Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois/4

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Texte établi par H. Carnot, Ambroise Dupont (Tome premier Voir et modifier les données sur Wikidatap. 377-458).


CHAPITRE IV.



VIE POLITIQUE.


Tandis que les assemblées de la Bretagne et du Dauphiné préludaient aux États-Généraux, la Lorraine aussi s’électrisait : une convocation adressée aux hommes les plus notables des trois ordres, les réunit à Nancy, en janvier 1789, pour s’occuper d’une formation d’états-provinciaux.

L’Assemblée étant trop nombreuse pour délibérer, elle nomma quarante-huit commissionnaires : j’étais du nombre, ainsi que ce brave et infortuné Custines traîné plus tard à l’échafaud ; il déplut à la noblesse lorraine en lui proposant des sacrifices que le patriotisme inspirait ; mais il s’assura l’estime des hommes de bien.

Dans une circulaire imprimée, j’avais stimulé l’énergie des curés, écrasés par la domination épiscopale, mais justement révérés des ordres laïcs qui, témoins habituels de leurs vertus, de leurs bienfaits, dans tous les cahiers réclamèrent en leur faveur.

Nommé aux États-Généraux, j’arrive à Versailles ; le premier député que je rencontre est Lanjuinais ; le premier engagement que nous contractons ensemble, c’est de combattre le despotisme. Dans mon Histoire de la religion pendant le cours de la révolution, j’ai consigné les détails de ce qui eut lieu dans la salle du clergé ; c’est la dernière assemblée politique de ce corps. Là, pendant deux mois, s’établit une lutte entre les évêques et les curés. Ceux-là avaient de l’astuce, ceux-ci de la loyauté et du courage ; ceux-là combattant contre, et ceux-ci pour le vote par tête et la réunion des ordres. J’accélérai cette réunion par une brochure de quarante pages, sous ce titre : Nouvelle lettre aux curés, écrite avec une sorte d’impétuosité, et dans laquelle je dévoilais sans ménagement les intrigues du haut clergé et de la noblesse ; j’y prédis que, si le bonheur luisait sur l’horizon de la France, il sortirait du sein des orages. Les orages ont éclaté ; quand arrivera le bonheur ? Cet écrit, réimprimé dans les provinces, y fut répandu avec profusion. Le jour qu’il parut à Versailles, il fut lu à un dîner d’une quarantaine de députés du Tiers-État qui, à l’issue du repas, Émery à leur tête, vinrent simultanément féliciter l’auteur ; et, comme il y avait beaucoup d’agitation dans les esprits, la rue où je demeurais fut en émoi à l’aspect de cette réunion nombreuse dont on ignorait le motif.

Les curés, trop confians, s’aperçurent enfin qu’ils étaient joués, et qu’il fallait abandonner les prélats plutôt que d’abandonner la patrie.

Lorsque les trois curés de Poitou, qui étaient mes amis, se réunirent au Tiers-État, j’écrivis à Bailly, qui en était président, pour lui annoncer ma résolution à cet égard, et ce fut d’après son avis et celui de plusieurs membres des communes que, même après ma réunion effective, je retournai dans la salle du clergé, où ils jugeaient ma présence nécessaire pour entraîner la majorité de cet ordre. Ma lettre doit être aux archives de la république ; on peut la consulter et rapprocher les dates.

Celle conduite fait pressentir que j’étais le 20 juin à la célèbre séance du Jeu de Paume, où se trouvaient quatre autres curés[1], et à la séance que tinrent le Tiers-État et 149 membres du clergé dans l’église Saint-Louis, où je recueillis les témoignages les plus flatteurs de l’approbation publique. Mais revenons un moment au Jeu de Paume. À défaut de salle, notre projet était d’aller tenir la séance au milieu de la cour du château, où sur-le-champ nous aurions été entourés et protégés par le peuple ; et peut être qu’avant vingt-quatre heures révolues, les boulets eussent attaqué le repaire de la cour. Il y a peu de temps que j’ai voulu la revoir cette salle du Jeu de Paume où sont accumulés des souvenirs de courage et de gloire : attendri à cet aspect, et déchiré par celui des contrastes que présentent des événemens postérieurs, j’y ai versé des larmes brûlantes et de joie et de désespoir ; si jamais mon horreur du despotisme pouvait, je ne dis pas s’éteindre, mais s’affaiblir, pour la rallumer je tournerais mes regards vers ce coin de terre à jamais mémorable. Il ne sera point exécuté ce tableau du Jeu de Paume, digne du pinceau de David, conception vaste dont il avait tracé l’esquisse. Pour ériger des monumens de tyrannie ou d’adulation, l’argent ne manque jamais..... Jamais on n’en trouve pour ceux qui intéressent la liberté et la gloire du peuple ; mais dans l’un et l’autre cas, c’est le peuple qui paie. Quant à David, nous ne parlons que du peintre et non de l’homme ; il doit nous en savoir gré.

Trois jours après le serment du Jeu de Paume, se tint la séance royale. La veille au soir nous étions douze à quinze députés réunis au Club breton, ainsi nommé parce que des Bretons en avaient été les fondateurs. Instruits de ce que méditait la cour pour le lendemain, chaque article fut discuté par tous, et tous opinèrent sur le parti à prendre. La première résolution fut : celle de rester dans la salle malgré la défense du roi. Il fut convenu qu’avant l’ouverture de la séance nous circulerions dans les groupes de nos collègues pour leur annoncer ce qui allait se passer sous leurs yeux et ce qu’il fallait y opposer. Mais, dit quelqu’un, le vœu de douze à quinze personnes pourra-t-il déterminer la conduite de douze cents députés ?… Il lui fut répondu que la particule on a une force magique ; nous dirons : voilà ce que doit faire la cour, et parmi les patriotes on est convenu de telles mesures. On signifie quatre cents comme il signifie dix. L’expédient réussit. Le roi retiré, on discuta ce qu’il fallait faire. Sieyes dit avec son énergie laconique : Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier ; je parlai sur la nécessité de maintenir ce qu’avait fait l’Assemblée, malgré les ordres intimés par la cour. Cet avis, développé par d’autres orateurs, devint le vœu général, et la cour eut la honte de voir mépriser ses injonctions insolentes.

La réunion des ordres étant consommée, je fus élu secrétaire à la presque unanimité, avec Mounier, Sieyes, Lalli-Tollendal, Clermont-Tonnerre, Chapelier ; ces deux derniers ont péri tragiquement, et Mounier de mort naturelle. Le respectable Pompignan, archevêque de Vienne, était président. Un jour que parlant avec ma vivacité naturelle contre les machinations de la cour, je proposais d’en faire la recherche, de les dévoiler et de dénoncer les ministres ; l’archevêque crut devoir témoigner son étonnement de ce qu’un ecclésiastique s’expliquait à cet égard avec tant de véhémence. Surpris de l’apostrophe, je lui demandai la parole pour répliquer : je le fis avec les égards que mon cœur m’inspirait ; mais avec la fermeté que je devais y mettre comme homme public : les applaudissemens de l’Assemblée et des tribunes se prolongèrent à tel point que j’en fus humilié pour ce digne prélat, que j’aimais et qui m’aimait.

Sous sa présidence arriva la prise de la Bastille, leçon éternelle au despotisme qui n’en profitera pas. Ses satellites se pressaient autour de nous à Versailles ; des bouches d’airain menaçaient de vomir sur l’Assemblée le carnage et la mort. Le dimanche 12 juillet, précurseur de ce siège, s’était annoncé par des événemens sinistres. Incertains si les minutes de nos procès-verbaux et des lettres d’adhésions déjà arrivées ne couraient pas le risque d’être enlevées de vive force ; ne pouvant à cet égard prendre les ordres de l’Assemblée, puisque ce jour il n’y avait pas de séance, je consultai les autres secrétaires ; on laissa à ma prudence le soin de soustraire ces papiers. Je les fis envelopper sous le sceau de l’Assemblée et le mien. Madame Émery, épouse du député de ce nom, qui savait apprécier l’importance de ce dépôt, se chargea de le cacher, et, pendant trois jours, il fut à sa discrétion.

Le même soir, 12 juillet, les six à sept cents députés qui n’étaient pas allés à Paris, se réunirent à la salle des séances. On se rappelle que précédemment c’était la salle des Menus ; c’est le local le mieux approprié à la tenue d’une assemblée de ce genre, quoique assurément elle n’ait pas été bâtie dans ce dessein. En l’absence du président, on m’invita à occuper le fauteuil. Au coup de sonnette, chacun se met en place ; les vastes galeries étaient remplies de spectateurs dont l’inquiétude pouvait encore s’accroître à l’aspect des physionomies sombres des députés. Je crus qu’il fallait les rassurer. J’improvisai sur les tentatives de la tyrannie, sur la ferme résolution qui nous animait tous d’exécuter le serment prêté au Jeu de Paume ; je finis par la maxime d’Horace : Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinæ[2]. L’applaudissement général couvrit ce discours : il fut décidé que la séance serait permanente. C’est la première de ce genre ; elle dura soixante-douze heures, et au milieu des agitations de la crainte s’intercalaient des saillies très plaisantes, très spirituelles. Voilà le Français.

Une scène plus mémorable se préparait ; nous arrivâmes au 4 août. J’ignore où Dubois Crancé et d’autres ont pris que j’avais témoigné un regret sur la suppression de la dîme, qui m’avait toujours paru un fléau ; mais, comme Sieyes, comme Morellet, j’aurais voulu que la suppression ne s’opérât qu’avec stipulation d’indemnité, dont le capital eût formé la dotation du clergé.

À cette séance fameuse, je proposai et j’obtins bien vite l’abrogation des annates, monument de simonie, contre lequel avait déjà statué le concile de Bâle. Un jour que je plaisantais avec le nonce Dugnani, aujourd’hui cardinal, il me dit : « Cette affaire est consommée ; mais pourquoi avez-vous proposé cette suppression ? — Parce que les cahiers de mon baillage m’en imposaient le devoir ; et mes cahiers contenaient cette demande, parce que je l’y avais fait insérer. »

Vers cette époque nous formâmes deux sociétés qui amenèrent d’heureux résultats. L’une, où figuraient Camille Desmoulins, Brissot, Loustalot, etc., avait pour objet la liberté de la presse. J’ignore si la suite des siècles présentera en Europe le phénomène inouï d’un seul gouvernant qui ait soutenu cette liberté ; mais, en dernière analyse, je la crois aussi utile pour eux que pour le peuple, puisqu’elle les avertit de l’opinion publique, la première des puissances, et celle qui à la fin renverse ou consolide toutes les autres. On a cherché sans succès la limite qui sépare cette liberté de l’abus ; je ne vois rien de mieux que de la déclarer illimitée, sinon sur les personnes, au moins sur les choses politiques : les inconvéniens sont abondamment compensés par les avantages. Que les gouvernans soient toujours justes, vrais et bons, ils n’auront rien à redouter de la liberté de la presse.

L’autre société, composée à peu près des mêmes individus, s’occupait de l’abolition du droit d’aînesse, sur lequel Lanthenas a fait un bon ouvrage ; il aurait dû s’en tenir là et briser sa plume. La correspondance de cette société formerait un recueil très curieux ; j’ignore ce qu’elle est devenue. En 1790, voyageant en Normandie par raison de santé, des demoiselles du Havre et de Rouen vinrent me présenter leurs doléances contre l’abus des majorats ; je leur promis de saisir la première occasion favorable pour seconder leur vœu : je tins parole, et à la séance du 3 novembre suivant[3], le premier je proposai l’abolition de ce droit ; ce qui me valut des félicitations de diverses contrées où la coutume sacrifiait aux aînés l’existence des cadets.

Lorsqu’on préparait la fête de la fédération, je demandai sans succès, aux Jacobins, qui étaient alors une puissance, qu’au serment des fédérés fût ajouté l’engagement de ne jamais se battre pour des querelles particulières. Cette idée m’était venue à l’occasion d’un duel entre Barnave et Cazalès. Indigné de voir que des hommes qui se targuaient d’être philosophes, ne tinssent pas contre une ironie, et que deux législateurs se transformassent en spadassins, j’imprimai et je fis distribuer à l’Assemblée un pamphlet dans lequel je les conspuais.

Puisque j’ai mentionné les Jacobins, arrêtons-nous un instant sur cette société.

L’Église a vu s’élever, au sixième siècle, une secte d’hérétiques nommés Jacobites, qui n’admettaient qu’une nature en Jésus-Christ. L’Angleterre a eu ses Jacobites ou partisans de Jacques II. Le Portugal a eu ses Jacobeos, société secrète, contre laquelle sévit le gouvernement en 1769[4]. La France a eu la Jacquerie en 1358, et, en 1789, ses Jacobins, ainsi nommés de leur réunion dans un couvent habité précédemment par des religieux de Saint-Dominique. La liste de ce club était ornée de noms recommandables, qui rappelaient l’union des lumières aux vertus, et ses séances étaient un cours habituel de saine politique ; sur cet article, il était en avant de la nation, et même de la plupart des députés. Quoique le 4 août eût fait un immense abattis dans la forêt des abus, une foule d’objets appelaient encore des réformes. Mais, comme l’opinion de beaucoup de représentans n’était pas toujours au niveau de la nôtre, pour en accélérer la marche, notre tactique était simple : on convenait qu’un de nous saisirait l’occasion opportune de lancer sa proposition dans une séance de l’Assemblée nationale ; il était sûr d’être applaudi par un très petit nombre, et hué par la majorité ; n’importe : il demandait, et l’on accordait le renvoi à un comité où les opposans espéraient inhumer la question. Les Jacobins s’en emparaient. Sur leur invitation circulaire, ou d’après leur journal, elle était discutée dans quatre ou cinq cents sociétés affiliées, et trois semaines après pleuvaient à l’Assemblée nationale des adresses pour demander un décret dont elle avait d’abord rejeté le projet, et qu’elle admettait ensuite à une grande majorité, parce que la discussion avait mûri l’opinion publique.

