la Péninsule. J’ai dit que ces études étaient déjà terminées, que depuis plusieurs années notre Parlement avait voté les sommes nécessaires, mais que rien encore n’avait été fait, et que jusqu’aujourd’hui, restaient intactes les fortifications élevées par les princes déchus avec des intentions et des objets contraires à l’ordre actuel des choses. Puis j’ai montré que les fortifications de Rome rentraient dans notre plan général de défense nationale, et j’ai conclu que la France n’avait nul motif de s’alarmer, tous ces travaux n’étant aucunement une démonstration hostile à son égard, et ne pouvant pas être interprétés comme tels.

S. Exc. a paru se rendre à mes argumens ; et lorsque je l’ai vue aussi bien disposée, j’ai cru l’occasion favorable pour transporter notre entretien sur un autre sujet, celui de l’application à nos concitoyens, sur le territoire de la République, des dispositions de l’article 3 de notre Code civil.

J’ai expliqué l’objet et les origines de cet article, raconté les tentatives entamées naguère pour en faire accueillir les principes en France, au moyen d’une convention internationale ; et enfin j’ai fait allusion à la jurisprudence de nos Cours suprêmes, qui, dès maintenant, avaient commencé à appliquer aux Français en Italie l’article XIV du code Napoléon. Je n’ai pas omis non plus d’établir que, sûrement, un traité sanctionnant un tel progrès produirait chez nous un excellent effet.

Le ministre m’a écouté avec une attention bienveillante, et s’est déclaré prêt à négocier. Il m’a dit qu’il allait rechercher les précédons et les étudier, afin que nous pussions, une autre fois, nous entretenir à fond de la question et aboutir à une conclusion. Lui aussi, il reconnaît la nécessité que l’article 3 de notre Code civil soit admis en France en faveur des Italiens ; et il m’a promis de mettre tout en œuvre pour que notre demande se trouve satisfaite.

Dans ces paroles de S. Exc. apparaissait clairement le désir de prouver, par des actes nouveaux, que la France nous est et nous sera amie ; et c’est encore à cette fin que S. Exc. m’a parlé de l’empressement avec lequel son gouvernement avait consenti à la signature du traité de commerce. Elle m’a dit que, d’ailleurs, nous nous reverrions bientôt.

J’ai été pleinement satisfait de l’attitude du duc Decazes et de l’ensemble de ses paroles. Il faudrait vraiment le supposer un bien grand simulateur pour douter de son langage. Il n’a fait que se louer de notre gouvernement ainsi que de notre peuple, et s’est montré plein d’admiration pour notre Roi. Il m’a dit que nous avions fait preuve d’une grande sagesse politique, et que notre conduite avec le Vatican avait été correcte. Là-dessus je crois devoir rapporter à Votre Excellence une opinion qu’il a exprimée devant moi et dont l’importance n’échappera pas à votre sagacité. Le duc Decazes s’est dit convaincu, — et m’a déclaré l’avoir répété à ses collègues, — que, à la mort du Pape, le conclave fonctionnerait au Vatican avec toute la plénitude de sa liberté. Il a ajouté que tel serait aussi l’avis du cardinal Guibert, depuis son retour de Rome.

Et maintenant je termine cette longue lettre en me disant, de Votre Excellence,

Le très dévoué et affectueux ami.

F. CRISPI.


Paris, 5 septembre 1877.

Mon cher Depretis[3],

Le 2 du mois courant, je t’ai envoyé une lettre officielle, à laquelle fait suite et complément la lettre ci-jointe. Je l’ai écrite de telle façon que tu pourras, si tu veux, après en avoir pris copie, la remettre au ministre des Affaires étrangères. Et maintenant, laissons de côté le patois officiel, et causons en vieux amis et patriotes !

J’ai vu les principaux hommes politiques d’ici, et notamment Gambetta, avec qui je suis resté longtemps, et avec qui j’ai dîné le 3 de ce mois. J’ai pu ainsi me faire une opinion exacte des choses françaises, et en connaître, autant que possible, les intentions.

La France traverse une crise terrible, dont il est difficile de prévoir la fin. Le gouvernement actuel représente une minorité imperceptible ; mais il reçoit l’inspiration d’un comité bonapartiste, audacieux et sans scrupules ; et il a dans son sein une paire d’individus, eux aussi, audacieux et sans scrupules.

Les républicains se disent assurés de la victoire aux prochaines élections générales ; et la même opinion a été exprimée devant moi, il y a deux jours, par certains conservateurs qui m’ont déclaré franchement : Nous serons battus. Je doute que ces convictions se maintiennent après la mort de M. Thiers, arrivée avant-hier ; ou tout au moins je doute que l’importance de la victoire républicaine puisse être telle qu’on la prévoyait avant cette fatale catastrophe. Mais si la défaite du gouvernement se produit pourtant, que verrons-nous à la réunion des Chambres ?

M. Tbiers me disait, dans notre entretien du 31 août, qu’après cette réunion, les ministres et le Président de la République donneraient leur démission, et qu’alors les deux Chambres, réunies en Congrès national, nommeraient un nouveau président. Gambetta, précédemment, m’avait dit la même chose.

Mais en adviendra-t-il ainsi maintenant que la mort de Thiers fait disparaître le candidat dans lequel avaient pleine confiance les conservateurs qui ont accepté la République ? Les républicains répondent que oui, et, à lire leurs journaux, on en déduirait que, après la très grave perte que vient de subir le pays, tout continuera régulièrement et suivant leurs désirs.

Je l’espère et le souhaite : mais ma foi est bien ébranlée. Et si les ministres et le président ne veulent pas se démettre ?

Les républicains déclarent qu’ils refuseront de voter le budget.

Et si le gouvernement fait un coup d’Etat ?

Thiers ne le craignait point, et parce que l’armée ne s’y prêterait pas, et parce que Mac Mahon en est incapable, par pauvreté d’intelligence et de moyens personnels. Gambetta ajoute que, au cas d’un coup d’Etat, l’armée se diviserait en deux camps, et qu’il pourrait en résulter la guerre civile.

Quoi qu’il en soit, et quels que puissent être les événemens, considérons-les de notre point de vue italien :

Les républicains et les réactionnaires affirment pareillement qu’ils veulent être amis avec l’Italie, et qu’ils ne tenteront rien contre elle. Je le crois pour ce qui est des premiers, j’en doute pour ce qui est des seconds.

J’en doute pour ce qui est de ceux-ci parce que le comité dont s’inspire l’Elysée est clérical, et parce que l’organe des réactionnaires est le Figaro, qui a tant insulté notre pays et notre Roi…

Je ne dis pas que dès demain ils nous feront la guerre, parce que tous les partis politiques, sans exception, ont une peur salutaire du prince de Bismarck, qui, croient-ils, ne nous laisserait pas seuls. Mais il n’en est pas moins certain qu’ils en chercheraient l’occasion, et saisiraient le moindre prétexte pour commencer une querelle avec nous.

Et voici ce qu’il m’a été donné de constater : dans toutes les classes de la nation s’est enracinée l’opinion que l’Italie veut faire la guerre à la France. J’ai combattu cette opinion devant tous ceux qui me l’ont manifestée ; mais force m’a été de comprendre que ceux qui ont été les premiers à la répandre ont eu en tête de se préparer ainsi un motif auprès du peuple français, pour légitimer la guerre au cas où eux-mêmes, un jour, nous attaqueraient. En tout cas il est sûr que les Français continuent leurs arméniens, et que tous les établissemens privés fabriquent des armes de tous genres pour le ministère de la Guerre. Pensons donc à nos intérêts, et tenons-nous prêts pour toutes les éventualités !

Réponds-moi à Londres, par l’entremise de l’Ambassade, ne serait-ce que pour me donner la certitude que mes lettres le sont bien arrivées.

A toi de cœur.

F. CRISPI.


A M. Depretis, président du Conseil des ministres.


Paris, 5 septembre 1877.

Excellence,

Avant de quitter Paris, je me sens en devoir de vous rendre compte de la suite de mes relations avec le gouvernement français.

Le duc Decazes, le lendemain de notre entrevue, est venu me rendre visite. J’étais absent, et ainsi nous n’avons pas pu nous voir. Ce même jour, le 31 août, j’étais allé à Saint-Germain-en-Laye, chez M. Thiers, qui, comme Votre Excellence a pu l’apprendre par les dépêches, est mort avant-hier.

Le ministre des Affaires étrangères, se trouvant forcé de quitter Paris, a envoyé l’un de ses secrétaires à M. Ressmann, le premier secrétaire de l’ambassade italienne, pour se dégager de la promesse à moi donnée au sujet des négociations demandées relativement à l’article 3 de notre Gode civil. Ressmann et ledit secrétaire se sont vus le 2 septembre, et se sont entretenus du sujet en question.

S. Exc. le duc Decazes m’a fait savoir que, ayant examiné avec soin ce que nous demandions, il a dû se convaincre que l’application de l’article 3 de notre Code civil aux Italiens en France ne pourrait se faire que par une réforme introduite dans la législation française, et qu’à cela serait indispensable le concours du Parlement. Pour l’heure, le ministre ne saurait s’occuper de cette réforme ; plus tard, on en pourrait parler, mais il conviendrait pour cela que l’Italie prît l’initiative des négociations par les voies officielles. Le duc Decazes n’est pas un simulateur, mais un homme faible. Selon toute vraisemblance, il aura parlé de la chose avec M. de Broglie, ministre de la Justice, qui présentement a tout autre chose en tête que le Code civil.

Je profite de cette occasion pour me dire de nouveau, etc.

F. CRISPI.


Paris, 9 septembre.