La société des Jacobins dégénéra à tel point que quand, après un an d’absence, j’y reparus un moment, en septembre 1792, elle était méconnaissable ; il n’était plus permis d’y opiner autrement que la faction parisienne. Indigné de cette oppression, je demandai dérisoirement que désormais fût affichée à la porte l’opinion qu’on serait obligé d’avoir. D’après cette ironie, qui m’attira une grande improbation, je sortis, et ne remis plus les pieds dans une assemblée autrefois décente et raisonnable, mais devenue un tripot factieux. Les journaux m’apprirent que de temps en temps j’y étais injurié.

Voilà donc, dans ce qu’on nomme Société des Jacobins, deux phases bien distinctes, bien opposées, qui n’échappent pas à l’homme impartial ; mais les malveillans, confondant les époques, ont jugé à propos d’englober le tout dans la même proscription. Actuellement encore, dans plusieurs contrées voisines, l’épithète de jacobin, ou seule, ou associée à celle de janséniste, est le poignard avec lequel on tente de juguler quiconque professe des idées libérales, ou élève des doutes sur l’infaillibilité des despotes.

Un M. Mason, dans son Supplément au Dictionnaire de Johnson[5], a poussé la perversité ou l’ineptie au point qu’il définit ainsi un jacobin : c’est un individu « de clique diabolique, qui établit en maxime qu’on peut égorger quiconque pense autrement que nous en politique, et que c’est une œuvre méritoire. »

Pendant six mois, président du comité des rapport de l’Assemblée nationale, j’en partageai les nombreux travaux avec quarante membres qui le composaient. Entre autres questions, une me fut dévolue, parce que personne n’en voulait. Il s’agissait de faire élargir quelques galériens de Fribourg, en Suisse, qui, en 1781, avaient pris part à l’insurrection du peuple contre ses olygarques. Ceux-ci, au mépris de leurs promesses, et avec une perfidie atroce, avaient fait condamner plusieurs de ces insurgés, les uns à la roue, les autres aux galères, et, pour ce dernier article, le gouvernement français était l’exécuteur de la tyrannie fribourgeoise. Mon rapport entraîna un décret qui défendit de recevoir dans les bagnes de France aucun condamné par jugement étranger, et qui rendit la liberté à ces malheureux : un libelle anonyme contre moi servit de consolation à leurs persécuteurs.

Des objets d’un autre genre appelèrent bientôt mon attention. Des planteurs de Saint-Domingue, se disant nommés par les assemblées coloniales, demandèrent leur admission aux États-Généraux ; ce qui amenait naturellement la question suivante : Les nègres et mulâtres libres et esclaves figurent-ils dans le nombre de vos commettans ? telle était la dépravation des mœurs et l’altération des idées saines dans les colonies, que toutes les vertus, tous les talens réunis dans la personne d’un noir ou d’un sang-mêlé, n’auraient pu lui obtenir de partager les avantages que s’arrogeait exclusivement la caste européenne. Des colons eussent rougi d’avoir pour épouses des négresses, qu’ils ne rougissaient pas d’avoir pour concubines. À l’église même, et jusqu’à la table de communion, où tout rappelle l’égalité, le blanc eût refusé le voisinage d’un esclave.

Pour régulariser la marche de la discussion, une conférence eut lieu entre Lafayette, Mirabeau, Condorcet et moi, chez le duc de La Rochefoucauld, qui a été égorgé à Gisors de la manière la plus barbare ; tous étaient membres de l’Assemblée nationale, excepté Condorcet qui partageait nos principes, et qui, sous le nom de Schwartz, avait publié une brochure relative à la question qui nous réunissait[6]. Nous fûmes d’avis unanime que les nègres et les mulâtres libres devaient être assimilés aux blancs par les droits politiques et civils, et que quant aux esclaves il ne fallait pas brusquer leur émancipation, mais les amener graduellement aux avantages de l’état social : ainsi pensaient également Brissot, Wadstrom, Pélion, Lanthenas, etc., et toute la société des Amis des Noirs dont j’étais membre ; ainsi pensent MM. Wilberforce, Barlow, Fox, Clarkson, Thorneton, Grandville-Sharp, avec lesquels je formai des liaisons ; ainsi pensent les sociétés établies dans les États-Unis pour améliorer le sort des nègres, et qui m’envoyent annuellement les procès-verbaux de leur convention centrale à Philadelphie. On conçoit dès lors que l’émancipation subite prononcée par le décret du 16 pluviôse an II, qu’avait provoquée Levasseur (de la Sarthe), nous parut une mesure désastreuse : elle était en politique ce qu’est en physique un volcan.

D’après le plan que nous avions conçu, nous travaillâmes d’abord à éclairer l’opinion ; j’ai publié successivement sur cette matière :

« Mémoire en faveur de gens de couleur et de sang-mêlé, in-8. 1789.

« Lettre aux philantropes sur les malheurs, les droits et les réclamations des gens de couleur, in-8. 1790.

« Mémoires sur la colonie de Sierra-Leone.

« Lettre aux citoyens de couleur et nègres libres.

« Apologie de Barthélemi de Las-Casas, in-4o, dans les Mémoires de l’Institut. »

J’ai lu à cette société savante l’histoire de ce qu’on a fait dans les divers siècles et les divers pays en faveur de la liberté des nègres. Cet ouvrage assez volumineux verra le jour en Amérique, si la pensée est enchaînée en Europe.

Bientôt paraîtront en Amérique et en Allemagne les traductions allemande et anglaise de mon ouvrage sur les qualités morales et intellectuelles et sur la littérature des nègres, dont l’original est inédit.

Sieyes, Tracy, Rewbell et quelques autres plaidèrent ainsi que moi la cause de la justice ; après une incroyable résistance de la part des marchands de chair humaine, nous obtînmes enfin, ou plutôt nous arrachâmes à l’Assemblée, les instructions du 28 mars 1790 et le décret du 15 mai, qui admettaient les nègres et les sangs-mêlés à la jouissance des droits politiques et civils.

Une somme de deux millions et demi était prostituée annuellement en primes accordées par le gouvernement pour faire la traite, c’est-à-dire pour le commerce du crime ; long-temps après, sous la Convention, le 27 juillet 1793, j’obtins enfin la suppression de cette dépense scandaleuse.

Mais revenons à nos colons. Rien ne m’a donné une preuve plus complète, plus douloureuse de la perversité dont est capable l’espèce humaine que leur conduite dans cette discussion ; leur rage (car il faut nommer les choses par leur nom) était en raison inverse de leurs raisons. On conçoit qu’une des premières impostures fut que nous avions reçu de l’argent des nègres ; et quoique Raymond, l’agent des hommes de couleur à Paris, ait donné le démenti le plus formel, la calomnie qui assure toujours, disait Mirabeau, et qui ne prouve jamais, répéta et répétera peut-être la même assertion ; témoin Bertrand de Molleville, ancien ministre de la marine, qui publie à Londres des rapsodies volumineuses, vantées par les émigrés et lues je ne sais par qui. À l’entendre, des sommes considérables avaient été réparties entre Brissot, Condorcet, Pétion et moi, pour stimuler notre zèle en faveur des noirs et des sangs-mêlés[7] : j’avais même, selon quelques planteurs, touché des millions, ce qui, joint à d’autres millions de la part des juifs, devait me placer au rang des Crésus. Ces calomniateurs sont donc bien vils, puisque, jugeant sans doute d’après leur cœur, ils ne croient pas à la vertu désintéressée. Tantôt, disaient-ils, je défendais les Africains parce que j’avais une belle-sœur mulâtresse, quoique je n’eusse ni frère, ni sœur ; tantôt nous étions des hommes vendus à l’Angleterre ; telle est l’analyse de cinq à six cents libelles vomis contre nous. Je suis fâché d’avoir vu dans les rangs de mes adversaires des hommes tels que Moreau-Saint-Méry, distingué d’ailleurs par ses talens, ses écrits et ses services ; Chabanon, que je déconcertai en lui proposant de rendre compte moi-même de son ouvrage contre moi, dans les journaux, qui tous gardaient le silence sur ce pamphlet mort-né ; Bryan Edwards, qui aurait dû se respecter assez pour ne pas souiller ses ouvrages en répétant des impostures. Un je ne sais quel Playfair, qui, dans ce qu’il appelle une Histoire du jacobinisme[8], après avoir vomi ses malédictions sur le clergé constitutionnel et sur Condorcet, Brissot, etc., assure que « Grégoire, ce cannibale philosophe, ayant appris que les nègres avaient pris pour étendard un enfant empalé, et qu’ils massacraient les blancs, s’écria que c’était le plus beau jour de sa vie[9]. » Je maintiens qu’il est utile pour la cause des noirs et de l’humanité de faire connaître à quels excès de démence sont arrivés nos adversaires.

Si du moins chez nous les colons s’étaient bornés aux calomnies ! je leur pardonne volontiers de m’avoir pendu en effigie au cap, à la porte de la poste et à Jérémie ; d’avoir ouvert, dit-on, à Nantes une souscription secrète pour me faire assassiner ; j’ai eu le bonheur de rendre service à plusieurs d’entre eux, et je désire en trouver des occasions nouvelles. Mais ce pauvre Brissot a eu pour accusateurs au tribunal révolutionnaire, deux colons, connus pour avoir professé la théorie de l’empoisonnement[10], et dont l’un, mort récemment, était revenu de ses erreurs, si j’en juge par l’ouvrage, en 2 vol. in-8o, qu’il a publié sur l’Économie politique de Saint-Domingue ; dans le second volume, il prend la liberté générale pour base[11]. Brissot a été traîné à l’échafaud, et cet homme dont je différais tant sur les idées religieuses, mais dont j’estimais le républicanisme et la bonhomie, a laissé dans l’indigence sa femme et ses enfans, lui qu’on accusait aussi d’avoir été gratifié de quelques millions.

J’avoue que la mauvaise foi et la tyrannie des colons m’a acharné à cette cause, que je n’abandonnerai qu’avec la vie. Barnavey avait mis de la duplicité : sur ma demande, il déclara qu’il regardait les gens de couleur et nègres libres comme compris dans les instructions du 4 avril ; sur ma demande encore, il fut forcé en pleine assemblée d’en réitérer l’aveu le 12 mai 1791.

D’où proviennent les malheurs des Antilles ? Colons, c’est votre ouvrage, et vous en êtes les tristes victimes. Si, de concert avec l’Assemblée nationale, vous eussiez concouru à une amélioration progressive du sort des esclaves, la marche des événemens eût amené sans secousse un ordre de choses plus conforme à la justice et à vos intérêts ; mais que firent les colons lorsque le décret du 15 mai 1790 fut rendu ? ils intriguèrent auprès du gouvernement pour empêcher la transmission de cette loi aux colonies, comme si on eût pu en dérober la connaissance aux nègres de ces contrées, dont on avait d’ailleurs électrisé les sentimens en arborant la cocarde tricolore, en répétant les chants de la liberté qui retentissaient à leurs oreilles et faisaient tressaillir leur cœur. Les colons obtinrent de la cour des ordres pour prohiber l’embarquement de tous les nègres et sangs-mêlés qui, étant en France, voudraient repasser aux Antilles. Le conseil souverain de la Martinique eut l’indignité de condamner à cinq ans de galères le malheureux Nadan, pour avoir répandu dans cette île un de mes écrits. J’ai eu le bonheur de briser ses fers, lorsqu’au commencement de la Convention nationale j’appris cet acte d’iniquité.

La haine de la tyrannie avait profondément irrité le jeune Vincent Ogé, mulâtre doué d’excellentes qualités. Cinquante libelles m’ont accusé de l’avoir fait partir. La vérité est que je le dissuadai de son projet, qu’il m’avait confié ; je lui avait prédit qu’il serait immolé : il l’a été. Ogé fut roué au cap ; son crime est celui de tous les hommes amis de la liberté.

Lorsque l’affranchissement général à Saint-Domingue eut fait éclore un nouvel ordre de choses, Toussaint-Louverture m’écrivit, en me priant de procurer à cette colonie un nombre suffisant d’ecclésiastiques, religieux et républicains, dont le zèle et les talens pussent seconder ses vues. Cette demande coïncidant avec l’époque où la persécution désolait encore la mère-patrie, mes tentatives furent long-temps infructueuses. Il me suppliait de faire moi-même le voyage pour organiser l’administration spirituelle de Saint-Domingue. Dans l’impossibilité où j’étais d’accéder à cette demande, je parvins à remplir une partie de ses vues. M. Mauviel, sacré évêque de Saint-Domingue, partit sous les auspices du premier consul, avec trois estimables prêtres qui ont été victimes de leur zèle ; une proclamation de Toussaint-Louverture avait honorablement annoncé l’arrivée du prélat, qu’ensuite il ne voulut pas recevoir, parce que ce général nègre avait été égaré par des prêtres réfractaires et ambitieux. Le gouvernement, sachant que j’avais quelque ascendant sur l’esprit de Toussaint, m’avait invité à lui écrire une lettre qui fût de nature à resserrer ses liens avec la métropole. Celle que je lui adressai ne faisait que reproduire, sous une autre forme, les sentimens développés dans toute ma correspondance, et manifestés également dans les lettres qu’il m’a écrites.

Verrons-nous enfin les malheureux Africains soustraits à la tyrannie des blanc ? L’esprit des sociétés religieuses en Angleterre et en Amérique, la maturité des abus, les connaissances qui pénétrent dans les Antilles, et, parmi les événemens futurs, celui par lequel cet archipel, secouant le joug de l’Europe, prendra part à des révolutions qui doivent déplacer les rapports commerciaux et changer la face du monde politique ; tout présage des changemens favorables à la justice. Wilberforce me proposait en 1802 de provoquer une mesure simultanée des deux gouvernemens, anglais et français, pour abolir la traite : ma volonté, à cet égard, ne fut jamais en défaut ; mais le succès n’était pas en mes mains. On frissonne en se rappelant que dans ces derniers temps on pillait, on égorgeait, on noyait par milliers les nègres de Saint-Domingue, qui, usant de représailles, ont répété sur les blancs les horreurs dont ceux-ci avaient donné l’exemple. Espérons qu’enfin la voix de l’humanité ne sera plus étouffée, et qu’à partir des côtes de Sierra-Leone, un jour nouveau luira sur ces contrées africaines, témoins des malheurs des indigènes et des crimes de l’Europe ; puisque déjà les États-Unis, l’Angleterre et le Danemarck, en proscrivant la traite, ont rendu un hommage solennel aux principes, et laissent entrevoir dans un avenir peu éloigné l’anéantissement définitif de l’esclavage des nègres dans les colonies.

Qu’importe du public l’énumération fastidieuse des discussions auxquelles je pris part, telles que la suppression de la gabelle, le dessèchement des marais, l’abolition des lettres de cachet et d’autres objets de bien général ? La disette de bois, résultat inévitable de la multiplication des usines dans le département de la Meurthe, causait un mécontentement qui menaçait d’incendier les trois magnifiques salines de cette contrée ; persuadé que leur conservation pouvait se concilier avec une économie de combustible qui en diminuerait le prix, j’adressai sur cet objet à mes concitoyens un opuscule raisonné : la ferme générale en répandit quatre mille exemplaires, dans l’espérance qu’elle recueillerait l’avantage de la conservation de ces usines.

Dans les débats sur la Déclaration des droits, j’insistai pour qu’on y joignît celle des Devoirs qui leur sont corrélatifs, et qu’à la tête de l’acte constitutionnel fût placé le nom de Dieu. De toutes mes forces je combattis le veto absolu, et dans une autre séance je m’opposai à la lecture d’un mémoire envoyé par le ministre, au nom du roi, sur cette question. Si le mémoire, disais-je, doit influencer la délibération, il est dangereux ; s’il ne la doit pas influencer, il est inutile ; et le mémoire ne fut pas lu. J’attaquai de même le décret sur le marc d’argent, qui avilissait l’homme en lui ôtant des prérogatives qu’on accordait à la richesse. À peine m’a-t-on pardonné d’avoir dit qu’au sixième étage étaient souvent reléguées la vertu pauvre et la science, tandis que l’opulence stupide et souvent criminelle occupait le premier. Ma haine pour les fripons, et surtout pour le despotisme, sous quelque forme qu’il se manifeste, m’a valu celle d’une foule de pamphlétaires, dont les plus connus sont : Calonne (parce que j’avais proposé de le poursuivre comme solidaire dans une affaire déshonorée par des dons occultes), Bertrand de Molleville, Cobbet, Yvernois, Mallet du Pan[12], Playfair, Bryan Edwards, Mathias (si celui-ci est vraiment l’auteur du fameux ouvrage : The Pursuits of litterature)[13], Louis XVI lui-même, qui, dans ses lettres publiées par miss Williams, dit que je crie hautement contre la tyrannie[14] : en cela il a dit vrai ; mais que de mensonges entassés dans cette correspondance ! par exemple, lorsqu’il annonce comme chose sûre que je me suis trouvé à un souper politique très mystérieux, présidé par Latouche-Tréville[15], où figuraient aussi, dit-il, Talleyrand-Périgord, Mirabeau, Sieyes, Biron, etC ; lorsqu’il m’accuse d’avoir reçu de l’argent, ainsi que Sieyes, Volney, Bureau de Puzy, Champfort, Fauchet, etc.[16] ; assurément il me place en bonne compagnie. Des inepties de ce genre donnent la mesure de la crédulité ou de la bonne foi de celui qui les débite. Il n’est pas surprenant, dit un autre écrivassier, que je sois tellement imprégné du virus de la liberté, puisqu’avant la révolution je faisais des voyages fréquens en Suisse, où néanmoins je n’ai voyagé qu’une fois ; j’y fis connaissance avec Lavater, Gessner, Ochs, Tobler, Amman, etc, ; mais ce que l’auteur ignore et que je puis lui révéler, c’est qu’avant la révolution quelques hommes énergiques de l’est de la France, indignés des turpitudes de la cour, examinaient si l’on pourrait soulever ces contrées et en opérer la réunion à la confédération helvétique. Le secret néanmoins avait transpiré : car un jour, chez Barentin, garde-des-sceaux, quelque temps avant la prise de la Bastille, je fus très surpris de l’entendre raconter, peut-être à cause de moi, cette anecdote sur laquelle je ne crus devoir lui faire aucune observation.

L’idolâtrie de la royauté avait cependant encore bien des partisans dans la ci-devant Lorraine. Lorsqu’à la rédaction des cahiers du baillage de Lunéville, j’avais sondé l’opinion en proposant de demander que le roi fût pensionné, ce mot parut à certaines gens un demi-blasphème ; et dans l’Assemblée nationale même, lorsqu’on mit aux voix la liste civile, quatre membres seulement, dont M. Lancelot, curé breton, et moi, s’élevèrent contre.

Oui, je déclare que je suis venu avec la haine profondément sentie et raisonnée de la tyrannie, et le respect également senti et raisonné pour les droits du souverain, c’est-à-dire du peuple.

Dans le cours de ma présidence, un jour que je portais des décrets au roi pour en obtenir la sanction, on me répondit qu’il était au conseil et qu’il était impossible de le voir. Ma vivacité, et les égards que j’avais droit de réclamer, auraient amené un éclat, si je n’avais craint qu’on l’imputât à mon aversion pour la cour. Je me bornai à témoigner ma surprise de ce que le roi n’était pas accessible au président de l’Assemblée nationale. En sortant, je trouvai le duc de Liancourt, alors grand-maître de la garde-robe, à qui j’exprimai mon indignation ; je n’étais pas encore rentré dans la salle (car il y avait séance du soir, Emery me remplaçant au fauteuil), que déjà tout le monde savait ce qui venait de se passer. Je retournai chez le roi une heure après. L’appareil des honneurs rendus au président de l’Assemblée nationale eut quelque chose de plus solennel qu’à l’ordinaire. J’eus pour successeur Mirabeau, qui me demanda mes observations. J’y recommandais au président du pouvoir législatif de ne pas se laisser manquer par le pouvoir exécutif ; c’est là sans doute ce qui aura donné lieu à une anecdote analogue, mais controuvée, qu’on lui attribue.

On sait qu’un roi vivant est toujours le meilleur des rois, sauf toutefois le tribunal de la postérité qui révise l’histoire et casse bien des arrêts ; les adulateurs furent un peu déconcertés lorsque Louis XVI partit pour Varennes, et nous laissa ce manifeste qui atteste sa perfidie. Je me hâtai de prévenir les inquiétudes que pouvait causer cette nouvelle, en adressant à mes diocésains une circulaire dont j’insère ici l’extrait suivant :

« L’Assemblée nationale, toujours inébranlable au sein des orages, vient de décréter les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité générale et le respect dû aux propriétés et aux lois. Elle arme une force publique capable d’imposer aux malveillans ; et sans doute la volonté du ciel, qui tant de fois s’est montrée si visiblement en faveur de la révolution, permet cette nouvelle tempête pour conduire plus rapidement au port le vaisseau de l’état.

« Gardez-vous donc bien de désespérer de la chose publique. Aux armes, citoyens ; déployez le caractère mâle, l’attitude fière d’un peuple libre, et prouvez que vous êtes dignes d’être Français.

« Vous à qui l’estime publique a confié les fonctions administratives, municipales et judiciaires ; vous qui, dans la garde nationale et dans l’armée de ligne, êtes les dépositaires de la force publique confiée à votre bravoure ; vous que le civisme a confédérés sous le nom d’Amis de la constitution, toujours élevés à la hauteur des circonstances, par votre sagesse et votre courage, vous saurez planer sur les dangers qui menacent de nous assaillir.

« Et vous, mes dignes coopérateurs, ministres des autels, sans doute vous allez faire éclater plus que jamais votre zèle. Aux bannières de la religion, associez les drapeaux de la patrie ; que nos temples retentissent de vos exhortations saintes et patriotiques. Comptons toujours l’amour de la patrie dans le nombre des vertus chrétiennes ; soyons-en les organes, soyons-en les modèles, et après avoir prié avec ferveur sur la montagne, descendons, s’il le faut, pour combattre avec courage dans la plaine.

« Citoyens, soyez respectueusement soumis aux lois de la religion et aux décrets de l’Assemblée nationale ; que rien ne suspende l’exécution des lois, la perception des impôts et le mouvement de la chose publique. Citoyens, soyez unis, et par cette union, formez une chaîne indissoluble ; regardez comme vos ennemis, comme les ennemis de la France, ceux qui voudraient faire naître parmi vous des divisions ; et que toutes les rivalités, toutes les aigreurs personnelles disparaissent devant l’intérêt de la patrie. C’est surtout dans les occasions périlleuses qu’on reconnaît les gens de bien, et qu’on démasque les hypocrites, les faux citoyens qui intriguent sourdement, et ces pervers déclarés, qui, sous un voile sacré, cachant leurs passions irritées, voudraient armer de poignards la religion de la charité. Ne vous permettez aucune violence contre eux ; mais, par une contenance intrépide, électrisez les faibles, faites rougir les lâches et trembler les traîtres. Il est des hommes à qui leur caractère sans consistance fait perdre tout droit à la qualité glorieuse de citoyens. Dans les momens de crise, ce sont des êtres dangereux ; et s’ils étaient revêtus de fonctions publiques, je dirais : Ces hommes nuls sont des perfides, car les dangers de la patrie leur commandent de s’élancer sur la brèche.

« Soyons unis, calmes et fiers : nous serons inébranlables ; n’oublions pas que nous avons juré de vivre libres ou de mourir. Plutôt nous enterrer sous les débris fumans de la patrie, que de jamais rentrer dans l’esclavage[17]. »

Avec Camus, Liancourt et Pétion, je fus envoyé par l’Assemblée nationale aux Tuileries pour haranguer huit ou dix mille personnes qui s’y étaient réunies. Qu’importe, leur disais-je, la fuite d’un parjure dont on peut très bien se passer ? souvenez-vous de ce que vous fûtes le 14 juillet ; allez dans vos sections dire à vos concitoyens de rester armés, fiers et tranquilles.

Comme Paris était beau dans ce jour et les suivans ! jamais on n’y vit un tel calme. Comme l’Assemblée était majestueuse, lorsqu’après avoir pris les mesures nécessaires pour que rien n’arrêtât la marche du gouvernement, elle passa à l’ordre du jour, pour traiter paisiblement une matière étrangère à cette race royale, qui sans doute croyait avoir laissé Paris en proie à la guerre civile ! Non, rien ne peut peindre la joie que fit éclater ce fameux passage à l’ordre du jour qui devait retentir dans toute l’Europe. Lorsqu’on eut la simplicité de ramener le transfuge, qu’il fallait pousser hors de la frontière, en lui fermant à jamais les portes de la France, le peuple avait encore le sentiment de sa dignité. Partout où passait la voiture, défense était faite de se découvrir, et des secrétaires de bureaux, accourus sans leurs chapeaux, furent obligés d’y suppléer en nouant leurs mouchoirs autour de leur tête. Je fus encore du nombre des députés qu’envoya l’Assemblée nationale à l’arrivée du transfuge. C’était, disait-on, pour empêcher que le peuple ne mît en pièces les gardes-du-corps placés sur le devant de la voiture. Louis XVI nous dit qu’il avait voulu seulement aller à Montmédi. Quel qu’ait été son projet, l’exécution était une perfidie. À cet égard, les mémoires de Bouillé, son général, et de Bertrand de Molleville, son ministre, suffiraient pour établir les preuves de la complicité du roi avec les ennemis de la France et dresser l’acte d’accusation de la cour.

Un roi est à mon avis une superfétation politique ; la fuite de Louis XVI me parut l’époque offerte par la Providence pour établir la république, et tant de gens qui l’ont répété depuis me traitaient alors de visionnaire forcené. Voilà pourquoi dans l’Assemblée j’attaquai le système de l’inviolabilité, voulant que les droits et le bonheur du peuple fussent seuls inviolables. En conséquence, je demandai que le roi fût mis en jugement ; mais le caractère versatile de la nation, et surtout des Parisiens, n’offrait déjà plus le même enthousiasme. Vinrent ensuite les réviseurs de la constitution, qui la rendirent un peu plus mauvaise. Que Dieu pardonne à Thouret, le premier en talent de tous les avocats, parmi lesquels il y avait tant de praticiens et si peu de publicistes ! Thouret, qui a été si indignement égorgé, fut l’instrument des réviseurs. Alors Pétion, Brissot, Noailles, et quelques autres, réunis chez Clavière, nous examinions ce que pouvaient leur opposer à la tribune ceux d’entre nous qui étaient membres de l’Assemblée. Tentatives infructueuses : forts par les raisons, nous fûmes vaincus par le nombre. Il nous resta pour consolation (comme bien des fois depuis) de dire après Lucain : Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. Lorsqu’on décréta que le roi, en acceptant la constitution, prêterait le serment, je m’écriai au milieu de l’Assemblée : Quelle confiance pourront vous inspirer les sermens d’un parjure ?