Mon cher Depretis,

J’ai reçu hier ton télégramme, dont la traduction donne ceci : « J’approuve complètement tout ce que tu as fait et je crois bon que, sans aller à Londres, tu te rendes sur-le-champ à Berlin. »

Mardi, à 3 heures du soir, je partirai pour Berlin, où j’arriverai le lendemain à 7 h. 45 du soir. Si je le juge nécessaire, à mon retour je passerai par Bruxelles et Londres. Je me réglerai sur les nécessités de la situation.

Je serais parti encore plus tôt, si je n’avais pas été un peu indisposé. Depuis huit jours j’ai été dérangé de telle façon que j’ai dû recourir à un médecin. Aujourd’hui je vais mieux, et j’espère pouvoir faire le voyage sans incommodité.

Ici, hier, la journée s’est passée très tranquillement. On craignait que les funérailles de Thiers ne fournissent prétexte à des désordres. Le calme du peuple fut vraiment admirable. Quelques cris de Vive la République ! Honneur à Thiers ! Vive Gambetta ! et tout a procédé dans l’ordre.

Si le Parisien perd l’habitude de courir aux barricades, et prend celle de se conduire en obéissance aux lois, la cause de la liberté triomphera en France, et deviendra un gage de paix pour l’Europe. Aux funérailles ont pris part tous les représentans étrangers, comme aussi ton ami soussigné, par invitation spéciale de la famille Thiers.

Si tu veux m’écrire, adresse tes lettres à Berlin, à l’ambassade italienne.

Mes hommages à ta femme, et crois-moi toujours ton bien affectueux

F. CRISPI.


9 septembre. — Déjeuner chez Emile de Girardin. Gambetta y est venu.


A Sa Majesté le roi d’Italie.


Paris, le 11 septembre 1877.

Sire !

Avant de quitter Paris, je me sens tenu de rendre compte à Votre Majesté de la première partie de mon voyage, et, tout au moins, de lui résumer les impressions que j’en emporte.

Je suis arrivé dans cette ville le 28 août, à 6 heures de l’après-midi, et j’en repartirai demain. J’ai vu le ministre Decazes et les principaux hommes politiques français, dynastiques et républicains.

Tous rendent justice à la loyauté et à la grande sagesse de Votre Majesté, à la bonté et à l’intelligence de notre peuple. Tous estiment que les Italiens sont doués d’un grand bon sens politique, et heureux d’avoir un Roi qui a su comprendre leurs aspirations et qui, parmi tant de difficultés, les a admirablement conduits à bon port. Mais au fond de ce splendide tableau apparaît un point noir, sur lequel il convient que soit appelée noire attention.

Les Français se défient de nous, et, en même temps, nous soupçonnent de nous défier d’eux.

Ils se défient de nous, et plus d’un croit, ou feint de croire, que l’Italie a l’intention de faire la guerre à la France. S. Exc. le ministre Decazes lui-même ne m’a pas exprimé clairement cette opinion, mais il m’a parlé avec beaucoup d’intérêt de nos arméniens et des fortifications de Rome, et a paru regarder ces fortifications comme ayant un objet anti-français.

Dans mes entretiens avec ledit ministre et avec les autres personnes qui m’ont parlé de ce sujet, j’ai déclaré que l’Italie a besoin de paix, et que, en réorganisant l’armée et en nous fortifiant, nous n’avons nullement l’intention de faire la guerre, mais bien de pourvoir aux moyens de défense de notre territoire.

Le roi d’Italie, ai-je dit et répété, fidèle aux traités et aux conventions internationales, n’a jamais donné ni ne donnera jamais l’exemple d’un manquement à son devoir ; mais, fort de son droit, il exige seulement que celui-ci soit respecté.

Les Français soupçonnent que nous nous défions d’eux ; et, pour dissiper les doutes qu’ils croient pouvoir exister dans notre esprit, ils s’efforcent de nous témoigner la meilleure amitié. Le duc Decazes a été très explicite sur ce sujet ; il m’a dit et répété qu’aucun des partis politiques qui peuvent prétendre au gouvernement de l’Etat ne commettrait la folie de faire la guerre à l’Italie. Il y a bien, a-t-il ajouté, les partis extrêmes qui peut-être oseraient la tenter : mais ceux-là n’ont aucune chance de gouverner, et puis ils n’auraient personne pour les suivre dans le pays.

Je suis également de l’opinion du duc Decazes, et je crois vraiment que la France, en ce moment, ne suivrait pas ces partis, auxquels S. Exc. elle-même se rattache d’ailleurs, comme je n’ai pas besoin de le rappeler à Votre Majesté ; mais, dans l’histoire de ce pays, l’inconnu est un monstre dont nous devons toujours avoir peur, et comme la France ne peut jamais être sûre du lendemain, la prudence nous impose de penser à nos intérêts futurs.

La France subit en ce moment une crise dont la solution est encore incertaine. Républicains et gouvernans se disent sûrs de leur fait ; et les uns et les autres emploient tous les moyens en leur pouvoir pour remporter la victoire.

Je ne m’occuperai pas de l’hypothèse d’un succès des gouvernans actuels. Ses conséquences sont faciles à prévoir : Mac Mahon irait jusqu’en 1880, achevant ainsi son septennat, avec le projet de demander, durant la dernière année de sa présidence, une révision de la Constitution dans un sens monarchique. Mais je veux examiner surtout le cas où la victoire viendrait aux républicains.

Si les républicains étaient victorieux, quelle serait la conduite de ceux qui ont été les auteurs de l’acte du 16 mai ? Feraient-ils un coup d’Etat ? Et, s’ils le tentaient et y réussissaient, qui en recueillerait les bénéfices ?

Le Cabinet est composé d’orléanistes et de bonapartistes ; et si tous conspirent d’accord pour la destruction de la République, chacun des partis travaille pour le triomphe de sa dynastie préférée.

Dans le pays, cependant, le parti qui a la plus grande vitalité après les républicains est le parti bonapartiste, qui est aussi le plus audacieux. Mais peu importe cela ; et comme il faut que l’un des deux succombe, au cas d’un coup d’Etat, le plus fourbe des deux saura bien se défaire de son compétiteur.

Or, celui des deux qui vaincra, — et nous supposerons que, après sa victoire, il pourra assumer sans obstacle le gouvernement de la France, — celui-là devra son triomphe à l’armée et au clergé. L’armée et le clergé, étant les deux forces dont se sera prévalu le vainqueur, auront des exigences auxquelles il faudra donner satisfaction.

Ce que demande le clergé, tous le savent : le retour au passé, et ce retour a pour première condition le rétablissement du pouvoir temporel du Pape. L’armée, à son tour, voudra reconstituer, par une victoire, son prestige perdu dans la dernière guerre avec l’Allemagne ; Et il est facile de comprendre que le terrain qui convient le mieux à la réaction, et où elle croit pouvoir trouver un succès facile, ce terrain est notre Italie.

Toutes ces conjectures où je me livre s’évanouiraient si la France renonçait à ses mauvaises habitudes, se mettait à constituer un régime de liberté, et abandonnait pour toujours le vilain jeu des révolutions et des coups d’Etat, dont rien ne peut résulter de stable et de durable, — la violence, en notre temps, ne pouvant plus être un bon mode de gouvernement. Mais nous, cependant, nous devons nous régler et prendre nos mesures comme si était possible la confirmation des hypothèses formées par moi. Malheur à nous, si un changement en France ne nous trouvait pas prêts à défendre le trône italien et l’indépendance nationale !

Je ne dois pas cacher à Votre Majesté que les républicains tiennent pour impossible un coup d’Etat. Ils sont d’avis que Mac Mahon manque de l’intelligence et des moyens moraux nécessaires pour un acte aussi audacieux, et que d’ailleurs l’armée ne s’y prêterait pas. Tel était également l’avis de M. Thiers, que j’ai vu le 31 août, trois jours avant sa mort, et qui m’a parlé très respectueusement de Votre Majesté.

J’ai rempli mon devoir en rapportant tout cela. Durant les vingt-neuf années de son règne, Votre Majesté a su, avec son intelligence et son courage, surmonter des difficultés bien plus graves que celles que j’ai prévues, et éviter des périls bien plus grands. Sa raison, son expérience, lui suggéreront ce qu’il conviendra de faire en prévision des événemens, après avoir entendu les conseillers responsables de la Couronne.

Que Votre Majesté me permette, maintenant, de clore la présente lettre, en me disant, avec toute soumission et tout affectueux respect… etc.

F. C.


III. — BERLIN ET GASTEIN

12 septembre. — Départ pour Berlin, via Bruxelles, à 2 h. 45. Nuit à Bruxelles.

11 septembre. — Arrivée à Berlin à 7 heures du matin. A midi et demie, visite au baron Holstein, du ministère des Affaires étrangères, et de là, au comte de Bülow, secrétaire d’Etat. Le comte de Launay, ambassadeur d’Italie, vient me trouver à 3 heures et demie. Nous visitons le Reichstag. J’écris au président Bennigsen.

15 septembre. — Rod. de Bennigsen me télégraphie de Hanovre : Je viendrai cette nuit Berlin, pour avoir l’honneur et le plaisir d’être avec vous.

Je vais avec Launay chez Leonhardt, ministre de la Justice du royaume de Prusse, qui nous renvoie, pour plus de compétence, à Friberg, président de la Commission allemande de justice. Je parle à celui-ci de l’adoption en Allemagne de l’article 3 du Code civil italien. Il serait ravi de l’admettre ; mais, seul, Bismarck est à même de surmonter les difficultés.

Je pars à 8 heures du soir pour Munich, de la gare d’Anhalt. A minuit, je suis à Leipzig.

16 septembre. — J’arrive à Munich à midi et demie. J’en repars une heure après pour Salzbourg, où je passe la nuit à l’Hôtel de l’Europe.

17 septembre. — Départ à 9 h. 45 du matin pour Lend ; de là à Gastein, où j’arrive à 6 heures.