Duquesnoy, dans son Ami des Patriotes, remarque avec un peu d’humeur que quand Louis XVI vint à l’Assemblée annoncer son acceptation, ma physionomie contristée décelait les sentimens qui m’agitaient ; et il a raison.

À la fin de l’Assemblée constituante parut mon Adresse à la seconde législature, remplie de vérités énergiques, et qui, distribuée aux nouveaux représentans, circula ensuite dans toute la France. Arrivé à Blois, j’appris bientôt les détails clandestins de ce que faisait la cour pour franchir les bornes imposées au pouvoir exécutif. Le Conseil général du département, dont j’étais président, adressa, sur ma demande, à l’Assemblée nationale, une réclamation vigoureuse contre ces empiétemens ; la lecture de cette pièce causa, dans l’Assemblée, un tapage épouvantable, parce que les uns en voulaient l’insertion au procès-verbal, les autres s’y opposaient. La cour, sachant que j’en avais été le provocateur et le rédacteur, vomissait sur moi son venin dans les journaux qu’elle soudoyait et qu’elle envoyait gratuitement aux administrations.

Mais enfin arriva le 10 août : Exemple au peuple, dit la légende de la médaille frappée en mémoire de cet événement. Au reçu du paquet que m’apporta le courrier, je convoquai sur-le-champ les trois administrations du département, du district et municipale. Dans l’intervalle de leur réunion, je rédigeai une réponse au président de l’Assemblée nationale, et une proclamation aux administrés, pour annoncer la suspension des fonctions royales. Je passai la nuit à faire composer et à corriger les épreuves ; le lendemain, j’en fis inonder le département ; et quoique le Blaisois soit peut-être la contrée de la France où l’on trouve le moins de caractère, tout fut électrisé, et la république, établie par le fait, y fut proclamée par anticipation.

Les élections arrivent ; le vœu unanime du corps électoral que je présidais à Vendôme m’envoie à la Convention nationale. Sieyes, qui s’y rendait, me joint à la poste d’Étampes, et me témoigne qu’il fonde peu d’espérance sur l’Assemblée dont nous sommes élus membres ; la suite a prouvé qu’il avait raison. Après la vérification des pouvoirs, on envoya à l’Assemblée législative, présidée par François de Neufchâteau, une députation dont j’étais l’orateur, pour annoncer que la Convention nationale s’était constituée. Dès la première séance, je déclare à divers membres que je vais demander l’abolition de la royauté et la création de la république ; ils pensent que le moment est inopportun et m’engagent à suspendre : Collot d’Herbois me prévient et se borne à énoncer cette proposition ; je m’empresse d’en développer les motifs. On recueillit surtout de mon discours ces paroles : l’Histoire des rois est le martyrologe des nations. Sur ma rédaction, la royauté fut abolie le 21 septembre 1792, et j’avoue que pendant plusieurs jours l’excès de la joie m’ôta l’appétit et le sommeil.

Devenu membre du comité diplomatique, je formai des liaisons avec Genêt, connu par ses talens diplomatiques et littéraires, aujourd’hui marié dans les États-Unis, où il a épousé la fille du général Clinton ; et avec Lebrun, ministre des affaires étrangères, assassiné judiciairement. Villette, membre de ce comité, est mort de maladie. Outre Genêt, Rewbell et moi sommes les seuls existans. Tous les autres ont été traînés à l’échafaud, Guadet, Kersaint, Brissot, etc., etc., et jusqu’à ce fou d’Anacharsis Clootz, si connu par ses impiétés et ses rêveries.

Bientôt s’ouvre la discussion sur le procès du roi ; mon discours imprimé est un tableau épouvantable des maux causés par le despotisme et de la mauvaise foi du ci-devant roi ; j’y conclus en demandant qu’on supprime la peine de mort, et que Louis XVI, profitant le premier de cette loi, soit condamné à vivre pour être livré à ses remords, si les rois peuvent en avoir. Cent fois on a débité que malgré mon absence lors du jugement, de Chambéry, où j’étais en mission, j’avais, avec mes collègues, écrit pour demander que Louis XVI fût condamné à mort ; notez qu’en affirmant le contraire, je ne prétends pas émettre une opinion sur ceux qui ont voté de cette manière ; ils remplissaient la pénible fonction de jurés de jugement, et je dois croire qu’ils ont suivi la voix de leur conscience. J’ai dédaigné de répondre. Le vénérable et savant Moïse, ancien évêque de Saint-Claude, connu par ses ouvrages sur les langues orientales, et surtout par sa continuation de l’ouvrage de Bullet, en réponse aux incrédules, recueillit les preuves du contraire, et ses observations irréfragables sur cet objet, furent insérées dans les Annales de la religion[18]. Après avoir cité et le Moniteur, et le Bulletin, et le journal de Fauchet[19], qui, comme moi membre de la Convention, me compte dans l’énumération des évêques qui n’ont pas voté la mort, parce qu’il savait la vérité, il insère la lettre elle-même qui est la pièce probante. Lorsque la première rédaction de cette lettre par mes collègues fut présentée à ma signature, je refusai d’y souscrire, attendu qu’elle demandait que Louis fût condamné à mort. Alors on en substitua une autre dans laquelle effectivement les mots à mort ne se trouvent pas. On peut la voir aux archives d’où M. Moïse en a tiré une copie certifiée par Camus. Mais, ce qui est remarquable, c’est que pour avoir supprimé ces mots, les commissaires furent dénoncés aux Jacobins, dont la tribune était alors vouée à l’exagération la plus outrée, et Jean-Bon-Saint-André jugea à propos de prendre notre défense.

Cette digression m’a fait anticiper sur d’autres événemens.

Les sociétés constitutionnelles de Londres, Sheffield, Belfast, etc., avaient écrit à la Convention nationale pour la féliciter. Des députations d’Anglais, d’Irlandais, étaient venues à sa barre lui présenter les mêmes félicitations. La plus remarquable fut celle de Frost et de Barlow, l’un des premiers écrivains de l’Amérique, auteur de divers ouvrages, et surtout de l’excellent poëme épique de Colombus, dont il a publié une édition nouvelle par-delà les mers, où mon amitié l’a suivi. Ils venaient offrir six mille paires de souliers pour les défenseurs de la patrie ; j’étais alors président ; on me permettra d’insérer ici une de leurs adresses et ma réponse :


La Société constitutionnelle de Londres à la Convention nationale de France.


« Mandataires d’un peuple souverain et bienfaiteurs de l’espèce humaine ;


« Nous nous trouvons heureux que la révolution française ait acquis un degré de perfection qui nous permette de vous donner ces titres, les seuls qui conviennent à de véritables législateurs. Les époques successives de votre régénération politique ont toutes ajouté quelque chose aux triomphes de la liberté ; et la glorieuse victoire du 10 août a enfin préparé les voies à une constitution qui, nous l’espérons de vos lumières, sera fondée sur les bases de la nature et de la raison.

« En considérant par quel amas d’impostures on s’est efforcé d’obscurcir l’esprit humain, vous ne pouvez être surpris de l’opposition que vous avez éprouvée de la part des tyrans et des esclaves. Ces deux classes d’individus ont employé contre vous les mêmes moyens. Hélas ! dans la combinaison des misères humaines, l’ignorance est en même temps la cause et l’effet de l’oppression et l’obéissance servile.

« Ce qui se passe journellement prouve que vous avez conquis l’opinion de tous les peuples placés près de vous sur le continent, que vous avez réellement pour amie la majorité de ces nations, que leur apparente inimitié n’est qu’une suite passagère de la violence exercée sur elles par leurs gouvernemens, et qu’elles n’attendent que le moment où vos armes les auront affranchies de la nécessité de vous combattre.

« La situation des Anglais est moins déplorable. La main de l’oppression n’a pas encore osé leur ravir entièrement la liberté d’écrire, ni vous attaquer ouvertement. Tout de feu pour la cause que vous soutenez, nous vous faisons passer nos vœux les plus ardens, pour qu’il ne manque rien à vos progrès et à votre réussite.

« C’est en effet une cause sacrée ; nous la suivons avec amour, comme le gage du bonheur d’un peuple dont la nature a voulu faire notre ami, puisqu’elle en a fait notre plus proche voisin. Notre confiance s’y attache comme au lien d’une union fraternelle entre toutes les branches de la famille humaine, union à laquelle, si nos espérances ne sont pas vaines, nos compatriotes seront des premiers à concourir. Notre gouvernement a encore le pouvoir et peut-être la volonté de stipendier des plumes vénales pour nous contredire ; mais nous croyons, dans la sincérité de nos cœurs, exprimer les sentimens de la majorité de la nation anglaise. Un long système d’imposture a fatigué cette nation, et de folles guerres l’ont épuisée. Elle a appris à réfléchir que ces fleaux doivent l’être à des combinaisons que la nature réprouve, qui modifient la société d’après ses relations factices avec le gouvernement, et qu’ils ne sont point le résultat de la disposition naturelle des peuples, sous le rapport de leur situation respective.

« Continuez, législateurs, de travailler au bonheur des hommes. Nous participerons à vos bienfaits ; mais la gloire vous en appartiendra tout entière. C’est le prix de votre persévérance ; c’est la récompense de la vertu. Les étincelles de liberté qui s’étaient conservées en Angleterre pendant plusieurs siècles, pareilles aux lueurs de l’aurore boréale, ne servirent qu’à rendre visible au reste de l’Europe l’obscurité qui le couvrait. Une lumière plus vive, image de la véritable aurore, jaillit du sein des républiques américaines ; mais son éloignement l’empêchait d’éclairer notre hémisphère. Il fallait, si la sagesse de votre langue nous permet d’achever ce parallèle, il fallait, disons-nous, que rayonnante de tous les feux du soleil au milieu de son cours, la révolution française déployât soudain, au centre de l’Europe, le résultat pratique des principes que la philosophie avait semés dans l’ombre de la spéculation, et que confirme partout l’expérience. Partout son influence dissipe les nuages des préjugés, révèle les secrets du despotisme de tout genre, et crée à l’homme un nouveau caractère.

« D’autres marcheront bientôt sur vos traces dans cette carrière d’utiles changemens, et les nations, sortant de leur léthargie, s’armeront, pour revendiquer les droits de l’homme, de cette voix toute puissante à laquelle des hommes ne sauraient résister. »


Réponse du président de la Convention.


« Fiers enfans d’une nation qui a illustré les deux mondes et donné de grands exemples à l’univers ; vous nous apportez plus que des vœux, puisque le sort de nos guerriers a mérité votre sollicitude ; les défenseurs de notre liberté le seront un jour de la vôtre. Vous aviez des droits à notre estime, vous en avez à notre reconnaissance, et d’ailleurs les hommes libres n’oublieront jamais ce qu’ils doivent à la nation anglaise.

« Les ombres de Pym, de Hampden, de Sidney, planent sur vos têtes ; et sans doute il approche le moment où des Français iront féliciter la Convention nationale de la Grande-Bretagne.

« Long-temps la discorde agita ses flambeaux entre l’Angleterre et la France ; l’ambition des rois, fomentant des haines nationales, voulait faire oublier que l’Éternel n’a créé que des frères.

« Vos îles furent autrefois, dit-on, arrachées au continent par un mouvement convulsif du globe ; mais la liberté et l’amitié se replaçant sur les deux rives du détroit qui nous sépare, donnent la main à deux nations faites pour s’estimer et se chérir : la raison a commencé sa course majestueuse, elle ne s’arrêtera plus.

« Généreux républicains, votre apparition au milieu de nous prépare des matériaux à l’histoire ; elle mentionnera le jour où les citoyens d’une nation long-temps rivale, au nom d’une foule de leurs compatriotes, parurent au sein de l’assemblée des représentans du peuple français ; elle racontera qu’à votre aspect tous nos cœurs se dilatèrent.

« Dites à la société qui vous a députés, dites à tous vos compatriotes, que dans vos amis les Français vous avez trouvé des hommes. La Convention nationale vous invite à sa séance. »


Une autre députation solennelle se présenta, celle des Savoisiens, qui, d’après le vote presque unanime recueilli dans toutes leurs communes, sollicitaient leur réunion à la France. Comme président de l’assemblée, ce fut encore moi qui leur répondis.


« Représentans d’un souverain, leur dis-je, ce fut un grand jour pour l’univers, celui où la Convention nationale de France prononça ces mots : La royauté est abolie. De cette nouvelle ère, beaucoup de peuples dateront leur existence politique.

« Depuis l’origine des sociétés, les rois sont en révolte ouverte contre les nations ; mais les nations commencent à se lever en masse pour écraser les rois. La raison qui resplendit de toutes parts, révèle d’éternelles vérités ; elle déroule la grande charte des droits de l’homme, l’épouvantail des despotes.

« Semblable à la poudre à canon, plus la liberté fut comprimée, plus son explosion sera terrible ; cette explosion va se faire dans les deux mondes, et renverser les trônes, qui s’abîmeront dans la souveraineté des peuples.

« Il arrive donc ce moment où l’orgueil stupide des tyrans sera humilié, où les négriers et les rois seront l’horreur de l’Europe purifiée, où leur perversité héréditaire n’existera plus que dans les archives du crime ! Bientôt enfin on verra cicatriser les plaies des nations, reconstituer, pour ainsi dire, l’espèce humaine, et améliorer le sort de la grande famille.

« De respectables insulaires furent nos maîtres dans l’art social : devenus nos disciples, et marchant sur nos traces, bientôt les fiers Anglais imprimeront une nouvelle secousse qui retentira jusqu’au fond de l’Asie.

« Déjà Malines, Ostende, Mayence, Nice et Chambéry voient le drapeau tricolore flotter sur leurs remparts. La majeure partie du genre humain n’est esclave, disait un philosophe, que parce qu’elle ne sait pas dire non. Estimables Savoisiens, vous avez dit non : soudain la liberté, agrandissant son horizon, a plané sur vos montagnes ; et dès ce moment vous avez fait aussi votre entrée dans l’univers.

« Ne redoutez point les menaces des despotes de l’Europe ; ils assemblent de nouvelles phalanges pour faire la guerre aux principes ; mais cette guerre expiatoire creuse leur tombeau : les efforts des rois sont le testament de la royauté.

« La France esclave était autrefois l’asile des princes détrônés. La France libre est devenue l’appui des souverains détrônés. Elle vient de déclarer, par l’organe de ses représentans, qu’elle ferait cause commune avec tous les peuples décidés à secouer le joug pour n’obéir qu’à eux-mêmes.

« Les statues des Capets ont roulé dans la poussière ; elles se changent en canons pour les foudroyer tous, s’ils osaient se relever et lutter contre la nation. Si quelqu’un tente de nous imposer de nouveaux fers, nous les briserons sur sa tête : la liberté ne périra chez nous que quand il n’y aura plus de Français, et périssent tous les Français plutôt que d’en voir un seul esclave !

« Généreux Savoisiens, vous désirez vous incorporer à notre république, unir vos destinées aux nôtres, confondre vos droits politiques avec les nôtres : la Convention nationale pèsera, discutera solennellement une demande de cette importance ; mais, quelle que soit sa décision, dans les Français vous trouverez toujours des amis.

« Eh ! tous les hommes ne sont-ils pas frères ? Celui qui parcourt des régions lointaines, peut-il rencontrer un homme sans être en famille, à moins qu’il ne rencontre un roi ?

« Persuadé que pour les peuples, comme pour les individus, les vertus sont la source de la prospérité et du bonheur, développons, vivifions cette justice universelle qui trace aux nations l’étendue de leurs droits et le cercle de leurs devoirs. Que nos bras s’étendent vers les tyrans pour les combattre, vers nos champs pour les cultiver, vers les hommes pour les embrasser, vers le ciel pour le bénir : unis par des liens indissolubles, formons un concert d’allégresse qui augmentera le désespoir farouche des tyrans et l’espoir des peuples opprimés.

« Un siècle nouveau va s’ouvrir ; les palmes de la fraternité et de la paix en orneront le frontispice. Alors la liberté, planant sur toute l’Europe, visitera ses domaines ; et cette partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples étrangers. »


La demande des Savoisiens ayant été renvoyée aux comités diplomatique et de constitution, on me chargea du rapport. « Certes, disais-je, on peut se féliciter d’exister à une époque où les rois ont les peuples pour successeurs. » La nature semblait avoir par anticipation décrété la réunion de ce pays, placé au revers des Alpes, ayant nos mœurs et notre langue. Sur mon rapport, quatre députés (et j’étais du nombre) furent envoyés en Savoie, pour consommer la réunion par l’organisation du département du Mont-Blanc. Au nom de la Convention, je supprimai le Sénat de Chambéry et l’administration générale ; puis je les maintins comme autorité provisoire, jusqu’à ce que les élections eussent établi de nouveaux magistrats.

Des œuvres de bienfaisance et des travaux littéraires servirent d’intermède aux travaux politiques. Tandis que Barlow, venu avec nous en Savoie, appelait les Piémontais à la jouissance de leurs droits, un opuscule par lequel j’invitais les Valaisans à secouer le joug de leurs oligarques, fit trembler ces derniers.

Je publiai dans les deux langues, italienne et française, une brochure pour dissiper les inquiétudes répandues au-delà des Alpes sur le sort de la religion ; devais-je croire qu’après tant d’efforts pour la faire aimer, un de ces hommes hideux, vomis par la Convention dans les temps de délire (Albite), viendrait porter l’épouvante au milieu des bons Savoisiens, blasphémer la religion, incarcérer les prêtres, les solliciter à l’apostasie, abattre les clochers, etc., etc.

À Chambéry, je cherchai des détails sur le compte de madame de Varens : elle y est morte en laissant une réputation conforme à l’idée peu honorable qu’on a pu s’en former d’après le récit scandaleux de Jean-Jacques. Je visitai la petite maison que celui-ci habitait aux Charmettes ; mais ce qui paraîtra étrange et qu’on ignore, c’est qu’il y avait une très petite chapelle, au-dessus de laquelle étaient écrits en gros caractères sur une planche (et je l’ai vue) ces mots du pseaume 54 : « Ecce elongavi fugiens : et mansi in solitudine ; quoniam vidi iniquitatem et contradictionem in civitate. »

La Convention nationale ayant décrété la réunion du comté de Nice et de la principauté de Monaco, sous le nom de Département des Alpes maritimes, je fus chargé de m’y rendre pour l’organiser ; je supprimai la petite Convention de Monaco, composée de treize membres, dont les procès-verbaux imprimés seront un jour recherchés ; elle a entre autres rendu un décret portant suppression du deuil, attendu que dans ce petit pays il avait un caractère féodal et variable suivant la qualité des individus.

J’avais paru un moment à l’armée des Alpes que commandait Kellermann ; étant à Nice, j’allai visiter celle d’Italie. Je suis tenté de rire en me rappelant qu’au camp de Brau, au-dessus de Sospello, j’ai, sous le canon piémontais, parcouru à cheval et en habit violet les rangs des divers bataillons, et que je les ai tous harangués. Cette armée avait été commandée par deux généraux massacrés judiciairement, Biron et Brunet. De sa prison, le premier m’a écrit une longue lettre, par laquelle il m’annonçait que ses mémoires manuscrits, déposés en main sûre, paraîtraient après sa mort, et cependant je n’ai rien vu.

Rentré dans la Convention nationale, je publiai le rapport de ma mission, que j’aurais pu intituler : Voyage dans les Alpes maritimes ; car il contient des détails très curieux sur cette contrée. Il y a dans l’imprimé une phrase que je désavoue, de même que dans le discours que j’adressai aux administrations du département des Alpes maritimes. À mon retour je ne reconnaissais plus cette assemblée si majestueuse, lorsque, pour ainsi dire sous le feu des batteries prussiennes qui étaient en Champagne, nous fondâmes la république. Divisée en factions, qui tour à tour s’envoyaient à l’échafaud, et qui, suivant l’expression de Danton, avaient mis l’assemblée en coupe réglée, la Convention n’avait plus de régulateur : témoin le 31 mai 1793 et les jours suivans. Un brigand de mon pays, nommé Mallarmé, était président ; soit affaires, soit maladies, dans plusieurs séances, il se fit suppléer par des ex-présidens, entre autres Hérault de Séchelles. On a prétendu qu’à la procession ridicule que Barrère proposa pour fraterniser avec le peuple, Hérault était complice des factieux, et que sa présidence par interim était une affaire concertée. C’est un mensonge, car il n’occupait le fauteuil que sur mon refus, refus motivé par des douleurs de poitrine et une extinction de voix. Cependant je me repentis de n’avoir pas fait un effort pour cette séance, quand je sus qu’Henriot, voyant les députés, avait dit : Canonniers, à vos pièces.

Hérault toléra cet attentat. À sa place, emporté par le sentiment d’un juste courroux, j’aurais peut-être fait saisir Henriot, ou j’aurais été massacré plutôt que de laisser ainsi outrager la Convention : et toutefois je n’ose assurer que dans l’état où étaient les choses, il n’ait été plus prudent de dissimuler ; c’est le parti que prit Hérault.

La postérité, arrivée pour l’Assemblée constituante, lui a décerné une place honorable dans les annales des nations ; il y avait des brigands, que j’ai trop maltraités dans mon discours sur le jugement du roi, mais en petit nombre et inaperçus dans cette réunion d’hommes, chez qui l’éclat des vertus, des talens, des lumières, s’embellissait encore par cette aménité de caractère, ce ton d’éducation cultivée, alors aussi commun que présentement il est rare. Après dix-neuf ans d’orages, les membres survivans de cette assemblée se considèrent comme une famille ; leurs liens se ressèrent à mesure qu’ils voient la mort moissonner au milieu d’eux, et quelle qu’ait été la disparité de leurs opinions, les sentimens d’estime et d’affection les identifient.

L’Assemblée conventionnelle, à plusieurs égards, présentait l’inverse de la constituante ; elle existait encore lorsque moi-même j’imprimai qu’elle contenait « deux ou trois cents individus qu’il fallait bien n’appeler que scélérats, puisque la langue n’offrait pas d’épithète plus énergique[20]. » Les impiétés, les injustices, les assassinats dérisoirement juridiques, commis sous son règne, sont la source de tous nos maux ; je ne connais rien de plus fou, de plus impolitique que d’avoir voulu greffer le républicanisme sur l’impiété, c’est-à-dire sur ce qui lui est le plus opposé, au lieu de montrer partout la sainte alliance du christianisme et de la démocratie, comme l’a très bien fait le pape actuel Pie VII, dans une homélie imprimée qu’il prononça le jour de Noël 1797 dans sa cathédrale d’Imola[21]. Trop peu éclairée pour sentir cette heureuse liaison, la majorité des français se croyait placée entre sa conscience et la liberté ; en pareil cas elle ne dut pas balancer sur le choix.

Et de quoi se composait donc cette majorité de la Convention nationale qui décrétait ? d’hommes féroces et surtout d’hommes lâches. Et que faisait donc la minorité pour s’y opposer ?..... Cette questionne peut s’adresser à l’auteur de ces Mémoires : ses preuves sont faites ; il avait exposé sa tête. Mais, avec le vertueux Baudin (des Ardennes), sur la tombe duquel sont épars les regrets de la vertu et de l’amitié, à mon tour je pourrais vous dire : Et vous, censeurs si courageux quand il n’y a pas de dangers, où étiez-vous et que faisiez-vous ? combien d’entre vous qui alors dans les clubs, les comités révolutionnaires, etc., hurlaient contre la religion et ses ministres ? que faisiez vous surtout, habitans de Paris, qui, à des époques différentes, fûtes complices de conspirations dont le but était d’égorger et de piller ?

Au reste, Necker l’a dit avant moi ; rien de plus brave que les Français sur le champ de bataille, rien de plus lâche dans les fonctions civiles : à peine en trouve-t-on quelques uns ayant un caractère fortement dessiné. Promenez vos regards autour de vous sur ces grands républicains qui captaient avec des mots la faveur populaire ; aujourd’hui adulateurs si vils qu’on cherche inutilement des expressions propres à les peindre.

Dans cette Convention, il y avait encore du courage ; quand un danger imminent menaçait son existence, à l’instant éclatait de toutes parts dans son sein une énergie qui bravait tous les dangers. Elle renfermait des hommes hideux, et que l’enfer semblait avoir vomis comme indignes même de ce séjour d’horreur ; mais on a prodigieusement exagéré le nombre de ceux qui s’enrichirent par des exactions et des péculats. À peine en ce genre y trouve-ton vingt coupables. Beaucoup de conventionnels sont actuellement aux prises avec la faim ; et je terminerai cet article en rappelant le nom de l’honnête et religieux Albouys, de Cahors, père d’une famille assez nombreuse, qui, dans les temps même de cette assemblée dont il était membre, est mort de misère..... oui, de misère.

Lorsqu’à travers les délires politiques on put entrevoir le moment de faire triompher des idées plus saines, dans une séance où fut reçu comme ambassadeur suédois le baron de Staël, je proposai une déclaration du droit des gens. C’est peut-être la première qu’on ait faite ; elle fut couverte d’applaudissemens : j’y avais consacré les principes éternels de la liberté des peuples.

La Voici :


Déclaration du droit des gens.


« Article 1. Les peuples sont entre eux dans l’état de nature ; ils ont pour lien la morale universelle.

« Art. 2. Les peuples sont respectivement indépendans et souverains, quel que soit le nombre d’individus qui les composent, et l’étendue du territoire qu’ils occupent.

« Cette souveraineté est inaliénable.

« Art. 3. Un peuple doit agir à l’égard des autres comme il désire qu’on agisse à son égard ; ce qu’un homme doit à un homme, un peuple le doit aux autres peuples.

« Art. 4. Les peuples doivent en paix se faire le plus de bien, et en guerre le moins de mal possible.

« Art. 5. L’intérêt particulier d’un peuple est subordonné à l’intérêt général de la famille humaine.

« Art. 6. Chaque peuple a droit d’organiser et de changer les formes de son gouvernement.

« Art. 7. Un peuple n’a pas le droit de s’immiscer dans le gouvernement des autres.

« Art. 8. Il n’y a de gouvernemens conformes aux droits des peuples que ceux qui sont fondés sur l’égalité et la liberté.

« Art. 9. Ce qui est d’un usage inépuisable ou innocent, comme la mer, appartient à tous, et ne peut être la propriété d’aucun peuple.

« Art. 10. Chaque peuple est maître de son territoire.