Arrivé à Wildbad à 6 heures du soir, j’en avise le prince de Bismarck, en lui envoyant une carte de visite, et puis, immédiatement après, un billet ainsi conçu :


Hôtel Straubingen, 6 h. 40 du soir.

Altesse,

Dans le doute que vous n’ayez pas encore reçu ma carte, je vous écris ces quelques lignes pour vous prier de vouloir bien me fixer l’heure dans laquelle je pourrai avoir l’honneur de vous voir[4].

En attendant, etc. Le prince de Bismarck envoie aussitôt son secrétaire pour s’excuser de ne pouvoir pas venir en personne, à cause de sa mauvaise santé, et pour me faire savoir qu’il peut me recevoir sur-le-champ.

Le prince de Bismarck demeure sur la rive droite, dans une modeste maison appartenant à l’hôtel Straubingen, où nous arrivons en quelques minutes. On me fait monter au premier étage. Le prince est dans son cabinet, qui donne sur le palier, vis-à-vis de l’escalier. Dans la pièce se voient quelques sièges, une table, un magnifique poêle de porcelaine ; et, étendu tout près de son maître, un superbe chien. Sur la table repose un petit pistolet à crosse blanche.

Dès que la porte s’ouvre, le prince se lève et vient au-devant de moi en m’offrant la main.

— Je suis heureux, Altesse, de pouvoir faire votre connaissance personnelle.

— Nous nous connaissons de longtemps !

— Oui, Altesse ; mais c’est aujourd’hui seulement que j’ai le bonheur de vous voir et de vous serrer la main. Étant venu en Allemagne, je ne pouvais en repartir sans vous avoir offert les saluts de mon roi, et je vous remercie cordialement de m’avoir autorisé à venir vous trouver jusqu’ici.

— Quelles nouvelles m’apportez-vous d’Italie ? Avez-vous été en France ? Que dit-on à Paris ?

— A Rome, on se préoccupe de la probabilité d’une guerre, au cas où les prochaines élections politiques françaises donneraient la victoire au parti réactionnaire. Et puis nous ne sommes plus aussi sûrs de l’Autriche, dont la conduite n’est pas du tout amicale à l’égard de notre gouvernement. Vous nous avez fait dire, par la baronne Keudell, que vous voudriez resserrer de plus en plus les liens d’amitié avec notre pays ; et c’est pourquoi je suis venu, sur l’ordre du Roi, pour vous parler de plusieurs choses.

La première est d’un intérêt tout particulier pour l’Italie et l’Allemagne ; les autres sont de nature internationale.

Je commence par celle qui ne regarde que nous et vous.

Je ne sais pas s’il ne conviendrait pas de retoucher notre traité de commerce de décembre 1865. Je suis absolument convaincu que, après l’ouverture du Gothard, les relations entre nos pays seront plus fréquentes, et que, par suite, il sera utile de mettre les citoyens des deux pays dans des conditions telles qu’ils ne trouvent pas d’obstacles à leur commerce et à tous les actes de la vie privée. À cette fin, mon gouvernement désirerait que Votre Altesse acceptât un traité par lequel les Allemands en Italie et les Italiens en Allemagne seraient placés dans un état de véritable égalité avec les nationaux dans l’exercice des droits civils.

Passons maintenant à des sujets d’un intérêt plus grand, et sur lesquels je m’expliquerai en peu de mots.

Je suis chargé de vous demander si vous seriez disposé à stipuler avec nous un traité d’alliance éventuelle, pour le cas où nous serions contraints à nous battre avec la France ou avec l’Autriche.

Mon Roi voudrait, en outre, se mettre d’accord avec l’Empereur pour la solution de la Question d’Orient.

— J’accepte de tout cœur la proposition d’un traité qui mette les Italiens en Allemagne et les Allemands en Italie sur le même niveau que les nationaux, et qui établisse pour les uns et les autres une égalité parfaite dans l’exercice de leurs droits civils. Toutefois, je ne puis le faire sans en avoir d’abord parlé à mes collègues. Un traité de ce genre me convient d’autant plus que ce serait une manifestation publique de notre accord avec l’Italie.

Passons maintenant au reste.

Vous connaissez nos intentions. Si l’Italie était attaquée par la France, l’Allemagne s’en estimerait solidaire, et s’unirait à vous contre l’ennemi commun. Pour un traité à cette fin, nous pourrons nous entendre. Mais je me plais à espérer que la guerre ne sera pas rendue nécessaire, et que nous pourrons maintenir la paix. La République ne peut vivre en France qu’à la condition d’être pacifique ; et, si elle cessait de l’être, elle courrait risque de se perdre. A mon avis, la guerre ne serait possible qu’au cas d’un retour de la monarchie.

Les dynasties, en France, sont nécessairement cléricales, et parce que le clergé y est inquiet et puissant, et parce que le Roi, afin de faire illusion au peuple, a besoin d’être batailleur : d’où il résulte que les dynasties sont contraintes de chercher querelle aux voisins. Il en a été ainsi toujours, en tous les temps, et vous en trouveriez maints exemples, à commencer par le règne de Louis XIV.

Pour l’Autriche, la position est tout autre. Je ne puis supposer le cas où l’Autriche nous serait ennemie ; et je vous dirai franchement que je ne veux pas même prévoir cette éventualité.

Demain, je dois me rencontrer avec le comte Andrassy, et, en causant avec lui, je veux l’assurer en confiance que je n’ai d’engagemens avec personne, et que je lui serai ami.

La guerre russo-turque a été faite contrairement à toutes prévisions, et cependant l’Autriche n’a pas eu besoin de passer la frontière. J’espère que ce besoin ne viendra pas pour elle, et que la lutte sera circonscrite entre les deux combattans, et pourra rester localisée. Nous tenons à ce que l’Autriche et la Russie soient amies, et nous chercherons à les maintenir telles.

On peut discuter les diverses hypothèses suivant lesquelles il convient de résoudre la Question d’Orient ; et l’on peut aussi déterminer certains critères pour procéder d’accord. Mais il faut convenir que l’armée russe n’a pas été heureuse jusqu’ici, et qu’on ne saurait prévoir quand arrivera la fin de la guerre.

Le Tsar aura encore à faire de grands efforts. Si l’armée russe était finalement vaincue, le Tsar pourrait avoir des ennuis chez lui.

Quoi qu’il en soit, c’est une affaire qui le regarde : mais je dois vous avouer que, dans cette Question d’Orient, l’Allemagne n’a aucun intérêt, et que, pour nous, n’importe quelle solution sera toujours acceptable, pourvu qu’elle ne trouble pas la paix européenne.

— J’admire votre franchise, — répondis-je, — et je puis vous assurer que moi-même, à votre place, je ne parlerais pas autrement.

Il reste donc entendu que nous ferons une convention pour assurer aux Allemands en Italie et aux Italiens en Allemagne l’exercice des droits civils, de la même façon qu’en jouissent les nationaux. À cette convention pourrait servir de base l’article 3 du Code civil italien, qui accorde ce bénéfice aux étrangers.

Nous sommes également d’accord pour ce qui concerne la France.

Pour le reste, permettez-moi maintenant de vous soumettre quelques questions :

Croyez-vous que l’Autriche vous soit toujours amie ? Pour le moment, elle a besoin de vous, elle-même se trouvant forcée de réparer les dommages subis en 1866, et vous seul pouvant lui assurer la paix sans laquelle il lui serait impossible de remettre l’ordre dans ses finances et de reconstituer son armée. Mais l’Autriche ne peut pas voir d’un bon œil le nouvel Empire d’Allemagne.

Vous dites que l’Allemagne n’a aucun intérêt dans la Question d’Orient. Soit, et cependant vous devez vous rappeler que le Danube est, pour une bonne partie, un fleuve allemand ; il baigne Ratisbonne, et c’est par la voie du Danube que les marchandises allemandes vont à la Mer-Noire.

Nous autres, Italiens, nous ne pouvons pas nous désintéresser comme vous de la solution de la Question d’Orient. Les bruits qui courent nous font craindre que nous n’ayons à en subir du dommage. Si les grandes puissances se mettaient d’accord pour s’abstenir de toute conquête dans les provinces balkaniques, et convenaient que le territoire enlevé aux Turcs doit être laissé aux populations qui l’habitent, nous n’aurions rien à redire. Mais on affirme que la Russie, pour s’assurer l’amitié de l’Autriche, aurait offert à celle-ci la Bosnie et l’Herzégovine. Or, l’Italie ne pourrait permettre que l’Autriche occupât ces territoires.

Comme vous le savez, en 1866, le royaume d’Italie est resté sans frontières du côté des Alpes orientales. Si l’Autriche obtenait de nouvelles provinces, qui la rendissent plus forte dans l’Adriatique, notre pays se trouverait resserré comme dans des tenailles, et serait exposé à une invasion facile toutes les fois que cela conviendrait à l’empire voisin.

C’est vous qui devriez nous aider dans cette occasion. Nous sommes fidèles aux traités, et ne réclamons rien aux autres. Vous devriez, demain, dissuader le comte Andrassy de tout désir de conquêtes en territoire ottoman.

— L’Autriche, répondit le prince, suit en ce moment une bonne politique, et je suis convaincu qu’elle y persistera. Un seul cas pourrait se produire qui aurait de quoi rompre tout accord entre l’Autriche et l’Allemagne : c’est une différence entre les politiques des deux gouvernemens en Pologne.

En Pologne existent deux nations : la noblesse et le paysan, de nature diverse, de caractère et d’habitudes dissemblables. La noblesse est inquiète, factieuse ; le paysan est tranquille, laborieux, sobre. Or, l’Autriche garde ses faveurs à la noblesse.

S’il se formait un mouvement populaire, et que l’Autriche lui vînt en aide, nous devrions nous y opposer. Il nous est impossible de permettre la reconstitution d’un royaume catholique sur nos frontières. Ce serait une France du Nord. Aujourd’hui, nous avons une France ; en ce cas, nous en aurions deux, qui naturellement seraient alliées, et nous nous trouverions au milieu de deux ennemis.