« Art. 11. La possession immémoriale établit le droit de prescription entre les peuples.

« Art. 12. Un peuple adroit de refuser l’entrée de son territoire et de renvoyer les étrangers quand sa sûreté l’exige.

« Art. 13 Les étrangers sont soumis aux lois du pays, et punissables par elles.

« Art. 14. Le bannissement pour crime est une violation indirecte du territoire étranger.

« Art. 15. Les entreprises contre la liberté d’un peuple sont un attentat contre tous les autres.

« Art. 16. Les ligues qui ont pour objet une guerre offensive, les traités ou les alliances qui peuvent nuire à l’intérêt d’un peuple, sont un attentat contre la famille humaine.

« Art. 17. Un peuple peut entreprendre la guerre pour défendre sa souveraineté, sa liberté, sa propriété.

« Art. 18. Les peuples qui sont en guerre doivent laisser un libre cours aux négociations propres à ramener la paix.

« Art. 19. Les agens publics que les peuples s’envoient sont indépendans des lois du pays où ils sont envoyés, dans tout ce qui concerne l’objet de leur mission.

« Art. 20. Il n’y a pas de préséance entre les agens publics des nations.

« Art. 21. Les traités entre les peuples sont sacrés et inviolables. »


Le comité de salut public crut que ces principes proclamés en face de l’Europe aigriraient les despotes avec lesquels on voulait négocier, et le lendemain, au nom de ce comité, Merlin, tout en faisant l’éloge de l’ouvrage, déclara que la tranquillité de l’Europe était intéressée à ce que l’on rapportât l’arrêté qui en ordonnait l’impression ; des journalistes y suppléèrent.

Depuis lors je bornai mes travaux politiques à mon cabinet ; seulement il m’arriva, dans les premiers temps d’existence de l’Institut, de lire un extrait de mon ouvrage manuscrit sur les progrès des sciences politiques. On le vanta, mais on trouva que je disais des vérités trop dures, et comme on voulait qu’il fût lu en séance publique, il fallut, pour satisfaire au vœu de mes collègues, le mutiler ; il fut applaudi, mais on y trouva encore des passages trop rudes ; et pour l’imprimer dans les Mémoires de l’Institut, il fallut le mutiler de nouveau ; ce qui n’a pas suffi pour lui obtenir grâce en Espagne, où il servit de prétexte pour faire prohiber tout l’ouvrage.

Je ne connais qu’un concile de l’antiquité où l’on trouve consacrés les principes de la souveraineté du peuple ; c’est celui de Tolède en 633.

Dans un concile provincial tenu à Bourges, je proposai une déclaration authentique sur cet objet ; et comme dans mes Ruines de Port-Royal j’avais exposé ce que des savans de cette école avaient fait pour la liberté, des prêtres dissidens, sous le couvert de l’anonyme (car la perfidie, la bassesse et le crime sont toujours lâches) à la manufacture connue de leurs libelles, c’est-à-dire, chez Leclerc, quai des Augustins, en firent imprimer un contre moi, sous ce titre : « Du projet de charger les ecclésiastiques d’éclairer les fidèles sur leurs droits contre les entreprises du despotisme, et de propager la doctrine de la souveraineté du peuple. In-8°. » Ce plat libelle, fabriqué, dit-on, par Jallabert, grand-vicaire de Paris, avait deux buts : 1° c’était à la veille du concile de 1801 : les dissidens voulaient en empêcher la tenue, qui eut lieu malgré eux ; 2° le Corps législatif me proposait pour candidat au Sénat ; ils voulaient empêcher mon élection.

En tout pays un très petit nombre d’hommes s’occupe à mériter les places, le très grand nombre à les obtenir ; trois fois des généraux me furent préférés, et trois fois, après l’intervalle de huit mois entre ses sessions, le Corps législatif me replaça sur le rang des candidats avec une bienveillance qui est le plus beau fleuron de ma carrière politique, et qui assure à mes anciens collègues de véritables droits à mon attachement. Mais dans le Sénat on faisait circuler sourdement contre moi deux motifs de réjection, mon attachement à la religion et au républicanisme. On rappelait que naguère, portant la parole au nom du Corps législatif, dans un discours au gouvernement, je m’étais exprimé avec cette crudité de caractère qui ne compose jamais sur les principes de liberté. C’est, j’ose le dire, la dernière fois qu’on a tenu ce langage au chef de la nation[22].

Mes sentimens religieux formaient un plus grand obstacle à mon admission. De quelle défaveur long-temps je fus entouré, de quelle amertume je fus souvent abreuvé par certaines gens, se disant philosophes, qui parlent sans cesse de tolérance ! Elle est toujours sur leurs lèvres et jamais dans leurs actions, quand il s’agit d’un homme qui a de la piété. Cette conduite est une persécution réelle, sous quelque nom qu’on la déguise, et de quelque prétexte qu’on la colore.

Les mêmes qui m’avaient fait autrefois la grâce d’accepter de bons offices de la part d’un évêque, me faisaient ensuite un crime de cette qualité ; et quoiqu’on eût détruit les corporations, ils semblaient les recréer de fait, pour condamner à l’exhérédation civile des prêtres courageux, sans lesquels..... Mais revenons à mon sujet.

Sachant que mon caractère épiscopal et ma conduite religieuse étaient mis en avant, pour me repousser du Sénat, je pouvais assurément, sans être taxé de lâcheté ni d’ambition, garder le silence ; je voulus au contraire qu’au Sénat on fût instruit de l’invariabilité de mes principes religieux et de la résolution d’y joindre toujours, comme ecclésiastique, les actes extérieurs que je regardais comme des devoirs : j’écrivis au président Sieyes la lettre que voici :


« Citoyen, en vous écrivant, je m’adresse au sénateur et à l’ami. Vous étiez hier trop pressé pour que je pusse développer ma réponse à votre question ; ma lettre servira de supplément. J’ose croire qu’après l’avoir lue vous m’accorderez un degré de plus dans votre estime.

« Il est, disiez-vous, des sénateurs (et je sais que vous n’êtes pas du nombre) chez qui le désir de concourir à mon adoption dans le Sénat, est combattu par la crainte que je continue des fonctions ecclésiastiques.

« Je me félicite d’avoir fait une démission qui me décharge du fardeau d’un diocèse ; mais si cette opération n’était pas consommée, la crainte qu’on ne l’attribuât à des vues ambitieuses suffirait pour me la faire ajourner. Telle fut ma réponse, l’an dernier, en apprenant que certaines personnes attachaient leurs suffrages en ma faveur à une démarche de cette nature.

« J’ai beaucoup entendu parler de tolérance ; je l’ai constamment pratiquée envers mes semblables, quelle que fût entre eux et moi la disparité de sentimens religieux ; partout je la trouve sur les lèvres et presque nulle part dans les actions. Vous savez de quelle défaveur je fus long-temps entouré, de quelle amertume je fus abreuvé par des hommes qui osaient se parer du nom de philosophes. Je suis loin cependant de dire qu’une telle conduite est une tolérance philosophique, car je ne connais rien de moins philosophe, comme de moins religieux, que l’intolérance ; mais cette conduite est une persécution réelle, sous quelque nom qu’on la déguise, quelque soit le prétexte dont on la colore.

« Si quelques hommes prétendent subordonner ma nomination, je ne dis pas à l’abandon des principes qui me sont chers, et qu’on veut bien me laisser, mais à l’omission des actes qui en sont la conséquence, cette injustice de leur part ne m’arrachera pas une lâcheté ; ils peuvent appliquer ailleurs des suffrages que je suis loin de leur demander. Ce serait pour eux un triomphe, s’ils pouvaient me faire dévier un moment de la ligne que j’ai suivie ; je ne veux pas acquérir ce titre à leur mépris : j’épargnerai ce chagrin à mes amis, je déroberai ce plaisir à mes ennemis.

« Quand on a bravé les dangers de la déportation et de l’échafaud, on peut défier les pervers. J’ai sacrifié à ma religion, à la république, repos, santé, fortune ; mais je ne ferai pas le sacrifice de ma conscience. J’ai dit dans un écrit que l’univers n’est pas assez riche pour acheter, ni assez puissant pour forcer ma volonté. Je sais souffrir, je ne sais pas m’avilir ; je conserverai jusqu’au dernier soupir ma fierté et mon indépendance.

« J’aurai soin que ma lettre vous soit remise avant la séance dans laquelle le Sénat fera son élection ; cela importe à ma conscience, à ma délicatesse, à mon honneur, à mon repos.

« Salut et attachement. »


C’est ainsi que je renforçais moi-même les obstacles à mon admission.

Néanmoins, après avoir été membre de trois assemblées politiques, après avoir siégé avec deux mille six cents législateurs qui, à la vérité, n’étaient pas tous des Solons ni des Lycurgues ; après treize ans de travaux inouïs dans les affaires publiques, à ma grande surprise, je fus élu sénateur par le concert courageux des patriotes. Clément de Ris, malade, se fit porter à la séance pour voter avec eux ; l’amitié reconnaissante n’oublie jamais un trait de ce genre.

Entré dans une carrière nouvelle, quelle fut ma douleur lorsque je vis éliminer du Corps législatif à peu près tous ceux qui s’étaient déclarés en ma faveur ! Quel était leur crime ? d’être républicains. Si jamais on écrit l’histoire du Sénat, on saura (et le public le sait déjà) que ce corps qui devrait être si auguste, n’a guère été jusqu’ici que le bureau d’enregistrement des volontés d’un tripot qu’on appelle la réunion. On n’arrive aux séances du Sénat que pour faire ce qui est fait, et le Sénat est toujours hors de lui-même. À l’idée de Sénat conservateur devaient s’associer des idées imposantes, et sur elles devaient reposer les espérances nationales.

Qu’a-t-il conservé ? rien que le traitement de ses membres. Son histoire, que je traite séparément, est en abrégé dans celle du turbot de Domitien.

L’expression de sénatus-consulte, qui] était ensevelie dans l’antiquité, en a été exhumée pour l’appliquer chez nous à des actes dont le premier, digne des temps de Sylla, de Marius, fut un arrêt de proscription arbitraire contre des hommes qui pouvaient être coupables, mais qu’il fallait livrer aux tribunaux. De tous les sénateurs qui ont concouru à cet acte et à d’autres postérieurs dans le même genre, en est-il un seul qui consentît à être ainsi jugé et condamne sans être entendu ? J’étais en Angleterre, près d’Oxford, quand parut le sénatus-consulte organique, qui établit le consulat à vie ; mais j’étais à Paris quand on décida la question de l’hérédité. Je ne révélai jamais ce qui se passait au Sénat ; mais il y a très peu de mes collègues qui se soient fait un devoir de cette réserve. Tout le monde sait, on sait même en pays étranger (car on m’en a parlé à Heidelberg), que consulté individuellement, comme tous les sénateurs, sur la question de l’hérédité, j’écrivis contre ce système et contre le changement de dénomination dans le titre de la suprême magistrature ; et comme on parlait de refondre l’acte constitutionnel, j’émis mon vœu dans une série d’articles qu’il est bon de joindre à mon narré, ainsi que ma lettre d’envoi.


Aux membres composant la commission des dix,
établie par le décret du
6 floréal an XII.


Paris, 10 floréal.
« Citoyens collègues,

« Par votre lettre du 6 de ce mois, vous m’invitez, au nom du premier consul, à émettre ma pensée tout entière sur ce qui peut perfectionner les institutions de la république. C’est d’ailleurs un devoir que m’impose le serment prêté au sein du Sénat. Cette pleine faculté de manifester son vœu est une garantie de plus au bonheur du peuple, et à la stabilité du gouvernement, dont les intérêts sont identiques.

« En parlant de ces principes, ma conscience m’ordonne d’ajouter aux notes incohérentes que je vous transmets, la déclaration :

« 1° Que tout système héréditaire dans le pouvoir exécutif, ainsi que dans le Sénat, tout changement de dénomination dans le titre de la suprême magistrature, sont contraires à mon opinion.

« 2° Que néanmoins je promets la soumission la plus sincère au vœu que la nation aura librement émis sur l’organisation de son gouvernement. Quand le peuple, devant la majesté duquel tout doit s’incliner, et de la souveraineté duquel dérivent tous les pouvoirs, a parlé, chacun doit obéissance loyale et entière.

« Cette déclaration atteste simultanément mon caractère de citoyen libre et de citoyen fidèle : vouloir l’incriminer ce serait faire l’apologie du parjure, dire qu’une opinion est un délit, que cette liberté d’opinion est illusoire, ou même qu’elle est un piège.

« Absous par la pureté de mes intentions et la doctrine de mon cœur, par mon serment, par votre lettre, je ne veux pas même adoucir la crudité de mon opinion par des éloges qui seraient des hommages à la vérité. Quand on stipule pour les générations contemporaines et futures, on doit faire abstraction des affections individuelles. Par là du moins, il sera bien constaté qu’inaccessible à la crainte et aux espérances, je ne courtise ni la faveur, ni la fortune ; et que ma pensée n’a fléchi à l’aspect d’aucun résultat possible, ni probable, relatif à mon intérêt personnel. J’aurai vécu sans lâcheté ; je veux mourir sans remords. Au sein de la Convention nationale, je proclamai mon attachement aux principes religieux, dans un moment où je croyais prononcer mon arrêt de mort. Pourrais-je ne pas proclamer mes sentimens républicains, lorsque le gouvernement et le Sénat appellent mes observations sur ce qui peut concourir au bonheur de ma patrie, et l’élever à tout ce qu’il y a d’illustre, c’est-à-dire de libre, de juste et d’utile.