La résurrection de la Pologne nous nuirait encore pour d’autres motifs : elle ne pourrait avoir lieu sans la perte d’une partie de notre territoire. Or, il nous est impossible de renoncer à Posen et à Dantzig, parce que l’Empire allemand resterait alors découvert du côté de la frontière russe, et perdrait ses débouchés dans la Baltique.

L’Autriche sait qu’elle ne peut pas retourner en arrière, et sait aussi que nous sommes des amis loyaux. Elle est à présent dans une bonne voie, et n’a pas intérêt à l’abandonner. Si elle changeait, si elle se faisait protectrice du catholicisme, nous changerions, nous aussi, et alors, en conséquence, nous serions avec l’Italie. Pour le moment, rien ne permet de supposer que cela arrive.

Ne cherchons pas, par des soupçons, à fournir à l’Autriche un prétexte pour changer de politique. Il sera toujours temps de pourvoir aux événemens.

Le Danube ne nous regarde pas. Il n’est navigable que depuis Belgrade ; à Ratisbonne, il n’y a que quelques radeaux.

La Bosnie, ainsi que toute la Question d’Orient, ne touche pas aux intérêts allemands. Si elles pouvaient devenir une cause de querelle entre l’Autriche et l’Italie, nous en serions désolés, parce que nous verrions combattre deux amis que nous désirons voir en paix.

Au reste, si l’Autriche prenait la Bosnie, l’Italie pourrait prendre l’Albanie ou quelque autre territoire turc sur l’Adriatique.

J’espère que les relations de votre gouvernement avec celui de Vienne deviendront amicales, et même, avec le temps, cordiales. Que si, cependant, vous vous engagez contre l’Autriche, j’en serai désolé ; mais nous ne ferons point la guerre pour cela !


En cet instant, la porte s’ouvre, et je vois entrer le comte Herbert de Bismarck avec une liasse de télégrammes. Il les donne à son père, qui, après les avoir lus, indique les réponses à y faire ; et le comte s’en va.

Presque immédiatement après se présente la princesse de Bismarck, qui apporte à son mari une eau gazeuse minérale.

Je me lève ; et le prince :

— Ma femme !

Je présente mes complimens à la princesse, qui ne tarde pas à se retirer, lorsque le prince a fini de boire. Demeurés seuls de nouveau, je reprends la parole :

— Je comprends fort bien votre attitude à l’égard de la cour de Vienne, et je l’admets.

Permettez-moi, pourtant, de vous faire observer que l’unité germanique n’est pas encore achevée. De 18G6 à 1870, vous avez fait des miracles : mais maintes populations allemandes restent encore en dehors du territoire de l’Empire, et certainement, tôt ou tard, vous saurez les attirer à vous. Le territoire autrichien, en particulier, ne paraît pas vous déplaire. Vous venez ici tous les ans, et ce Gastein qui forme, avec les Alpes, la vraie frontière de l’Allemagne, a pour moi une signification symbolique. Ce pourrait bien être aussi une prédiction…

— Ah ! non, vous vous trompez ! Je suis venu ici, pareillement, avant 1866. Et d’ailleurs, écoutez :

Nous avons à gouverner un grand Empire, un Empire de 40 millions d’habitans, avec de vastes frontières. Cela nous donne beaucoup à faire, et nous ne voulons point, par ambition de conquêtes nouvelles, risquer de perdre ce que nous possédons. L’œuvre à laquelle nous nous sommes consacrés absorbe tout notre temps et toute notre pensée.

Nous avons bien des difficultés à surmonter. Le Roi, à son âge, ne peut pas recevoir de grandes secousses. Il a fait énormément pour l’Allemagne, et mérite bien de se reposer.

Nous avons, dans notre territoire, plusieurs princes catholiques, une reine catholique, et même française, un clergé inquiet, qu’il faudra soumettre à des lois spéciales pour l’obliger à se tenir tranquille. Nous sommes intéressés au maintien de la paix. Si même l’on nous offrait quelque province catholique de l’Autriche, nous la refuserions.

C’est ainsi qu’on a insinué que nous désirons la Hollande et le Danemark.

Mais qu’en ferions-nous ? Nous avons déjà assez de populations non allemandes pour ne plus en désirer d’autres. Avec la Hollande nous sommes en bons termes, et nos relations avec le Danemark ne sont pas mauvaises. Aussi longtemps que je resterai ministre, je serai avec l’Italie : mais, tout en étant votre ami, je n’ai pas l’intention de rompre avec l’Autriche.

En 1860, je me trouvais à Pétersbourg ; mais j’étais avec vous de cœur. Je suivais le détail de vos succès, et m’en réjouissais infiniment, parce que vos succès convenaient à mes idées.

Après tout cela, je dois vous répéter que notre désir est de vous voir amis de l’Autriche. Dans la solution de la Question d’Orient, ou peut trouver un moyen d’accord, en vous autorisant à prendre, par compensation, une province turque sur l’Adriatique, tandis que l’Autriche prendrait la Bosnie.

— Une province turque sur l’Adriatique ne saurait nous suffire. Nous ne saurions qu’en faire.

Nous n’avons pas de frontières du côté de l’Orient : l’Autriche s’étend au-delà des Alpes, et peut entrer dans notre royaume quand il lui plaira. Nous ne réclamons rien aux autres ; nous serons fidèles aux traités : mais nous voulons avoir la sécurité chez nous. Dites bien cela au comte Andrassy !

— Non, je ne veux pas toucher à la question de la Bosnie, et bien moins encore à celle de vos frontières orientales. Laissons cela pour l’instant ! Je ne veux pas aborder de sujet qui pourrait déplaire au comte Andrassy, attendu que je désire conserver son amitié.

— C’est bien ! faites comme vous le jugerez bon !

Et maintenant, dites-moi un peu : vous-tenez à la paix, et vous espérez que celle-ci pourra durer.

Nous avons à aborder l’hypothèse d’une victoire possible, en France, du parti réactionnaire, et d’un retour possible de la monarchie. Contre cette éventualité, nous avons convenu qu’il était nécessaire de prendre nos mesures.

Mais faisons une autre hypothèse :

Si les élections générales françaises donnaient la victoire aux républicains, est-ce que vous ne pourriez pas trouver le moyen de vous entendre avec eux ?

Cette demande, je ne la fais pas au hasard.

J’ai vu à Paris le député Gambetta, qui a beaucoup d’influence dans son pays. Nous avons longuement parlé des conditions politiques de la France, et de la nécessité de la paix européenne, même au seul point de vue de la consolidation de la République. Je ne lui ai point caché que je me proposais de me rendre auprès de vous, et c’est lui qui m’a manifesté le désir d’un accord avec vous, et qui a voulu que je vous en entretinsse.

Je comprends fort bien qu’une alliance entre la France et l’Allemagne n’est pas encore possible, parce que les esprits, là-bas, sont trop aigris, à la suite des défaites subies. Mais il y a un point sur lequel vous pourriez vous entendre, et où l’Italie vous suivrait : c’est celui du désarmement.

— Une alliance avec la France, répondit Bismarck, serait absolument sans objet pour nous. Le désarmement des deux pays ne serait pas possible. Nous avons déjà traité ce sujet, avant 1870, avec l’empereur Napoléon, et, après de longues discussions, il nous fut démontré que le projet d’un désarmement ne pouvait pas s’effectuer en pratique. On n’a pas encore trouvé, dans le dictionnaire, les mots qui fixent les limites précises du désarmement et de l’armement. Les institutions militaires sont différentes dans les divers Etats ; et quand vous aurez mis les armées sur le pied de paix, Vous ne pourrez pas dire que les nations qui auront adhéré au désarmement se trouvent dans des conditions égales d’offensive et de défensive. Laissons ce sujet à la Société des amis de la paix !

— Et, donc, repris-je, bornons-nous à un traité d’alliance pour le cas où la France nous attaquerait !

— Oui, je vais prendre les ordres de l’Empereur pour traiter, par voie officielle, de l’éventualité d’une alliance.

L’heure étant déjà fort avancée, et tous les sujets que j’avais à traiter se trouvant épuisés, je me levai pour prendre congé.

— Resterez-vous encore à Gastein ? me demanda le prince.

— Non, Altesse ! Tout séjour ici serait inopportun. Je n’ai pas donné mon nom, ni à l’hôtel de l’Europe à Salzbourg, ni ici à l’hôtel Straubingen.

— Alors, au revoir !

— Au revoir !


Munich, 19 septembre. — Il y a à Munich un envoyé extraordinaire, et un ministre plénipotentiaire du roi d’Italie. En vérité, je ne comprends pas la raison d’être d’une représentation diplomatique de l’Italie en Bavière. Depuis la constitution du grand Empire, les petits princes allemands n’ont plus aucune voix au chapitre de la politique européenne. Toutes les négociations se font à Berlin ; et c’est le grand chancelier qui pense et agit dans l’intérêt de tous les peuples et de tous les Etats allemands…

De Munich j’ai télégraphié au Roi et au président du Conseil les résultats de mon entrevue avec le prince de Bismarck.

Au Roi, avec lequel j’ai un chiffre en français, j’ai télégraphié ceci :

J’ai parlé avec Bismarck. Il accepte traiter alliance défensive et offensive dans le cas où la France nous attaquerait. Il prendra les ordres de Sa Majesté l’Empereur pour traiter officiellement. Je retourne à Berlin, toujours aux ordres de Votre Majesté.

Ma dépêche à l’honorable Depretis fut rédigée dans les termes suivans :

« J’ai eu Gastein une entrevue de deux heures avec Bismarck. Il accepte de traiter d’une alliance éventuelle, pour le cas où la France nous attaquerait. Il accepte l’article 3 du code civil comme démonstration politique. Il refuse un traité éventuel contre l’Autriche. Question d’Orient n’intéresse pas Allemagne. Prendra ordre de l’Empereur pour traiter officiellement. Ecrivez-moi à Berlin. »

A 3 h. 15 je suis parti de Munich.


Berlin, 20 septembre. — Arrivé ici à 7 h. 45.

Le comte de Launay vient me voir, et m’apporte deux télégrammes du Roi… L’un est du 17, en réponse à ma lettre de Paris du 11, l’autre est du 20, en réponse à ma dépêche de Munich.

Le premier est ainsi conçu :

« Merci pour votre lettre, qui m’a fait beaucoup de plaisir parce que je vois que vos idées sont parfaitement d’accord avec les miennes. Je remarque cependant que vous ne me parlez pas des aspirations ministérielles.

« Faites-moi le plaisir de me télégraphier si je dois écrire quelque chose au prince de Bismarck, ou si vous ferez de vous-même sans moi. Je vous souhaite bonne réussite dans tout, et me fie entièrement à votre expérience et habileté. Bien des amitiés.

VICTOR-EMMANUEL. »


Le second télégramme contient simplement ceci :

« Je vous remercie. Tachez d’avoir quelque document positif pour pouvoir traiter.

VICTOR-EMMANUEL. »

Depretis ne s’est pas enhardi à répondre à ma dépêche de Munich, qui cependant devait l’avoir vivement préoccupé. C’est dans la soirée du 20 qu’il m’a télégraphié :

« J’ai reçu hier ta dépêche. »


Berlin, 21 septembre. — N’étant point satisfait du télégramme que j’ai reçu hier de Depretis, je lui ai télégraphié ce qui suit :

« J’ai reçu ta laconique dépêche, S. M. le Roi s’est montré beaucoup plus aimable que toi. Prends bien garde que Launay ne sait rien des projets d’alliance contre la France. »

… A une heure après-midi, je me rends chez M. de Holstein. Il m’apprend que le prince de Bismarck doit rentrer à Berlin.

Il me demande quelles impressions j’ai rapportées de mon voyage à Gastein. Je lui réponds que j’en suis enchanté, et que j’espère, lors du prochain retour du prince dans la capitale, pouvoir me confirmer dans les convictions que j’ai retirées de mon entretien avec S. A. pour le bien de nos deux nations.

M. de Holstein est d’avis qu’il me sera difficile de revoir le prince de Bismarck. Cette fois, en effet, S. A. sera très occupée, et aura malaisément le temps de me recevoir. Néanmoins, elle pourra faire une exception en ma faveur…

Tard dans la soirée, je reçois de Home la dépêche suivante, envoyée par Depretis en réponse à ma dépêche du matin :

« Mon laconisme habituel est encore grandement accru par la maladie, qui depuis huit jours me condamne au lit. Mais tu dois interpréter mon silence comme un témoignage de ma prudence, qui ne reconnaît pas ton œuvre dans le résultat de l’entretien que tu m’as rapporté. En effet, tu y laisses en suspens une grave question, et la plus urgente de toutes. Il faudra que tu trouves le moyen de revenir et d’insister là-dessus. Il me paraît que l’on devrait comprendre que, dans la Question d’Orient, il est impossible de rester indifférent à une solution qui accroîtrait la puissance de l’Autriche. »

Je réponds immédiatement par un télégramme ainsi conçu : « Profondément désolé d’apprendre ta maladie. Accroissement éventuel de l’Autriche a été traité et pourra être repris. Pourtant, il faudra traiter de la question à Vienne et à Londres. »


22 septembre. — J’ai vu M. de Holstein, et l’ai prié de vouloir bien me faire savoir si et quand je pourrais voir le prince de Bismarck.


23 septembre. — Je reçois la lettre suivante de M. de Holstein :

Monsieur le président,

Le prince part dans l’après-midi de demain, lundi, plus tôt qu’il n’en avait eu l’intention. Cependant il espère vous voir encore. Peut-être aurez-vous l’obligeance de venir me trouver un peu avant une heure. A une heure, le prince compte être libre. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentimens de très haute considération.

HOLSTEIN.


24 septembre[5]. — A une heure, visite au prince de Bismarck.

Suivant le conseil du baron de Holstein, je monte à l’appartement du grand chancelier. A peine me présenté-je sur le seuil, que le prince se lève pour venir au-devant de moi. Nous nous serrons affectueusement la main, et je dis :

— Je n’ai pas voulu quitter Berlin sans vous avoir vu !

— Et moi, me répond le prince, je suis venu tout exprès à Berlin pour vous donner la réponse promise.

Pour ce qui est de la réciprocité entre les deux pays, au point de vue de la jouissance des droits civils, sur la base de l’article 3 de votre code, nous sommes prêts à conclure le traité.

Envoyez-moi l’autorisation régulière, et nous arrangerons tout.

— Cela ; n’est pas la seule chose que je désire, et que demande mon Roi. Que me direz-vous du projet d’alliance entre le royaume d’Italie et l’empire d’Allemagne au cas où l’un ou l’autre serait attaqué par la France ?

— Je n’ai pas encore vu le Roi, et ce n’est point là une chose dont je puisse lui écrire. Il faut que j’en parle avec lui, et reçoive ses ordres de vive voix.

— Mais qui donc en Allemagne est plus puissant que Bismarck ? Si vous êtes décidé, si vous estimez que ce que je propose est utile pour les deux pays, votre Roi n’a aucun motif de vous être contraire.

— Pour ma part, je suis prêt à négocier. Faites-moi envoyer l’ordre, et nous nous mettrons d’accord pour la stipulation du traité.

— Mais sur quelles bases ? Quels devront être les principes régulateurs ? Et que ferons-nous pour l’Autriche ?

— Je vous ai dit que, pour la France, je suis prêt à traiter ; pour l’Autriche, non. Notre position n’est pas la même à l’égard des deux pays. L’état actuel de la France est incertain. Dans la lutte entre Mac Mahon et le Parlement, on ne sait pas qui sera vainqueur. Le maréchal Président, par sa proclamation électorale, s’est fort compromis, et nous ne savons pas si des prochaines élections générales ne sortira pas une Chambre monarchiste. Un roi ne se pourra maintenir qu’avec l’armée, qui exigera la revanche…

— Et j’ajouterai que ce roi devra s’appuyer également sur le clergé, qui exigera la restauration du pouvoir temporel du Pape.

— Eh bien ! de la part de l’Autriche nous ne pouvons craindre aucun de ces dangers ; et aussi nous convient-il de la garder pour amie. Je vais encore plus loin : je ne veux pas même présumer qu’elle puisse nous devenir ennemie. Du reste, si elle changeait de politique, ce que je ne crois pas, nous aurions toujours le temps de nous entendre.

— Soit, limitons-nous donc à la France ! Mais sur quelles bases devra s’élever notre traité ?

— L’alliance aura à être défensive et offensive ; et cela, non point parce que je désire la guerre, — que je ferai tout le possible pour éviter, — mais en raison de la nature même des choses. Imaginez, par exemple, que les Français rassemblent 200 000 hommes à Lyon. L’objet qu’ils auraient en vue serait manifeste. Or, devrions-nous attendre qu’ils nous attaquassent ?

— C’est fort bien ! Je rapporterai au Roi vos idées, et nous vous enverrons les mandats réguliers pour la stipulation des deux traités.

— Pour le traité sur la réciprocité de l’exercice des droits civiques dans nos deux pays, vous pourrez envoyer les pouvoirs à votre ambassadeur. Mais pour l’alliance, je préférerais traiter moi-même avec vous.

— C’est entendu. Je parlerai de ce sujet à S. M. le Roi, et prendrai ses ordres.

— J’ai vu Andrassy, et lui ai dit que vous étiez venu chez moi, et que le gouvernement italien désire vivre en bonne amitié avec l’Autriche. Il en a été très heureux et m’a chargé de vous saluer. Dans la suite de notre causerie, je lui ai dit que l’Italie ne voudrait pas que l’Autriche prît pour soi la Bosnie et l’Herzégovine.

Les affaires russes vont mal ; et, pour cette année, la campagne est finie. L’Autriche n’a aucune intention de bouger.

Vous feriez bien de voir Andrassy. Vous trouveriez en lui un excellent ami.

— Permettez-moi, Altesse, de vous entretenir encore d’un sujet qui est d’un intérêt vital pour l’Italie !

Pie IX est très vieux, et, par conséquent, ne tardera pas à partir de ce monde. Nous aurons donc un conclave pour la nomination du nouveau pape. Il est vrai que vous, gouverne-mont protestant, vous n’êtes pas dans la position des gouvernemens catholiques pour vous préoccuper de la future élection du pontife romain : mais vous avez, en Allemagne, des populations catholiques et un clergé catholique, et vous ne pouvez pas vous désintéresser de ce qui adviendra au Vatican.

— A moi il importe très peu de savoir qui pourra être le successeur de Pie IX. Un pape libéral serait peut-être encore pire qu’un pape réactionnaire. Le vice réside dans l’institution même ; et l’homme, quel qu’il soit, quelles que soient ses opinions et ses tendances, ne peut avoir que peu ou pas d’influence dans l’action du Saint-Siège. Au Vatican, le maître véritable, c’est la Curie.

— Cela n’est que trop vrai ; et vous avez dû en faire l’épreuve dans la lutte acharnée que vous avez engagée depuis 1870 contre le clergé catholique. Nous autres, Italiens, nous vous sommes bien reconnaissans de cette lutte.

— Mais moi, je ne puis pas en être pareillement reconnaissant au gouvernement italien.

Vous avez emboité le Pape dans du coton ; et personne à présent ne peut plus l’atteindre. Depuis le mois de mars 1875, nous avons attiré l’attention du gouvernement italien sur les dangers que constitue, pour les autres puissances, la loi sur les garanties du Saint-Siège. Depuis lors, la question est restée ouverte.