« Comme on pourrait un jour travestir mon opinion et la présenter sous de fausses couleurs, je demande que ma lettre soit déposée aux archives du Sénat.

« Agréez, citoyens collègues, les assurances de mon tendre attachement.

« Grégoire. »


« Se propose-t-on de refondre l’acte constitutionnel, ou seulement de rédiger des articles supplémentaires ?

« Le premier serait peut-être le mieux.

« 1. Déclaration des droits et des devoirs du citoyen.

« 2. Déclaration solennelle de la souveraineté du peuple.

« 3. Tous les actes émanés du gouvernement et des autres autorités constituées, intitulés au nom du peuple français, etc.

« 4. Dans les lieux des séances du gouvernement et de toutes les autorités constituées, un emblème qui rappelle la souveraineté et la majesté du peuple.

« 5. La ratification par le peuple des modifications qui seront proposées à l’acte constitutionnel. Son vœu recueilli de manière à constater dans chaque commune l’individualité, la liberté et la majorité des suffrages.

« 6. La liberté individuelle garantie par tous les moyens qui mettent à l’abri des actes arbitraires, que l’autorité administrative, conservant la faculté de décerner des mandats d’amener dans les cas déterminés par la loi, ne puisse jamais prononcer la déportation ni l’ostracisme. Des préfets même usurpent ce droit. L’action judiciaire doit commencer où finit celle de l’autorité administrative.

« 7. La liberté de la presse. Le Sénat et le pouvoir législatif n’ont aucune force qui garantisse leur existence et leur liberté. La force d’opinion les entourera, si la presse est libre.

« 8. Remettre en vigueur l’article qui déclare les sénateurs inéligibles à toute autre fonction publique.

« 9. Faculté au Sénat, comme pouvoir conservateur et modérateur, de se convoquer, de s’assembler, de délibérer sous la présidence d’un de ses membres qu’il aura élu ; conséquemment point d’assemblée délibérante à laquelle n’auraient pas été convoqués tous les membres, et qui placerait le Sénat hors du Sénat.

« Compte rendu au Sénat par sa commission administrative.

« 10. Que toute autorité constituée ait la faculté de dénoncer au Sénat toute loi ou règlement qui violerait la constitution, et au Corps législatif tout règlement qui serait une infraction à la loi.

« 11. Que tout citoyen lésé par la violation de l’acte constitutionnel, puisse également invoquer l’intervention du Sénat.

« 12. Que le gouvernement, le Sénat, le pouvoir législatif, puissent réciproquement, et chacun sur les autres, exercer une sorte de contrôle qui maintienne la balance des pouvoirs, les fasse harmoniser, et prévienne ou réprime leurs empiétemens.

« Nota : Le peu de temps accordé pour répondre au vœu de la commission, ne m’a pas suffi pour fixer mes idées sur les mesures que nécessite cet article,

« 13. Aucune troupe étrangère au service de la république, sans l’aveu du Sénat.

« 14. Les traités de paix, d’alliance, de commerce, les déclarations de guerre, sanctionnés par le Sénat.

« 15. En organisant une haute cour nationale, prendre des jurés dans le Sénat, les juges dans le tribunal de Cassation.

« 16. L’établissement du jury garanti par la constitution.

« 17. Point de tribunaux d’exception, hors ceux de commerce, et les tribunaux militaires.

« 18. Aucune place avec appointement, créée qu’en vertu d’une loi.

« 19. L’ascension aux grades, l’admission aux places, autant qu’il sera possible, déterminées légalement d’après les services rendus et le mérite personnel.

« 20. Que le pouvoir législatif décrète annuellement la liste civile du gouvernement, statue sur les emprunts, les subsides, l’application des fonds publics ; qu’il en connaisse l’emploi par des comptes annuels détaillés, appuyés de pièces justificatives et rendus publics.

« 21. Initiative des lois, accordée au Corps législatif, ainsi qu’au gouvernement.

« 22. Reprendre le système administratif des départemens, d’après les vues de l’Assemblée constituante, sauf la suppression des districts ; et au lieu de procureurs syndics nommés par les départemens, un commissaire nommé par le gouvernement près de chaque administration.

« 23. Établissement dans chaque lycée d’une chaire des sciences sociales, comprenant le droit des gens et le droit public. »


Un autre de mes collègues (Lambrechts) écrivit dans le même sens. Lanjuinais, à qui certaines gens décernent l’honneur de cette opposition, était dans son lit ; il ne voulut pas même écrire. Je fais cette remarque uniquement pour rétablir la vérité des faits ; car Lanjuinais, que j’estime et que j’aime, n’a pas varié dans ses principes. Quand la question de l’hérédité fut soumise au scrutin, avant d’y procéder, seul je réitérai hautement mon opposition, et je demandai de nouveau que ma lettre fût déposée aux archives, en énonçant toutefois que je serais soumis respectueusement à la volonté manifestée du peuple. Il est le créateur, ses magistrats sont des créatures. L’impérialité héréditaire fut proclamée solennellement dans les rues de Paris, au milieu du silence le plus morne.

Les journaux publièrent le lendemain que toute la capitale avait retenti d’acclamations. Je défie quiconque de nier ces faits qui donnent la mesure de l’effronterie des gazetiers, et de la confiance que doivent inspirer leurs récits.

D’après ce qu’on vient de lire, on conclura justement que, si l’impérialité produit d’heureux résultats, je n’ai aucune portion de reconnaissance ni de gloire à réclamer ; si elle en produit de mauvais, personne n’a droit de m’inculper. J’ai prêté le serment, et l’on peut compter sur ma fidélité plus que sur celle des flagorneurs qui assiègent la puissance pour capter ses faveurs. La raison en est simple : n’ayant jamais marché sous la bannière de personne, j’obéis à ma conscience ; les adulateurs obéissent à leur ambition. Si (ce qu’à Dieu ne plaise, et ce qui heureusement n’arrivera pas), si les Bourbons rentraient en France, à l’instant je la quitterais pour me soustraire à leur vengeance. Dans la liste trouvée chez le stadhouder, par Alquier, et qu’il a publiée, on voit quel sort était réservé aux patriotes par les puissances coalisées. J’y suis dévoué à la roue. Voilà un échantillon de ce que j’aurais à attendre de la race déshonorée des Bourbons.

Revêtu de la toge sénatoriale, j’ai pensé comme Cicéron : Nemo aut in dicendo liberior, aut ad libertatem civium tuendam paratior esse debet senatore[23].

Cette liberté, j’en ai usé ; ce devoir, je l’ai rempli ; ma conduite en fournit une nouvelle preuve à l’occasion du décret du 1er mars 1808, qui rétablit des majorats, une noblesse héréditaire et des titres héraldiques.

Le Sénat n’avait pas à délibérer sur un acte dont on lui donnait seulement communication ; mais il s’était hâté de faire rédiger une adresse de félicitation, contre laquelle je votai seul, le 12 du même mois. L’importance qu’on a mise à ce vote, le fracas qu’il a occasionné dans les dîners et les réunions particulières parmi les membres de ce premier corps de l’état, est le thermomètre de la situation actuelle. On dirait que mon improbation est un délit énorme ; elle a irrité spécialement quelques militaires qui, assouplis à l’obéissance passive, oublient sans doute qu’elle n’est pas obligatoire dans une assemblée délibérante. Le plus acharné avait reçu la veille de la munificence impériale une dotation brillante, que je ne lui envie pas ; mais elle donnait un air d’intérêt à sa diatribe contre moi, que je lui pardonne et dont je voudrais me venger en lui faisant du bien. J’éprouve la même disposition envers ces sénateurs officieux qui, prenant pour révolte tout ce qui n’a pas l’empreinte de l’esclavage, crurent faire leur cour par leur empressement à dénoncer mon vote à l’empereur. Je suis persuadé qu’il a un profond mépris pour les délateurs, et de l’estime pour l’homme courageux, qui se montre aussi intrépide dans l’énoncé de ses opinions que fidèle à ses sermens envers lui.

Est-ce donc un crime de penser que, pour créer une noblesse héréditaire, il faudrait statuer préalablement que le mérite sera héréditaire ? Plus on attache de considération, de faveurs à la naissance et à la richesse, moins il y en a pour la vertu. Les hommes ne sont déjà que trop enclins vers les préjugés. Sur cent qui sont en voiture, on peut raisonnablement croire que quatre-vingt quinze se préfèrent au malheureux piéton, et oublient qu’ils doivent passer du carrosse dans le corbillard.

Quant à moi, dont la roture remonte probablement jusqu’à Adam, né plébéien comme Chevert, André del Sarto, Thomas Holiday, Lambert de Mulhausen, Dorfling, etc., persuadé, comme le dit un poète, que chacun est le fils de ses œuvres, je ne veux jamais séparer mes affections ni mes intérêts de ceux du peuple. Depuis que je suis sur le théâtre politique, des épîtres multipliées m’ont été adressées par les Gregorio d’Italie, les Gregorios d’Espagne, les Gregorius d’Allemagne, les Gregory d’Angleterre et surtout les Gregoire de France, qui pour la plupart voulaient se greffer sur ma famille, quoique je n’aie aucun parent de mon nom ; ce sera bien pis quand il sera inscrit dans le nouveau nobiliaire. Allons, messieurs du conseil du sceau des titres, pâlissez sur les livres inutiles et profonds des La Roque, des Ménestrier, pour apprendre qu’en armoirie le sinople et le gueules signifient le vert et le rouge ; puisque malgré moi on me condamne à être comte, blasonnez mon écusson ; c’est chose si utile pour hâter les progrès de l’esprit humain, régénérer les mœurs et faire croître nos moissons ! Mais de grâce donnez-moi une croix comme chrétien, comme évêque, et parce que vous me la faites porter, ma croix.

Je dois le sacrifice de ma volonté, mais non celui de mon opinion. Je n’ai jamais rien demandé au gouvernement consulaire et impérial, ni pour moi ni pour les miens, et jamais je ne demanderai rien. Ainsi ma fidélité n’est pas un calcul d’intérêt ; mais le dictamen de ma conscience, qui sans approuver se soumet et qui a promis, non d’aimer, mais d’obéir. Je maintiens au surplus que, même contre mon gré, le vote que j’ai émis dans l’affaire de l’hérédité et dans celle de la noblesse est (je ne dis pas quant aux principes, mais quant au fait), un titre de plus en faveur de ces institutions, parce qu’on peut en inférer que dans le sénat régnait encore un simulacre de liberté.

Tous les sénateurs ont voté pour ces institutions, à l’exception de trois membres dans celle de l’hérédité, et dans celle de la noblesse à l’exception d’un seul, auquel on peut joindre néanmoins deux ou trois qui n’ont point émis de vote. La plupart faisaient autrefois parade du républicanisme le plus prononcé : me demandez-vous comment ils ont changés de principes ? ma réponse est simple : ou jamais ils n’eurent de principes, mais seulement des opinions d’emprunt, ou leurs principes furent toujours subordonnés à leurs intérêts ; par là s’expliquent les cent métamorphoses des protées répandus dans toutes les classes de la société, qui ont successivement arboré la livrée de tous les partis, et qui même n’en rougissent plus ; car la dégradation actuelle a éteint jusqu’à la pudeur publique.

Ils ont cependant ce qu’on nomme de la probité, dont le cercle est malheureusement si resserré aux yeux du grand nombre des humains ; ils se feraient scrupule de crocheter vos portes, de voler votre montre, quoique peut-être, en épluchant leur conduite, on y trouvât l’équivalent, c’est-à-dire les combinaisons frauduleuses du monopole et de l’agiotage. Mais la probité politique, pour qui la patrie est tout, et qui lui sacrifie tout, rien de plus rare. Cependant cette probité est bien autrement importante que le respect pour la propriété de son voisin : obligatoire pour tous, elle l’est plus étroitement encore pour l’homme public, sur lequel reposent les intérêts de la patrie. D’après les maximes austères et sacrées de la justice, Mandrin, Cartouche et Desrues sont moins coupables que tel fonctionnaire, dont le suffrage aurait sanctionné une loi, une mesure désastreuse pour la société, des intérêts de laquelle il est dépositaire ; c’est une conclusion que je tire des principes, sans application particulière à la question traitée précédemment.

Les événemens sur lesquels je promène mes souvenirs, ramènent souvent ma méditation sur le sort des sociétés humaines, destinées toutes à être libres, toutes ayant les mêmes droits ; je vois que dans tous les pays, dans tous les âges, elles ont été la curée de quelques hommes, de quelques familles, dont on a fait l’histoire au lieu d’écrire celle des nations, de leurs lois, de leurs usages, de leurs arts. Les états républicains ne sont guère que des points imperceptibles dispersés sur la mappemonde et dans les fastes du globe. Notre révolution présageait l’établissement d’une grande république : les crimes de la Convention, dont le principal est son attentat contre la religion, ont préparé la chute de l’édifice qu’elle avait élevé, et le despotisme ne manquera pas de calomnier la liberté, en présentant aux générations futures cet événement comme une preuve que l’existence d’une vaste république est impossible, et qu’à cet égard le problème est résolu. Alors les Cockney et les Badauds, car il y a partout des Londrins et des Parisiens qui jugent des choses par les résultats et non par les principes, répéteront qu’une grande république est impossible.