— Comme vous le savez, j’ai combattu cette loi lorsqu’elle est venue en discussion, au Parlement.

Après un échange d’idées- de moindre importance, nous nous sommes affectueusement séparés en nous disant au revoir…


25 septembre. — J’ai écrit la lettre suivante au roi d’Italie :

Berlin, 25 septembre 1877.

Sire,

En explication de mon télégramme du 10 courant et de celui d’aujourd’hui, je crois devoir rapportera Votre Majesté la manière dont j’ai rempli, auprès de S. A. le prince de Bismarck, la mission qui m’avait été confiée par Votre Majesté d’accord avec le président du Conseil des ministres.

Les thèmes de la mission, qui ont été aussi les objets de mes entretiens avec le prince de Bismarck, — entretiens ayant eu lieu le 17 à Gastein et le 24 à Berlin, — étaient les suivans :

1° Alliance éventuelle avec l’Allemagne pour le cas d’une guerre avec la France ou avec l’Autriche.

2° Accords pour la solution des diverses questions qui pourraient surgir en conséquence de la guerre turco-russe en Orient.

3° Egalisation des Allemands et des Italiens pour l’exercice des droits civils dans chacun des deux Etats.

Le prince s’est montré absolument négatif pour ce qui était d’un traité contre l’Autriche. Mais, au contraire, il a accueilli volontiers le projet d’un tel traité contre la France, tout en exprimant l’espoir que cette dernière puissance saurait se tenir tranquille, et ne voudrait pas rompre la paix européenne.

J’ai déclaré, moi aussi, que nous entretenions la même espérance : mais j’ai fait observer, — et le prince a été de mon avis, — que, au cas d’un triomphe du parti réactionnaire dans les prochaines élections politiques, et d’une chute possible de la République, le gouvernement qui succéderait à celle-ci serait absolument forcé de recourir à, la guerre pour se remettre des défaites de 1870 et pour acquérir de l’autorité dans son pays.

Quant à ce qui est de la conduite de l’Autriche à notre égard, le prince m’a dit qu’il la déplorait, et ma exprimé le désir de voir s’établir un accord bien cordial entre les deux gouvernemens.

Comme, cependant, je lui faisais observer que, s’il est vrai que l’Autriche a besoin de la paix depuis 1866, elle ne saurait oublier les dommages subis par elle, et ne pourrait manquer d’éprouver, dans un avenir plus ou moins lointain, la nécessité de reprendre sa position en Allemagne, S. A. a répondu qu’elle voulait croire à l’impossibilité d’une telle hypothèse. Une seule cause de division pourrait exister entre les deux empires, ce serait le cas où l’Autriche voudrait encourager par son attitude un mouvement en Pologne. L’Autriche, m’a dit le prince, favorise les ambitions de la noblesse polonaise. Mais il a ajouté que, néanmoins, les choses n’en sont pas du tout au point de susciter le moindre péril. « Laissez-moi, a-t-il dit, avoir foi en ce gouvernement. Que si un jour venait où mes prévisions fussent déçues, nous aurions toujours le temps de nous entendre, et pourrions alors stipuler une alliance. »

Ma conviction est que le prince veut se tenir étroitement en amitié avec l’Autriche ; et j’ai cru pouvoir déduire de ses paroles que, entendant lui-même être d’accord avec le Cabinet de Vienne, il désirerait que, nous aussi, nous le suivissions dans cette politique. La lointaine hypothèse d’une rupture entre les deux empires ne m’a point paru troubler le moins du monde l’esprit de S. A. Pour ce qui était de l’Italie, il m’a déclaré franchement que, si elle rompait avec l’Autriche, il en serait désolé, mais que l’Allemagne ne nous aiderait point contre son amie.

Touchant les choses d’Orient, le prince m’a déclaré que l’Allemagne s’en désintéresse, et que, en conséquence, S. A. acceptera n’importe quelle solution, pourvu qu’elle ne trouble pas la paix européenne.

J’ai aussitôt répondu que l’Italie, elle, ne peut pas se dire désintéressée de la question. J’ai parlé alors des bruits qui couraient relativement à des changemens territoriaux, et des propositions russes tendant à faire prendre par l’Autriche la Bosnie et l’Herzégovine, de façon à s’assurer son amitié.

À ce propos, j’ai rappelé les conditions où nous nous trouvons depuis le traité de paix de 1866, et comment tout accroissement de territoire pour l’Autriche serait préjudiciable à notre pays. Nos frontières, ai-je dit, sont ouvertes du côté de l’Orient ; et si l’Autriche se renforce dans l’Adriatique, nous serons resserrés dans des tenailles, et perdrons toute sécurité.

J’ai ajouté : « Vous devriez nous aider dans cette occasion. Nous sommes fidèles aux traités, et ne demandons rien aux autres. Vous devriez, demain, dissuader le comte Andrassy de tout désir de conquêtes en territoire ottoman. »

Le prince m’a répondu qu’il ne voulait à aucun prix parler de tout cela à Andrassy, ces sujets risquant de déplaire au grand chancelier autrichien. Il croit cependant qu’un accord serait possible, et il propose que, au cas où l’Autriche obtiendrait la Bosnie et l’Herzégovine, l’Italie prît pour soi l’Albanie, ou une autre terre turque sur l’Adriatique.

Dans notre entrevue d’hier, après que nous eûmes causé à nouveau des divers sujets traités à Gastein, le prince, au moment de prendre congé de moi, m’a dit qu’il avait parlé au chancelier autrichien de notre opposition à ce que l’Autriche prît la Bosnie et l’Herzégovine. Et puis il a ajouté : « Allez vous-même à Vienne ! je suis sûr que vous pourrez vous entendre avec le comte Andrassy ! »

Un voyage à Vienne sera, en effet, nécessaire pour mieux connaître les intentions d’Andrassy sur le problème oriental, et pour voir si un accord avec l’Autriche serait possible. Je ferai ce voyage après être allé à Londres ; où je me rendrai dès demain, ainsi que je l’ai télégraphié à Votre Majesté.

Au sujet de l’égalisation des Allemands et des Italiens dans chacun des deux États pour l’exercice des droits civils, le prince n’a fait aucune objection, et a accueilli volontiers notre demande. Il m’a parlé d’un traité que l’Allemagne avait avec la Suisse, touchant, je crois, les citoyens de Neuchâtel ; et il désirait que nous le prissions pour base de ce qui devrait être stipulé entre l’empire d’Allemagne et le royaume d’Italie.

Pour le traité éventuel d’alliance contre la France, le prince m’a dit qu’il allait prendre les ordres de l’Empereur. Pour le traité concernant l’exercice des droits civils, il désire que les choses se fassent au plus vite, et que, en conséquence, Votre Majesté en donne les pouvoirs au comte de Launay.

D’autres sujets de moindre importance ont encore été discutés entre nous, les 17 et 21 courant : mais je remets d’en parler pour ne pas étendre à l’excès les limites de cette lettre. J’en ferai une exposition spéciale à Votre Majesté à mon retour en Italie, dans l’audience que Votre Majesté daignera m’accorder.

Toujours aux ordres de Votre Majesté, je suis… etc.


27 septembre. — Avant de quitter Berlin, j’envoie le télégramme suivant :


À Sa Majesté l’empereur d’Allemagne à Baden-Baden.

Étant sur le point de dire adieu à l’Allemagne, j’éprouve le vif regret de n’avoir pas pu présenter en personne mes hommages à Votre Majesté, ainsi que l’obligation de remercier vivement Votre Majesté comme chef suprême de la grande nation, pour les témoignages de sympathie accordés à l’Italie par le noble peuple allemand.

Francesco Crispi.


Je pars de Berlin à 10 h. 45 du soir, de la station de Potsdam.

IV. — LONDRES


28 septembre. — Londres. J’arrive à la station de Cannon-Street à 4 heures du matin.


Rome, 26 septembre 1877.

Mon cher Crispi,

Ma santé s’est gâtée à Stradella. C’était un de mes accès d’arthritisme habituels, mais que j’avais négligé, et qui avait été mal soigné par le médecin. Dans trois ou quatre jours, je pourrai me considérer comme en pleine convalescence.

Ton voyage aura eu ce résultat notable que la diplomatie a commencé à nous connaître, a nous rendre justice, et à traiter ouvertement avec nous. Trop longtemps nous avons été des conspirateurs pour l’unité de notre pays, respectés seulement comme des délégués du parti libéral : désormais nous obtiendrons d’être appréciés comme des hommes de gouvernement. Lorsque tu seras ici, nous nous entendrons pour rendre fructueux et sûr le résultat de ta mission.

Aujourd’hui, voici certaines nouvelles qu’il est bon que tu connaisses pour régler l’époque de ton retour à Rome :

Et tout d’abord, pour ce qui est des affaires intérieures :

Zanardelli a offert sa démission parce que je lui avais télégraphié que le retard dans la stipulation des conventions était une calamité. Mais je lui ai répondu en des termes modérés, et j’ai obtenu son consentement à poursuivre les négociations. J’espère donc encore pouvoir les conclure sans avoir à traverser une crise.

— Mais voici un autre ennui.

Cialdini est venu à Rome, et s’est montré fort mécontent de Mezzacapo ainsi que de Nicotera ; il a même parlé de sa démission à brève échéance[6]. Cette démission de Cialdini nous ferait beaucoup de mal ; et, en conséquence, si à ton retour tu passes par Paris, tu feras bien de le voir, et de le persuader de ne pas nous enlever son appui…

Pour en venir aux affaires extérieures, il est bon que tu saches que De Launay a écrit à Melegari au sujet de ta visite à Bismarck, et lui a fait connaître les paroles dites par Bismarck à Andrassy. Ces paroles sont désormais devenues pour nous un programme, à la réalisation duquel il faudra nous employer. D’autre part, nous ne connaissons pas la réponse d’Andrassy, et il est certain qu’à Vienne nos exigences rencontreront une très vive opposition. Aussi faudra-t-il, de notre part, beaucoup d’habileté, beaucoup de fermeté, et aussi un peu de chance pour réussir.

Les observations faites par toi à Bismarck sur ce sujet, il faudra que tu les fasses avec grande prudence à Derby. Avec l’Angleterre nous avons maints intérêts communs, et aucun intérêt contraire. Très vif est notre désir de nous maintenir en parfait accord avec elle. Et tel est aussi notre intérêt, puisque, au cas où nous serions engagés dans une guerre, l’amitié de l’Angleterre serait la sécurité de nos places fortes aussi bien que de nos grandes villes.

En t’entretenant avec les hommes d’Etat anglais, lu pourras aborder un sujet délicat, mais qui ne devra être développé que s’il se présente une occasion propice, et toujours en y employant une prudence extrême.

Dans ces derniers temps, nous avons été mal jugés par une partie de la presse anglaise. On y a exprimé le soupçon d’une alliance de l’Italie avec l’Autriche, alliance qui n’a jamais existé dans la pensée de personne. Tout récemment, le Foreign Office a publié un décret sur les passeports que les sujets anglais étaient invités à retirer lorsqu’ils voulaient se rendre en Italie. Cette annonce est un outrage immérité à l’Italie et à son gouvernement, qui toujours ont accueilli et toujours accueilleront les sujets britanniques avec la plus grande sympathie. Et puis, est-ce que nous ne sommes pas les adversaires du Saint-Siège, qui est le plus ancien ennemi de l’Angleterre ? Or, bien des personnes en Italie croient que tous ces bruits dépendent en grande partie d’une seule et même personne. Le fait est que nous n’avons pas le bonheur de posséder les sympathies du présent ambassadeur anglais à Rome, qui est un ami intime de nos adversaires politiques.

Sur ce point, comme aussi sur celui de quelques mots dits par toi là-dessus à notre ambassadeur de Londres, je m’en remets à ta prudence.

Je te serai bien reconnaissant si, de Londres, tu veux bien me télégraphier ce que l’on y pense des résultats des prochaines élections françaises. Ces pronostics me seront utiles, aussi, au point de vue financier.

Et je te prie encore de me télégraphier ton itinéraire, pour que je puisse me régler sur lui, ainsi que le jour où nous pourrons espérer de te voir à Rome. La situation parlementaire ne peut manquer d’être bonne, attendu que la situation des finances l’est certainement : mais ce n’est là qu’un côté du problème que nous devrons résoudre ; et, pour consolider au pouvoir le parti libéral, il faudra encore bien des efforts et bien des fatigues.

Crois-moi toujours ton bien affectueux.

A. DEPRITTIS.

P. -S. — Télégraphie-moi la réception de cette lettre, pour ma tranquillité.

J’ai aussitôt répondu par la dépêche suivante :

« Ai reçu ta lettre, te télégraphierai mon retour aussitôt que j’aurai vu Derby. »


Londres, 3 octobre 1877.

Mon cher Depretis,

J’ai reçu hier ta lettre…

Je verrai Cialdini à [mon passage par Paris ; ou bien si je dois hâter mon retour, je tenterai de le voir en Italie. Nous causerons avec lui de l’armée et de la défense du pays…

Je n’ai pas pu cacher à Launay ce qui s’était passé] avec Bismarck. Comme je te l’ai télégraphié, je me suis seulement abstenu de lui rien dire des démarches en vue d’une alliance contre la France. J’ajoute qu’il m’a toujours apporté, pour me les faire lire, ses lettres et télégrammes, avant de les expédier.

Il est absolument indispensable que j’aille à Vienne, et que je voie Andrassy. Le parti militaire autrichien est résolu à profiter de la première occasion pour occuper la Bosnie.

Le gouvernement allemand ne s’y oppose pas, mais n’a pas déclaré ouvertement qu’il y consentait. Ici aussi, suivant ce que m’en a dit Menabrea[7], on n’y était pas opposé : mais quand on a su que nous autres, Italiens, ne pouvions pas permettre cette annexion sans une compensation territoriale du côté des Alpes, on a fini par nous donner raison.

Dans un tel état de choses, un langage franc et résolu, une déclaration assurant l’Autriche de notre consentement et de notre aide moyennant des conditions nettement déterminées, devra nous être profitable, et ne pourra aucunement nous nuire. Or, je me sens le pouvoir de faire cette déclaration ; et, si tu le veux bien, je prendrai pour mon retour la voie de Vienne. Si tu es d’un autre avis, je rentrerai sur-le-champ en Italie. J’attends là-dessus une réponse télégraphique de toi dès le reçu de la présente lettre.

Disraeli est malade. Derby est à Liverpool, et j’attends un mot de lui pour savoir le jour où je pourrai le voir. Je lui ferai les observations opportunes sur le sujet dont je viens de te parler, et je ne doute pas de sa réponse favorable. Il me sera bien facile de lui parler de tout cela, car je sais d’avance qu’il est bien disposé.

La presse anglaise ne nous a pas été amie, et la faute en est un peu à vous, parce que vous n’avez pas eu d’égards pour elle, et l’avez laissée sous l’influence des modérés. Or, dans ce pays, les journaux sont très puissans, et il faut toujours en tenir compte. Je ferai au Foreign Office les déclarations que tu me prescris…

Tu recevras les renseignemens que tu me demandes sur les élections générales françaises. Et lu connaîtras mon itinéraire dès que tu m’auras télégraphié en réponse à la présente lettre.

Je suis heureux d’apprendre que l’état des finances est bon. Avec de bonnes finances nous pourrons faire de grandes choses. Pour le reste, tu peux m’en laisser le soin. A la Chambre tout procédera régulièrement.

Je te serre cordialement la main. Ton bien affectueux

F. CRISPI.


5 octobre. — A une heure, entrevue avec lord Derby. Mon voyage en Allemagne. Convention pour la réciprocité des droits civils. Sympathies réciproques. La France et l’Allemagne : défiance mutuelle. D… me demande l’opinion de Bismarck ; je réponds qu’il ne fera point la guerre s’il n’y est pas contraint. La France : alliés. Statu quo territorial. Changemens en Orient ; je fais appel à la justice des Puissances. Derby : « Prenez l’Albanie ! » Notre situation vis-à-vis de l’Autriche, puissance limitrophe.


Je télégraphie au Roi :

J’ai été avec le ministre des Affaires étrangères. Il a trouvé justes nos observations contre l’occupation par l’Autriche d’une province ottomane, et, le cas échéant, il en tiendra compte. Il n’a fait aucune objection lorsque je lui ai dit que, dans ce cas, nous aurions droit à prétendre à une compensation sur les Alpes.

Je télégraphie à Depretis : « J’ai été chez Derby, suis très satisfait de mon entretien avec lui. Il accepte de traiter pour l’article 3 du Code civil, et tiendra compte de nos objections touchant l’éventualité d’un accroissement de l’Autriche sur l’Adriatique. »


7 octobre. — Je reçois le télégramme suivant du Roi : Je vous remercie de votre dépêche. Je souhaite que les espérances ministérielles se réalisent. Je vous prie de me dire quand vous serez de retour.

VICTOR-EMMANUEL.

Je réponds : Je serai de retour le 22 ou 24 courant. Je vais partir pour Vienne, où j’attends les ordres de Votre Majesté.


V. — VIENNE ET BUDA-PESTH

12 octobre. — Arrivée à Vienne à 9 h. 30 du soir.

13 octobre. — Lettre de Depretis :

Mon cher Crispi,

… Dans la conférence que tu auras avec Andrassy, en plus de l’article 3 viendront certainement en discussion le traité de commerce et l’agrandissement possible de l’Autriche par l’annexion de la Bosnie.

Sur le traité de commerce, il sera bon d’exprimer notre désir de reprendre et de conduire à bonne fin les négociations en cours… Efforce-toi de persuader à Andrassy que, sauf sur deux ou trois points d’une importance essentielle pour nous, nous désirons vivement nous mettre d’accord avec l’Autriche.

Quant à l’autre question, tu verras à expliquer la position exacte de notre gouvernement.

L’Italie a besoin de paix, et désire conserver des relations amicales avec les pays voisins. Nos sympathies sont pour Andrassy, pour son ministère, et pour le parti libéral qui le soutient. Nous sommes disposés à faire tout effort pour maintenir les bonnes relations avec lui ; mais c’est un fait que nous serions hors d’état de dominer l’opinion en Italie, si l’Autriche procédait à un agrandissement de son territoire sans compensation pour nous. Telle est la vérité. Ce qui arriverait ensuite en Italie est difficile à prévoir : mais il est évident que le ministère actuel ne pourrait pas demeurer à son poste…

Je télégraphie à Depretis : « Ai reçu ta lettre. Andrassy est à la campagne. Je serai à Pesth le 20.

14 octobre. — J’ai reçu de Depretis le télégramme suivant : « J’attends ta lettre. Et, en attendant, je dois te faire savoir qu’il est arrivé ici une recommandation très pressante de Launay, afin qu’à Vienne nous usions de la plus grande prudence. Si tu réussis à avoir un entretien avec Andrassy, efforce-toi de rester dans les généralités, en exprimant notre sympathie, mais en demeurant sur la plus grande réserve pour toute question qui pourrait s’élever entre les deux Etats. Nous désirons pouvoir procéder d’accord dans la Question d’Orient… »


Vienne, 15 octobre 1877.

Mon cher Depretis,

Comme je te l’ai télégraphié avant-hier, la position, ici, est très difficile. La presse, les hommes politiques, le ministère, la Cour, tous nous sont hostiles. Ce qui nous a valu cette antipathie, je ne saurais te le dire : je me borne à constater un fait, et qui est de la plus grande importance.