Des avantages incontestables sont cependant le produit de nos crises politiques. Le plus remarquable est la destruction de la féodalité. Ce sont spécialement les campagnes qui en profitent ; or, la population des campagnes étant à celle des villes comme trois est à un, il est évident que la nation a gagné. Ce gain est contrebalancé par des maux innombrables ; mais dans mon cœur, assurément rempli de sensibilité, je n’en trouve pas pour la plaindre, et surtout pour plaindre ces Parisiens à qui il faut, comme aux Romains dégénérés, panem et circenses, du pain et des spectacles. Ils ont un troisième besoin, celui de ramper. Les Français, disait J.-J. Rousseau, sont avilis, mais non pas vils ; ils sont présentement l’un et l’autre. La dignité de l’homme est désormais pour eux un mot vide de sens. Un peuple admirateur ne sera jamais digne d’admiration, jamais un peuple libre. Certes, je suis loin de regretter les siècles ténébreux du moyen-âge, vers lequel la génération actuelle est refoulée par le défaut d’instruction ; mais cette époque présentait encore des hommes d’un grand caractère, au lieu que dans les temps modernes, le caractère éteint rappelle la comparaison des monnaies dont l’empreinte est détruite : ce que chez nous et chez la plupart des peuples européens on nomme civilisation, n’est, à bien des égards, qu’une barbarie modifiée par d’agréables futilités. Quelle distance incalculable sépare l’homme tel qu’il est de ce qu’il pourrait être !

À l’aurore de la révolution, je crus sourire à la liberté ; je me livrai à cet élan avec la loyauté et le dévouement sans bornes qui animaient un cœur brûlant du désir de concourir au bien de ses semblables, de ramener la vertu, le bonheur sur la terre ; c’était d’ailleurs le langage de quelques milliers de fonctionnaires publics qui ont siégé à côté de moi dans des postes éminens. Je vois qu’effectivement ils aiment tendrement la patrie ; à condition toutefois qu’eux, leurs parens, leurs amis, leur intérêt, passeront avant elle.

Dans les dix-neuf siècles révolus depuis dix-neuf ans, on a fait sur le cœur humain un cours expérimental, le plus complet, le plus désolant. Quelle race infâme que ces grands patriotes, qui jadis ne me croyaient pas à la hauteur, et qui aujourd’hui se traînent dans la fange de l’adulation ! Dupuy a raison : ils ont usé la confiance publique et déshonoré même la louange. Témoin les phrases vilement blasphématoires de ce compliment fait à Lyon : n’es-tu qu’un homme, es-tu un dieu ? de ce fonctionnaire qui croit la mission divine du chef de l’état la mieux prouvée qu’on puisse citer ; de ce préfet du Pas-de-Calais, qui dit que Dieu, après avoir créé Bonaparte, se reposa ; témoin les pastorales de la plupart des évêques, et surtout celle de M. Della Torre, ci-devant évêque d’Acqui, aujourd’hui archevêque de Turin, où les éloges roulent par torrens[24] ; témoin le discours du sénateur Lespinasse, qui dit à Dieu de conserver le trône de l’empereur de France, s’il veut conserver le sien, etc.

C’est un terrible répertoire que le Moniteur, quoique ce journal soit remarquable par ses omissions et ses mensonges ; car il a subi l’influence de toutes les puissances. Et cent autres journaux ne révèlent-ils pas la conduite de tant d’hommes qui ont porté la livrée de tous les partis, n’ayant pour régulateur que l’opinion régnante ? Vous les verrez tour à tour dans les temples du vrai Dieu, ou encenser les divinités païennes ; tour à tour préconiser l’Alcoran et l’Évangile, si cette versatilité peut leur assurer puissance et richesse. Ils ont successivement exalté et maudit les mêmes individus : jadis hurlant contre la religion et les prêtres ; aujourd’hui, je ne dis pas pieux, mais dévots : jadis démagogues exagérés, aujourd’hui dénonçant les républicains. On a vu tel d’entre eux s’irriter de ce qu’on ne l’avait pas appelé Monsieur, lui qui précédemment ne parlait de sa femme que sous le titre de citoyenne épouse. Si, comme on l’a dit, l’hypocrisie est un hommage à la vertu, jamais elle ne reçut tant d’hommages que de nos jours ; car par l’hypocrisie et la souplesse se sont élevés tant d’hommes qui, s’étant vautrés dans tous les excès, ont professé toutes les opinions, arboré ou suivi toutes les bannières, et trahi la religion, la patrie, la vertu, la liberté. Vous les connaissez, il ne manque ici que leurs noms : en lisant ces phrases leurs pouls s’élève, leur cœur s’agite ; fidèles à leur vocation, ils calomnient et persécutent sourdement tout homme à caractère, dont le silence est pour eux un anathème, et auquel ils ne pardonneront jamais de ne les avoir pas imités : ils le persécuteront jusqu’à ce que la mort les jette dans l’ornière de l’oubli ou les traîne à la voirie de l’histoire. Je demande en vain à la langue des termes assez énergiques pour les peindre ; l’épithète la plus flétrissante est ici bien au-dessous de la vérité ; et comparativement à ce qu’ils sont, je crains que les qualifications de bandits, de scélérats, ne soient encore pour eux un titre d’honneur.

Il est très vrai cet adage, que l’impudence est une médaille dont le revers est la bassesse. Les insolens en place, disait La Bruyère, empruntent leur règle, non de leur raison, mais de leur état ; selon les temps et les circonstances, ils ont l’air rampant ou l’air solennel et protecteur ; mais des hommes dont le bon sens est le moins exercé, leurs laquais mêmes, percent l’enveloppe dorée sous laquelle se retranche une vaniteuse ineptie.

Dans mon ame se succèdent, ou plutôt se confondent l’indignation et le mépris, à l’aspect de ces êtres que j’ai vus alternativement me fuir et me courtiser. D’après leurs misérables calculs, quelques uns, en conservant une amitié apparente, exercent envers moi une persécution réelle : ils ne peuvent plus manier la hache contre les objets et les hommes religieux ; mais il leur reste pour ressource de manier l’ironie et d’aiguiser les sarcasmes. D’ailleurs non es amicus Cæsaris, vous n’êtes pas ami de César, disaient les Juifs à Pilate pour l’effrayer, lorsqu’il voulait céder à sa conscience en délivrant Jésus-Christ. Voilà l’image de la conduite des êtres que je signale ; et cependant je suis condamné à vivre avec eux. C’est je crois Jean-Jacques qui disait : l’homme est bon, les hommes sont méchans[25] ; eût-il raison, ce n’est pas avec l’homme abstractivement considéré qu’on est obligé de vivre, mais avec les hommes.

Je crois avoir vérifié ce vers de Guymond de la Touche :

« Qui sert les malheureux, sert la divinité.

Imperturbable dans mes principes politiques et religieux, je suis détesté par ces individus dont les variations sont aussi nombreuses que celles dont Bossuet a tracé le tableau. Je crois être convaincu de courage et de probité : j’ai démasqué, combattu les lâches et les fripons ; me voilà donc brouillé avec le public : être irréprochable ici-bas c’est quelquefois un crime.

Dans la société sont deux classes d’hommes sur lesquels on a les yeux fixés : les uns que la puissance méprise et que souvent elle aime et récompense ; les autres qu’elle estime, qu’elle hait et qu’elle persécute ; j’ai quelque droit de me placer parmi ces derniers. Je préfère la vertu, qui est l’hypothèque de l’estime, à la faveur, qui est si souvent le prix de la lâcheté[26]. Haïr, détester, exécrer, ces mots n’expriment que très faiblement mes sentimens envers le despotisme ; je mourrais peut-être d’alégresse si, dans tout l’univers, je voyais les nations briser leurs fers, rentrer dans leurs imprescriptibles droits, remplacer leurs chartes gothiques par la grande charte de la nature : mais quoique assurément on n’ait rien à craindre de la part d’un homme paisible et religieusement soumis à l’autorité, il est possible qu’on me range dans la classe de ceux qui, n’étant pas susceptibles d’être achetés, doivent être écrasés. Ainsi périt Boèce, pour avoir voulu, contre Théodoric, soutenir la divinité de Jésus-Christ et la dignité du Sénat. Mes espérances ont été déçues ; la révolution n’est guère qu’un changement de nom pour les choses, et de fortune pour les personnes.

Se relèvera-t-elle jamais de son ignominie, cette France si avilie et si vile ? Le célèbre William Jones lui a prédit des calamités qui commencent à se vérifier[27]. Parmi les événemens recélés dans le sein de l’avenir et connus de Dieu seul, en est-il qui promettent à cette contrée du globe une résurrection politique ? Je vois de toutes parts le despotisme et le népotisme, escortés de l’ignorance, applaudir à la secte des obscurans. Dans le petit nombre d’hommes à talens qui nous restent, la plupart, plus vils que les individus qui remplissent les bagnes de nos ports et les repaires du libertinage, semblent confédérés pour étouffer même la faculté de penser….. Mais où me conduisent ces réflexions amères ? Précipitons-nous vers les siècles futurs, enfonçons-nous dans cet abîme pour y chercher un rayon d’espérance avant de mourir.

N’est-ce pas Racan qui a dit :

« Vouloir ce que Dieu veut
« Est la seule science.
« Qui nous mette en repos. »

C’est la traduction versifiée de ces mots : Fiat voluntas tua. J’ai envisagé les futurs contingens sous toutes les faces, la possibilité d’être traîné dans une prison, de périr par le fer, par le poison ; et déjà de vils folliculaires s’efforcent par la calomnie d’assassiner ma réputation : mais j’ai un parti pris dans toutes les hypothèses ; celui de la résignation à la volonté divine. Je ne sépare jamais l’économie de la vie présente de celle de la vie future : souvent mes regards se sont portés vers les rivages américains ; quelquefois un rêve enchanteur, remplaçant la réalité par une douce illusion, avec Churchill je m’écriais : Adieu l’Europe, adieu éternel à tous les délires dont elle est le séjour[28] : mais trop âgé et trop peu fortuné pour chercher l’existence dans un nouveau monde, affligé de n’être plus qu’habitant d’un pays et non citoyen d’une patrie, je me console par l’espérance d’arriver bientôt à celle qui finira ma captivité terrestre et qui développera la splendeur des jours éternels.



  1. MM. Besse, Ballard, Jallet, Lecesve.
  2. Voir les Lettres de Mirabeau à ses commettans.
  3. Voir le Moniteur.
  4. Voir l’ouvrage très rare et très curieux : Mémorial sobreo seisma do sigillismo que os denominados Jacobeos e beatos, levantaram neste reino de Portugal, etc., in-fol., Lisboa, 1769.
  5. Supplement to Johnson’s dictionary, by George Mason, in-4o. London, 1801.
  6. Réflexions sur l’esclavage des nègres, par M. Schwartz, pasteur du saint Évangile, à Bienne. Neufchâtel, 1788.
  7. Voir Bertrand de Molleville, Histoire de la Révolution de France, tom. VIII, pages 378 et suivantes.
  8. The history of Jacobinism, etc., par W. Playfair, in 8°. Londres, 1798, 2 vol.
  9. Voir tom. I, page 341.
  10. Voir le Rapport sur les colonies, par Garran Coulon.
  11. Voir Traité d’économie politique et de commerce des colonies, par Page, in-8o. Paris, 1802, 2e partie.
  12. Essai historique sur la destruction de la ligue helvétique, par Mallet du Pan, page 106.
  13. The Pursuits of litterature. London, in-8o, 1797, 3e partie, page 38.
  14. Voir Correspondance politique et confidentielle de Louis XVI, publiée par Hélène-Maria Williams, 2 vol. in-8o. Paris, 1803, lettre 40.
  15. Ibid, lettre 4.
  16. Voir Correspondance politique et confidentielle de Louis XVI, lettre 24.
  17. Lettre de M. Grégoire, député à l’Assemblée nationale, évêque du département de Loir-et-Cher, à ses diocésains, sur le départ du roi.
  18. Tome XIV, page 25 et suivantes.
  19. Journal des deux amis, n° 4, du samedi 2 février 1793, page 197.
  20. Voir Compte rendu aux évêques réunis à Paris, par le citoyen Grégoire, évêque de Blois, de la visite de son diocèse, in-8o, page 2.
  21. Omelia del cittadino cardinal Chiaramonti, vescovo d’Imola (ora sommo pontefice Pio VII) diretta al popolo della sua diocesi, nella repubblica cisalpina, 1797. Imola, l’anno VI della liberta.
  22. Voir ce discours aux pièces justificatives.
  23. Voir la dixième Philippique.
  24. Dans sa pastorale du....... il exhorte à l’exécution du décret relatif à la conscription, et il a raison ; mais fallait-il pour cela altérer le texte sacré, en présentant comme une conscription le dénombrement ordonné par l’empereur Auguste, et par suite duquel Jésus-Christ naquit à Bethléem ? Ce dénombrement portait sur tous les âges et les sexes ; dès lors, dans le sens de M. Della Torre, la sainte Vierge était conscrite.
  25. C’est une erreur de dire : l’homme est bon ; car le péché originel l’a corrompu, et je dois rectifier cette erreur dans mon ouvrage sur les Juifs.
  26. « We scorn preferment which is gain’d by sin and will tho’ poor without have peace within », dit Churchill. Poetical Works, Edimburg, in-12, 1783, pag. 2.
  27. Dans son ode à la liberté, qui n’est guère qu’une traduction de Collins, William Jones dit en parlant de la liberté : « Remota gallis… galli enim truces psychen ut ante hoc barbari amabilem te reppulerunt exulantem gens meritas luitura pœnas. »
  28. Farwest to Europe and at once farwest to all the follies which in Europe dwell. V. the farwell, t. I, pag. 143 et suiv.