Robilant, qui m’a rapporté tout cela, m’a dit que les Autrichiens nous tenaient pour la cause de tous leurs malheurs. C’est nous qui avons éveillé l’esprit de nationalité en Autriche, et nous encore qui l’entretenons avec nos prétentions sur l’Illyrie et sur le Trentin. Sans nous, la guerre de 1866 n’aurait pas eu lieu, dont le résultat a été d’exclure l’Autriche de la Confédération germanique. Nous pourrions provoquer le démembrement de l’empire autrichien, si nous insistions pour réclamer le territoire italien que cet empire possède au-delà des Alpes.

Je n’ai pas besoin de t’expliquer l’injustice d’une telle accusation… Mais, les choses étant ainsi, mon premier devoir a été de calmer les colères et de reconquérir à l’Italie les sympathies des libéraux autrichiens.

J’ai reçu la visite des rédacteurs de divers journaux, entre autres du propriétaire de la Nouvelle Presse Libre et celui du Tageblatt, qui sont les plus répandus de tous, ici et au dehors. A tous, j’ai demandé le motif de la guerre qu’ils faisaient depuis deux ans à notre ministère. Le directeur de la Presse m’a répondu que ce motif était que Melegari n’avait pas une politique bien nette dans la question d’Orient, comme aussi que sa conduite semblait nous faire prendre parti pour la Russie. Et tous, ensuite, tout en se disant amis de l’Italie, m’ont fait comprendre qu’ils se défiaient de nous.

Pour la Question d’Orient, j’ai dit que nous avions été et étions toujours parfaitement neutres, sans prendre parti pour aucun des belligérans. Quant à ce qui est de l’Autriche, j’ai ajouté que nous étions ses amis et voulions nous maintenir en accord avec elle sur tout ce qui pouvait favoriser nos intérêts communs. J’ai voulu m’étendre un peu là-dessus, et ai soutenu la thèse du maintien nécessaire et de la consolidation de l’Empire d’Autriche, considéré par nous comme un élément de civilisation vis-à-vis de l’Orient…

Hier soir, en recevant ton télégramme, je me suis rendu chez le ministre de la Justice et le baron Orczy, — ce dernier le bras droit du comte Andrassy et son représentant au ministère des Affaires étrangères. Devinant ta pensée, je me suis conduit avec eux de la façon même que tu désirais. Robilant, oui assistait à ma conversation avec le baron Orczy, n’a pu s’empêcher de m’exprimer son approbation la plus complète

Le comte Andrassy est dans ses terres de Hongrie. Certains disent qu’il a ajourné son départ de vingt-quatre heures dans l’attente de mon arrivée ; d’autres, au contraire, attiraient qu’il a hâté son départ pour m’éviter. Le comte Robilant est d’avis que ni l’une ni l’autre des deux versions n’est exacte.

Andrassy sera à Pesth dès le 17, et je pourrai facilement le voir en allant dans cette ville. Ayant désormais annoncé mon projet de faire ce voyage, et l’ayant écrit à mes amis d’Italie, je ne puis plus changer de propos sans susciter des soupçons et sans donner prétexte à des conjectures malveillantes. Mais je t’assure que mon altitude sera des plus réservées et que je ne compromettrai nullement noire politique.

Aussitôt après mon excursion à Pesth, je rentrerai en Italie.

Il ne me reste qu’à te serrer la main. Ton bien affectueux

F. CRISPI.


18 octobre. — Parti de Vienne à 8 h. 30 du matin, j’arrive à Pesth à 5 h. 30 du soir.


20 octobre. — A 4 h. 30 du soir, je fais visite au président du conseil hongrois, M. Tisza… Tisza a l’apparence d’un presbytérien. Son visage est impassible, avec d’énormes lunettes lui recouvrant les yeux. Il ne discute pas, mais émet des sentences. Sur la question des droits civils, on devine qu’il n’en comprend que peu ou rien. Il voudrait un traité international européen…


21 octobre. — A midi et demie, je me rends chez Andrassy. Question des droits civils. Traité de commerce.

— Je ne me suis nullement alarmé de votre voyage à Gastein. me dit Andrassy, j’ai laissé parler les journaux.

— Vous n’aviez aucune raison de vous alarmer, puisque le prince de Bismarck vous a parlé de ce voyage et vous a dit quelles étaient mes idées. Je n’ai rien dit dont vous pussiez prendre ombrage.

Andrassy me parle de sa politique avec l’Italie. L’ultramontanisme, les vieilles opinions, ne sont pas dans l’intérêt de l’Autriche-Hongrie. S’il avait été Italien, il aurait fait comme nous. Nécessité, à présent, de nous tenir amis et de ne pas troubler l’accord par des exigences pratiquement irréalisables. Il ne croit pas aux journaux, est convaincu de noire bonne foi. Il ajoute :

— Ce n’est pas toujours que le principe de nationalité est applicable partout, et la langue n’est nullement la règle pour établir la nationalité : on ne fait pas la politique avec une grammaire. La nationalité est constituée d’élémens divers : avant tout la topographie, puis les conditions économiques qui valent à alimenter la vie des populations. Vous prendriez Trieste, — que d’ailleurs nous ne vous donnerions pas, — vous ne pourriez pas vous y maintenir un seul jour : vous seriez maudits. J’ai écrit une note sur ce sujet, que je vous ferais lire si je l’avais ici et où je développe ces idées. Et puis, il faut parler franchement : voulez-vous d’autres territoires ? dites-le ! C’est une politique que je comprends. La question…

— Je m’accorde avec vous sur les principes. La langue n’est pas le seul élément de la nationalité, et, si nous la prenions pour régie, nous devrions devenir hostiles à maints Etats et leur faire la guerre. Or, notre politique est toute de paix. Nous voulons rester en bons terme ? avec nos voisins, établir avec eux des accords sur la base des intérêts communs et respecter les traités. Nous n’attaquerons personne : nous nous bornerons à nous défendre, si nous sommes attaqués. Nous avons été révolutionnaires pour faire l’Italie : nous sommes conservateurs pour la maintenir. Vous seul pouvez nous comprendre, ayant été, vous aussi, un révolutionnaire.

— J’ai été pendu en effigie.

— Eh bien ! vous savez que, quand l’indépendance et la liberté d’un pays ont été acquises par des sacrifices, ceux qui ont fait ces sacrifices ne veulent plus, par des aventures téméraires, mettre en danger les biens obtenus. Fiume, c’est là une imputation ridicule ; les ports sont des débouchés nécessaires pour le commerce ; celui qui les possède doit posséder aussi le territoire d’où viennent les produits. Que pourrions-nous faire de Fiume ?

L’opinion publique est interprétée par le parlement et par le gouvernement. Or, avez-vous à vous plaindre de leur altitude ? Il est nécessaire que les deux Etats soient amis, et les deux gouvernemens d’accord.

— J’ai fait toujours cette politique, et pendant les six années où j’ai été ministre, et depuis cinq ans que je suis chancelier ; je ne me soucie ni des journaux ni des parlemens. Je défiel’impopularité ; je sais ce qui est nécessaire aux intérêts de l’Empire. Une politique d’hostilité contre vous serait contraire aux intérêts de l’Autriche-Hongrie. Aussi longtemps que je serai ministre, je ne m’y résignerai jamais.

— Concluons sur tout cela. Traité de commerce, relations civiles.

— Doucement ! la politique a peu à faire avec les relations commerciales. Développement de cette thèse : exemple de l’Allemagne.

— Oui, c’est aussi mon avis : mais regardons les conséquences ! Je ne dis pas que le traité de commerce doive se faire les yeux fermés. Je pense qu’il convient de commencer par traiter pour aboutir à une conclusion. L’arrêt des négociations ferait une impression détestable.

— Fort bien, c’est entendu.

— Accord sur la Question d’Orient ? Pertes d’argent et d’hommes. Renaissance périodique de la question : nécessité de la résoudre à jamais. Impossible de déterminer le comment, et si ce qu’il convient d’établir est le statu quo territorial.

— Sur ce point encore, rien à décider d’une façon absolue ; il faut attendre le jour où les Puissances se réuniront en Congrès.

— Fort bien. Voudriez-vous cependant donner un territoire à la Russie ?

— Non, pas cela ! mais pour tout autre réarrangement, il faut attendre le jour opportun.

— Parfait ! là-dessus encore notre désir est de nous trouver d’accord avec vous.

Je reçois ce télégramme du roi d’Italie :

Je vous prie de venir loger à mon palais à Turin. Mercredi, je vous ferai dire l’heure où j’aurai le plaisir de vous voir. Bien des amitiés. — VICTOR-EMMANUEL.

A 9 h. 30, départ pour Vienne.


23 octobre. — Arrivée à Vérone le matin à 7 h. Arrivée à Turin. Entrevue avec le Roi.


F. CRISPI.

  1. Copyright by Th. Palamenghi-Crispi. — Tous droits de reproduction réservés pour tous pays.
  2. L’honorable Depretis, ami personnel de Crispi, était alors président du Conseil des ministres italien.
  3. Cette lettre, d’un caractère tout Intime, s’accompagnait d’une lettre officielle qu’on trouvera plus loin.
  4. Tous les mois imprimés en italique sont en langue française dans le texte original.
  5. Le 23 septembre, Crispi note, dans son Journal, qu’un grand banquet vient d’avoir lieu à l’hôtel Kaiserhof de Berlin, un banquet organisé en son honneur par un groupe de parlementaires allemands des partis « libéraux, » et qui, pour la première fois, lui a fourni l’occasion d’affirmer publiquement ses propres sympathies et celles du gouvernement italien à l’égard de l’Allemagne.
  6. Le général Cialdini était alors ambassadeur d’Italie à Paris.
  7. L’ambassadeur italien à Londres.